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L’exil espagnol de 1939 en France : fragmentations et recompositions des mémoires
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Mémoires, thèses et habilitations
Mémoires de master

L’exil espagnol de 1939 en France : fragmentations et recompositions des mémoires

El exilio español de 1939: fragmentaciones y recomposiciones de las memorias
Federica Luzi

Notes de l’auteur

Mémoire de master 2 soutenu en janvier 2010 à L’Université « La Sapienza » de Rome sous la direction d’Anna Iuso et de Francesca Socrate.

Texte intégral

1Ce travail de recherche anthropologique d’un an a porté sur le processus de récupération et de réélaboration des mémoires de l’exil espagnol de 1939 dans le Sud-Ouest de la France, à l’occasion de son 70e anniversaire. Dans le contexte de l’exceptionnelle mobilisation mémorielle qui a traversé, en 2009, le Languedoc-Roussillon, le Midi-Pyrénées et l’Aquitaine, il s’agissait de réfléchir sur les mécanismes de construction de la mémoire collective et sociale de l’exil. Jusqu’à maintenant, les recherches sur l’exil espagnol en France se sont fondées sur l’analyse d’archives historiques et la collecte de témoignages oraux devant l’échéance proche de la disparition des derniers témoins. Tandis qu’en Espagne, le mouvement de récupération de la mémoire de la guerre et des crimes franquistes est au centre des réflexions des chercheurs, le processus contemporain de récupération de cette mémoire en France par les descendants des réfugiés et les institutions politiques a été peu étudié. Les récits de l’engagement politique en Espagne et des souffrances de l’exil, qui se transmettaient de manière fragmentaire et privée au sein même des familles et des milieux républicains espagnols, sont cependant devenus depuis quelques années un objet d’attention de la part des associations, des assemblées politiques territoriales du Sud-Ouest de la France et de la recherche scientifique. Ces trois promoteurs de mémoire ont été les objets de notre travail et nos interlocuteurs sur le terrain.

2L’observation de ce réveil mémoriel « pluriel » a fait surgir plusieurs questions qui ont guidé notre exploration du phénomène. Quel type de relation existe entre mémoire de l’exil et identité personnelle chez les descendants des réfugiés espagnols ? Comment des mémoires individuelles fragmentées se recomposent-elles au niveau collectif1? Quels sont les intérêts actuels des différents acteurs qui portent cette redécouverte collective de la mémoire de l’exil ?

3Notre recherche a développé trois noyaux analytiques principaux : la relation entre mémoire et élaboration de l’identité personnelle ; la production collective d’une mémoire de l’exode par les associations des descendants ; le rôle des institutions politiques et intellectuelles dans ce processus de reconstruction de la mémoire de l’exil espagnol en France.

Mémoires et identités

4Nous avons mené vingt entretiens avec des fils et filles de réfugiés espagnols, membres de cinq associations de descendants créées au tournant des années 2000 dans le Sud-Ouest. Ces entretiens, construits comme des « histoires de vie », ont constitué la base de notre réflexion sur les rapports entre mémoire et identité dans la construction du « moi » des enfants des réfugiés. Dans la narration de sa propre vie, un individu modèle son passé en attribuant aux faits, à son vécu, à ses sensations et à ses idées une signification changeante selon ses expériences postérieures. La mémoire colonise le passé et organise la vie de l’individu pour créer l’image cohérente que ce dernier veut donner de lui-même aux autres (et à lui-même). L’histoire de l’exil, de la Guerre d’Espagne et le vécu des parents apparaissent, dans les discours des interviewés, comme une ressource centrale dans l’élaboration de leurs identités personnelles. Notre attention s’est concentrée sur certains aspects de ce processus de construction de sens individuel : la centralité des souvenirs d’enfance (liés aux images mythiques et exotiques de l’Espagne, aux lieux de mémoire et aux objets d’affection), l’importance, dans la création du « moi » présent du sujet, de l’éducation familiale (dans sa dimension politique, morale et culturelle) et des expériences de vie en France (de solidarité et de discrimination). L’analyse des entretiens nous a amenée à réfléchir à la nature fluide et contextuelle des identités. Ayant construit leur image de soi à partir d’une expérience de déracinement physique et psychologique comme l’exil, les interviewés reconnaissent leur « moi » cohérent dans une pluralité d’identités. Dans leurs discours cohabitent trois appartenances : française, espagnole et politique. Ces trois pôles identitaires avec lesquels les interviewés jouent dynamiquement ne sont pas exclusifs les uns des autres mais cohabitent dans leurs discours. Les interviewés font un usage dialogique de leur identité, qu’ils choisissent selon le contexte2. Il n’y a pas de niveau hiérarchique préétabli, le passage d’une forme à l’autre permettant de véritables alternatives.

Reconstructions des mémoires de l’exil

5Le processus de commémoration du 70e anniversaire de l’exil nous a permis d’observer la tentative de la deuxième génération d’« inventer » une signification collective et partagée de l’histoire de l’exode espagnol. Ce besoin de revendication collective de « leur » histoire, né à la fin des années 1990 et qui éclate à l’occasion de la 70e commémoration de l’exil, a été pris en charge par les associations de fils et filles de réfugiés. Or la mémoire de l’exil espagnol en train d’émerger dans la société française présente deux visages. Nous avons ainsi distingué une « hétéro-représentation », c’est-à-dire l’image que les associations de descendants affichent à l’extérieur, et une « auto-perception » qui inclut les tensions et les contrastes à l’intérieur du milieu espagnol entre différentes mémoires. Dans leur tentative de créer une interprétation suffisamment partagée du passé qu’ils puissent proposer à la société française, les descendants de réfugiés se réinventent une nouvelle identité et, avec elle, une « communauté imaginée3» des Espagnols exilés. Celle-ci est construite à partir de la matrice générale de l’antifascisme et dotée d’un véritable bagage mythologique. La République, qui a donné naissance à une importante iconographie commémorative, devient l’image d’un passé idyllique, ce « temps avant le temps » dont parle Michael Herzfeld dans son analyse du concept de « nostalgie structurelle4» ; elle devient la représentation collective d’un ordre hors du temps. L’exil de 1939 est le dénominateur commun des existences des descendants de réfugiés, il représente le moment à partir duquel il est possible de déterminer un avant et un après. Si, vue de l’extérieur, l’identité républicaine apparaît comme un système parfait, de l’intérieur on aperçoit des formes de résistance à l’homogénéisation des expériences. En dehors de leurs différends politiques, qui calquent ceux de la première génération (entre anarchistes et communistes par exemple), les associations se différentient par les significations et l’image qu’elles donnent du phénomène de l’exil. Certes, dans leur discours, elles ont souvent tendance à présenter les républicains à la fois comme des victimes et comme des vainqueurs, de manière quelque peu indistincte. Pour autant, choisir l’une ou l’autre représentation signale des approches très différentes de la mémoire. Différents sont aussi les messages envoyés à la société : on plaint les républicains victimes des camps et de la souffrance tandis qu’on célèbre les républicains vainqueurs. La mise en commun de ces mémoires différentes implique nécessairement l’occultation de certains de leurs éléments. En particulier, l’oubli des aspects révolutionnaires de l’expérience espagnole dans les célébrations officielles et dans les discours de beaucoup d’associations semble être le prix à payer pour épurer « la mémoire » de ses éléments potentiellement conflictuels et pour négocier sa légitimité aux yeux de la société française. En revanche, des fils et filles de réfugiés anarchistes s’opposent parfois à ce processus et mettent en pratique des formes de résistance qui ont souvent l’apparence de « guerres des symboles ».

Les institutions politiques et intellectuelles dans la commémoration de l’exil en 2009

6Comme la mémoire entretient une relation très forte avec le pouvoir, il nous a semblé nécessaire de réfléchir à la nature de cette relation et à la participation des institutions françaises (politiques et intellectuelles) dans les processus de récupération de la mémoire de l’exil. L’engagement dans les commémorations de l’exil est, initialement, une réponse des institutions locales à la demande de reconnaissance historique exprimée par les associations des descendants (qui représentent, de plus, une partie importante de l’électorat de gauche dans les régions du Sud-Ouest). Mais les institutions ne se limitent pas à un rôle passif dans ce processus de réélaboration de la mémoire de l’exil. Le recours à l’histoire comme justification d’une communauté ou d’une identité n’est pas nouveau, il est né au xixe siècle avec la création des États-Nations. L’État français continue d’ailleurs de recourir à l’histoire pour essentialiser sa propre existence. En outre, comme cela a été suggéré par Daniel Fabre5, il est possible d’observer, depuis quelques années, un nouvel usage de l’histoire au niveau local en France. De plus en plus de territoires en manque d’identité (c’est-à-dire perçus, par les institutions politiques locales, comme peu homogènes culturellement) sont en train de s’en inventer ou de s’en réinventer une ; cette nouvelle identité se fonde sur une histoire qui présente, d’une manière ou d’une autre, une spécificité par rapport à l’histoire nationale générale. Ce phénomène a constitué une clé de lecture opératoire pour la participation de la Région Languedoc-Roussillon au 70e anniversaire de l’exil. Aux niveaux départemental et municipal, de plus, la mise en valeur historique de territoires peu attractifs, comme le sont les sites des anciens camps de réfugiés, contribue à créer une histoire locale avec ses lieux d’intérêt culturel. Les descendants de réfugiés quant à eux perçoivent leurs relations avec les institutions politiques de manière ambivalente. Leur peur d’être instrumentalisés par le politique cède devant la possibilité de réaliser leurs initiatives commémoratives et d’exposer publiquement leur vision de l’histoire et des responsabilités historiques de la France (en ce qui concerne notamment les camps de réfugiés, les connivences avec le régime franquiste dans les années 1940 et 1950, l’absence de reconnaissance de l’engagement des Espagnols dans la résistance). Ceci représente pour eux une forme de délivrance.

7Le troisième acteur dont le rôle est central dans le processus de récupération de la mémoire républicaine est constitué des chercheurs qui travaillent sur ce sujet, en particulier des historiens. En de nombreuses occasions, pendant le 70e anniversaire de l’exil, se sont confrontées deux visions de la mémoire : d’une part celle que nous avons appelée la « mémoire-source » des historiens et des historiennes, d’autre part la « mémoire-vérité historique » des descendants des réfugiés. Souvent, les associations ont invité des universitaires à leurs événements commémoratifs. En effet, l’autorité que la discipline historique exerce dans la société occidentale par son objectivité présumée fournit aux associations ou aux institutions des discours qui donnent valeur et légitimité à leur travail de mémoire. Ainsi, très souvent et la plupart du temps involontairement, les chercheurs appuient les revendications des promoteurs de mémoire et en deviennent des porte-parole. Il arrive cependant qu’ils mettent en évidence la complexité de l’histoire et fassent des interventions plus critiques, qui mettent en question le processus d’homogénéisation des mémoires et lui opposent une forme inconsciente de résistance. On peut dire que « l’histoire » est à la fois complice et ennemie de ce passé collectif socialisé. De plus, les réfugiés de deuxième génération ont un rapport ambivalent à l’Histoire avec un grand H que les chercheurs représentent. D’un côté, elle est très importante pour eux, parce qu’elle prend en considération leurs récits mais de l’autre, beaucoup d’interviewés perçoivent comme une offense la froideur de l’histoire et critiquent la nature « hiérarchique » de leurs relations avec les historiens.

8Le continent mémoriel qui est en train d’émerger est apparu au cours de la commémoration des 70 ans de l’exil de 1939 dans toute sa complexité. L’exil républicain espagnol, la Révolution et la Guerre, sont au centre d’un processus de cristallisation historique. Une interprétation particulière de ce morceau d’histoire (reconstruit à travers un usage sélectif des mémoires) est en train de s’imposer dans l’espace public. Cependant, la nature conflictuelle de ces mémoires, qui recèlent des conflits irrésolus et des souffrances profondes, liés notamment à l’attitude et aux responsabilités de la France devant les réfugiés, entrave l’avènement « pacifique » de l’histoire républicaine dans la société française. De plus, les promoteurs de mémoire sont pluriels, animés par des intérêts divers et porteurs d’instances identitaires spécifiques. Ce travail de master nous a ouvert des perspectives d’études très stimulantes que nous sommes en train d’explorer dans une thèse de doctorat en anthropologie en cours.

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Notes

1  Ces deux premières questions de recherche nous amènent à analyser deux aspects complémentaires du phénomène « mémoire ». En premier lieu nous proposons une réflexion sur les usages personnels et autobiographiques de la mémoire (suggérés par Paul Ricœur). Ensuite nous chercherons à déterminer la manière dont se construit la mémoire collective des descendants des réfugiés, pensée comme facteur de cohésion entre enfants d’exilés espagnols (Maurice Halbwachs).

2  Développée à partir de la réflexion de Mikhaïl Bakhtine, la notion de dialogisme souligne que le dialogue est une dimension constitutive de la parole, au sens où celle-ci est le produit d’une interaction sociale. La parole ne devient un phénomène concret que dans l’interaction dialogique entre ceux qui l’utilisent; elle n’est jamais le produit d’une seule conscience. De la même manière, l’identité est dialogique parce qu’elle est toujours construite dans la relation à un « autre », c’est-à-dire à un interlocuteur et un contexte social. Ainsi, les descendants de réfugiés jouent avec leurs appartenances et utilisent l’une ou l’autre selon la situation.

3 Anderson, Benedict, Imagined Communities, London, Verso, 1991.

4  Herzfeld, Michael, Cultural Intimacy. Social Poetics in the Nation-State, New York-London, Routledge, 1997.

5  Fabre, Daniel, « L’histoire a changé de lieux », in Bensa, Alban et Fabre, Daniel, Une histoire à soi : figurations du passé et localités, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 13-41. Daniel Fabre a également abordé ce thème dans « Fictions historiques et productions des territoires », compte rendu du colloque de Carcassonne des 13, 14 et 15 juin 2001, accessible en ligne sur le Portail Internet de l’Université Montpellier-iii à l’adresse suivante : http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r4/d.f.htm

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Pour citer cet article

Référence électronique

Federica Luzi, « L’exil espagnol de 1939 en France : fragmentations et recompositions des mémoires », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 7 | 2010, mis en ligne le 18 février 2011, consulté le 27 février 2014. URL : http://ccec.revues.org/3453

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Auteur

Federica Luzi

Thèse de doctorat en anthropologie en cours à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS) sous la direction de Daniel Fabre.Membre de « Adelante. Association internationale et pluridisciplinaire de jeunes chercheurs travaillant autour de la Guerre d’Espagne et de ses répercussions ».

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Droits d’auteur

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    • Titre :
      Cahiers de civilisation espagnole contemporaine (de 1808 au temps présent)
      Histoire politique, économique, sociale et culturelle
      En bref :
      Revue promouvant la production scientifique des chercheurs qui travaillent sur les sociétés et les cultures de l'Espagne contemporaine
      A journal gathering articles on contemporary Spanish cultures and societies
      Sujets :
      Histoire, Époque contemporaine, Péninsule ibérique
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      Manuelle Peloille
      Éditeur :
      Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines
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