It is the cache of ${baseHref}. It is a snapshot of the page. The current page could have changed in the meantime.
Tip: To quickly find your search term on this page, press Ctrl+F or ⌘-F (Mac) and use the find bar.

La “nouvelle consommation” et les transformations des paysages urbains à la lumière de l’ouverture économique : l’exemple de Damas
Navigation – Plan du site
I. Les défis du quotidien : vivre, s'organiser, inventer

La “nouvelle consommation” et les transformations des paysages urbains à la lumière de l’ouverture économique : l’exemple de Damas

‘New Consumption’ and the Transformation of Urban Landscapes: the example of Damascus
Leïla Vignal

Résumé

Cet article propose une analyse géographique des nouvelles formes de consommation qui commencent à se développer en Syrie dans le secteur des biens de consommation courants. Effet de l’insertion de la région dans la mondialisation ou résultat de la timide ouverture économique syrienne ? La “nouvelle consommation” est en train de transformer les paysages urbains, et en particulier ceux de Damas. Elle requalifie les centralités intra-urbaines qui sont la vitrine de cette nouvelle consommation, elle crée de nouveaux réseaux de distribution destinés à désenclaver l’espace de la consommation, elle transforme la base industrielle damascène.

This article presents a geographic analysis of emerging forms of consumption and consumer goods in Syria, and the impact of this development on urban landscapes, particularly in Damascus. Whether driven by a regional process of economic globalisation or by cautious Syrian economic overture, the new forms of consumption are transforming traditional patterns of urban centrality, creating new public spaces for retail and consumption, and introducing a shift in Damascus’ industrial base.

Haut de page

Texte intégral

1En l’espace d’une dizaine d’années, la capitale de l’un des derniers pays du monde à avoir maintenu une économie encore très fermée, dont la réputation est trop sulfureuse pour que le tourisme de masse y déferle, et à la tête duquel survit un régime hérité d’une autre ère, participe - parfois malgré elle, parfois de façon plus volontaire - aux transformations des paysages urbains que l’on voit à l’œuvre dans l’ensemble de la région proche-orientale - sans toutefois les rejoindre encore. La “nouvelle consommation” fait désormais partie de celles-ci.

2Par “nouvelle consommation”, il faut entendre la consommation de produits de marque dans un pays qui les ignore très largement : la majeure partie de la consommation non alimentaire passe par le circuit des marchés informels, des souks traditionnels et des boutiques individuelles sur rue, avec peu de magasins de chaîne ; la consommation alimentaire est à la fois informelle (marchés de rue), “formelle-traditionnelle” (souks traditionnels, boulangeries, marchés organisés), et “formelle-moderne” (épiceries, boutiques spécialisées, etc.). En Syrie, l’introduction de marques dans le prêt-à-porter et dans les produits de consommation courante (alimentaire, hygiène corporelle, entretien domestique…), de marques qui sont à la fois syriennes et étrangères, est donc un phénomène récent et, partant, qui est encore limité à la fois géographiquement et socialement : la société de consommation de masse est un lointain horizon.

3Ce sont les boutiques de prêt-à-porter international qui ont d’abord donné le ton : les enseignes de Naf-Naf, Benetton, Stefanel, Best Mountain, Maglificio MG, Kickers, Absorba… sont désormais à la pointe de ce qu’il se fait de plus dans le vent à Damas, en termes de style vestimentaire, mais aussi de style de boutiques concentrées dans des quartiers à la mode où sortir pour une après-midi ou une soirée de promenade. Les cafés Internet y côtoient dorénavant les boutiques d’informatique et de revente de logiciels piratés. On boit des cappuccinos aux terrasses des nombreux cafés qui ont ouvert à proximité de ces nouveaux lieux de sortie. Et où, le temps de passer un appel sur son téléphone portable, il est agréable de siroter un Coca-Cola jusqu’alors interdit de séjour sur le territoire syrien. Les murs des villes, les trottoirs, les abris de bus, les lampadaires se couvrent de campagnes publicitaires vantant les bienfaits de produits de marques, syriennes mais aussi, et de pus en plus, internationales. Et il suffit de pousser la porte de son épicier pour se fournir en lessive Ariel, en savon Lux, en crème Nivea, en sauce tomate Ketchup, et en fromage Vache Qui Rit.

4La “nouvelle consommation” est arrivée et avec elle un paysage urbain syrien en transformation, en particulier dans sa capitale. Elle n’explique pas toutes les transformations. Mais, impulsant à la fois une industrie, des réseaux de points de vente, et de nouvelles formes de marketing et de publicité, elle joue un rôle clef dans le renouvellement de la fabrique urbaine et de ses espaces.

Les marques, nouvelles venues de l’ouverture économique

5La modernisation économique est principalement illustrée, au début des années 1990, par la loi n° 10 de 1991, qui assouplit les conditions et le champ de l’investissement privé et offre un certain nombre d’incitations fiscales aux entreprises susceptibles d’en être bénéficiaires. Cette loi est par la suite amendée, en 2000 et en 2003, pour en étendre le champ et la rendre plus attractive aux investisseurs, en particulier aux investisseurs internationaux. C’est seulement avec le début de la décennie 2000 qu’un projet économique de plus grande ampleur est annoncé : pour partie appliqué, pour partie encore à venir, celui-ci se donne pour objectif de moderniser l’environnement législatif et financier de la sphère économique – avec, par exemple, l’ouverture de banques privées sur le territoire syrien en 2004, ou un projet d’ouverture d’une Bourse des valeurs.

6Parallèlement, l’ouverture commerciale s’engage : à partir de 1999, dans le cadre du Conseil économique et social de la Ligue Arabe, des accords de libre-échange bilatéraux sont conclus entre l’ensemble des pays arabes de la région visant la réduction progressive de leurs barrières tarifaires douanières réciproques. L’objectif est alors de former, à l’horizon 2007, une grande Zone Arabe de Libre Echange (ZALE). Cette date de 2007 est finalement anticipée et, depuis le 1er janvier 2005, les produits arabes - c'est-à-dire dont au moins 40 % de la valeur ajoutée a été produite dans l’un des pays signataires de l’accord - sont libres de circuler entre les signataires des accords. Parallèlement, les négociations d’association avec l’Union européenne, qui comprennent un très important volet commercial, démarrent en 1997, font du surplace, puis reprennent en 2004 ; l’Accord d’Association était, en 2005, en cours de ratification parlementaire.

7Ces changements dans la sphère économique ont des conséquences importantes sur un certain nombre de secteurs économiques, qui sont précisément les acteurs de cette “nouvelle consommation”.

L’industrie sous licence

8Dans le domaine du prêt-à-porter, l’interdiction d’importation d’articles de confection, reconduite jusqu’en 2005, a eu un double effet : d’une part, elle a permis le développement du secteur privé syrien – qui domine à 98 % la production d’articles de prêt-à-porter – et, d’autre part, elle a encouragé le développement d’une industrie de fabrication et de vente sous licence de vêtements de marques internationales. Les conditions assouplies d’investissement, à partir des années 1990, permettent à un certain nombre d’industriel de se saisir de cette nouvelle opportunité, d’autant que la demande existe, au sein de la bourgeoisie et de la jeunesse urbaine, pour ce type de produits. Le système consiste en l’octroi, par la maison-mère, d’une licence à une entreprise située dans un autre territoire que le sien. L’entreprise licenciée reçoit l’autorisation de fabriquer ses produits et de les vendre, pour un territoire donné, en échange d’un certain nombre d’obligations : versement d’un pourcentage sur les ventes annuelles de la compagnie licenciée ou d’une somme fixe, agréée par contrat ; reproduction à l’identique des collections saisonnières, pour les vêtements, ou des produits licenciés, pour les autres types d’industrie ; fidélité à l’image et au marketing de la marque, y compris dans l’aménagement des point de vente, la façon dont les produits sont étiquetés, présentés, etc. ; reprise des campagnes de publicité avec une simple adaptation locale (pour la langue arabe, essentiellement).

9Très rapidement au cours des années 1990, des boutiques aux surfaces, aux vitrines et aux produits en rupture avec les boutiques environnantes s’installent dans les rues des grandes villes syriennes. Le tableau 1 qui, sans exhaustivité, reconstitue la chronologie de l’ouverture des premiers magasins des marques internationales de prêt-à-porter en Syrie rend particulièrement bien compte de cette rapide éclosion : en une dizaine d’années, on compte l’installation d’au moins douze marques internationales dans le paysage du prêt-à-porter syrien.

Tableau 1 : Chronologie de l’ouverture des premiers magasins des marques internationales de prêt-à-porter en Syrie

Ouverture du premier magasin

Marque

1991

Adidas

1994

Benetton. Maglificio MG. Loïs

1996

Naf-Naf

1997

Kickers, Ted Lapidus

1998

Pierre Baimain

2000

Stéfanel

Entre 1998 et 2003

Azzaro. Best Mountain. Absorba

Leïla Vignal, 2006. Source : Enquêtes

La consommation “de masse” : les produits alimentaires de marque

  • 1 Le reste est fourni par les industries agro-alimentaires du secteur public. Ces chiffres ne recense (...)

10L’ouverture progressive des industries de la consommation courante concerne également le secteur des biens agro-alimentaires. En particulier, la levée du monopole d’État sur la production agro-alimentaire permet le développement d’une industrie privée très dynamique, qui fournit en 2005 les trois-quarts des produits disponibles sur le marché1. De nombreuses marques syriennes voient le jour et mettent sur le marché des produits nouveaux pour le consommateur syrien, la majorité des produits agro-alimentaires restant interdite à l’importation. Les marques Mandarin, Salsabil, Ugarit proposent des boissons gazeuses, les yaourts et des laits aromatisés apparaissent sur les rayons des épiceries, à côté de biscuits, céréales, conserves, jus de fruits, glaces…

11Quelques très rares entreprises étrangères franchissent alors le pas d’une implantation directe de leur activité en Syrie, du fait de l’attractivité du marché démographique syrien - qui passe en dix ans, de quatorze à dix-huit millions d’habitants : il s’agit par exemple de Nestlé, en partenariat majoritaire avec un investisseur syrien, dont l’usine de Khan el Cheikh, dans la périphérie de Damas, s’ouvre en 1997. Nestlé y fabrique essentiellement des produits pour enfants (lait en poudre Nido, chocolat en poudre Milo) et y conditionne du café soluble en poudre (Nescafé). Près de dix ans après Nestlé, en 2005, la fromagerie Bel ouvre ses portes à Damas, pour y fabriquer de la Vache Qui Rit, du Régal Picon et du Kiri. Les réaménagements de la loi n° 10 lui ont fait franchir le pas d’une installation directe, avec un statut de SARL qui est à 100 % la propriété de Bel : dans le cas d’espèce, il s’agissait de voir assouplis les régimes d’importation des produits entrants dans la fabrication des produits finaux, en particulier ceux qui frappaient d’interdiction, depuis 1982, les produits laitiers nécessaires à la fabrication des fromages Bel.

  • 2 Entretien avec Bel-Syrie, 2005.

12Cependant, ce développement rapide de l’industrie agro-alimentaire et l’arrivée des marques sur le marché syrien, nationales ou étrangères, ne doit pas gommer la réalité de ce marché, qui est encore très peu développé. La Syrie est un pays dans lequel la production artisanale ou industrielle sans marque, vendue via les réseaux de distribution des souks et des marchés populaires, est dominante. L’économie familiale est également un grand fournisseur des produits, en particulier alimentaires, qui sont consommés au quotidien. Un exemple l’illustre parfaitement : en 2005, 95 % du marché des fromages était toujours artisanal, le fromage étant vendu à la coupe dans les épiceries ou sur les marchés, ou fabriqué à la maison2. La marge de progression des marques est donc potentiellement importante, mais se heurte notamment à l’obstacle de leur coût plus élevé.

L’arrivée des marques internationales : la Zone Arabe de Libre Échange

13L’ouverture du marché arabe, avec le lancement de la Zone Arabe de Libre-Échange (ZALE) au 1er janvier 2005, contribue à bouleverser encore davantage le paysage de la consommation en Syrie. En effet, elle annonce la fin des mesures de protection du marché intérieur – tout du moins pour les produits arabes – et la suppression des listes de produits interdits à l’importation. Les derniers boycotts ont également été levés : en 2004 et 2005 respectivement, Coca-Cola et Pepsi-Cola ont été rayés de la liste noire des sociétés collaborant avec Israël. La Syrie continuait jusqu’alors d’appliquer strictement les recommandations de cette liste, établie par le Bureau de boycott d'Israël de la Ligue Arabe.

14L’une des conséquences les plus visibles du lancement de la ZALE est l’arrivée sur le marché de produits de marques étrangères en provenance des pays signataires de l’accord : il s’agit de marques arabes, comme par exemple les conserves Americana, fabriquées en Égypte par la branche Americana du groupe koweiti Khorafi, mais aussi, et surtout, de produits de marques internationales, fabriqués sous licence dans les pays de la région. De ce point de vue, c’est l’Égypte qui a capté le rôle de base industrielle exportatrice de ce type de produits pour la région proche-orientale : les produits fabriqués dans ses nouvelles zones industrielles, en particulier Six-Octobre et Dix-de-Ramadan, occupent désormais en bonne place les étagères des épiceries syriennes, que ce soient les shampooings Pantene ou Head&Shoulders, les produits d’entretien Procter&Gamble ou Unilever, les lessives Ariel ou Bonux

15L’arrivée et, pour certaines d’entre elles, le retour des marques étrangères en Syrie a, pour l’industrie nationale, un impact encore difficile à évaluer en 2006. Il semble toutefois limité : d’une part, les produits syriens bénéficient d’une implantation solide dans les habitudes des consommateurs, comme le montrent par exemple la bonne résistance des marques locales de boissons gazeuses face à l’arrivée de Coca-Cola (le Mandarin Cola du groupe Joud par exemple) ; d’autre part, s’il semble que la clientèle aisée se soit tournée, pour un certain nombre de produits – comme par exemple les savons corporels Lux et Zest-Égypte, qui ont gagné d’importantes parts de marché – vers les produits importés, la clientèle des classes moyennes et modestes reste fidèle aux produits locaux, moins onéreux que leurs équivalents importés. C’est sans compter cependant la puissance des campagnes de publicité et la sophistication des stratégies de marketing de ces grands groupes : il s’agit de séduire le consommateur syrien, de le faire venir à une consommation nouvelle dont il ne pourra plus se passer. Les campagnes menées par certains groupes, comme Coca-Cola, ont déjà suscité des plaintes des industriels syriens auprès de l’organisme de régulation de la publicité : ils réclament que la multinationale paie des taxes sur les publicités qu’elle diffuse plus élevées que celles qui sont payées par les entreprises syriennes.

16Les conséquences négatives immédiates de la ZALE semblent plutôt concerner, en 2005, certains groupes internationaux déjà implantés en Syrie, contraints de revoir leurs choix stratégiques : si Nestlé a rentabilisé son installation industrielle en Syrie et occupe un créneau bien établi sur le marché, ce n’est pas, par exemple, le cas de BEL-Syrie. Dans les prévisions du groupe français, les deux ans qui s’écouleraient entre l’ouverture de son usine (2005) et le lancement de la ZALE, à l’origine prévu pour le 1er janvier 2007, lui permettraient d’installer ses produits sur le marché syrien en bénéficiant de la protection des frontières. Prise de court par l’anticipation dela ZALE, la fromagerie française se retrouve dans une situation paradoxale, qui veut que l’importation des fromages qu’elle fabrique dans son usine du Caire lui revient moins cher que leur fabrication sur place, du fait des droits de douane syriens qui pèsent sur la matière première de la VQR, le cheddar à usage industriel, en provenance d’Europe…. D’autres marques, qui étaient jusqu’alors fabriquées sous licence en Syrie, se sont ou vont se désengager, l’importation étant plus rentable : par exemple, L’Oréal et Nivea font le choix de l’importation directe depuis l’Europe. D’autres groupes réorganisent les importations de leurs produits vers la Syrie : Unilever, comme Procter&Gamble, importent désormais depuis leurs usines égyptiennes.

17À moyen terme, cette ouverture commerciale se traduira probablement par une augmentation de la consommation globale, avec la poursuite de la tendance entamée dans les années 1990, c'est-à-dire le transfert d’une partie de la consommation du secteur non enregistré, artisanal et informel vers une consommation de marque, appuyée sur un nouveau tissu industriel et de nouveaux liens commerciaux régionaux. Ce mouvement de transfert d’un type de consommation à un autre est loin d’être anecdotique : en une dizaine d’années, il a contribué à l’émergence de nouveaux paysages qui ont la caractéristique d’être urbains, et plus encore métropolitains.

Une “nouvelle consommation” urbaine

18Ce sont en effet les villes qui sont les points d’ancrage privilégiés de cette nouvelle consommation. Deux exemples permettent d’en rendre compte : la localisation des boutiques de vêtements de marques internationales fabriqués sous licence ; l’affichage publicitaire extérieur.

La localisation des boutiques de marques internationales de vêtements fabriqués sous licence 

19Les boutiques de prêt-à-porter de marques internationales s’implantent dans les villes. C’est ce qu’indique, sans surprise, le tableau 2, qui répertorie les localisations des boutiques des trois marques internationales les plus diffusées en Syrie : Benetton, Stefanel et Naf-Naf. Naf-Naf est la marque qui présente la plus forte ubiquité : elle n’est absente que de l’une des sept villes qui accueillent ces boutiques (Hama). Ces sept villes sont situées à l’ouest du pays, selon un axe nord-sud. Les villes de l’est du pays (la vallée de l’Euphrate, Raqqa et Deir-ez-Zor) ne figurent pas sur ce tableau.

Tableau 2 : Localisation des boutiques des marques Benetton, Stefanel et Naf-Naf en Syrie

Benetton

Stefanel

Naf-Naf

Damas

8

5

5

Alep

2

1

1

Lattaquié

0

0

1

Safita

0

0

1

Homs

1

1

2

Hama

1

0

0

Tartous

1

1

1

Total

13

8

11

  • 3 Ces sites ne sont pas à jour, de nouvelles boutiques n’ayant pas été répertoriées. Ils permettent c (...)

Leïla Vignal, 2005. Source : sites Internet3

20Pas de surprise à cela en effet : en Syrie, l’industrie des marques sous licence vise le marché des classes moyennes et supérieures ; il s’agit donc essentiellement d’un marché urbain, ou de localisations touristiques. Mais le partenariat international, tel qu’il s’est développé en Syrie, renforce encore ce biais urbain : l’exigence de respect du marketing de la marque, du décor des magasins, des modalités d’étiquetage, de la qualité et reproductibilité des produits vendus s’accompagne de localisations visibles, c'est-à-dire dans les centralités commerciales locales, au sein de marchés solvables. C’est ce qui explique notamment que les villes de la vallée de l’Euphrate sont, à ce stade du développement des enseignes internationales en Syrie, considérées trop excentrées et peu attractives en termes de marché potentiel pour y rentabiliser l’ouverture de boutiques.

L’affichage publicitaire extérieur 

21L’affichage publicitaire extérieur, qui se développe en Syrie depuis la fin des années 1990 (Vignal, 2003), offre une image indirecte des marchés visés par les industriels des biens de consommation courante de marque : les panneaux publicitaires sont placés en fonction des marchés qu’ils visent. L’analyse de la localisation de ces panneaux permet ainsi de surseoir à l’absence de sources directes sur les réseaux de distribution et les points de vente finaux de cas produits.

  • 4 « La scène publicitaire syrienne en 2004 », in Arab Ad, June 2004, Beyrouth : 12-16.

22Mais l’analyse de l’affichage publicitaire extérieur en Syrie vaut également pour elle-même, dans la mesure où le développement de ce support publicitaire, comme de l’ensemble du secteur publicitaire en général, est intimement lié, dans les années 1990, à l’arrivée des marques internationales, dont les exigences en matière de marketing sont élevées. Dédaignée jusqu’alors comme le média publicitaire du pauvre, la publicité extérieure a ainsi progressivement acquis la reconnaissance du secteur publicitaire et, plus important, celle du milieu des affaires syrien sous l’impulsion des firmes multinationales et des marques sous licence. L’affichage extérieur est désormais considéré comme un complément indispensable à toute campagne. Il garantit l’accès à un public large et diversifié, quel que soit son niveau d’éducation, de revenus ou d’équipement à domicile (présence d’un téléviseur ou non, accès aux chaînes satellitaires ou non, etc). Par ailleurs, le coût peu élevé d’une campagne extérieure, comparé à celui d’une campagne sur les médias ‘traditionnels’ (télévision, presse écrite), sa flexibilité et son adaptabilité sont des atouts importants : les campagnes peuvent être ajustées en fonction des quartiers (quartiers chics ou plus populaires, zones intra-urbaines ou autoroutes, capitale ou villes secondaires…) et de l’intensité que l’on souhaite lui donner. Enfin, du fait d’une presse privée peu développée et de chaînes de télévision publique monotones, l’affichage extérieur est devenu le média favori des annonceurs, en particulier pour les biens de consommation courante alimentaire, le prêt-à-porter et la téléphonie mobile4.

  • 5 Source : http://www.kawalyss.com/

23Cet affichage extérieur est massivement urbain. L’exemple de la compagnie d’affichage Kawalyss, fondée en 1996, l’illustre bien : sur les 1100 panneaux dont elle dispose dans l’ensemble de la Syrie, 46 % sont implantés en milieu urbain, au sein de neuf villes (Damas et ses environs, Alep, Lattaquié, Homs, Hama, Tartous, Daraa, Jableh, Banias). Les 54 % restants se distribuent le long des grands axes routiers, pour moitié le long des routes elles-mêmes, pour moitié aux entrées et sorties de villes, ce qui renforce encore le poids de celles-ci5. Ce sont les marchés urbains qui sont explicitement visés : les villes concentrent un pouvoir d’achat plus élevé que dans les zones rurales, et l’accessibilité des produits, au travers du réseau des points de vente, y est bien plus aisée.

La domination métropolitaine

  • 6 Population estimée de l’agglomération. L’agglomération damascène représente donc 15% de la populati (...)

24Ces nouvelles consommations sont donc majoritairement urbaines. Mais, plus encore, elles sont métropolitaines : Damas et ses 2,8 millions d’habitants6 semble en effet être le premier marché visé par cette industrie nouvelle, dont elle accueille majoritairement les points de vente, mais aussi les usines. Alep, la deuxième ville syrienne, n’apparaît qu’en seconde position.

Damas au cœur de la consommation de marques

25Le marché des produits de marque est, pour une large part, un marché damascène. C’est lui que l’industrie du prêt-à-porter sous licence vise prioritairement : ses boutiques sont massivement présentes dans la capitale, qui concentre plus de 60 % des boutiques Benetton et Stefanel, et 45 % des boutiques Naf-Naf. Il faut cependant noter que cette image n’est pas figée : il y a tout lieu de penser que les industriels sécurisent, tout naturellement, leur investissement en vendant sur le premier marché du pays mais que, à moyen terme, les dynamiques d’expansion et de diversification des marchés secondaires seront plus audacieuses.

26Damas est également le premier marché des marques de produits de consommation courante (alimentaire, hygiène, entretien). En effet, si l’on analyse la distribution inter-urbaine des 46 % de panneaux implantés dans les seules villes syriennes, comme l’indique le graphique 1, la métropole (gouvernorats de Damas-ville et de Damas-campagne) capte à elle seule près de la moitié des panneaux publicitaires urbains de la société Kawalyss (44 %), reléguant Alep en une lointaine deuxième position (20 %).

Graphique 1 : Distribution des panneaux publicitaires extérieurs au sein des villes syriennes (en %) : l’exemple de la compagnie Kawalyss

Agrandir

Leïla Vignal, 2006. Source : http://www.kawalyss.com

  • 7 Entretien, mai 2000.

27L’exemple de la compagnie Kawalyss est représentatif : ainsi, l’autre grande compagnie d’affichage publicitaire syrienne, Mostaqbal, fondée en 1995, spécialisée dans les mupies (vitrines urbaines sur pied) indique que 90 % des réservations qu’elle enregistre pour ses chabakat (réseaux constitués de 30 mupies et de 20 affiches d’arrêts de bus) sont d’abord situées à Damas, puis Alep, bien qu’elle possède des réseaux dans treize autres villes7.

28Cette tendance à la concentration des panneaux publicitaires extérieurs dans la région métropolitaine est une tendance mondiale – la publicité cherche à atteindre les consommateurs potentiels là où ils se trouvent. Mais elle est accentuée en Syrie, comme dans l’ensemble de la région proche-orientale, par le fait que l’affichage extérieur est encore récent : le marché métropolitain est dès lors naturellement le point de départ de ces nouveaux réseaux.

Émergence de nouveaux sites de production métropolitains

29Cette nouvelle consommation s’appuie sur une base industrielle jeune, et en plein développement.

  • 8 Ministère de l’Industrie, Bureau des Investissements, Chambre de Commerce et d’Industrie de Damas. (...)

30Il est hasardeux de procéder à un inventaire exhaustif de cette industrie des marques, et de reconstituer précisément sa géographie : les sources disponibles8 permettent seulement d’établir des ordres de grandeur. Ainsi, le Bureau des Investissements recense 2835 entreprises créées à la faveur de la loi n° 10, dans l’ensemble du pays. 32 % de celles-ci l’ont été à Damas (gouvernorats de Damas-ville et de Damas-campagne) (tableau 3) :

Tableau 3 : Répartition par gouvernorats des entreprises créées sous la Loi n° 10, entre 1991 et 2002

Gouvernorats

Nombre d’entreprises

En %

Région métropolitaine

de Damas*

909

32.1

Alep

702

24,8

Hama

339

12,0

Homs

271

9,6

Lattaquié

174

6 =1

Tartous

162

5,7

Idlib

85

3 =0

Dara'a

68

2,4

Raqqa

36

1,3

Deir-ez-Zor

36

1,3

Hassakeh

30

1,1

Soueida

16

0,6

Qoneitra

7

0.2

Total

2835

100

*Damas-Ville et de Damas-Campagne fusionnés

Leïla Vignal, 2006. Source : Bureau des Investissements, 2004

31Pour sa part, le Ministère de l’Industrie indique que, toujours à la faveur de cette même loi et pour l’ensemble de la Syrie, 112 entreprises ont été créées dans le secteur agro-alimentaire, 81 dans le secteur de l’habillement, soit un total de 399 entreprises industrielles (tableau 4).

Tableau 4 : Répartition sectorielle des entreprises industrielles créées sous la Loi n° 10/1991, et leurs employés, en 2002

 

Construction

Industrie chimique

Agro-alimentaire

Textile

Total

Nombre d'entreprises

94

112

112

81

399

Nombre d'employés

3830

3354

4950

5305

17439

Nombre d'employés par entreprise

41

30

44

65

44

Leïla Vignal, 2005. Source : Ministère de l’Industrie, in Statistical Abstract 2004, Bureau Central des Statistiques, 2004

32Ces données chiffrées sont des indicateurs généraux, qui permettent de tenter, en les complétant par des observations de terrain et des sources secondaires (Syrian-European Business Centre, 2003 et 2004), une description du paysage des entreprises fondées à la faveur de la loi n° 10 : ce sont majoritairement des entreprises de service (principalement dans les transports). En ce qui concerne les entreprises industrielles, ce sont des entreprises de grande taille, comprenant en moyenne 44 employés pour les entreprises du secteur agro-alimentaire, 65 pour celles du secteur textile (tableau 4). Elles ont majoritairement tiré profit de la nouvelle loi pour créer ou développer des activités tournées vers le prêt-à-porter ou les biens de consommation courante, sous licence internationale ou non, et sont à l’origine de la diffusion des nouvelles marques. Elles s’installent prioritairement dans l’agglomération damascène, et secondairement dans la région alépine.

33C’est par exemple le cas du groupe Joud, à la tête d’un empire dans le domaine des boissons gazeuses : en 1987, le groupe – par ailleurs spécialisé dans l’électroménager - lance depuis son usine de Lattaquié les boissons Mandarin, qui ont remplacé le Coca-Cola, le Fanta et autres boissons gazeuses pendant les années de boycott. En 1991, elle s’agrandit sous les auspices de la nouvelle loi (nouvelle chaîne de fabrication de boissons gazeuses et diversification de la gamme de boissons) et ouvre une usine ultra moderne dans la région de Damas, où se trouve désormais son siège principal. C’est aussi, de façon très nettement majoritaire, le cas des industries sous licence de prêt-à-porter et des entreprises internationales d’agro-alimentaire (Nestlé, Bel) : c’est dans la région damascène que sont installés leurs usines et leurs bureaux.

34Il n’y a pas de nouveau tissu industriel à proprement parler qui aurait émergé du développement de cette nouvelle industrie de la consommation (industrie alimentaire et de biens de consommation courants, industrie sous licence). Le tissu industriel de la région damascène est caractérisé par les petites unités et la dispersion, et les entreprises s’installent en fonction des opportunités foncières dont elles disposent ou qu’elles trouvent. Ainsi en 2005, les projets d’établissement de zones industrielles, en cours depuis la fin des années 1990, n’avaient pas encore abouti. Cependant, les nouveaux investissements dans l’industrie de consommation participent d’ores et déjà au changement d’échelle de la métropole : les usines, qui ont une forte emprise au sol, accompagnent le processus d’étalement de l’agglomération qui est en cours, en s’installant dans les villages et quartiers des périphéries. Des embryons d’axes industriels comprenant ce type de nouvelles industries apparaissent, comme par exemple autour de la route de l’aéroport et du quartier attenant de Daf ach-Chok, au sud-est de la métropole.

Nouveaux lieux de consommation, nouveaux objets urbains

35Si cette nouvelle consommation a ses sites de production, elle a aussi ses supports commerciaux, ses lieux d’exposition et de vente qui modifient les paysages urbains en introduisant de nouveaux types de point de vente (autour d’enseignes spécialisées) ou en transformant les points de vente existant (les épiceries achalandées par les nouvelles marques).

L’espace urbain dans l’œil du nouveau marketing : un espace stratégique

36La publicité urbaine extérieure utilise désormais l’espace urbain comme un espace stratégique. Elle a diversifié ses supports et introduit les dernières technologies en vogue dans le monde : affichage mural, affiches grand format (4x3 mètres) protégées dans des caissons de plastiques et disposant d’éclairages nocturnes ou de systèmes d’alternance régulière de plusieurs publicités, abris-bus, mupies (vitrines sur pied avec un affichage sur chaque face, installées sur les trottoirs) et autres vitrines accrochées aux lampadaires, aux barrières de circulation….

37Des campagnes promotionnelles sont régulièrement organisées dans les rues marchandes, notamment au moyen de camionnettes bardées d’affiches qui distribuent des échantillons de produits, font goûter des boissons chaudes ou froides… Les épiceries elles-mêmes, qui constituent, avec les souks et les marchés de rue, le point de vente de référence en Syrie, se couvrent d’affichettes promotionnelles, de mobiles en carton reproduisant le produit vanté, de présentoirs ad hoc pour mettre en valeur un produit… Les grandes marques de produits alimentaires et d’entretien ont développé le conditionnement de leurs produits en petits paquets, ce qui les rend plus accessibles au plus grand nombre – les quelques livres syriennes nécessaires à l’achat d’un petit paquet de lessive ou de lait en poudre sont plus facilement disponibles que les quelques dizaines qu’il faut débourser pour un paquet au format régulier – mais permet aussi d’exposer ces échantillons en autant de rubans colorés dans les vitrines des épiceries. La localisation de ces campagnes répond à une attention particulière, et nouvelle, aux caractéristiques de la clientèle potentielle visée, et à la nature de ses déplacements, pédestres (vitrines de rue, animations promotionnelles, utilisation des vitrines des épiceries…) ou automobiles (affichage le long des axes).

Les chaînes de boutiques de prêt-à-porter international : rupture et ubiquité

38Les boutiques des marques de prêt-à-porter international fabriqué sous licence contribuent également à introduire une rupture visuelle dans l’espace urbain : par leur emprise au sol, leurs grandes vitrines ouvertes sur la rue, une exposition des vêtements épurée et standardisée, des enseignes en anglais et reproduisant des logos mondialement connus, elles se distinguent des boutiques de prêt-à-porter syriennes classiques, qui sont de petite taille et fréquemment surchargées de vêtements du fait de l’entreposage des stocks dans le magasin même. Ces ruptures visuelles contribuent au repérage instantané de ces enseignes dans la déambulation urbaine. Elles participent de la standardisation d’un type de produit, qui se charge de connotations multiples et accessibles à tous, alors que le produit lui-même est réservé à une élite économiquement limitée. Ce n’est pas le moindre paradoxe de la diffusion de ces marques.

39La force de cette rupture visuelle est également entretenue par le fait que ces boutiques sont des boutiques de chaînes : leur présence simultanée en différents points de la ville accroît la probabilité d’être vues, connues, fréquentées par les usagers de la ville, et ce d’autant plus dans un pays où les enseignes sont majoritairement locales. Elles deviennent autant de repères urbains, qui permettent de préciser une adresse ou de se donner rendez-vous. Ce principe d’ubiquité est également celui qui bénéficie aux produits de consommation courante, puisque le fondement même de leur marketing et de leur vocation commerciale est d’être visibles partout, dans la moindre épicerie, partant d’être disponibles partout.

De nouveaux objets urbains : les centres commerciaux

40La Syrie ne figure pas encore sur la carte des shopping malls du Proche-Orient qui, de Doubaï au Caire en passant par Beyrouth rivalisent désormais en taille et en originalité de l’offre commerciale et de loisir. En 2005, la Syrie comptait seulement trois centres commerciaux, de taille modeste, tous situés à Damas : le City Mall, dans le quartier résidentiel chic de Mezze-ouest, ouvert en 2002, et, inaugurés en 2005, le Town center, le long de l’autoroute de Jordanie, et le Souq al Kheir, dans les faubourgs est de la ville, à Zablatani.

41Le City Mall, qui occupe les premiers étages d’un immeuble construit autour d’un patio central éclairé par une façade vitrée, rassemble une cinquantaine de boutiques, principalement de prêt-à-porter et en particulier de mode enfantine. La chaîne hôtelière Rotana a ouvert ses chambres dans les étages supérieurs de l’immeuble. Les enseignes sont majoritairement écrites en alphabet latin, même pour les marques syriennes. On compte peu de marques internationales : Naf-Naf, Pierre Balmain, Azzaro pour la mode adulte, Alphabet, Absorba pour la mode enfantine. La clientèle est composée des familles du quartier, mais ce n’est pas un lieu de sortie et de promenade : les corridors de déambulation qui tournent autour du puit central sont assez étroits, il n’y a pas d’espace ou de salles de jeux, un seul café propose ses tables au centre du patio. Tout semble apparenter le City Mall a une galerie commerçante un peu désuète, plutôt qu’à un espace attractif et structurant du quartier et de la ville.

  • 9 La définition la plus courante du supermarché chez les professionnels du secteur est celle d’une su (...)

42Le Town Center, ouvert en 2005 le long de l’autoroute de Jordanie, affiche une ambition tout autre : celle de rassembler, derrière sa façade de vitres réfléchissantes, l’intégralité des marques internationales présentes en Syrie. Les boutiques, spacieuses, sont organisées autour d’un patio central, et les cinq niveaux sont desservis par des escalators et un ascenseur vitré, offrant une image de modernité destinée à une clientèle aisée : celle des touristes arabes, jordaniens et de la Péninsule, en route vers leurs villégiatures d’été en Syrie ou au Liban, mais aussi la clientèle damascène motorisée, à laquelle ce centre souhaite offrir le concept d’achat “tout-sous-un-seul-toit” qui prévaut ailleurs dans le monde, avec la présence d’un supermarché alimentaire – qui s’apparente davantage à une grande épicerie9. L’absence d’offre de loisir à proprement parler et sa localisation excentrée ne contribuent pas cependant à faire du Town Center un lieu de promenade, de détente et de sociabilité pratiqué par une clientèle diversifiée.

43Le Souq al-Kheir (le « marché du bonheur ») est le plus original de ces trois centres commerciaux, et aussi celui qui affiche le plus nettement, dans son plan et dans l’offre de loisir qu’il propose, sa fonction de lieu de loisir et de déambulation. Il s’agit, de fait, d’un hybride entre un souk modernisé et une ville qui se veut “idéale”, préservée des nuisances de la ville et consacrée à la consommation et à la détente : interdit aux voitures, c’est un ensemble à ciel ouvert de larges rues piétonnes formant des blocs géométriques, dans lesquels s’ouvrent des allées secondaires, couvertes ou non. Il n’y a pas d’étage, et seules des boutiques, des cafés, des restaurants, des attractions et un supermarché y ont droit de cité. Les marques de prêt-à-porter international y sont présentes : la marque Best Mountain a dispersé ses boutiques femme, homme, enfant (deux magasins) dans différentes allées, tandis que Benetton, Stefanel, Naf-Naf et Kickers ont choisi de se rassembler au sein d’un bloc, identifié comme celui des marques étrangères. La forte fréquentation du Souq el Kheir est familiale et populaire. Elle draine majoritairement la population des quartiers environnants, au pouvoir d’achat modeste : de fait, la majeure partie des personnes qui fréquentent le Souq y achètent peu, mais leur pratique a fait de cet espace protégé un lieu de promenade, de sortie, de rencontres amicales et familiales.

Agrandir
  • 10 À peine plus d’1% de la population syrienne en 2001, avant les mesures de libéralisation sur l’impo (...)

44Contrairement au Caire où, ainsi que l’a montré Mona Abaza (Abaza, 2005), la majeure partie des shopping malls sont par excellence des objets urbains à l’accessibilité aisée, insérés au cœur des nouvelles centralités intra-urbaines commerciales et de loisir qui émergent depuis les années 1990, ces trois centres commerciaux sont tous situés dans des quartiers soit excentrés (le City Mall), soit en périphérie de l’agglomération (le Town Center et le Souq al-Kheir). Ce type de localisation interdit de fait leur accès à une large partie de la population, celle-ci étant très peu motorisée10 - même si elle l’est proportionnellement plus à Damas que dans le reste du pays. Seul le Souq al-Kheir, en s’implantant dans un quartier dense de la périphérie, s’assure une fréquentation importante, mais qui reste locale.

Requalification des centralités urbaines

  • 11 Un processus similaire est observé au Caire. Voir par exemple Pagès, Vignal, 1998.

45De nouvelles centralités commerçantes et de loisir, développées au cours de la décennie 1990 et qui sont devenues des lieux répertoriés de la vie de la jeunesse damascène, se détachent nettement sur la carte des centralités urbaines – à entendre non pas au sens géométrique du terme mais en termes d’attributs de la centralité. Ces espaces qualitativement nouveaux ont construit ces attributs de centralité autour de leur rôle de supports de la nouvelle consommation de marque11. Ce sont les quartiers où les boutiques de prêt-à-porter international sont concentrées, ce qui reproduit donc, à l’échelle de la métropole, le phénomène de concentration que l’on a observé à l’échelle nationale au bénéfice de Damas.

46Les nouvelles centralités - quartier de Abou Roumaneh/Chaalan, de Salhiyeh, de Malki… – épousent largement la géographie des quartiers de résidence péri-centraux des classes moyennes et supérieures et sont situées à proximité de grands axes de transport intra-urbain.

Logiques de construction de ces centralités

47La concentration des boutiques internationales dans ces nouvelles centralités commerçantes et de loisir répond à plusieurs logiques.

48Tout d’abord, une logique liée au partenariat international : la maison-mère attend de son licencié des localisations équivalentes à celles de ses boutiques ailleurs dans le monde, c'est-à-dire dans des lieux hautement visibles, à la mode, le long d’axes fréquentés, proches de la clientèle visée. La “bonne localisation” de la marque importe autant que le produit vendu. Ces espaces de la “mondialisation commerciale” se constituent donc selon des logiques qui peuvent être bien différentes de celles des commerces syriens. Décidées ailleurs et reproduites localement, autant que faire se peut, ces logiques participent de processus d’internationalisation du commerce urbain qui transforment les paysages et les fonctionnalités commerciales des villes.

49La deuxième logique, que l’on pourrait appeler la logique du souk, consiste en somme à “être là où sont les autres”. D’emblée, les frontons de Benetton ou de Stefanel distinguent la rue dans laquelle ils se situent, et créent par là même une attractivité dont des commerces similaires souhaitent profiter. Ce processus de concentration des enseignes de même type au même endroit est, certes, observé partout dans le monde où se développe le système de la franchise. Mais, pour certains auteurs (Ghorra-Gobin, 1986), cette logique de concentration s’apparente aussi, au Proche-Orient, à celle du souk, qui fait de la concentration de commerces de même type au même endroit un facteur d’attractivité et de qualité. Ces deux logiques, qu’il serait aventureux de vouloir distinguer, contribuent cependant à créer des quartiers dont les paysages résonnent en familiarité d’une métropole proche-orientale à l’autre.

50Troisième logique, celle du marché : être là où se trouve la clientèle. Dans le cas d’espèce, pour le prêt-à-porter sous licence, il s’agit des quartiers à la mode fréquentés par la jeunesse et les classes moyennes et supérieures, situés dans des quartiers dont l’accessibilité est forte, et qui font souvent fonction de centralités commerciales, d’affaire ou de lieux de résidence des classes aisées.

51La logique de polarisation pourrait être la quatrième logique : en tant que magasins de chaîne, les enseignes sous licence ont les moyens de susciter une dynamique cumulative, un effet de « masse » polarisant susceptible de structurer une polarité commerciale en implantant plusieurs boutiques à proximité les unes des autres. Certains entrepreneurs utilisent explicitement cette stratégie : c’est par exemple le cas à Chaalan des deux boutiques Benetton, auxquelles il faut ajouter la boutique MG (dont la licence appartient également au groupe Samha, propriétaire de la licence Benetton), ainsi que celui de Stefanel, dont les deux boutiques sont pratiquement en face l’une de l’autre.

L’exemple du quartier de Chaalan : du marché maraîcher au Café Internet

52Le quartier de Chaalan illustre particulièrement bien l’évolution que connaissent ces nouvelles centralités : en dix ans, ce quartier de résidence de la petite bourgeoisie damascène, animé par son seul marché de fruits et légumes, est devenu l’un des endroits les plus fréquentés par la jeunesse urbaine de la petite et moyenne bourgeoisie. La rue principale de Chaalan rejoint à l’est la rue Hamra, spécialisée dans les boutiques de prêt-à-porter et de chaussures, et à l’ouest l’avenue Abou Roumaneh, l’un des axes de circulation majeur de la ville. Du côté de Hamra, la rue est dominée par le commerce des fruits et des légumes, avec de nombreuses boutiques de maraîchers et, en redondance, des marchands ambulants qui occupent les trottoirs. C’est un lieu d’activité commerçante diurne intense. En s’éloignant de la rue Hamra, en direction d’Abou Roumaneh, le paysage commercial et la population se transforment : les boutiques de prêt-à-porter prennent le pas sur les boutiques alimentaires, l’alphabet latin sur l’alphabet arabe, les jeunes gens sur les adultes, les cafés branchés où l’on boit des cappuccinos sur les échoppes de snacks sur le pouce. En 2005, on recensait douze boutiques de marque internationale dans cette portion de rue et dans les rues immédiatement adjacentes (deux boutiques Benetton, deux boutiques Stefanel, une boutique Kickers, une boutique Alphabet/Absorba, une boutique Azzaro, une boutique Adidas, une boutique Ted Lapidus, une boutique MG, une boutique Margilla, une boutique Valentino, une boutique Best Mountain). De nombreuses boutiques de prêt-à-porter syrien y ont également ouvert leurs portes (vêtements pour homme Lucky Man, Four Hundreds…) afin de tirer un profit d’image de la proximité des boutiques internationalisées.

53Les enseignes internationales participent ainsi à l’émergence et à la qualification de nouveaux quartiers où l’on va chercher une façon inhabituelle de consommer - en fréquentant boutiques de marques bien identifiées et cafés à la mode. À Chaalan, la rue centrale, relativement calme dans la journée, s’anime le soir - en particulier les soirs de congé – et est envahie par une population jeune. Ceux qui peuvent s’offrir des cafés italiens quatre à cinq fois plus chers que les cafés arabes fréquentent l’un des trois cafés branchés (le Pit Stop, la Trattoria, le In House Coffee) qui s’y sont ouverts. Ces cafés sont des lieux de visibilité sociale, ce sont aussi des lieux mixtes dans lesquels les femmes sont particulièrement présentes. Les personnes moins argentées se retrouvent autour des échoppes de jus de fruit qui ne désemplissent pas. Les cafés Internet ont désormais vitrine sur rue, pour exposer la technologie des écrans plats offerts aux internautes. La promenade le long des boutiques, les rendez-vous des groupes sur les trottoirs, le passajero dans les voitures bloquées en de longs embouteillages y sont des activités intensément pratiquées, dans la mixité que permet la rue : les groupes de garçons et les groupes de filles s’y côtoient, s’y regardent, s’y rencontrent. La rue est investie par une tranche d’âge qui en fait son espace public, son espace de sociabilité.

Conclusion : L’ouverture et Damas, une nouvelle ère métropolitaine ?

54Ces paysages urbains récents, on l’a vu, sont doubles : ce sont ceux, restreints géographiquement, des « quartiers de la nouvelle consommation », qui prennent appui sur les boutiques aux enseignes internationales. Mais ce sont aussi ceux, à vocation plus universelle, de la consommation de produits courants de marque, qui s’appuient sur une publicité et un marketing nouveaux, s’affichent le long des routes et sont présents sur les étagères des épiceries. Il serait inexact cependant d’en conclure que seules les franges les plus aisées pratiquent ces nouvelles centralités, tandis que la consommation de masse se démocratiserait davantage.

55En effet, comme l’a montré Mona Abaza au Caire (Abaza, 2005), ces espaces que l’on pourrait, par raccourci, qualifier de “mondialisés”, ne sont pas seulement connus et fréquentés par une élite économique : à Damas comme dans les shoppings malls du Caire, la majorité des “praticiens” de ces nouveaux espaces sont au contraire des flâneurs, des personnes qui ne consomment pas, ou peu, par manque de moyens, mais qui investissent ces lieux comme des espaces en rupture avec le reste de l’espace social urbain, des espaces qui permettent détente, rêverie et rencontres. Ces nouvelles centralités sont donc des espaces détournés, par la pratique qui en est faite, de leur première raison d’être, commerciale. Ils s’affirment ainsi comme des objets sociaux, c'est-à-dire qu’ils se définissent par l’usage que leurs usagers en font. La mobilité joue un rôle essentiel dans ce processus de diversion. Il s’agit de la mobilité physique de publics non attendus, et qui rapportent ensuite des récits dans des quartiers éloignés, parfois situés hors de la métropole. Mais c’est aussi la mobilité des images, et en particulier des images publicitaires, qui inscrivent ces quartiers mondialisés dans les représentations mentales de publics qui ne les fréquenteront peut-être jamais. D’une certaine manière, les pratiques de la mondialisation ne sont donc pas celles d’une seule petite élite : elles s’inventent hors des intentionnalités et débordent la forme de ségrégation économique que celle-ci semble prendre en Syrie, de la même manière qu’elle déborde le caractère spatialement limité des infrastructures et des supports de celle-ci.

56Par ailleurs, l’industrie de marques de consommation courante est loin d’atteindre en Syrie le degré de diffusion très large qu’elle connaît dans les sociétés de consommation des pays développés. D’une part, il n’existe pas encore de consommation de masse, du fait de l’argument économique, de la faible culture des marques, et de la puissance de la production non référencée, artisanale, familiale ou informelle. D’autre part, l’industrie opérant en Syrie ou important depuis la région n’est pas encore assez puissante pour couvrir des marchés élargis potentiellement à l’ensemble de la population. On est encore loin d’une société de consommation, mais il s’agit déjà de réseaux économiques qui, à travers une distribution qui se veut couvrir tous les points de vente d’épicerie en Syrie et une publicité qui vise l’ubiquité, ont imposé de nouveaux signes et de nouvelles habitudes dans l’ensemble des villes de Syrie.

57La nouvelle consommation, en tant qu’acteur économique urbain, a ainsi, de façon très visible, posé son empreinte sur la ville. Elle en renouvelle ses centralités via ses sites de vente, ses réseaux de distribution, l’usage stratégique qu’elle fait de l’espace urbain. Elle en renouvelle sa base économique et la géographie de celle-ci, via ses sites de production. Elle renforce le poids de Damas dans les équilibres économiques et stratégiques du pays. Ce faisant, tout comme au Caire avant elle (Pagès, Vignal, 1998 ; Denis, Vignal, 2003), la nouvelle consommation participe au renouvellement de la nature, des dynamiques et des formes de la métropolisation damascène.

Haut de page

Bibliographie

ABAZA M., 2005, « Egyptianizing the American Dream: Nasr City’s Shopping Malls, Public Order, and the Privatized Military », in Diane SINGERMAN and Paul AMAR (dir.), Cairo Hegemonic: State, Justice, and Urban Social Control in the New Middle East, Cairo, American University of Cairo Press: 193-220.

BAYARD J.-F., 2004, Le gouvernement du monde, une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 448 p.

BUREAU CENTRAL DES STATISTIQUES, 2004, Statistical Abstract, Damas.

DENIS E. et VIGNAL L., 2003, « Dimensions nouvelles de la métropolisation dans le Monde arabe : le cas du Caire. Les échelles de la métropolisation en Égypte, entre sur-polarisation et redistribution », Les Cahiers de la Méditerranée, Nice : 119-166.

GHORRA-GOBIN C., 1986, « L’émergence de centres commerciaux dans la ville : une version américaine et moderne des souks ? », Beyrouth, Annales de Géographie de l’USJ : 141-158.

HATEM F. (dir.), 2005, « Le secteur agro-alimentaire dans la région euro-méditerranéenne », Notes et Documents Anima n° 16, Agence Française pour les investissements internationaux, 126 pages.

PAGES D. et VIGNAL L., 1998, « Formes et espaces de la mondialisation en Égypte », Revue Géographique de Lyon, Lyon : 247-258.

SYRIAN-EUROPEAN BUSINESS CENTER, 2003, Overview of the Manufacturing Sector in Syria, Damascus, 42 p.

SYRIAN-EUROPEAN BUSINESS CENTER, 2004, Sectoral Map, Damascus, 168 p.

VIGNAL L., 2003, « Géographie de la publicité au Proche-Orient », in Franck MERMIER (dir.) Mondialisation et nouveaux médias dans l'espace arabe, Paris, Maison de l’Orient Méditerranéen / Maisonneuve & Larose : 349-377.

Haut de page

Notes

1 Le reste est fourni par les industries agro-alimentaires du secteur public. Ces chiffres ne recensent cependant que la production industrielle alimentaire enregistrée : ils ne disent rien de la production industrielle non enregistrée, rien de la production artisanale, rien de la production familiale (Hatem, 2005).

2 Entretien avec Bel-Syrie, 2005.

3 Ces sites ne sont pas à jour, de nouvelles boutiques n’ayant pas été répertoriées. Ils permettent cependant de travailler avec une égalité de sources.

4 « La scène publicitaire syrienne en 2004 », in Arab Ad, June 2004, Beyrouth : 12-16.

5 Source : http://www.kawalyss.com/

6 Population estimée de l’agglomération. L’agglomération damascène représente donc 15% de la population totale syrienne, estimée en 2004 à 18 millions d’habitants.

7 Entretien, mai 2000.

8 Ministère de l’Industrie, Bureau des Investissements, Chambre de Commerce et d’Industrie de Damas. Mais ces sources ne recensent que les industries qui se sont enregistrées sous l’une des trois principales lois d’encadrement de l’industrie manufacturière, la loi n°21 de 1958, la loi n°250 de 1969, la loi N°10 de 1991 et ses amendements ultérieurs.

9 La définition la plus courante du supermarché chez les professionnels du secteur est celle d’une surface commerciale comprise entre 499m2 et 2499 m2, vendant au moins 70% de produits alimentaires et d’usage quotidien.

10 À peine plus d’1% de la population syrienne en 2001, avant les mesures de libéralisation sur l’importation de véhicules de tourisme individuels. Source : Le Marché de l’automobile en Syrie, Mission Economique, Ambassade de France en Syrie, Décembre 2003.

11 Un processus similaire est observé au Caire. Voir par exemple Pagès, Vignal, 1998.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Leïla Vignal, « La “nouvelle consommation” et les transformations des paysages urbains à la lumière de l’ouverture économique : l’exemple de Damas », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 115-116 | décembre 2006, mis en ligne le 09 février 2012, consulté le 06 mars 2014. URL : http://remmm.revues.org/3011

Haut de page

Auteur

Leïla Vignal

Géographe, GREMMO/CNRS, Lyon

Haut de page

Droits d’auteur

© Tous droits réservés

Haut de page

  •  
    • Titre :
      Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée
      En bref :
      Revue pluridisciplinaire proposant des dossiers thématiques sur l'ensemble du monde musulman actuel et sur son histoire
      A multidisciplinary journal offering thematic issues on the Muslim world, past and present
      Sujets :
      Histoire, Études du politique, Afrique du nord, Proche-Orient, Moyen-Orient, Méditerranée
    • Dir. de publication :
      Sylvie Denoix
      Éditeur :
      Publications de l’Université de Provence
      Support :
      Papier et électronique
      EISSN :
      2105-2271
      ISSN imprimé :
      0997-1327
    • Accès :
      Open access Freemium
    • Voir la notice dans le catalogue OpenEdition
  • DOI / Références