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Peut-on penser le travail par le don ? Débat avec la rédaction de la Nouvelle Revue du Travail
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Controverses : Peut-on penser le travail par le don ?

Peut-on penser le travail par le don ? Débat avec la rédaction de la Nouvelle Revue du Travail

Conceptualising work as a gift? Debate with editors of the Nouvelle Revue du Travail
¿Es posible pensar el trabajo a través del don? Debate con el comité de redacción de la Nouvelle Revue du Travail
Alain Caillé et Norbert Alter

Résumés

Dans un échange avec la Nouvelle Revue du Travail, Alain Caillé et Norbert Alter soutiennent leur lecture maussienne des réalités contemporaines du travail en discutant les questions centrales du capitalisme, du salariat, de l’entreprise et du travail sociologique. Cet échange fait suite aux contributions d’Alain Caillé et Norbert Alter dans ce Chorus « Peut-on penser le travail par le don ? De la mise en œuvre du paradigme du don contre-don en sociologie du travail. »

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Texte intégral

La Nouvelle Revue du Travail : 1. Peut-on penser le capitalisme avec les formes primitives d’échange des sociétés premières ? 2. N’y a-t-il pas un paradoxe à souligner l’importance de l’économie du don quand la triple obligation de donner, recevoir et rendre renvoie à des mécanismes que le capitalisme néolibéral tend à enrayer ? 3. Parce que les lunettes du don traitent essentiellement du niveau micro dans l’analyse du travail, ne voilent-elles pas au plan macro la logique économique à l’œuvre dans le mode de production capitaliste, laquelle est, semble-t-il, fort étrangère à celle du don ? 4. N’introduit-elle pas le calcul et l’utilité là où la logique du don l’écarte ?

Alain Caillé : Voilà beaucoup de questions. Je tente quelques éléments de réponse en les reprenant dans l’ordre.

1. Non seulement on le peut mais on le doit, s’il est vrai qu’on ne peut comprendre une réalité socio-historique que par opposition et par mise en évidence de la différence avec ce qu’elle n’est pas. Ou plus. Ou avec ce qu’elle pourrait être. Seul moyen de jeter le doute sur l’impression d’absolue naturalité de ce qui est et qui tend à faire croire que rien d’autre n’est possible. TINA. There is no alternative.

2. Je ne crois pas que le paradoxe réside dans la mise en œuvre du « paradigme du don », mais bien plutôt dans la réalité du capitalisme lui-même. Qui ne peut fonctionner, comme l’avait déjà bien montré Cornelius Castoriadis, qu’en recourant à des ressources de sens et de motivation qui lui sont en elles-mêmes étrangères et qu’il consomme, consume et détruit ce-faisant.

3. Le paradigme du don n’est en tant que tel ni micro, ni méso, ni macro. En droit, avec toutes les transpositions nécessaires, il est susceptible de s’appliquer à chacun de ces niveaux, et à leurs interrelations.

4. C’est justement tout l’intérêt de l’analyse avec les lunettes du don : montrer la tension toujours renaissante entre le calculable et le non calculable – la part du « gratuit » et de l’inestimable – entre « intérêt à » et « intérêt pour », entre motivations extrinsèques et intrinsèques.

Norbert Alter : Le paradigme du don permet de comprendre ce qui associe les individus aux autres, à un projet, une mission ou une valeur. Les causes de cette association procèdent principalement de la volonté de créer et de vivre des liens sociaux à l’occasion d’un échange, et, d’une certaine manière, indépendamment de la finalité de cet échange. Ceci peut être observé au niveau des relations micro sociologique (les travaux de Godbout en fournissent d’excellents exemples à propos de la famille), macro sociologique (les travaux de Caillé nourrissent par exemple activement cette perspective) ou au niveau méso sociologique (mes analyses concernant la relation employeurs/salariés vont dans ce sens). Philippe Chanial (2007) indique précisément que tous les niveaux de la vie en société peuvent ainsi être interprétés en « clé de don ».

Bien évidement la volonté de donner et de recevoir, la volonté de s’endetter mutuellement, rime autant avec l’altruisme qu’avec les comportements utilitaristes qui habitent également les échanges sociaux. En un mot, le don n’est jamais pur ni gratuit : entre les individus, les relations sont ambiguës, fragiles, comme celles qui associent l’État et les citoyens, les entreprises et les salariés, l’action collective et les militants. En deux mots la logique du don participe toujours de cultures, d’institutions, de systèmes de droit ou de forme d’engagement qui ne favorisent pas sa pure émergence mais qui l’hybrident.

Cette tension n’est pas spécifique au capitalisme, mais se trouve aiguisée par les formes actuelles de sa diffusion : financière, dogmatique et amnésique. Mais on peut parfaitement imaginer un modèle économique reposant globalement sur une logique de type capitaliste laissant infiniment plus de place à la gratitude, l’apprentissage et la mémoire. De même, on peut imaginer des associations ou des coopératives favorisant l’existence du lien social et d’autres ayant pour effet de le détruire.

Un modèle d’organisation ou d’économie ne garantit jamais l’échec ou le succès, du point de vue du lien social, de la capacité à associer, parce que ce qui définit la domination n’est pas seulement le capital économique, mais également le capital social et culturel.

La Nouvelle Revue du Travail : 1. La mise en œuvre du paradigme du don en matière de sociologie du travail conduit-elle à abandonner le prisme salarial par lequel les sociologues saisissent et évaluent les situations de travail ou le renouvelle-t-il par une pensée de la Wechselwirkung reconsidérant ensemble les schèmes dichotomiques du salariat (autonomie/hétéronomie, liberté/subordination) ? 2. La théorie du don n’est-elle pas avant tout une théorie de l’échange social difficilement compatible avec une vision dialectique du travail ? 3. Quelle pensée du travail sous le capitalisme propose-t-elle ?

Alain Caillé : 1. Comme je l’ai expliqué, n’étant nullement sociologue du travail, je suis loin d’avoir des idées claires et abouties sur ce genre de questions. Mais je suis évidemment assez tenté d’abonder dans le sens de l’interprétation charitable que vous suggérez de la mise en œuvre possible du paradigme du don qui, par essence est, en effet, une pensée de la Wechselwirkung et du dépassement des dichotomies. En ce qui concerne celles que vous évoquez – autonomie/hétéronomie, liberté/subordination –, permettez-moi de renvoyer plus spécifiquement à deux numéros de La Revue du MAUSS. Au n° 34, consacré à Marx (« Que faire, que penser de Marx aujourd’hui ? », 2009), et au n° 38 (« Émancipation, individuation, subjectivation. Psychanalyse, philosophie etc. (fin) », 2011). Dans le premier, et plus particulièrement dans l’article que j’y ai rédigé, avec Sylvain Dzimira (« De Marx à Mauss. Et retour »), j’essaie de dialectiser les notions d’exploitation, d’aliénation ou de réification en les repensant dans le langage du don et de la reconnaissance. Où il apparaît que l’exploitation n’est pas tant surtravail que non reconnaissance ou méconnaissance du travail effectué (donné). Quant à l’idéal d’émancipation, d’autonomie, de désaliénation, etc., correctement repensé, il apparaît clairement qu’il ne peut pas signifier des retrouvailles avec une essence originelle perdue, mais seulement l’invention d’une nouvelle histoire dans laquelle on se retrouve en position de sujet donateur. Dans laquelle on est le donateur que l’on devient.

2. Je dirais plutôt que la théorie de l’échange social n’est qu’un cas particulier ou une version appauvrie de la théorie du don. Elle, totalement dialectique !

  • 1 Je rappelle brièvement cette histoire in A. Caillé, « Quels fondements pour une fiscalité équitable (...)

3. Il faudrait rappeler ici que c’est le MAUSS qui a le premier (re)lancé en France (après Van Parijs en Belgique) le débat sur le revenu minimum de citoyenneté (dans le n° 23 du Bulletin du MAUSS, en 1987) et pris l’initiative en 1995 d’un Appel à débattre sur le chômage (Cf. le n°8 de La Revue du MAUSS semestrielle, « L’obligation de donner », 1996) puis d’une Association pour une économie et une citoyenneté plurielles (AECEP) qui a réuni une centaine de signatures de sociologues, économistes ou philosophes connus et variés – par exemple André Gorz ou Toni Negri, pour ne citer que deux penseurs aussi complémentaires qu’opposés – en proposant de lier étroitement et dialectiquement redistribution des emplois et aménagement du temps de travail, développement de la société civile associationniste et revenu minimum1. Dans mon esprit, et dans une perspective qu’on aurait pu dire alors marxo-arendtienne, il s’agissait d’offrir la plus grande marge de choix possible, et donc de dialectisation, entre travail salarié, contraint, et refus du travail. Je dirais maintenant entre la possibilité de se libérer du travail et celle de se libérer par le travail. « Se libérer » ? Entendons, devenir sujet de don.

Norbert Alter : Voici deux schémas, que j’ai publiés dans un article de la Revue française de gestion (2011). Ils reprennent les analyses présentées dans mes travaux antérieurs à propos de l’évolution de France Telecom et d’autres entreprises publiques (Alter, 2000, 2002). Ils indiquent que la relation salariale peut, dans le cas de la logique du « pacte », favoriser l’endettement mutuel entre salariés et employeurs. Ils indiquent également que dans la logique du « contrat », la relation salariale se trouve réduite à un équilibre strict, instantané et étroitement économique. Ces deux modèles permettent de comprendre que « la » relation salariale peut être interprétée de manière différente, mais que l’évolution actuelle détruit les liens sociaux.

Logique de pacte

Don

Contre don

Espace

Déracinement

« Retour au pays »

Temporalité

Coûts d’entrée

Gratification différée

Biens échangés

Salaires faibles

Sécurité, temps « poreux »

Service public

Servir

Respect

Gestion des compétences

S’adapter dans le métier

Excellence

Jusque dans les années 90 ou 95, lors de leur arrivée dans l’entreprise, les jeunes salariés donnent à l’entreprise infiniment plus que ce qui est prévu par le contrat de travail. Ils se trouvent, pour accéder à l’emploi, déracinés et souvent amenés à vivre dans des foyers. Ils doivent accepter les « sales boulots » que leur réservent souvent les anciens, la règle de l’ancienneté n’étant pas seulement formelle. Les salaires du secteur public sont par ailleurs (durant cette période) plus faibles que ceux du secteur privé, et ils rémunèrent une activité souvent très impliquante, celle de devoir « servir » le public. Enfin, et contrairement aux stéréotypes, les fonctionnaires et agents publics de l’État doivent accepter une multitude de reconversions professionnelles, dont l’origine est directement liée à l’excellence technologique et aux capacités de modernisation de ces entreprises.

Les salariés donnent plus, mais, toujours jusqu’aux années 90 ou 95, les entreprises donnent également plus que le contrat de travail. En particulier, elles offrent aux salariés la possibilité de « revenir au pays », après 20 ou 30 ans de carrière en région parisienne. Il faut se souvenir que les salariés de ces entreprises, proviennent, pour une bonne partie, de régions historiquement faibles en emploi (Bretagne, Sud-Ouest, départements d’Outre-Mer). Cette possibilité de retour, associée à l’accession aux postes d’encadrement offrant le prestige social, repose donc sur l’ancienneté et concrétise ainsi le principe de « gratification différée ». De manière plus constante, le statut de fonctionnaire et d’agent de l’État apporte deux avantages : d’une part un rapport au temps de travail informellement et localement négocié, amenant à une certaine souplesse dans le rapport aux horaires de travail, et l’accès à un statut social garantissant une marque de respect voire de notabilité dans les petites villes. La nécessité de suivre les transformations technologiques confère par ailleurs la certitude d’être excellent dans son métier.

Ce pacte, reposant sur la logique du don et du contre don, est fortement intégrateur. Il associe en effet la production de biens et de services à l’existence de liens sociaux, latéraux (entre collègues) et verticaux (entre salariés et employeur). De ce point de vue, on peut considérer que l’économie capitaliste n’empêche pas l’existence de « pactes » dans lesquels la logique économique et celle du social se trouvent très profondément intriquées.

À partir des années 95 se construit un tout autre modèle de relation, pour des raisons plus gestionnaires ou managériales qu’économiques : on ne change pas de système économique mais de regard sur la valeur du travail et des liens sociaux dans l’organisation. De manière largement unilatérale le management fait basculer le système de la logique don contre-don à une logique recherchant en permanence, et de la manière la plus pure et immédiate, l’équilibre entre les contributions et les rétributions. Les directions des entreprises changent ainsi les règles du jeu en cours de partie, et cette décision représente bien une trahison des engagements antérieurs : elle oublie ce qui a été donné pour imposer une logique de relation indépendante de la mémoire.

Logique de contrat

Contribution

Rétribution

Espace

Mobilités régulières

Promotion

Temporalité

Postes « courts »

Gratification instantanée

Biens échangés

Flexibilité, productivité

Salaires au prix du marché

Service public

Intégrant la logique commerciale

Performances

Gestion des compétences

Polyvalence

Dynamique de carrière

Principalement, la contribution demandée aux salariés est celle de l’adaptation permanente à des changements eux-mêmes permanents. Parallèlement, l’introduction de la notion de « devoir dû au client » fait passer la logique de marché à l’intérieur même des actes professionnels. En contrepartie, les salariés obtiennent une forme de rétribution qui inverse le rapport de lien établi antérieurement : à n’importe quel moment de la carrière, les partenaires de l’échange se trouvent quittes, dans une relation équilibrée et transparente (défaite des « malentendus » antérieurs).

Au-delà de leur intérêt intrinsèque, la succession de ces deux modèles de relation à l’intérieur du capitalisme, indique bien qu’il n’existe pas de relation mécanique entre type de relation salariale et type de modèle économique. Si l’on considère l’actuel développement de formes de rationalisation dogmatiques et cruelles (les suicides à France Telecom et ailleurs reposent sur cette nouvelle donne) comme une manifestation de la contradiction « historique », il faut demeurer vigilant sur deux points. Les entreprises capitalistes ont tout à perdre à mener ce type de politique, autant en termes de réputation auprès des consommateurs, de recrutement des jeunes « talents », ou de capacité à « exploiter » de manière optimale les ressources disponibles : de ce point de vue, l’origine des problèmes est donc plus culturelle (on ne connait pas et on ne reconnait pas la valeur réelle du travail) qu’économique. Par ailleurs, un éventuel changement de régime économique n’entrainerait pas mécaniquement un changement des pratiques managériales : Robert Linhart (1976) avait par exemple bien montré que le socialisme soviétique savait se nourrir du taylorisme.

La Nouvelle Revue du Travail : 1.Pouvez-vous préciser les apports de la figure du don et de l’adonnement pour saisir la coopération productive ? 2. S’adonner au tiers – le métier, la mission, le projet, le groupe – revient-il toujours à donner à l’entreprise ? Placer le don sur le devant de la scène pour comprendre la coopération productive, mettre en avant la contribution à faire exister la société, « le sentiment de pouvoir participer à un “toutˮ », l’obligation de s’adonner… ne consistent-ils pas à hypostasier le relationnel et l’informel ?

  • 2 Ou du don. J’assimile quant à moi l’action arendtienne et le don Maussien dans son versant de donat (...)

Alain Caillé : 1. Dans un recueil d’aphorismes parfois savoureux, étrangement intitulé Propos d’Oscar Barenton, confiseur, un ancien président du patronat français d’entre les deux guerres (Auguste Detœuf), écrit à peu près ceci (je cite de mémoire) : « Quand on est jeune, on croit qu’on travaille pour soi. Après, on croit qu’on travaille pour sa femme et ses enfants. Et puis, après toutes ces années passées à travailler, on s’aperçoit qu’on travaille pour travailler ». Je n’aime pas trop le terme de travail. Traduisons : on s’active pour être dans l’action, pour faire des choses qui sont à elles-mêmes leur propre finalité. Les théoriciens du general intellect n’ont pas tort d’insister sur le chevauchement, dans la pratique, des catégories si fermement, trop fermement, distinguées par Hannah Arendt, du travail, de l’œuvre et de l’action. Il entre de l’action2 et de l’œuvre dans le travail. Un plaisir de faire advenir quelque chose qui ressortit à ce que dans une veine phénoménologique on saisirait sous le concept de donation. S’adonner, c’est manifester et actualiser sa liberté-créativité en entrant dans le registre de la donation. Dans le travail, on donne et se donne aux autres, d’une part. Et on donne à l’entreprise, à l’organisation pour autant qu’elle nous permet de nous adonner à la donation.

2. Non, là encore, la tâche des sociologues et des économistes du travail est de faire ressortir, dans chaque situation concrète, comment s’articulent spécifiquement les contraintes inhérentes à la division fonctionnelle du travail et la logique des relations interpersonnelles et intergroupales structurées par le donner-recevoir-rendre.

Norbert Alter : La réciprocité simple (A donne à B et B donne à A) n’explique absolument pas la coopération au travail, pas plus que le plaisir que l’on peut tirer de cette coopération, et par là même, du travail. Si le principe de réciprocité simple gouvernait les relations entre collègues, l’égoïsme, l’utilitarisme et la conditionnalité du don occuperaient une place centrale dans les échanges professionnels, parce que la confiance se trouve régulièrement trahie. C’est la mobilisation du principe de réciprocité élargie qui permet de comprendre l’engagement dans la coopération. Et ce type d’engagement ne peut s’apparenter à un pari : A donnerait à B en espérant qu’un jour M lui donnerait à son tour quelque chose, un peu comme un donneur de sang (dans le cas d’un don anonyme et gratuit) accepterait de réaliser ce geste pour pouvoir bénéficier du sang d’un autre en cas de besoin. Les économistes ont suffisamment mis en évidence la logique du « passager clandestin » pour que l’on puisse, avec eux, convenir de son existence. En l’occurrence, A peut parfaitement bénéficier du don généreux de M, sans avoir préalablement donné à B, de même que beaucoup de receveurs de sang n’ont jamais donné le leur.

On ne donne donc pas à l’Autre pour obtenir quelque chose en retour. On donne à l’Autre parce que ce geste garantit la production d’un lien social et que la production de ce lien représente, en tant que telle, une source de satisfaction, de plaisir. Et si l’autre, qui habite l’Autre, se conduit de manière ingrate, optimisatrice et étroitement utilitaire, le problème n’est pas majeur, parce que ce qui intéresse dans le fait de donner une partie de son temps, de son savoir ou de son réseau d’alliance, n’est pas principalement d’endetter l’autre, mais de participer à l’existence de la vie collective, en participant à la construction de liens. Dans tous les métiers, et y compris le nôtre, ce type de comportement est tellement banal et constitutif de notre sociabilité que nous n’y prêtons pas toujours attention. Beaucoup d’entre nous donnent ainsi volontiers au métier de chercheur, d’enseignant, et souvent sans compter, parce que cela « fait sens », alors que beaucoup d’entre nous hésitent également à donner sans compter à un collègue en particulier. De ce point de vue, le travail est « sacré », il transcende nos existences individuelles pour nous rapprocher et nous faire ressentir notre existence collective (Alter, 2010).

C’est cette logique que j’analyse selon le terme « don au Tiers », que je développe largement dans Donner et prendre. Donner au Tiers représente la manière de s’associer à ce qui unit, de s’impliquer dans ce qui engage et inscrit dans le rapport aux autres. Dans le monde du travail, il s’agit bien du métier, de l’œuvre collective, du projet, de l’équipe, du réseau, du département ou du laboratoire. Bien évidemment les entreprises tirent avantage de ces fonctionnements, qui produisent la mobilisation spontanée et la compétence collective. À tel point que leur fonctionnement, leur efficacité et leur capacité à se transformer, reposent, de manière concrète, infiniment plus sur ces actions, informelles et relationnelles, que sur les procédures et les méthodes. De ce point de vue, l’informel et le relationnel opèrent bien le rapport au réel, alors que les procédures et les méthodes (les activités de prescription) correspondent à des hypostasies.

La Nouvelle Revue du Travail : Le paradigme du don se présente comme « question ouverte à investigation empirique » mais retient-il une méthodologie spécifique ? Y a-t-il une ou des méthodes plus propices pour observer les échanges de type don contre-don ? La démarche ethnologique est-elle plus appropriée pour mettre au jour la triple obligation de donner, recevoir et rendre dans les communautés de travail ? Les enquêtes des chercheurs se réclamant du paradigme du don se singularisent-elles dans leur manière d’observer et d’expliquer le social, et en l’occurrence ici, le travail considéré comme un « fait social total » ?

  • 3 J’ai développé ces points dans Alain Caillé, La Démission des clercs. La crise des sciences sociale (...)

Alain Caillé : Il n’y a pas une méthodologie, un one best way méthodologique qui incarnerait par excellence la bonne mise en œuvre scientifique du paradigme du don. D’abord, dans le domaine des SHS, il faut considérer avec méfiance et prudence l’idéal même de scientificité qui a le double inconvénient de lorgner trop fortement et trop « positivistement » du côté des sciences dites exactes, et celui de trop dichotomiser enjeux de connaissance et enjeux normatifs. Il n’y a pas d’adéquation naturelle, spontanée, facile entre les notions mobilisées par le paradigme du don, entre la théorie et le terrain. Plus précisément, les sciences sociales doivent savoir s’acquitter de quatre impératifs méthodologiques, toujours liés en fait mais irréductibles en droit : l’impératif empirique (observer, décrire, expérimenter), l’impératif explicatif (rendre raison, chercher des causes, modéliser), l’impératif interprétatif (chercher des raisons, des mobiles, le sens), et l’impératif normatif (quelles conclusions pratiques, existentielles ou politiques tire-t-on de tout cela ?). Chacune de ces démarches est légitime et irréductible aux autres3. En matière proprement empirique, cela étant, en effet, une démarche de type ethnographique est a priori recommandable. Mais comment pourrait-elle ignorer les dimensions proprement sociologiques générales, et les enjeux éthiques et politiques des situations qu’elle observe ?

Norbert Alter : Historiquement, la théorie du don mobilise bien évidement les techniques de l’ethnographie, la capacité à décrire, plus qu’à interpréter. Bien évidemment, en se consolidant, elle a mobilisé plus de capacité théorique et modélisatrice. Mais surtout, son caractère transversal l’amène à être utilisée par des disciplines différentes : toutes les théories des sciences humaines et sociales peuvent la mobiliser. Et dans ce cadre, toutes les techniques d’investigation peuvent être sollicitées, par exemple l’analyse quantitative pour les recherches concernant les réseaux.

Du point de vue de la posture intellectuelle, cette perspective peut amener à deux conceptions relativement distinctes. La première, la plus traditionnelle, et la plus légitime, consiste à considérer que le monde contemporain a détruit le lien social en dissociant de manière systématique l’économique du social, en le « désencastrant ». La seconde, dans laquelle je me retrouve, ne renie aucunement cette dimension, mais observe la manière dont le lien social continue, de manière imparfaite et insatisfaisante, à habiter les organisations, les marchés et les institutions. Cette perspective a le mérite de mettre en évidence que l’on n’échappe jamais au lien, sauf à produire des situations tragiques, inefficaces et incontrôlées. Le monde du travail les a connues et les connaît encore, les risques psychosociaux en sont la manifestation. Travailler la question du don consiste ainsi à indiquer que le salariat ne peut exister de manière supportable et « durable », sans l’existence de collectifs de travail et d’espace pour ces collectifs, qui donnent sens à l’existence.

La Nouvelle Revue du Travail : Comment le MAUSS envisage-t-il le travail sociologique, et en particulier, celui du sociologue du travail et des organisations ? Privilégie-t-il un type particulier de production sociologique : cognitif, critique et/ou caméraliste ? Comment les articule-t-il ? Donner des clés d’action « quand le climat qui règne au sein de l’organisation rend la coopération impossible ou difficile » (Caillé) ou énoncer les possibles que peuvent déployer les organisations plutôt que de dénoncer les pratiques (Alter) ne revient-il pas, in fine, à développer un point de vue « utilitariste » et normatif de la discipline sociologique et perdre le nord de la critique ?

Alain Caillé : Il me semble que je viens de répondre à cette question. Le plus difficile à faire comprendre et admettre c’est que dans nos disciplines des SHS, il ne peut pas exister de jugements de réalité ou de rationalité rigoureusement indépendants des jugements de valeur. Cela ne signifie évidemment pas que nous devrions substituer les jugements de valeur aux deux autres, l’idéologie à l’entreprise de la connaissance objective. La démarche empirique a ses exigences propres. La démarche modélisatrice ou la démarche interprétative aussi. Et cela est également vrai du travail du concept. Mais l’erreur suprême, celle qui triomphe chaque jour davantage et qui condamne nos disciplines à l’insignifiance et les rend inaudibles, serait de croire que chacun de ces moments de l’entreprise de connaissance pourrait et devrait être expurgé rigoureusement de toute charge et enjeu normatifs. En dernière instance, ce sont eux qui fournissent ses cadres à la recherche et l’empêchent de sombrer dans le mauvais infini d’exigences méthodologiques et épistémologiques innombrables et donc impossibles à satisfaire. Il ne serait pas difficile de montrer que ce sont les disciplines (qu’on songe à la science économique…), les écoles ou les recherches qui se prétendent et se croient les plus axiologiquement neutres qui sont en réalité les plus idéologiques. Quels sont alors les critères de la « bonne science » ? Que chacun des types de démarche produise des effets sur les autres. Par exemple, une bonne description est celle qui suscite des interprétations que l’on n’envisageait pas, qui exige des modélisations inédites et, surtout, qui nous incite à critiquer et à dépasser les valeurs auxquelles nous croyions jusque-là. La bonne science n’est certainement pas celle qui croit faire l’économie des valeurs et des enjeux éthiques, existentiels et politiques – en laissant entendre que ce serait là avoir une vision « utilitariste » de la science pour autant qu’on voudrait qu’elle serve à quelque chose – mais celle à qui le travail du concept, de l’empirie ou de l’interprétation sert in fine à l’interrogation réflexive de ses propres valeurs.

Norbert Alter : Je me suis intéressé à la perspective de Mauss pour tirer parti des extraordinaires qualités heuristiques qu’elle recèle. Et je me suis intéressé aux travaux du MAUSS parce que j’y retrouvais l’intuition originelle de cet apport, et souvent même, sa réactivation, son élaboration. Ces centres d’intérêt m’amènent à m’engager intellectuellement. Mais ils ne m’obligent aucunement à m’engager « politiquement », à militer pour une école. Je ne participe par exemple personnellement pas aux réunions régulières du MAUSS. En tout état de cause, je ne pense pas que le MAUSS ait défini une quelconque doctrine pour définir l’activité des sociologues du monde du travail, pas plus que celle des autres sociologues d’ailleurs. Le legs de Mauss correspond en effet plus à savoir mobiliser un type de regard qu’un modèle d’analyse.

De manière plus générale, nous avons aujourd’hui le loisir, en tant que sociologues, de pouvoir faire notre métier sans appartenir à un courant, une école, un machin dogmatique. Le mandarinat s’est largement effiloché et on peut donc tisser son étoffe plus librement qu’autrefois. Bien évidement il demeure des chapelles et des croyants, des dogmes et des pratiquants, qui trouvent dans leur union le sentiment d’« exister », autant que celui de comprendre. Cette posture est parfaitement acceptable. Elle est même certainement plaisante, car elle permet d’accéder à la chaleur du collectif. Mais elle n’est pas attrayante du point de vue de la liberté intellectuelle. Et cette liberté vaut le prix d’une certaine solitude.

Du point de vue de la fonction critique du sociologue, il faut distinguer deux types de postions, que je schématise volontairement. La première permet de s’opposer (en le comprenant mieux) au système de domination établi, en défendant les dominés; cette critique comporte implicitement (et parfois explicitement) un jugement moral sur les rapports de force établis. La seconde consiste à exercer la liberté d’examiner librement les choses (et y compris les systèmes de domination) indépendamment de tout jugement moral; cette critique se veut experte et indépendante. Nous connaissons tous des idéaux-types vivants de chacune de ces positions. Mais généralement, la posture critique des sociologues consiste à aller et venir entre ces deux positions. En fonction de notre propre expérience sociale, et en fonction des personnes et des thèmes rencontrés, nous allons tantôt vers l’un ou l’autre de ces deux pôles. Dans tous les cas, la sociologie est toujours « utilitariste et normative ». Elle a toujours, selon des formes variables (qui ne sont pas les mêmes pour Marx et Durkheim, pour Bourdieu et Boudon), pour finalité de mieux comprendre le monde pour le rendre meilleur. De manière plus ou moins explicite, la sociologie représente ainsi toujours, au moins partiellement, une « philosophie sociale » (Chanial, 2011).

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Bibliographie

Et énoncer, dans cette perspective, me semble activement contribuer à l’existence d’un monde meilleur. Énoncer, consiste à associer le principe de la « prophétie autoréalisatrice » à l’observation scientifique, pour faire advenir ceux que l’on aime, ce que l’on aime. Dénoncer consiste à associer l’idée de domination à l’observation scientifique, pour libérer de l’emprise des puissants ceux que l’on aime, ce que l’on aime.

Caillé Alain (1993), La Démission des clercs. La crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, La Découverte.

Caillé Alain (2010), « Quels fondements pour une fiscalité équitable ? », L’Économie politique, n°47, juillet.

Caillé Alain (1997), « Jugements de fait et jugements de valeur chez É. Durkheim et M. Weber », in Brochier H. (éd.), L’Économie normative, Paris, Economica.

Caillé Alain et Dzimira Sylvain (2009), « De Marx à Mauss sans passer par de Maistre ni Maurras », Revue du Mauss, Paris, La Découverte, n° 34, 65-95.

Alter Norbert (2000), L’Innovation ordinaire, Paris, PUF.

Alter Norbert (2002, « Théorie du don et sociologie du monde du travail », Revue du MAUSS, n° 20/2, 263-285.

Alter Norbert (2009), Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La Découverte.

Alter Norbert (2010), « La gestion paradoxale : l’incapacité à recevoir le don des salariés », in Tixier Pierre-Éric (dir.), Ressources humaines pour sortie de crise, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

Alter Norbert (2011), « Don, ingratitude et management, retour sur les suicides au travail », Revue française de gestion, n° 212.

Chanial Philippe (2008), La Société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte.

Chanial Philippe (2011), La Sociologie comme philosophie politique, et réciproquement, Paris, La Découverte.

La Revue du MAUSS, 2009, « Que faire, que penser de Marx aujourd’hui ? », n° 34, Paris, La Découverte.

La Revue du MAUSS, 2011, « Émancipation, individuation, subjectivation. Psychanalyse, philosophie et science sociale (fin) », n° 38, Paris, La Découverte.

Linhart Robert (1976), Lénine, les paysans, Taylor. Essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique, Paris, Le Seuil.

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Notes

1 Je rappelle brièvement cette histoire in A. Caillé, « Quels fondements pour une fiscalité équitable ? », L’économie politique, n°47, juillet 2010.

2 Ou du don. J’assimile quant à moi l’action arendtienne et le don Maussien dans son versant de donation.

3 J’ai développé ces points dans Alain Caillé, La Démission des clercs. La crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, La Découverte, 1993, et dans « Jugements de fait et jugements de valeur chez É. Durkheim et M. Weber », in H. Brochier (éd.), L’Économie normative, Paris, Economica, 1997.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Caillé et Norbert Alter, « Peut-on penser le travail par le don ? Débat avec la rédaction de la Nouvelle Revue du Travail », La nouvelle revue du travail [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 05 mars 2014. URL : http://nrt.revues.org/317

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Auteurs

Alain Caillé

Université Paris Ouest-Nanterre La Défense

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Université Paris Dauphine

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