- 1 Je reviens plus loin sur leur identité.
- 2 Ce séjour a été réalisé grâce à une bourse de recherche du ministère de l’Éducation japonais. (...)
1L’importance des échanges de cadeaux dans la société japonaise a été soulignée par les ethnologues, japonais (Itô et Kurita, 1984) comme étrangers (Cobbi, 1991). Ces dons et contre-dons, de denrées alimentaires le plus souvent, s’observent pour la plupart lors des rites qui jalonnent l’année et la vie de l’individu. Au cours de ces célébrations, les hommes ne sont cependant pas les seuls à recevoir des cadeaux, les entités suprahumaines1 sont, elles aussi, repues de nourriture et de boisson. C’est à ces pratiques, les offrandes alimentaires, que je décidai en 1998 de consacrer mon séjour de recherche à l’université Seijô2.
2Mon terrain d’enquête, le Japon, mais aussi mon objet d’étude, pour le moins classique, inscrivaient clairement mon projet dans le domaine du minzoku-gaku ou ethnologie du Japon, courant d’études ethnologiques lancé par Yanagita Kunio (1875-1962) qui enseigna les dernières années de sa vie là même où je m’apprêtais à faire mes premières armes. Au sein du département de sciences humaines de l’université Seijô, la section d’ethnologie du Japon coexiste, bon gré mal gré, avec celle d’anthropologie culturelle (bunka jinrui-gaku), appellation américaine préférée à l’ancienne, minzoku-gaku, dans le souci de distinguer les deux disciplines.
3Ma position dans le paysage académique japonais était pour le moins atypique. L’ethnologie du Japon ayant développé un discours des Japonais sur le Japon, je m’inscrivais, de par ma nationalité, en porte-à-faux avec les professeurs et les étudiants japonais de cette section. Si, dans mon ambition de rendre compte d’une culture autre que la mienne, je rejoignais le dessein de l’anthropologie culturelle, le thème de mes recherches renvoyait trop fortement à un champ d’investigation de l’ethnologie du Japon pour que les séminaires d’anthropologie culturelle, que je suivais parallèlement, me dispensent de côtoyer les ethnologues du Japon.
- 3 Le terme matsuri renvoie à des pratiques rituelles shintô pour l’essentiel. Je reviens plus loin su (...)
- 4 Offrandes, les banquets des dieux et des hommes, d’Iwai et Niwa (1981).
- 5 Kokugakuin-daigaku Nihon Bunka kenkyû-jo, Shintô yôgo-shû (saishi-hen) [Recueil des mots essentiels (...)
4Thème de recherche privilégié, pour ne pas dire fondateur, de l’ethnologie japonaise, le terrain sur lequel je m’engageais, le rite matsuri3, et les pratiques rituelles, était pour le moins balisé. C’est en substance ce que me fit comprendre mon directeur de recherche, justement spécialiste en la matière, quand, à notre première rencontre, il me remit un ouvrage volumineux sur les offrandes alimentaires4, ainsi qu’une photocopie de l’article relatif aux offrandes, shinsen, du dictionnaire sur le shintô5. Il me suggéra même un projet d’étude pour ma maîtrise d’ethnologie : réaliser une typologie des offrandes à partir des données ethnographiques actuelles. Autant dire que les recherches sur la présentation des offrandes entraient dans la phase finale de leur traitement ethnologique, et que toutes les questions de méthode que je me posais — quel objet ? quelle approche ? — trouvaient soudain leurs réponses, supprimant par là même l’angoisse si particulière des débuts d’enquête.
5Sur les conseils de mon professeur, je commençai donc par faire l’état des lieux des études japonaises. J’en retrace les grandes lignes dans l’introduction, de façon à illustrer la nature de la rupture que j’ai opérée par rapport aux études précédentes dont les modalités précises seront développées, dans le corps du texte, à partir de l’ethnographie que j’ai réalisée à Himeshima, une petite île de pêcheurs dans le département d’Ôita, au nord-est de Kyûshû.
6Beaucoup moins structurées et théorisées que les travaux sur le rite lui-même, les informations concernant les offrandes sont en fait très éparses dans la littérature ethnologique japonaise. Toutes cependant partagent un certain nombre de points tant par l’objet d’étude qu’elles dessinent que par le cadre d’analyse dans lequel elles le situent.
- 6 Je me référerai à ces derniers, dans la suite de l’exposé, par le mot « dieux ». Un rapide survol d (...)
7Tout d’abord, les études japonaises ne traitent que des offrandes faites aux dieux shintô, kami6, alors que le bouddhisme constitue le deuxième grand pôle de l’univers religieux japonais. Faut-il le rappeler, les Japonais n’adhèrent pas à l’un ou l’autre courant de façon exclusive mais de manière conjointe (Caillet, 1985 : 419), si bien que la communauté rurale japonaise comporte en principe un sanctuaire shintô et un temple bouddhique, dualité qui se prolonge dans l’espace domestique où, de façon générale, l’« étagère des dieux », kami-dana, jouxte l’autel bouddhique des ancêtres, butsu-dan. Loin de suivre les lignes de la division fonctionnelle stricte que l’on observe communément — le bouddhisme s’est arrogé le monopole des rites relatifs aux défunts et à leur ancestralisation tandis que le shintô prend en charge les rites fastes de la vie (Berthon, 1997 : 114) —, les rapports entre les deux courants sont bien plus complexes, comme nous le verrons lorsqu’il sera question des ancêtres.
8La place centrale qu’occupent, dans les études japonaises, les offrandes faites aux dieux shintô, tenus pour autochtones, traduit le souci des ethnologues de rendre compte de pratiques et croyances authentiquement japonaises, et qui auraient précédé l’influence continentale (bouddhisme, confucianisme, taoïsme).
- 7 Non seulement les officiants shintô sont à l’origine d’une production volumineuse sur les offrandes (...)
- 8 En effet, deux ouvrages, de photographies pour l’essentiel, ont été publiés en anglais : G. Vilhar (...)
9Bien que dans son travail très riche, en raison de sa nature quasi encyclopédique, Yanagita accorde une large place à la dimension domestique des offrandes — et tente, de façon anecdotique il est vrai, quelques remarques sur l’autel des ancêtres —, ses émules s’en sont complètement détournés pour porter toute leur attention sur les nourritures divines préparées lors des fêtes villageoises, et massivement, sur une sorte bien précise d’offrandes : les « offrandes singulières », tokushu shinsen. Écartées de justesse de la réforme qui, au lendemain de la Restauration de Meiji (1868), visait à uniformiser les procédures rituelles de tous les sanctuaires shintô du pays, les offrandes singulières, qui détonnent dans le paysage des offrandes alimentaires tant par leur contenu anachronique que par les modalités originales de leur présentation sur les autels, ont suscité un intérêt et une fascination qui débordent largement les frontières de l’ethnologie7, voire du Japon lui-même8.
10Si la délimitation de l’objet apparaît légèrement différente pour Yanagita et pour ses disciples, il n’en reste pas moins que, pour ce qui est de l’interprétation de la pratique en elle-même, les études de ces derniers ne peuvent être comprises qu’au regard des réflexions que le fondateur a lui-même faites sur la question. Du moins me contenterai-je ici de présenter ce que les ethnologues ont retenu des écrits de Yanagita sur les offrandes, qui sont regroupés, pour l’essentiel, dans trois recueils d’articles, dont le premier a pour thème le rite (Yanagita, 1990a) et les deux autres, l’alimentation (Yanagita, 1990b et 1990c).
11Qu’il s’agisse du rite ou des habitudes alimentaires, Yanagita part de l’observation du repas rituel, naorai, banquet au cours duquel tous les membres de la communauté rituelle consomment la même nourriture que celle qui a été préalablement offerte aux dieux. Yanagita voyait dans ce partage la mise en scène d’une « fusion (yûgô) entre les hommes et les dieux » (Yanagita, 1990a : 370). Cette solidarité entre les deux mondes renvoie plus largement, dans le contexte japonais où les dieux émanent du monde physique, aux liens intimes qui uniraient les hommes à la nature conçue comme perpétuelle. Aussi Yanagita déplorait-il qu’à son époque, dans le Japon de l’avant-guerre, il soit devenu fréquent que les hommes mangent des aliments d’une tout autre nature que ceux préparés pour les dieux. Comprenant ces décalages comme des effets du temps, il ouvrit la voie à un nouveau champ de recherche pour la discipline, l’histoire des habitudes alimentaires.
12Ainsi situées au cœur de la représentation de la solidarité immuable de la communauté rurale japonaise — communauté souvent tenue, dans le contexte ethnologique japonais, pour l’archétype de la nation dans son ensemble —, et témoins d’une histoire commune, les offrandes alimentaires constituaient de façon indéniable un objet d’étude pertinent pour l’ethnologie japonaise dont le dessein était alors de mettre au jour les caractéristiques de l’identité japonaise.
13C’est dans un esprit similaire que les ethnologues ont poursuivi l’œuvre du fondateur. Excepté un article, trop bref mais extrêmement riche, de Tsuboi qui tente une synthèse sur le « principe de commensalité des offrandes » (1976) et un panorama rapide mais ambitieux de Koyanagi (1976) sur les liens entre les offrandes et les habitudes alimentaires d’autrefois, les ethnologues japonais ont préféré opter pour une perspective historique. Ainsi Kuraishi (1975) tente-t-il, à partir de registres de sanctuaires, de mettre en évidence le moment du rite où le repas rituel prenait originellement place. Quant à Uranishi (1984) et Yoshikawa (1990a, 1990b), ils soulignent, en s’appuyant chacun sur des données ethnographiques et des documents historiques, les influences exercées par le bouddhisme sur la nature des offrandes tout au long de l’histoire. Si la tentative du premier, qui traite des offrandes de grenade dans la région de Nara, est modeste, la monographie de Yoshikawa, qui retrace en détail l’évolution des offrandes du sanctuaire Tanzan, a été publiée in extenso dans le Journal des ethnologues du Japon.
14D’autres auteurs ont préféré se concentrer sur la collecte et l’archivage des nombreuses et diverses coutumes japonaises, repoussant le travail d’analyse à plus tard. Considéré aujourd’hui comme l’ouvrage le plus important sur le sujet, le livre d’Iwai et Niwa (1981) rassemble une série de rapports ethnographiques synthétiques sur la préparation et la présentation des offrandes d’une quarantaine de sanctuaires de la région du Kinki (ouest du Japon). L’objectif de l’ouvrage, qui n’est d’ailleurs pas clairement énoncé, consiste, semble-t-il, à faire l’inventaire de la variabilité des offrandes de la région connue en la matière. Et l’auteur de rappeler, dans son introduction, la diversité et la richesse des pratiques. Dans ce sens, le travail récent de Nakajima et Uno (1999), qui présente succinctement les offrandes de cent sanctuaires et temples de cette même région du Kinki, s’apparente à celui d’Iwai et Niwa, bien qu’il soit beaucoup moins détaillé, car peut-être réservé à un public moins cultivé. Située dans le cadre de l’étude des pratiques culinaires et alimentaires, la démarche de Saitô (1996) et de Saitô et Nomura (1997) est encore moins explicite. Sans doute les auteurs ont-ils cherché à dévoiler les spécificités régionales des offrandes de certains sanctuaires de la région de Nagano en les mettant en relation avec la cuisine régionale. Toujours est-il que, confronté à une suite de descriptions de procédés culinaires, le lecteur est livré à lui-même pour faire le lien entre nourriture divine et profane. La valeur évidente des données recueillies pour le patrimoine culturel japonais semble ici suffire à justifier la démarche ethnographique.
15Au terme de cet état des lieux très rapide, il apparaît clairement que les choix faits par les ethnologues dans la délimitation de leur champ d’étude et dans leur approche de la présentation des offrandes rejoignent largement le souci de l’ethnologie japonaise classique, à savoir mettre au jour l’ethos de la culture japonaise. Ma discussion avec mon directeur de recherche japonais illustre combien les cadres de cette ethnologie pèsent, aujourd’hui encore, sur l’orientation des recherches actuelles, et comment ils « bloquent la réflexion et l’imagination scientifiques, fournissant des sortes de recettes de prêt-à-penser » (Caillet, 1999 : 187), à plus forte raison dans le cas d’un thème qui, comme les pratiques rituelles, hérite d’une longue tradition.
16C’est pourquoi il me parut difficile, au risque de participer moi-même à ce projet culturaliste, d’inscrire mon travail dans le prolongement des études japonaises. Afin de rompre avec les études japonaises, je décidai tout d’abord de changer d’objet : j’élargis mon champ d’étude aux offrandes faites sur les autels bouddhiques et domestiques. Mais, surtout, j’optai pour un autre regard. Il ne s’agissait plus de chercher à comprendre ce que la diversité ou l’évolution de la nature des offrandes, en tant qu’objet matériel, représentent pour la société japonaise, mais plutôt de rendre compte de ce que les offrandes en tant que pratique signifient pour les personnes qui les effectuent au quotidien. Je choisis donc de partir d’une configuration locale afin de saisir comment la présentation des offrandes s’inscrit dans les univers social et symbolique de la vie de tous les jours. Ma position, pourtant banale dans le contexte de l’ethnologie française, a souvent été mal comprise au Japon — j’y reviendrai en conclusion. Bien que j’aie volontairement pris de la distance par rapport à la littérature préexistante sur les offrandes alimentaires, je ne me suis pas pour autant interdit d’utiliser les sources japonaises d’ordre général. J’ai cependant veillé à limiter mes citations aux informations de nature ethnographique.
17Ma démarche impliquait la mise en œuvre d’une longue enquête de terrain, réalisée à Himeshima durant sept mois entre 1999 et 2000, dont j’exposerai ensuite les données relatives aux offrandes présentées aux ancêtres sur l’autel domestique au cours d’une année calendaire. Il sera notamment question de la pratique de quatorze foyers à qui, tout au long de mon séjour, j’ai rendu des visites régulières afin d’observer la disposition des autels et d’assister à la présentation et à la consommation des offrandes. J’écoutais mes informateurs m’expliquer comment ils faisaient les offrandes aux ancêtres au quotidien et lors des grandes fêtes calendaires. Au terme de l’enquête, il apparut clairement que, au-delà des relations avec les défunts, la pratique des offrandes nous informe sur les liens que les vivants tissent entre eux, et ce, à l’intérieur comme à l’extérieur de la sphère proprement domestique.
18Reflet sans aucun doute de mes difficultés à me départir des problématiques de l’ethnologie japonaise, je choisis pour mon enquête de terrain une région rurale et relativement reculée que j’avais visitée lors d’un voyage à Kyûshû. Situé à sept kilomètres au large de la péninsule de Kunisaki, le débarcadère de l’île de Himeshima se trouve en effet à plus d’une heure de route de la zone urbaine la plus proche, Ôita, chef-lieu du département du même nom.
19Bien que l’île ne comprenne administrativement qu’un seul village, celui de Himeshima, les habitants distinguent couramment deux parties sur l’île. À l’ouest du mont Yahazu, le village principal (hon-mura, sato), qui s’étend sur une large plaine et qui rassemble plus de 85 % de la population ; à l’est, la partie montagneuse (yama-gata, sankan-bu), où le reste de la population se répartit en quatre hameaux qui sont, d’ouest en est, Ômi (64 foyers), Kane (30), Morose (8) et Inazumi (39). J’ai concentré mon enquête sur cette partie de l’île où je séjournais, et plus particulièrement sur quatorze foyers dont j’ai fait la rencontre au gré des relations de ma famille d’accueil.
20Le modèle dit traditionnel de la maison (ie) est encore très présent à Himeshima. La maison a vocation à perdurer grâce à la transmission, par les générations successives de chefs de maison, des biens-fonds, du nom et du culte des ancêtres qui lui sont attachés. Sa définition englobe aussi bien la génération du chef actuel que les générations passées et à venir. Si dans l’idéal, à Himeshima, la succession au statut de chef de maison se fait par le fils aîné, elle peut être, dans la pratique, assurée par un fils cadet, un fils adopté (yôshi) ou encore un gendre adopté (muko-yôshi). Le chef de maison, son épouse et ses enfants non mariés occupent le « bâtiment mère », omo-ya, jusqu’à la relève des générations : les parents se retirent alors dans l’« habitat de retraite », inkyo, pièce ou pavillon du bâtiment mère, où vivaient l’héritier, son épouse et ses enfants jusqu’à la relève. Alors que la maison dite traditionnelle rassemble en général trois générations ou plus, la majorité des foyers de l’enquête, soit onze sur quatorze, n’en comportent que deux : le couple à la tête de la maison et le couple retiré. En effet, les enfants des chefs de maison actuels, qu’ils soient célibataires ou mariés, vivent aujourd’hui hors de l’île ou dans un hameau voisin.
- 9 Littéralement, bun « séparer », ke « maison », hon « origine ». Les idéogrammes en japonais accepte (...)
- 10 Ainsi que les fils cadets ou les gendres adoptés.
21La relève entre les générations ne peut s’effectuer que lorsque les frères et sœurs du fils héritier ont tous quitté la maison pour se marier. Les frères cadets établissent alors une « maison détachée », bunke, de celle de leur frère aîné, la « maison originaire », honke9. Les sœurs, quant à elles, quittent la maison de leur père pour entrer dans celle de leur mari, excepté dans le cas où ce dernier est, par le mariage, adopté par son beau-père. Si la maison originaire et ses maisons détachées ne partagent plus d’activité économique comme naguère, elles continuent de se réunir et de s’entraider lors des mariages, des funérailles et des réunions de commémoration des ancêtres. Les cadets adressent également un don à leur maison originaire lors des échanges biannuels de cadeaux. Mais surtout, quatre fois par an, ils vont présenter des offrandes sur l’autel des ancêtres de leur maison originaire. Les filles10 font de même dans leur maison natale. Nous reviendrons plus loin sur le lien rituel qu’entretiennent les filles mariées avec leur maison natale.
- 11 Butsu et hotoke sont les lectures respectivement sino-japonaise et japonaise du même idéogramme.
- 12 Selon certains auteurs, l’homonymie refléterait la congruence du bouddhisme et des services aux déf (...)
- 13 Ils sont célébrés les 1re, 3e, 7e, 13e, 17e, 23e, 27e années et 33e ou 50e année après la mort. (...)
22L’autel des ancêtres, butsu-dan, est littéralement l’autel (dan) où l’on célèbre les hotoke11. Ce dernier terme désignant aussi bien les bouddhas que les défunts, tout défunt au Japon est un bouddha12. Chaque défunt se voit attribuer un « nouveau nom », kaimyô, ou nom posthume bouddhique, par le moine qui l’inscrit sur une tablette funéraire. Dès lors que celle-ci est déposée sur l’autel, le défunt est commémoré au quotidien, aux fêtes saisonnières mais également au cours d’une longue série de services bouddhiques qui s’étend, selon les régions, sur trente-trois ou cinquante ans13. Cette période rituelle viserait à purifier le défunt de la souillure de la mort « liée à la corruption du corps » (Berthon, 1997 : 104), de même qu’à défaire peu à peu le défunt de son identité individuelle pour qu’il puisse rejoindre l’ensemble des ancêtres de la maison.
- 14 Cf. Inokuchi, 1977 : 161 ; Ôshima et al., 1971 : 59.
23Le dernier service de commémoration marque le changement de statut du défunt. Dans de nombreuses régions, la tablette est retirée de l’autel pour être brûlée ou jetée dans un cours d’eau. Ailleurs, la pierre tombale est renversée. Le défunt est parti. Selon les discours locaux, il serait devenu « dieu », kami14. C’est d’ailleurs ce que soulignent de nombreuses pratiques. Ainsi, des bandelettes de papier blanc ou une branche de feuillus, réceptacles des dieux, sont, par exemple, placées sur la tombe du défunt. Dans d’autres régions, la tablette, de laquelle l’inscription bouddhique a été effacée, est déposée sur l’étagère des dieux où elle sera désormais célébrée (Ôshima et al., 1971 : 518). Ailleurs encore, le parent décédé est commémoré sur l’oratoire du dieu tutélaire placé aux abords de la maison (Caillet, 1985 : 434). Au terme des rites bouddhiques, il n’est donc plus célébré de façon individuelle. « Ancêtre déifié », il se confond désormais avec la nébuleuse d’entités protectrices des vivants. Ayant « achevé le cycle de la mort, [il] pénètre à nouveau dans celui de la renaissance » (ibid.).
24À Himeshima, les rites de commémoration des défunts s’étendent sur cinquante ans. Bien qu’il n’existe pas à ma connaissance de discours local sur le devenir du défunt, les pratiques soulignent aussi un processus de divinisation. S’il y a deux ou trois générations, la pierre tombale, alors individuelle, était renversée à l’occasion du dernier service bouddhique, aujourd’hui, seule la tablette funéraire est retirée de l’autel pour être brûlée par un moine qui reporte le nom posthume du défunt sur la « tablette des esprits ancestraux », sosen no reii, les ancêtres pour lesquels on a effectué le cinquantième service de commémoration.
- 15 Dans certaines régions, on observe une progression des tablettes du niveau le plus bas vers celui l (...)
- 16 Le terme senzo, « ancêtre », est rarement employé à Himeshima, si ce n’est par les chefs de maison. (...)
25Mais le processus d’ancestralisation des défunts s’inscrit aussi dans l’espace. La tablette des esprits ancestraux est en effet toujours placée à l’une ou l’autre extrémité du niveau supérieur de l’autel tandis que les tablettes les plus récentes se trouvent en son milieu, quelquefois légèrement en avant des plus anciennes15. Aucune distinction n’est pourtant faite dans le langage courant entre les différents rangs occupés par les ancêtres. Ce sont tous des hotoke16.
26Notons enfin que la présentation d’offrandes alimentaires fait partie intégrante du processus d’ancestralisation des défunts. Si la longue période rituelle vise à défaire le mort de la souillure liée à la putréfaction de son corps, cela ne veut pas dire pour autant que ce dernier disparaisse. Bien au contraire, puisque l’on continue à le nourrir avec des aliments bien réels, au quotidien, à l’occasion des fêtes calendaires et des services de commémoration, et cela jusqu’au dernier service bouddhique qui marque à Himeshima la fin de la présentation d’offrandes aux défunts. C’est la période nécessaire, semble-t-il, pour remplacer l’ancien corps, brutalement disparu, par un nouveau, un corps d’ancêtre qui apparaît comme la seule marque tangible du chemin mystérieux, parce qu’inconnu, que poursuit le défunt après sa mort.
27Nous verrons qu’au-delà du corps des ancêtres la pratique des offrandes rend surtout compte de la nature des corps des vivants.
- 17 Leurs enfants décédés avant de se marier y sont également commémorés.
- 18 Parmi les maisons concernées par l’enquête, il y a cinq maisons détachées de première génération qu (...)
28L’autel des ancêtres célèbre les générations de chefs de maison, et leur épouse, qui se sont succédé à la tête de la maison depuis sa fondation17. Toutes les maisons ne possèdent donc pas un autel des ancêtres. En effet, les fils cadets, qui ont établi une maison détachée, forment avec leur épouse la première génération de cette nouvelle maison. Ce n’est qu’à la mort d’un membre de cette première génération qu’un autel des ancêtres sera installé18.
- 19 Les maîtresses de maison de ces dernières sont Minako, Yumiko et Natsuko.
29La tombe familiale de chaque maison détachée se trouve dans le même cimetière que celle de leur maison originaire. De façon générale, les maisons cadettes s’adressent au même monastère que leur maison originaire pour l’achat de l’autel, l’exécution des rites funéraires et des rites de commémoration des ancêtres. La majorité des maisons de l’enquête relèvent du monastère Shinkaiji de l’école de pensée bouddhique de la Parole Vraie, Shingon, qui se trouve dans le village principal. Trois d’entre elles effectuent les rites funéraires et les services de commémoration selon le protocole shintô. Il ne s’agit pas de maisons de desservants de sanctuaire, mais de foyers ordinaires qui font et parlent des offrandes sur des modalités similaires aux maisons de confession bouddhique. C’est pourquoi, je les ai incluses à mon enquête19.
- 20 On dispose en général dans l’alcôve décorative une calligraphie, un arrangement floral ou autre orn (...)
- 21 Contrairement à Smith, qui souligne que les volets sont ouverts uniquement lorsqu’on s’y recueille (...)
30L’autel des ancêtres est installé dans la pièce principale, zashiki, à droite ou à gauche de l’alcôve décorative, tokonoma20, et en dessous des photos des défunts qui y sont commémorés. Bien que ce dernier soit pourvu de volets en bois sculpté, je ne les ai jamais vus fermés au cours de mes séjours sur l’île21.
- 22 La disposition de l’autel présentée ici n’a rien de prédicatif car elle peut varier d’une maison à (...)
- 23 Le Bouddha Vairocana (Dainichi-nyorai), le bouddha principal (honzon), entouré de ses deux parèdres (...)
31L’intérieur de l’autel22 comporte trois gradins qui procurent la profondeur nécessaire pour disposer les tablettes et les offrandes de lumière, d’encens, de fleurs et, bien sûr, de nourriture. Les tablettes des défunts sont disposées sur le gradin supérieur avec le talisman, fuda, du monastère Shinkaiji. Devant chacune se trouvent une petite coupe en métal et une tasse en porcelaine estampillée « la part des ancêtres », reizen, pour les offrandes de riz et d’eau ou de thé. Derrière les tablettes des ancêtres sont exposées les effigies des trois entités bouddhiques de l’école de la Parole Vraie23. Rares sont les informateurs qui connaissent l’identité de ces personnages ou qui leur font des offrandes. Les deux derniers niveaux de l’autel sont occupés par les offrandes de fruits et de gâteaux divers, présentées dans de grandes coupes ou sur des plateaux en laque noire ; et par les vases de fleurs ou de feuilles shikimi (Illicium anisatum L.) et tout le nécessaire (encens, bougie) dont on a besoin pour s’adresser aux ancêtres.
32Quant au vocabulaire vernaculaire qui décrit la présentation d’offrandes, les verbes couramment utilisés à Himeshima évoquent le geste physique de « monter, élever » (ageru) ou de « fixer » (sueru) la nourriture sur l’autel. De même, on « descend, abaisse » (sageru, orosu) les plats de l’autel. Ces termes relèvent du langage courant et leur emploi ici n’a rien de spécifique.
33J’ai voulu, dès mon arrivée, connaître le rôle que jouait le moine de Shinkaiji dans la normalisation de la pratique des offrandes. Surpris par ma question, il me répondit que les offrandes quotidiennes faites sur l’autel des ancêtres ne font pas l’objet d’un enseignement particulier, que « ce n’est pas la peine de le dire [aux familles] ! Elles le savent bien ! »
34Comme nous le verrons plus loin, parmi toutes les prescriptions bouddhiques, seule la proscription de matières animales est retenue dans la pratique quotidienne. Il semble par conséquent difficile de qualifier les offrandes faites sur l’autel des ancêtres d’« offrandes bouddhiques », ainsi que le fait Jane Cobbi dans son article « Dieux buveurs, ancêtres gourmands » (1991) où elle confronte offrandes faites sur les autels des ancêtres et offrandes présentées par les officiants sur les autels des sanctuaires shintô.
- 24 Ce qui s’est d’ailleurs souvent avéré au cours de l’enquête.
35À mes questions sur la nature des offrandes qu’ils présentent aux ancêtres, mes informateurs me répondaient souvent de façon évasive. Ils m’expliquaient qu’ils faisaient les offrandes « de façon naturelle », « comme bon [leur] semble », qu’« il n’y a pas de règle ». Et lorsqu’ils décrivaient plus concrètement leurs pratiques, ils parlaient sur un mode personnel qui n’engageait qu’eux-mêmes (« chez nous », uchi wa, ou encore « moi, je… », watashi wa), précisant d’ailleurs fréquemment qu’ils ne savent pas comment font « les autres »24. Nourrir les ancêtres relèverait ainsi de l’affect, de l’attachement de chacun à ses propres ancêtres. C’est d’ailleurs ainsi que les maîtres de maison m’expliquaient pourquoi ils offraient de la nourriture aux ancêtres : « Les ancêtres sont des membres de la famille », « On aurait l’impression d’être mauvais envers nos ancêtres (senzo) » s’il n’y avait pas d’offrandes sur l’autel. Certainement parce que ces derniers « protègent les membres de la maison ». Les maîtresses de maison, quant à elles, ont moins de recul par rapport à leurs pratiques. Elles n’ont pas besoin de les justifier, si ce n’est par le cours des choses : elles ont toujours vu leur mère faire des offrandes dans leur enfance.
36Responsable officiel du culte des ancêtres, le chef de maison préside aux côtés du moine les rites funéraires ainsi que les services de commémoration des défunts. Ces rites constituent pour la majorité des chefs de maison les seules occasions de se recueillir devant l’autel des ancêtres. Deux d’entre eux, cependant, plus fervents que les autres, s’adressaient fréquemment à leurs ancêtres.
- 25 Cité dans Ishikura, 1995 : 90.
- 26 Alors que j’écris cet article, une étude de Satô (2002) sur les modalités de transmission de ces sa (...)
37C’est toutefois à la maîtresse de maison qu’incombent les soins quotidiens aux ancêtres. Comme Yanagita l’a souligné, l’exécution du culte des ancêtres relève de ses droits et devoirs25. Dès son enfance, la jeune fille assiste sa mère, et parfois la remplace, dans la préparation des repas pour les morts comme pour les vivants. Plus tard, dans la maison de son mari, la jeune épouse fait de même aux côtés de sa belle-mère jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même maîtresse de maison en titre. La présentation des offrandes relève ainsi d’un savoir transmis au sein de chaque maison, de mère à fille et de belle-mère à belle-fille26.
- 27 Afin de faciliter la lecture, j’ai choisi des prénoms qui se finissent par la syllabe ko pour les m (...)
- 28 Il n’a d’ailleurs pas manqué de s’enquérir des rêves que l’ethnologue faisait quand il a appris qu’ (...)
38Il est notable que l’on continue à reconnaître à la fille mariée une part de responsabilité dans l’exécution du culte des ancêtres au sein de sa maison natale, alors qu’elle a théoriquement quitté cette dernière. Yûichirô27 me dit qu’il est fréquent qu’à la suite d’un rêve récurrent dans lequel ses parents la supplient, « j’ai envie de boire de l’eau », mizu ga nomitai, une fille mariée en dehors de l’île revienne y faire une offrande d’eau à ses parents décédés28. Soulignons ici que le culte des ancêtres à Himeshima concerne plus les parents directs que les ancêtres lointains, fondateurs de la lignée.
- 29 Dans le sud-ouest du Japon, Okage (litt. « grâce [aux dieux] ») est un mot qui désigne les bénéfice (...)
39Les ancêtres sont en général perçus comme des entités bienveillantes qui protègent les membres de la maison. Aussi les épouses sont-elles conscientes qu’une lacune ou une erreur dans l’exécution des rites suffirait à les rendre dangereux pour la maisonnée. Takako, par exemple, qui leur offrait jusqu’alors une tasse de thé, me raconte avec émotion comment elle apprit auprès d’une voisine âgée que « le thé c’est mauvais (warui), […] et que l’eau est plus bénéfique (okage29 ga aru) ». Elle fit immédiatement l’échange. Kanako et Atsuko firent de même mais pour une tout autre raison : toutes deux en avaient assez du dépôt noirâtre que laissait le thé sur la tasse en porcelaine. La propreté, liée à la notion de pureté dans les croyances populaires, est ici garante d’efficacité des rites aux ancêtres. C’est pourquoi, de façon générale, les maîtresses de maison veillent toujours à ce que l’autel soit propre. Elles le dépoussièrent régulièrement, changent les fleurs avant qu’elles ne se fanent et ne salissent l’autel, elles enlèvent le riz avant qu’il « ne devienne noir ». Pour Hiroko, « si l’on tient bien propres les autels, on reçoit des bénéfices ». Un manque d’attention pourrait, au contraire, avoir des conséquences fâcheuses sur les membres de la maisonnée. Hiroko dont les deux filles sont mariées ne manque jamais, lors de ses visites, de vérifier l’état des autels domestiques. « Elles ont des enfants, quand même… », dit-elle, soulignant les responsabilités rituelles de la femme vis-à-vis de ses enfants.
40Le grand sens des responsabilités des maîtresses de maison vis-à-vis de l’exécution du culte des ancêtres ne peut cependant expliquer à lui seul la relation intime, voire fusionnelle, que les épouses entretiennent avec les ancêtres de la maison de leur mari, dont elles s’occupent parfois même à l’encontre de celui-ci. Ainsi, Takako m’explique que, lorsqu’elle se lève tôt le matin pour cuire le riz afin de pouvoir en offrir aux ancêtres avant de partir à la pêche, son mari la « gronde » lui lançant de son futon : « Mais qu’est-ce que tu fais donc debout à cette heure-ci ! Tu ferais mieux de te coucher ! »
- 30 Sous-entendu créé par la présence de nombreuses personnes.
- 31 Liée à un sentiment de solitude.
- 32 Littéralement, « devenir silencieux ».
41Mais surtout, les femmes choisissent le registre des sentiments et des émotions pour évoquer leurs pratiques quotidiennes. Elles m’ont souvent parlé de l’impression de gaieté, d’animation (nigiyaka)30 que donne un autel empli d’offrandes, mais aussi de la tristesse (samishii, sabishii)31 d’un autel sans offrandes. Atsuko m’explique également à quel point elle « se sent bien » quand elle a présenté des offrandes aux ancêtres. Quant à Takako, elle avoue « se sentir mal » si elle ne peut pas déposer de riz en offrande le matin. Elle fait la grimace en disant qu’elle « n’aime pas ça ». Atsuko, enfin, se dit « énervée », iraira suru, quand elle voit que les fleurs des ancêtres sont fanées et ajoute que, dès qu’elle les a changées, « ça se calme », shin to suru32. Bien qu’originaires d’une autre maison, les épouses sont ainsi prises dans une relation affective très étroite avec les ancêtres de la maison de leur mari.
42Les repas quotidiens des ancêtres sont constitués de riz blanc, d’eau ou de thé. On leur offre aussi toutes sortes de fruits, de gâteaux et autres friandises qui garnissent l’autel à toute heure de la journée.
- 33 Kimiko fait cependant cuire dans ces cas-là quelques pâtes (udon) afin qu’ils aient de la nourritur (...)
43Le riz a longtemps été une denrée rare à Himeshima. C’est grâce au rationnement alimentaire qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale que la portion quotidienne de riz des îliens a sensiblement augmenté. Leurs repas se composaient jusqu’alors de patate douce cuite à la vapeur (fukashi-imo) le matin, de pâtes à la farine de patate douce séchée (imo-kiri) au déjeuner, et de blé mélangé à un peu de riz (mugi-meshi) au dîner. Les ancêtres étaient les seuls à être nourris du riz blanc qui, à la fin de la cuisson, se trouvait au-dessus du blé. Le riz apparaît, aujourd’hui encore, comme ce qui constitue le corps des ancêtres. En effet, même lorsque, les jours de fête, les épouses préparent des sushis ou autre plat de fête à base de riz, c’est du riz blanc que l’on offre aux ancêtres. Peu importe le moment de la journée, à « chaque fois » que les maîtresses de maison cuisent du riz blanc, elles en offrent une part aux ancêtres. Et quand elles n’en cuisent pas, tout simplement parce qu’il en reste de la fournée précédente, elles ne font pas d’offrandes aux ancêtres33. Ainsi, seul le « nouveau » riz est présenté en offrande, le rythme culinaire des vivants déterminant ainsi le moment et la fréquence des repas des ancêtres.
- 34 Toutefois, au Japon, on ne dit pas manger les restes de la part des ancêtres, comme cela serait le (...)
- 35 Il s’agit notamment de toutes les préparations à base de gâteau de riz (mochi) ainsi que les pâtes (...)
- 36 Dans la mesure où il est de nature à pouvoir être présenté sur l’autel. Les interdits concernent su (...)
44Le riz est toujours servi aux ancêtres avant les vivants34. Il en est de même des « plats changeant de l’ordinaire », kawatta mono, que l’on cuisine sans qu’une fête calendaire ou autre justifie sa préparation35. Tout cadeau reçu de l’extérieur36 est déposé devant l’autel des ancêtres avant que la famille ne le consomme, comme c’est également le cas pour les prémices des récoltes de riz, de patates douces et de fruits comme la pastèque ou le melon japonais, uri. Ainsi toutes les « denrées rares », mezurashii mono, qui sont produites ou reçues par la maisonnée sont tout d’abord offertes aux défunts avant de revenir aux vivants. Il s’agit là d’un rituel inaugural : la présentation de la première part aux ancêtres est de bon augure pour les membres de la maison. C’est sans doute pour cette raison aussi que les maîtresses de maison préfèrent faire l’offrande de riz le matin plutôt qu’à un autre moment de la journée.
- 37 Les « dieux vivants » désignent habituellement les invités, mais c’est bien des vivants en général (...)
45Si donc, en théorie, elles offrent aux ancêtres la première part de tout riz fraîchement cuit, en pratique, il en va parfois autrement. Deux d’entre elles m’avouent en riant qu’elles font l’offrande quand elles ont cuit du riz et surtout… quand elles y pensent ! Non seulement les ancêtres ne sont pas assurés d’avoir leur part quotidienne de riz, mais il ne s’agit pas toujours de la première part. Yumiko m’explique que « quand on est très occupé, il arrive qu’on offre le riz après en avoir nous-mêmes mangé ! (rires) ». C’est la même chose chez Minako, dont le mari s’empresse d’expliquer que « [dans ces cas-là] ce sont les “dieux vivants”, iki-gami, qui passent en premier (rires) »37. Il ruse ainsi en introduisant une nouvelle catégorie de dieux, « les dieux vivants », qui change la donne et lui permet finalement de contourner la règle sans trop en avoir l’air. Il poursuit : « S’occuper des ancêtres, certes c’est important, mais les vivants sont tout aussi importants ! » Et son épouse, Minako, de souligner qu’« au bout du compte, si les vivants n’existaient pas, les ancêtres n’auraient pas d’offrandes ! » La complémentarité des deux mondes ne peut être exprimée de façon plus claire. La familiarité dont font preuve ici les informateurs envers leurs ancêtres n’en est pas moins remarquable. Humour et ton de la plaisanterie sont caractéristiques de la relation que les descendants, par le sang et par alliance, entretiennent avec les ancêtres, leurs parents.
- 38 Kimiko, par exemple, dépose un bol de thé devant chaque tablette et un verre d’eau au centre pour t (...)
- 39 Dans un cas, elle est changée en même temps que l’eau des fleurs !
- 40 Contrairement au riz, qui peut se manger froid au Japon sous la forme, par exemple, de sushi et de (...)
46Quant à la boisson des ancêtres, elle est servie en même temps que le riz. Comme nous l’avons vu, il s’agit, selon les maisons, de thé ou d’eau et parfois des deux à la fois38. Contrairement au riz, l’offrande de boisson n’est jamais renouvelée au cours de la journée. La boisson est, en général, débarrassée en même temps que le riz39. L’eau n’est bue que rarement, le thé jamais, car refroidi, il n’est pas considéré comme buvable40.
- 41 Dans une seule maison pourtant, il semble que cela ait été le cas autrefois. Takako me raconte que (...)
- 42 En général en position garde-chaud mais il arrive que le riz soit recuit, s’il est trop dur.
47Le riz, en revanche, est rarement jeté. Il est mangé autant que possible, sans que ce soit par quelqu’un en particulier41. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, on ne sait pas très bien qui mange le riz des ancêtres puisqu’il est remis dans l’autocuiseur42 pour être resservi au repas suivant. Dans certaines maisons, la maîtresse de maison le met de côté au réfrigérateur pour faire du riz cantonnais.
48Cependant, lorsqu’il arrive qu’une seule personne dans la maison consomme la part entière des ancêtres, il s’agit souvent de la maîtresse de maison qui le mange afin d’éviter tout gaspillage, mottainai. Certes, le riz qui a séjourné sur l’autel des ancêtres est non seulement froid, mais il est dur et souvent imprégné de l’odeur d’encens. Elles l’ajoutent à leur part de riz ou encore le mangent « tel quel », sono mama, après avoir débarrassé l’autel. Il en est une qui garde le riz retiré dans un bol jusqu’à avoir l’équivalent d’une « part pour les humains (ningen) », qu’elle mange alors mélangé à du thé et divers condiments. De toute façon, rien de comparable avec le riz chaud fraîchement cuit ou maintenu au chaud dans l’autocuiseur qu’elles donnent à leurs maris.
49Les maîtresses de maison retraitées consomment également le riz des ancêtres. La belle-mère de Kimiko rajoute la part des ancêtres à la soupe de riz, o-kayu, qu’elle se prépare au déjeuner. Celle de Kanako, qui dès son réveil se recueille devant l’autel des ancêtres en fait son petit-déjeuner. Chieko, elle, le consomme sur place, après s’être recueillie devant l’autel. De même que les maîtresses de maison en fonction, les belles-mères retirées évoquent le gaspillage de riz auquel elles se disent plus sensibles que les « jeunes ». Aussi débarrassent-elles le riz des ancêtres dès qu’elles en ont l’occasion.
- 43 Les parents de Chieko étant un « couple adopté », il ne s’agit pas de sa grand-mère biologique. (...)
- 44 Il s’agit de la version locale du monstre qui habite les milieux maritimes, connu au niveau nationa (...)
- 45 Un informateur lui attribue cependant des vertus thérapeutiques en cas de maladie des yeux.
50Si le riz ne doit pas être jeté, ce n’est pas uniquement pour éviter le gaspillage car, plus que toute autre nourriture qui a été offerte aux ancêtres, il est censé receler des bienfaits. Ainsi, Chieko me raconte que, quand elle était enfant, sa grand-mère paternelle43 lui faisait souvent manger le riz des ancêtres pour la protéger des maladies aussi bien que du monstre enkô44 qui se trouvait, disait-on, juste à côté de chez elle, à Ômi, dans l’arbre près de la rivière. Aujourd’hui, Chieko fait, à son tour, manger le riz des ancêtres à ses petits-enfants, mais l’arbre qui abritait le monstre ayant depuis été abattu, le discours a changé : elle leur promet qu’ils deviendront intelligents et réussiront à l’école ! Le bénéfice le plus fréquemment reconnu au riz des ancêtres est le maintien en bonne santé, sakashii, ou son pendant, l’éloignement des maladies45. Les maîtresses de maison, qui, comme nous venons de le voir, mangent parfois le riz des ancêtres y doivent en partie, disent-elles, leur bonne santé. Mais ce sont, plus généralement, les bons soins qu’elles prodiguent aux ancêtres qui sont censés la leur assurer.
- 46 En dialecte, sotsu ni naru.
51Quand ils parlent de gaspillage, les informateurs préfèrent souvent l’expression somatsu ni naru46 à mottainai. Outre le sens d’« être gaspillé, gâché », cette locution signifie aussi « ne pas être respecté, être négligé ». Dans le langage courant, à la forme active (somatsu ni suru), on l’utilise pour qualifier des parents qui « négligent » leurs enfants ou encore des enfants qui « ne prennent pas soin » de leurs parents. L’expression prend donc tout son sens appliqué au riz des ancêtres. À Himeshima toutefois, somatsu ni naru est aussi utilisé pour évoquer le destin malheureux des objets de culte comme les statues, les talismans de sanctuaires ou encore les décorations de Nouvel An qui sont laissés à l’abandon. En raison de leur exposition à la souillure, ces derniers constituent un danger latent pour la communauté. Le riz des ancêtres, comme tous ces objets de culte, incarne une entité suprahumaine, les ancêtres. Jeter le riz constituerait ainsi une menace pour les vivants.
52Autant de raisons, donc, de prendre soin du riz des ancêtres et, par là même, de l’enfouir au plus vite dans l’endroit le plus sûr : l’estomac des vivants.
- 47 Biscuits fourrés à la crème de marron (kuri-shigure) ou gâteaux de riz grillés (senbei), par exempl (...)
- 48 On retrouve en effet les spécialités de différents pays telles que les cookies américains, les sabl (...)
- 49 Bonbons au caramel, haricots rouges macérés dans le sucre (amanattô), etc.
- 50 Petits pains fourrés à la pâte de haricots rouges ou à la crème pâtissière, par exemple.
- 51 Cf. Cobbi, 1993 : 113.
- 52 Cette catégorie regroupe tous les dérivés des chips comme les chips de maïs (tongari-kôn), chips de (...)
53En plus des repas quotidiens, des offrandes de fruits et de gâteaux, entre autres choses, sont présentées aux ancêtres. Elles restent sur l’autel de jour comme de nuit au cas où les ancêtres auraient envie de grignoter. Ce sont en quelque sorte des « en-cas » pour les ancêtres. Ces en-cas recouvrent une grande variété d’aliments : fruits ; biscuits japonais, kashi47, ou à l’occidentale48 ; confiseries49 ame et viennoiseries, pan50. Comme la majorité des dons aux vivants51, les en-cas des ancêtres sont en grande partie de saveur sucrée, même si l’on note aussi la présence de « friandises salées », shio-gashi ou sunakku-gashi52.
- 53 Les autres étant les cinq légumes au « goût fort » (goshin) que sont « l’ail, la ciboule, l’échalot (...)
54Parmi toutes les prescriptions bouddhiques relatives aux offrandes alimentaires, seule l’interdiction de donner des aliments contenant de la matière animale, les « choses crues qui empestent », nama-gusa-mono53, est connue et appliquée par tous les bouddhistes. Les informateurs expliquent en effet qu’« une fois devenu hotoke, on n’aime plus la viande, niku, ni le poisson, sakana ». Ce discours n’est cependant pas explicite de la part des shintoïstes qui associent fortement cette proscription au bouddhisme. Il n’en demeure pas moins qu’au quotidien, chez les uns comme chez les autres, les ancêtres ne reçoivent ni viande ni poisson. Ce n’est en effet qu’au cours des rites de commémoration des défunts et des festivités du Nouvel An — où les maisons shintô offrent aux ancêtres du poisson cru ou cuit —, qu’une différence apparaît entre les deux confessions.
- 54 De passage à Hamamatsu, j’ai rapporté à mes informateurs de Himeshima la spécialité de cette ville, (...)
55Dans les maisons bouddhiques où l’interdiction est claire, on note toutefois un écart entre le dogme et la pratique. En effet, ainsi que l’expression « choses crues qui empestent » le signifie, pour les informateurs, seuls le poisson et la viande « crus » font l’objet d’une interdiction. Il n’y a donc aucun inconvénient à présenter des chips aromatisées à la crevette ou au « consommé de bœuf » puisque, m’assure-t-on, le bœuf et la crevette ne sont pas crus mais « séchés » et ne sont plus sous leur forme originelle54. Les ancêtres mangent donc de la viande et du poisson tant que cela n’y ressemble pas trop. On trouve, exactement dans les mêmes proportions, des friandises similaires sur les autels des ancêtres des maisons shintô, sans qu’il soit besoin de justifier longuement la présence de tels aliments puisque, insiste-t-on, le rituel shintô ne les interdit pas. Ainsi quelle que soit la confession, au quotidien, on n’offre ni viande ni poisson sous leur aspect premier de « chair crue », comme pour souligner que c’est justement ce qui fait défaut aux ancêtres, privés de leur enveloppe charnelle.
56Si ce sont en général les épouses qui achètent les denrées nécessaires pour garnir l’autel, il arrive aussi que les belles-mères y déposent de la nourriture qu’elles se sont procurée à l’occasion d’une sortie au village principal. Le critère de choix des maîtresses de maison est simple : elles préfèrent les aliments que les membres de la maison sont susceptibles de manger parce que, comme dit Minako, « si l’on donne [aux ancêtres] des choses que nous n’aimons pas, elles seront négligées (somatsu ni naru) ». À l’instar du riz, les en-cas des ancêtres doivent être consommés et, pour cela, il faut qu’ils soient du goût des vivants. Opposés pour ce qui est de la consommation de la viande mais unis concernant les en-cas, vivants et défunts sont tour à tour semblables et différents.
57Que les goûts des vivants soient déterminants ne veut pas dire pour autant que ceux des défunts soient toujours négligés. La disparition récente d’un proche de même que l’attachement particulier à un défunt amènent les maîtresses de maison à présenter de la nourriture qu’affectionnaient les disparus. Cependant, même alors, les préférences des ancêtres sont conditionnées. Minako, par exemple, qui offre des bonbons et des mandarines à la grand-mère défunte de son mari, précise que son beau-père et son mari raffolent eux aussi de ces bonbons. Son époux adore, par ailleurs, les mandarines. Minako ne retient ainsi des goûts des ancêtres que ce qui relève également du goût des vivants, en particulier des chefs de maison de la génération actuelle ou précédente.
- 55 Gâteaux qu’il a lui-même achetés. Sa femme ne pouvant se déplacer, c’est lui qui se charge des cour (...)
- 56 Le recueillement est souvent l’occasion de retirer une offrande de l’autel ; le contraire n’est pas (...)
58Les chefs de maison sont en effet, selon leurs épouses, ceux qui prélèvent le plus fréquemment les offrandes de l’autel pour les consommer. Takako me dit que son mari prend ainsi les gâteaux55 pour les déguster avec son thé quand il regarde la télévision. Quant au mari de Minako, Shintarô, il se sert sur l’autel s’il y a des choses sucrées, parce qu’il aime cela. Ce dernier raconte que lorsqu’il allume une bougie le soir pour faire une offrande de lumière, o-akari, aux ancêtres, s’il repère « quelque chose de rare » sur l’autel, il le prend pour le manger56. Kanako explique que son mari, Yûichirô, « aime les choses sucrées, alors, quand il boit son café, il va prendre des biscuits [sur l’autel] ». Les en-cas étant surtout du goût des chefs de famille, descendants directs de la lignée, ceux-ci se dirigent vers l’autel comme vers un buffet, et ne manquent pas de rendre compte de l’état des stocks à leur épouse. Shintarô lui signale ainsi qu’il n’y a plus de gâteaux sur l’autel ou encore qu’il a mangé la dernière mandarine et qu’il faut qu’elle en redonne. Mais les femmes découvrent parfois l’autel vide. Kanako explique qu’à peine avait-elle présenté de nouvelles offrandes ce matin-là, qu’elle entendait déjà son mari « les manger bruyamment à midi ! ». Elle ajoute : « Une fois qu’il s’est servi d’offrandes, c’est [elle] qui en dispose de nouvelles. » Et Yûichirô, le mari, de rétorquer aussitôt avec humour : « Si l’on n’enlève pas rapidement, les ancêtres souffrent, nangi suru. C’est qu’elles sont lourdes, ces offrandes ! »
- 57 Morau (« recevoir ») est utilisé entre personnes de statut plus ou moins égal alors qu’itadaku (« r (...)
59L’agacement de Kanako n’est qu’apparent. En effet, elle commente que « les ancêtres se réjouissent, yorokobu, sans doute que quelqu’un mange leurs offrandes ». De façon plus générale d’ailleurs, « il ne faut pas laisser les offrandes éternellement sur l’autel ». Les offrandes doivent circuler. Les hommes donnent de la nourriture aux ancêtres qui la redonnent. Du moins est-ce ce que Shintarô souligne quand il explique qu’il s’adresse directement aux ancêtres, et plus particulièrement à sa grand-mère, pour « recevoir », morau57, la mandarine sur l’autel. Les ancêtres se réjouissent ainsi de pouvoir donner leurs offrandes aux vivants, et en particulier à ceux dont ils se sentent les plus proches, leur fils ou leur petit-fils.
60À Himeshima, un dicton semble faire parler les ancêtres, « Celui qui retire [les offrandes de l’autel] est plus mignon, kawaii, que celui qui les présente. » Pour Shintarô, l’interprétation va de soi : « La personne qui donne les offrandes, c’est la belle-fille (yome), tandis que celle qui les enlève, c’est [lui] ! » Les ancêtres prendraient ainsi le parti de la patrilignée en préférant donner les offrandes à un descendant par le sang plutôt qu’à un membre venu de l’extérieur. Pour les autres personnes interrogées, cependant, le dicton fait référence aux jeunes enfants, qui ont une réputation de grands amateurs d’offrandes. En effet, tous ont souligné l’attirance « naturelle » des enfants pour l’autel des ancêtres qui non seulement renferme de nombreux ustensiles, mais regorge aussi toujours de friandises. À plus forte raison pour les enfants issus de maisons détachées qui n’en possèdent pas encore.
- 58 Il s’agit dans ce cas de l’arrière-grand-mère paternelle de l’enfant. L’enfant s’adresse ici à elle (...)
61Dans la plupart des maisons qui ont fait l’objet de l’enquête, les enfants sont mariés et parfois devenus parents. Nombreux sont les informateurs qui, cependant, se souviennent de leurs enfants allant se servir d’offrandes sur l’autel des ancêtres. Une maîtresse de maison raconte que, quand ses enfants (fille et garçon) étaient petits, ils venaient lui demander la permission de « manger » les gâteaux alléchants qu’ils avaient repérés sur l’autel. Elle leur répondait d’« aller les recevoir de Grand-mère58 » et de lui demander à voix haute « Donne-moi [les gâteaux] s’il te plaît, Grand-mère ! » ; ou encore « Oui, mais dis bien “je reçois” (itadakimasu) quand tu retires les offrandes. » S’il s’agit là, bien sûr, d’une bonne occasion pour les adultes d’inculquer aux jeunes enfants la déférence à manifester envers les entités suprahumaines, c’est aussi l’occasion pour la mère de leur apprendre l’existence des ancêtres et le lien qui les unit à eux, la patrilignée.
62Aujourd’hui, ce sont les petits-enfants qui se chargent de débarrasser l’autel de ses offrandes. Comme dans le cas des enfants directs de la maison, ils sont invités à s’adresser directement aux ancêtres, par le terme de parenté adéquat. Dans un cas, pourtant, il en alla différemment. Kimiko dit à son petit-fils (fils de sa fille, deux ans) de demander « S’il te plaît, manman-chan, donne-moi [le gâteau] ! » Dans le langage des enfants, manman-chan désigne les entités suprahumaines59. Bien que je n’aie pu observer tous les cas envisageables (enfants de l’héritier, de la fille, du fils non-héritier), il ne semble pas que la maison dont est issu le petit-enfant ait une quelconque influence sur l’utilisation d’un terme de parenté plutôt qu’un terme plus générique pour s’adresser aux ancêtres. De même, aucune différence de traitement selon les sexes n’est apparue. Petit-enfant du fils héritier ou non, petit-enfant des filles ou des fils, petite-fille ou petit-fils, tous, lorsqu’ils sont jeunes, sont invités à entrer en contact avec les ancêtres.
63Les enfants, de façon générale, reçoivent souvent les offrandes des ancêtres même lorsqu’ils ne sont pas de la parenté. Dans ce cas-là, cependant, les adultes ne les obligent pas à s’adresser aux ancêtres, puisqu’il n’y a pas de lien de parenté à entretenir. Ainsi, quand Minako invite l’enfant d’un voisin qui lui rend souvent visite à prendre ce qui lui plaît sur l’autel, elle lui précise bien que « ce n’est pas la peine de faire la prière ». Les enfants, apparentés ou non, sont en effet des récipiendaires privilégiés des offrandes. Comme le souligne l’adage « Jusqu’à sept ans, à l’intérieur [du monde] des dieux » (Ijima, 1985 : 264), ils se trouvent dans une position liminaire qui les rend à même de fabriquer le lien entre ce monde et l’autre monde. Aussi sont-ils particulièrement qualifiés pour incorporer la nourriture des ancêtres qui se veut, elle-même, un trait d’union entre les deux mondes. En effet, destinée aux défunts, les offrandes sont consommées par les vivants.
- 60 Dans cette maison, le fils aîné et sa famille ne vivent pas dans le pavillon de retraite annexe au (...)
64Lorsque les petits-enfants sont plus âgés, ils connaissent les ancêtres et se recueillent d’eux-mêmes devant l’autel lorsqu’ils se rendent chez leurs grands-parents ; ceux-ci les invitent souvent à se servir d’offrandes et usent même parfois de stratagèmes pour qu’ils les mangent. Les petits-enfants de Takako (fils et fille du fils aîné, douze et quatorze ans)60, en effet, refusaient jusqu’à récemment de le faire, prétextant qu’il n’y en avait aucune à leur goût. Ce n’est plus le cas aujourd’hui car le mari de Takako veille à présent à acheter et déposer sur l’autel les « gâteaux salés » dont il sait que ses petits-enfants raffolent. Autre cas, celui de Minako qui présente sur l’autel les biscuits que les enfants (douze et treize ans) de la maison détachée apprécient pour les inviter à se servir quand ils viennent lui rendre visite. Il est à noter que ces deux exemples concernent les enfants du fils héritier d’une part, du frère cadet d’autre part, qui ont en commun de relever de la patrilignée de la maison originaire et pour lesquels il paraît plus important de partager les offrandes des ancêtres.
65Les maîtresses de maison en exercice, quant à elles, ne prennent pas les en-cas de l’autel pour les consommer. Elles le font uniquement pour les remettre à une tierce personne. Ainsi, Takako les apporte aux enfants de ses voisins, mais également à sa vieille mère qui habite la pièce de retraite d’une maison proche. En effet, tout comme les enfants, les personnes âgées se trouvent à mi-chemin entre les deux mondes. J’y reviens plus loin. Notons simplement ici qu’une femme, une maîtresse de maison retraitée d’une maison voisine, reçoit les offrandes des ancêtres. Il arrive aussi que les maîtresses de maison offrent les en-cas des ancêtres aux visiteurs — dont je faisais moi-même partie. Enfin, elles retirent également par souci de propreté les fruits et autres denrées avant qu’ils ne pourrissent.
66Les femmes tiennent ainsi une place singulière dans la gestion des offrandes au quotidien. Chargées de nourrir les ancêtres au nom de la maison, elles leur donnent la première part de riz et assouvissent leur soif avec de l’eau ou du thé. Lorsqu’elles retirent les offrandes de l’autel, elles jettent celles qui ne sont pas consommables (thé) et intègrent si possible les autres (riz) aux repas de la maisonnée. Comme nous l’avons vu, il arrive souvent que les femmes, actives comme retraitées, consomment le riz des ancêtres. Toutes, pourtant, invoquent leur souci de ne pas gaspiller de nourriture et le respect à l’égard des ancêtres.
67Les chefs de maison, en titre ou retraités, de même que les enfants ne manifestent pas un intérêt particulier pour le riz des ancêtres qui a refroidi et parfois durci. Ils se servent, en revanche, sans cesse des en-cas, beaucoup plus appétissants. Incorporant ainsi la même nourriture, ancêtres et descendants par le sang se montrent comme partiellement faits de la même substance. De même que, dans le rite japonais, la consubstantialité des dieux et des hommes s’élabore par l’incorporation d’un même repas, c’est par l’intermédiaire de la nourriture que l’homogénéité de la lignée est ici mise en scène, faisant la part entre ce qui tient du même, les maris, et ce qui relève de l’autre, les épouses, les maîtresses de maison qui se voient exclues du partage, et ce, malgré la relation affective qu’elles entretiennent avec les ancêtres. Non, les ancêtres ne leur donnent pas leurs offrandes, du moins pas encore.
- 61 Par le passé, l’offrande variait en quantité selon que l’un des parents ou les deux étaient décédés (...)
68Les ancêtres sont célébrés de façon particulière aux cours de quatre fêtes dans l’année : les festivités du Nouvel An, la fête des Morts, Bon, à la mi-août, les équinoxes de printemps et d’automne, higan. Ces cérémonies sont toutes marquées par une intensification des offrandes car tous les enfants qui ont quitté la maison reviennent se recueillir devant l’autel de leurs parents décédés61. Les offrandes faites lors du Nouvel An n’apportant pas d’élément nouveau, je ne les traiterai pas ici.
69La fête des Morts comme les équinoxes appartiennent au calendrier bouddhique. Selon les interprétations locales, il s’agit de célébrer le retour des ancêtres qui viennent rendre visite à leurs descendants. Ceux-ci les accueillent au cimetière, sur leur tombe lors du premier jour de la période rituelle et les raccompagnent le dernier. Au cours de leur séjour — trois jours à la fête des Morts et une semaine aux équinoxes —, la maîtresse de maison leur prépare des mets particuliers. Je ne parlerai ici que des offrandes apportées par la génération des enfants dans leur maison d’origine.
70Lors des fêtes calendaires, les fils cadets mariés vont déposer des offrandes sur l’autel de leur maison originaire. Dans la pratique, ce sont les maîtresses de maison qui officient au nom de leur mari. Les filles mariées, qu’elles soient maîtresses de maison en titre ou non au sein de la maison de leur mari, retournent également dans leur maison natale pour effectuer des offrandes sur l’autel des ancêtres. Notons que lorsque la belle-mère n’est plus ingambe, c’est sa belle-fille qui s’en charge pour elle.
- 62 Par ordre décroissant de fréquence.
71Les offrandes apportées par la génération des enfants sont d’une extrême variété : fruits et gâteaux de saison, pâtes udon ou sômen sèches, bonbons, biscuits à l’occidentale, fruits en conserve, œufs, gâteaux de riz grillés senbei, jus de fruits, café ou autre boisson en cannette, pâtes chinoises instantanées, gâteaux à apéritif, algues grillées yaki-nori, petits sandwichs62.
72Le souci premier des maîtresses de maison est, encore une fois, le gaspillage de nourriture. Afin de l’éviter, certaines préfèrent offrir des denrées utilisées dans la cuisine quotidienne. D’autres cherchent à faire plaisir aux vivants qui finiront par manger les offrandes. Kanako, par exemple, dit qu’elle n’apporte pas de pâtes udon sur l’autel de sa maison natale car sa mère en prépare souvent elle-même — « Ils ne se réjouiraient pas », dit-elle — et préfère acheter un melon et des gâteaux, denrées beaucoup plus luxueuses. Elle réserve les pâtes udon à la maison natale de sa belle-mère car, « dans cette maison-là, ils n’aiment pas les choses sucrées ». Elle parle en fait du maître de maison de la maison natale de sa belle-mère, un grand amateur de saké qui n’apprécie guère les denrées sucrées.
73Ainsi, comme pour les en-cas dans le cadre domestique, lors de la présentation des offrandes entre maisons aux fêtes calendaires, les chefs de maison font l’objet de plus d’attentions que les autres membres. Leurs goûts sont ainsi souvent assimilés à ceux des ancêtres de leur maison de sorte qu’ils mangent de la nourriture de même nature.
- 63 Cela n’arrive, en revanche, jamais lors des échanges de cadeau en fin d’année où les donateurs appo (...)
74Les offrandes sont si proches du cadeau aux vivants, et les chefs de maison si proches des ancêtres, qu’il arrive souvent qu’à la fête des Morts le cadeau saisonnier que la maison détachée adresse aux chefs de maison originaire et les offrandes aux ancêtres ne fassent qu’un63. Toshirô, par exemple, m’explique qu’il ne fait pas d’offrande particulière, mais fait un cadeau saisonnier à sa maison originaire. Il s’agit de boissons vitaminées (ripobitan D) que le chef de famille, son frère aîné, consomme régulièrement. Si le cadeau en question n’est pas déposé, pour la maison originaire, « c’est la même chose ». Il est autant destiné aux morts qu’aux vivants.
75Les goûts des chefs de maison en exercice ne sont pas les seuls à être pris en considération ; il est tenu compte également de ceux des chefs de maison retirés et des enfants de la maison. Masako apporte un ou deux paquets de gâteaux « que les enfants de la maison originaire aiment » ou encore « des bonbons que le père et le grand-père aiment » sur l’autel de la maison originaire de son mari.
- 64 Les petits sandwichs de pain de mie, par exemple.
76Les maîtresses de maison en exercice apparaissent toujours aussi éloignées des ancêtres. Elles se contentent en effet d’enlever les offrandes de l’autel pour les distribuer aux enfants et petits-enfants, d’autant plus qu’à ces occasions les autels sont lourdement chargés de nourriture. Certaines offrandes, en raison de leur nature périssable64, sont consommées peu de temps après avoir été présentées, par toute la maisonnée et leurs invités de passage.
77Nous avons vu que, dans le quotidien, les maîtresses de maison retraitées, de la même façon que les maîtresses de maison en exercice, mangent le riz présenté aux ancêtres par défaut d’autre récipiendaire, par souci d’éviter le gaspillage ou par respect vis-à-vis des ancêtres. Elles ne retirent pas les en-cas de l’autel pour les consommer, au contraire des enfants et des chefs de famille qui s’y pressent afin de recevoir les offrandes des ancêtres, toutes choisies selon leurs goûts. La situation est cependant différente pour les maîtresses de maison retirées, lors des fêtes calendaires.
78Yoshiko, épouse d’un fils cadet (maison détachée), prend en compte les goûts de sa belle-mère retirée, octogénaire, lorsqu’elle choisit les offrandes qu’elle destine à l’autel de la maison originaire. Elle donne la préférence aux gâteaux à base de pâte de haricots rouges (manjû) bien mous pour que « la grand-mère » (la mère de son mari) puisse les manger, « plutôt que [quelque chose] pour les jeunes (wakai mono) ». C’est donc que Yoshiko la considère suffisamment proche des ancêtres pour partager leur nourriture.
79D’autres pratiques, qui soulignent que la maîtresse de maison retraitée est de son vivant intégrée aux ancêtres de la maison de son mari, sont attestées par quantité d’auteurs, japonais et étrangers. Dans de nombreuses régions, la fête des Morts est l’occasion de festivités au sein des maisons qui n’ont pas connu de décès depuis quelques années. Les enfants qui ont quitté la maison rentrent en effet pour célébrer leurs parents âgés. Mère et père sont appelés alors « ancêtres vivants », iki-mitama (Inokuchi, 1981 : 206). Contrairement aux denrées présentées aux ancêtres défunts, celles offertes aux ancêtres vivants ont la particularité de contenir de la chair animale, en général du poisson (Berthon, 1997 : 111). Dans d’autres régions, c’est le cadeau saisonnier qu’on leur adresse qui en contient (Ôtsuka minzoku gakkai, 1972 : 29). À mi-chemin entre les deux mondes, les ancêtres vivants sont déjà des ancêtres, mais ne partagent pas encore leurs habitudes alimentaires, différence notable entre ces deux catégories qui se manifeste une fois de plus par le truchement de la nourriture.
- 65 L’une des maisons de l’enquête fait cependant exception. Le chef de famille, dont la femme ne peut (...)
80Si la retraite change la position de l’épouse dans la maison où elle est entrée par le mariage, elle ne modifie en rien sa relation avec sa maison natale. Jusqu’à sa mort, elle continuera en effet à présenter quatre fois par an des offrandes sur l’autel des ancêtres de celle-ci. Nous avons vu que, lorsque la maîtresse de maison n’est plus très alerte, c’est sa belle-fille qui la remplace — charge qu’elle continuera d’assumer après la mort de sa belle-mère. Cependant, ces offrandes apportées par la belle-fille au nom de sa belle-mère décédée ne sont acceptées par la maison natale de la défunte que tant qu’y vivent des personnes de la génération de la disparue, à savoir, en général, le frère aîné de la défunte ainsi que son épouse. À leur disparition, la nouvelle génération à la tête de la maison natale refuse les offrandes que la belle-fille apporte au nom de sa belle-mère. Chefs et maîtresses de maison en titre prétextent qu’« il n’y a plus personne », pour témoigner du lien qui les unit, et qu’il est temps de « marquer la coupure », kiri wo tsukeru. Ce n’est ainsi qu’après ces longues années que le souvenir de la défunte s’estompe, et que prend fin le lien rituel qui unissait jusque-là la fille à sa maison natale65.
81La pratique des offrandes au quotidien renseigne autant sur les liens entre les deux mondes que sur les relations que les vivants tissent entre eux. Les modalités de présentation mais surtout de consommation des offrandes dessinent en effet les contours de deux groupes au sein de la maison : les membres à part entière de la maison, les consanguins, qui partagent la nourriture des ancêtres, et les autres, les affins, plus ou moins exclus de ces liens de commensalité. Originaire d’une autre maison qu’elle a quittée pour intégrer celle de son mari, la maîtresse de maison est chargée d’en nourrir tous les membres, vivants comme morts. En dépit de la proximité, voire de l’intimité, qu’elle partage au quotidien avec les ancêtres, elle occupe, au regard de la distribution et de la consommation des offrandes, une position qui la tient à distance de ces derniers et de leurs consanguins. Si les repas quotidiens des défunts, qui se composent pour l’essentiel de riz blanc, sont autant que possible incorporés à la cuisine quotidienne ou mangés par défaut par la maîtresse de maison, il en va tout à fait autrement des en-cas, ces friandises de toutes sortes que la maîtresse de maison choisit et dépose sur l’autel pour parer à toute faim des ancêtres, mais aussi des chefs de maison, en exercice ou retraités, ou encore enfants et petits-enfants qui se pressent devant l’autel pour « recevoir » ces offrandes. Œuvrant directement à la mise en scène de l’unité de la lignée — au sein même de la maison mais également dans les relations qui unissent cette dernière aux autres maisons de la lignée —, les femmes semblent s’exclure d’elles-mêmes de cette communion entre consanguins qui, au-delà de l’affect, s’exprime ici avant tout par l’intermédiaire des corps. Ceux-ci ne sont manifestement pas tous les mêmes. Ainsi, l’épouse se sert d’offrandes sur l’autel non pour les consommer mais pour les redistribuer à une tierce personne : consanguins, personnes âgées ou enfants, autant de personnes que la place liminaire qu’ils occupent dans l’organisation symbolique rend particulièrement à même de créer du lien entre ce monde-ci et l’autre.
82L’ethnographie a cependant mis en évidence que, vers la fin de sa vie, la maîtresse de maison devient à son tour, et au même titre que les consanguins, récipiendaire des offrandes des ancêtres. Il arrive en effet qu’aux fêtes calendaires elle choisisse les offrandes qu’elle apporte sur l’autel d’une maison apparentée selon les goûts de la maîtresse de maison retirée, plutôt que selon ceux des consanguins. S’instaure alors une relation plus intime entre les ancêtres et l’épouse de la maison qui partagent la même nourriture, relation qui les pose enfin comme semblables. Cette dernière ne prend place de façon significative qu’une fois que l’épouse a nourri pendant une génération les membres, vivants et morts, de la maison et mis au monde un fils héritier.
83La position ambiguë de l’épouse dans l’organisation domestique fait plus largement écho à celle qu’elle occupe dans les relations entre les maisons. Tout au long du processus d’intégration à la maison de son mari, elle continue à entretenir des liens avec les ancêtres de sa maison natale par le biais d’offrandes aux ancêtres. Ces liens rituels perdurent jusqu’à sa mort, et même au-delà par l’intermédiaire de sa belle-fille qui se charge de présenter ces offrandes en son nom. Ce n’est que lorsque le frère aîné de la défunte et son épouse décèdent que les liens entre la fille et sa maison natale cessent définitivement.
84Au regard de la pratique des offrandes, ce processus apparaît extrêmement lent. Cet étalement dans le temps n’est pas sans rappeler la longueur des procédures rituelles qui organisent le passage du défunt de ce monde-ci à l’autre. La rupture, d’une maison à une autre ou d’un monde à l’autre, est sans cesse remise à plus tard par un morcellement en d’innombrables séquences qui seules, grâce au travail du temps, semblent pouvoir la rendre acceptable. C’est cette même négation de la coupure qui est à la base de l’institution de la maison qui, par principe, ne se pense que dans la continuité, voire dans l’éternité. La rupture apparaît ainsi problématique dans la pensée japonaise, son refus constituant un des principes d’organisation de la société.
85Au terme de mon enquête de terrain, il apparaît ainsi clairement que la pratique des offrandes déborde largement le contexte des relations des hommes à l’autre monde et s’imbrique de manière complexe à toutes les autres dimensions de la réalité sociale dont je n’ai pu rendre compte ici que de façon partielle. Traitant d’un objet d’étude classique de l’ethnologie japonaise, j’ai pris de la distance par rapport à la littérature ethnologique japonaise trop préoccupée par l’élucidation de l’ethos national. La démarche s’apparentait, au début du moins, à une sorte de saut dans le vide. Certains interprétèrent ma démarche comme une fuite sur le terrain, un moyen de combler des lacunes en langue ou en histoire, une façon de remédier à ma « non-japonité ». Il n’en est rien. Il s’agissait pour moi de poser un autre regard sur la pratique des offrandes, ce qui ne m’était paru possible qu’en rompant — de façon brutale peut-être — avec les travaux japonais existants, et en partant de données de terrain de première main.