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Traduire la croyance : Écriture et translation dans Salammbô de Flaubert
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Traduire la croyance : Écriture et translation dans Salammbô de Flaubert

Thèse pour obtenir le grade de docteur en langue et littérature françaises de l’Université Paris VIII, sous la direction de M. le Professeur Jacques Neefs, présentée et soutenue publiquement le 8 décembre 2007
Agnès Bouvier

Texte intégral

  • 1  Flaubert, Correspondance, Gallimard (Pléiade), 1980, II, p. 782-783 : lettre de novembre 1857 à Er (...)
  • 2  Ibid., III, p. 95 ; lettre du 3 juillet 1860 aux frères Goncourt.

1Pour Flaubert, écrire sur Carthage, c’est vivre la souffrance du : « Pour être entendu, d’ailleurs, il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’oeuvre ! »1. Ecrire Salammbô est « presque impossible. Pour être vrai il faudrait être obscur, parler charabia et bourrer le livre de notes ; et si l’on s’en tient au ton littéraire et françoys on devient banal »2. Flaubert présente les difficultés liées à la création littéraire en termes de traductologie, reprenant exactement les positions du débat de son temps entre les partisans de la traduction littérale et ceux qui s’en tiennent à la tradition des « belles infidèles ». Toute une partie de son travail documentaire pour Salammbô consistera ainsi à retrouver des éléments lui permettant de reconstituer la langue perdue de Carthage au cours d’enquêtes linguistiques et philologiques qui le rapprocheront de la nouvelle école critique venue d’Allemagne et dont le principal représentant en France est Ernest Renan.

2Comment retrouver le « punique » ? D’abord, en se fondant sur une traduction directe et fidèle de la Bible, celle de Samuel Cahen que Flaubert prend scrupuleusement en notes et qu’il lit dans la perspective de répondre à la question qu’il formule en marge de l’un des 42 folios que nous donnons en annexe : « Comment dit-on en hébreu ? ». Qu’est-ce que le punique en effet ? Une branche de la famille des langues sémitiques, si proche de l’hébreu que la plupart des érudits consultés par Flaubert proclament la quasi-identité des deux langues. L’enjeu est d’importance. Si l’hébreu, le phénicien et le punique sont similaires, la langue de Carthage n’est plus cet idiome perdu dans la nuit de l’oubli mais peut être retrouvée via une traduction littérale de la Bible. Il nous reviendra de montrer, dans la première partie de notre étude, comment Flaubert enracine Carthage dans la Bible, avec toutes les conséquences poétiques et idéologiques que cela implique.

3Car le projet littéraliste ne se sépare pas du courant rationaliste et de l’exégèse allemande, dont Cahen se réclame et que Renan diffuse en France. Quand, en 1857, Flaubert entreprend Salammbô, il entre également en contact avec la pensée de Renan par l’intermédiaire des Etudes religieuses publiées la même année. Il fréquente également Alfred Maury, qui a participé à  l’édition française de l’Histoire des religions de Creuzer à laquelle Flaubert revient sans cesse pour Salammbô. Le lien étroit, conscient, de Flaubert avec les représentants du courant rationaliste en France est donc sûr. C’est en grande partie à travers eux qu’il accède au savoir sur Carthage. Mieux : en dégageant les étapes qui ont présidé à l’invention des dieux, ils lui donnent un modèle de construction du mythe que la fiction peut reproduire. Flaubert réunit ainsi autour de lui une « équipe » de chercheurs, dont nous tenterons une recension dans la deuxième partie de ce travail. Parmi ceux-ci on trouve bien sûr Renan et Maury mais aussi Félicien de Saulcy, Frédéric et Alfred Baudry. Ernest Feydeau, lui-même archéologue amateur, est également pour beaucoup dans son approche des études orientalistes. Flaubert est au coeur des recherches contemporaines ; il se fonde non seulement sur des lectures encyclopédiques mais sur des échanges épistolaires et oraux qui le mettent en contact avec les publications et avec les thèses les plus récentes.

4Or, cette « équipe » constitue aussi un cercle, au sens à la fois social et militant du terme : étudier l’histoire des religions suivant les méthodes rationnelles de l’école allemande revient, en contexte français, à faire le procès du christianisme en interrogeant ses origines et en les replaçant dans la perspective générale de création des mythes. A l’horizon de ces recherches, et en fond commun d’opinion de tous ces chercheurs, il y a la « haine des prêtres ». La troisième partie de notre travail montrera l’articulation entre l’élaboration par Flaubert de son « roman des religions » et la radicalisation de sa « rage antireligieuse » : tout se passe comme si l’approfondissement des études philologiques et mythographiques sur le sujet avait déterminé l’enracinement de convictions anticléricales d’autant plus violentes qu’elles se confrontent à la reconstitution fictionnelle d’un univers théocratique atroce. Et si « Moloch » n’était rien d’autre que « Jéhovah » rendu à ses véritables origines ?

5Et si la cosmogonie phénicienne présentée à Salammbô par le prêtre Shahabarim n’était pas autre chose que le modèle, matérialiste et païen, de la Genèse du Pentateuque ? Le roman serait alors le lieu d’une remise en oeuvre, par la retraduction et la fiction, des fondamentaux de la croyance restitués à leur sphère de vérité originelle. Pour écrire Salammbô, il aura fallu que Flaubert retrouve les croyances du monde qu’il décrit et parle avec elles et depuis elles, se situant et nous plaçant à leur hauteur. La production du texte, par le recours aux savoirs critiques et philologiques, se fonde sur la croyance imitée ; le roman, dans sa dynamique génétique, est imitation de croyance. Ce en quoi les personnages croient (ou ce en quoi finalement ils ne croient plus, mais leur itinéraire spirituel individuel ne remet pas en cause le régime de vérité qui les détermine collectivement) est mobilisé pour l’élaboration du scénario (Salammbô est Tanit) et la rédaction des dialogues (« À moins que tu ne sois Tanit ? »). Le repli de la croyance sur la fiction est le propre de Salammbô. De là ce sentiment d’étouffement, de piège mental, qui peut rendre la lecture du roman extrêmement éprouvante : l’adhésion narratoriale au propos, l’effet d’immanence, d’évidence absolue que celle-ci génère, ramène constamment le lecteur au niveau de croyance des personnages (c’est pour cela qu’on ne trouve pas dans Salammbô de « monsieur sentant comme nous », comme le regrettait Sainte-Beuve) si bien qu’il est très difficile de s’en détacher et que nous sommes englués, fascinés, « béants d’horreur » à l’image des Barbares devant la statue de Moloch. Salammbô est un texte dont le lecteur est prisonnier. Ce ne sont pas les images en elles-mêmes, pour pénibles qu’elles soient, qui font souffrir ; c’est le fait que l’auteur nous oblige à les regarder. Si l’on cherche des analogies avec Sade, c’est peut-être dans cette direction qu’il faut aller. Nous n’irons pas tout à fait jusque là, mais nous tenterons de montrer dans la quatrième et dernière partie, par l’étude génétique de deux passages du roman, la cosmogonie de Shahabarim évoquée plus haut (chapitre III), et la vision des pierreries par Hamilcar (chapitre VII) comment Flaubert mobilise les savoirs qu’il rassemble pour produire l’illusion d’un roman non pas sur l’Antiquité mais de l’Antiquité, pour donner le sentiment de lire un texte qui appartient au monde qu’il décrit et à l’idiome perdu qu’il recrée.

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Notes

1  Flaubert, Correspondance, Gallimard (Pléiade), 1980, II, p. 782-783 : lettre de novembre 1857 à Ernest Feydeau.

2  Ibid., III, p. 95 ; lettre du 3 juillet 1860 aux frères Goncourt.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Agnès Bouvier, « Traduire la croyance : Écriture et translation dans Salammbô de Flaubert », Flaubert [En ligne], Résumés de thèses, mis en ligne le 19 janvier 2009, consulté le 28 février 2014. URL : http://flaubert.revues.org/406

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Auteur

Agnès Bouvier

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