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Carnaval uruguayen et dictature
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Carnaval uruguayen et dictature

Transformation d’un espace d’expression populaire en réponse à la répression ?
Dorothée Chouitem

Résumés

En période de répression, la société est amenée à réinventer ses codes de communication. L'Uruguay (1973 - 1985) a vu se transformer le carnaval en véritable « voix bruyante de la conscience collective » Davis (1979). En effet, ce lieu d'expression populaire par excellence n'est pas à considérer comme une simple « soupape de sûreté » qui détournerait l'attention de la réalité sociale mais plutôt comme un « moyen par lequel une communauté perpétue certaines de ses valeurs, par lequel aussi elle peut contester un ordre politique » Davis (1979). Ainsi, le carnaval s'est transcendé pour donner naissance à un espace tiers qui abritera en son sein l'un des vecteurs de la liberté de parole. Et, la murga va muter, devenir transgressive et subversive puis finira par être revendiquée comme l'un des éléments identificatoires d'une société en rupture. Nous nous proposons de présenter et commenter ce teatro de los tablados qui, sous étroite surveillance, va devenir le porte-parole d'une vérité autre en s'affranchissant de la censure. Nous analyserons comment la situation politique va amener certains paroliers à réinvestir et à travestir le genre pour parler au spectateur et lui donner la possibilité de manifester une forme d’engagement.

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Géographique :

Uruguay
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Texte intégral

  • 1  Brecht, Bertolt, Écrits sur la politique et la société, Paris : L’Arche, 1970, p.48.

 « Liberté de l’art :
On ne peut lui donner que la liberté qu’il prend… »1
Bertolt Brecht

Avant-propos

1Aborder des thématiques liées au carnaval implique la nécessité de préciser un certain nombre de concepts qui gravitent autour de ce sujet. Si l’inversion est un trait des festivités carnavalesques, elle n’en est qu’une des caractéristiques. En effet, ce règne d’un monde à l’envers si cher à Bakhtine n’incarne pas systématiquement la perversion ou la contestation, il peut signifier également une affirmation voire une exaltation des pouvoirs en place :

  • 2  Heers, Jacques, Fêtes des fous et carnavals, Paris : Fayard, 1983, p.23.

La fête pour le peuple, mobilisant une vaste audience, peut-être utilisée, détournée au service d’une action sociale ou politique, pour affirmer des prestiges et, par conséquent, maintenir un ordre établi.2

  • 3 [Raymond Williams] distinguishes between Culture (capital C) and culture (lower-case c) [...]. Cult (...)

2Les participants marquent leur place dans la cité et la société politique, de ce fait, la production carnavalesque, représentante phare de la culture dite populaire, ne se positionne pas comme l’autre de la culture officielle ; au sein du carnaval, culture populaire et culture officielle n’entretiennent donc pas nécessairement des rapports antagoniques. Arrêtons-nous un instant sur ces notions de culture avec un - c - minuscule3 et populaire qui semblent faire partie de nos jours du vocabulaire d’un nombre important et varié de discours, de livres ou d’articles. Si les dictionnaires usuels orientent la définition de populaire vers : « ce qui concerne le peuple », c’est l’idée de « propre à une condition sociale » que l’on retient le plus souvent. Une manière ou une chose devenait populaire lorsqu’elle se répandait parmi le peuple. Au fur et à mesure apparaît l’idée de multitude, d’accessibilité à tous, et dans son sillage la connotation de vulgarité. Et, l’insistance finit par se porter sur la conformité aux goûts du peuple, de ce qui est fait pour ne plaire, pour ainsi dire, qu’à lui. Dans Keywords. A vocabulary of culture and society, Williams précise que:

  • 4 Williams, Raymond, Keywords. A vocabulary of culture and society (1976), London : Fontana, 1988, p. (...)

Popular culture was not identified by the people but by others, and it still carries two older senses: inferior kinds of work […] and work deliberately setting out to win favour; as well as the modern sense of well-liked by many people.4

3C’est autour d’un autre aspect du concept de culture populaire que nous allons organiser notre réflexion sur le carnaval uruguayen : celui d’une culture - faite pour mais surtout par le peuple qui évoluera vers le statut de contreculture dans un paysage où la suppression des droits engendrera des prises de position.

  • 5  Dury, Maxime, La censure, Paris : Publisud, 1995, p.8.
  • 6  Dury, Maxime, « Du droit à la métaphore : sur l’intérêt de la définition juridique de la censure » (...)

4Parvenus au pouvoir à la faveur du coup d’État de 1973, les militaires uruguayens vont recourir à une suppression systématique des institutions démocratiques ainsi que des libertés publiques afin de conserver le pouvoir et ce jusqu’en 1985. Ils transforment radicalement le système symbolique d’échange et de représentation du corps social. Torture, disparition, exil sont pour eux un mode de gouvernement et ces procédés poursuivent un but primordial : paralyser l’action politique et anéantir la capacité de penser, les fonctions communicatives du groupe social. Insuffler la peur d’agir, de manifester, de penser, de s’exprimer et déformer les processus de production de la pensée devient l’objectif essentiel de la politique répressive. Et, pour pérenniser leur présence, il leur faudra contrôler toutes les activités pouvant engendrer une politique de résistance et, pour ce faire, ils mettront en marche « un organe politique spécifique évaluant la conduite d’un citoyen pour le classer, lui donner sa juste place au sein du groupe social »5 la censure. Il ne s’agira plus seulement de contrôler « les effets publics de la liberté »6 tels que les possibles atteintes aux bonnes mœurs mais de tenir en joue - allant de l’expurgation à la pure et simple interdiction de toute création qui pourrait transgresser la pensée hégémonique.

  • 7  Bloch, Jean-Richard, Carnaval est mort, Paris : Nouvelle Revue Française, 1920, p.121.

5Les mesures attentatoires à la liberté d’expression auront pour cibles prioritaires toutes les formes artistiques destinées à un large public jugées à même de détenir un pouvoir d’influence sur les mœurs et les mentalités. Ainsi, le carnaval, véritable « sommet de l’activité publique, qui […], résume sa civilisation et symbolise les dominantes de sa pensée »7, attirera vers lui toutes les méfiances. La murga, porte-parole des couches ouvrières de la population uruguayenne, conduite vers une autre époque par le sinistre paysage de la dictature, connaîtra une des évolutions les plus significatives de son histoire. Certaines troupes, au travers de leur rire de dérision symboliseront le temps de l’engagement et incarneront un mouvement de contreculture.

6Après avoir esquissé les traits caractéristiques de ce témoin privilégié de l’évolution de la société uruguayenne, nous analyserons le rôle joué par certaines murgas dans la création d’un point d’incidence entre espaces publics et espaces privés cloisonnés par le régime au pouvoir, d’un espace destiné à un public privé de sa liberté d’expression.

Mais qu’est-ce qu’une murgaen Uruguay ?

7Arrêtons-nous tout d’abord sur cet extrait de 1968 qui met en scène une perception auto-représentative de la murga :

Fue en noches de carnavales que escuchamos al pasar
La pregunta de aquel niño :
¿Qué es una murga, mamá ?
Murga...
Murga es una golondrina que en su romántico vuelo
Barriletes de ilusiones va recortando en el cielo.
Murga es el imán fraterno que al pueblo atraído hechiza,
Murga es la eterna sonrisa, en los labios de un pierrot,
Quijotesca bufonada, que se aplaude con cariño,
Es la sonrisa de un niño, que hace ofrenda a su canción.

8Si ces paroles de la despedida de la murga La Milonga Nacional composées par Carlos Modernell nous donnent une définition très poétique de ce qu’est une murga, il nous semble judicieux d’en dessiner des contours plus précis. Le lexème murga désigne un ensemble polyphonique conduit par un directeur et accompagné par une batterie dont tous les membres, une vingtaine au maximum, musiciens et acteurs dansants, évoluent déguisés et maquillés. Le terme désigne également les pièces musico-théâtrales présentées par les dites comparses sur les planches des tablados, scènes emblématiques de ce carnaval, cousin du théâtre de rue.

  • 8  Carnaval 1980, texte de Walter García.

9Nées au sein du carnaval, ces bandes de carapintadas ont pour fonction, année après année, de divertir le public comme le chantent les Diablos Verdes8 dans leur saludo, partie introductive à vocation phatique :

Los Diablos hoy vuelven a estar
Cantan con sabor de barrio
Con amor deseando poder alegrar
[…]
Llegan los Diablos
Con su alegría
Y a todos los contagian
La magia de su risa
[...]
Nos sentimos realizados
Si te vemos sonreír
Sentimos hondo el afecto
Cuando el pueblo lo demuestra
Por el calor de tu aplauso

10Chronique annuelle tintée de didactisme moral ou politique, la murga représente de façon satirique les événements socio-politiques les plus marquants de l’année écoulée facilement identifiables par les spectateurs. Traditionnellement les murgueros, des hommes comme les autres, mobilisés pour un événement précis - puis restitués en principe à l’époque qui nous concerne à un bien heureux anonymat -, dénoncent dans la partie centrale de leurs représentations, au travers des cuplés, les injustices. Ils critiquent les excès, proposent une actualité satirisée, des défauts exagérés et bien souvent des solutions proches de l’absurde. Leurs joutes touchent des domaines allant de la mode – les us et coutumes féminins étant une cible privilégiée – aux valeurs de justice sociale et économique habituellement revendiquées en passant par une critique des mœurs jugées déviantes – homosexualité et prostitution en tête de liste – et tout ceci agrémenté de jeux de mots grivois, recours comique élevé au rang d’ornement par excellence.

Vers une pratique sociale et symbolique vertébrale d’une société en rejet de la doxa…

  • 9  Bakhtine, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Re (...)

11La critique, vocation première de la murga, a toujours été présente durant cette fiction temporelle qu’est le carnaval uruguayen, période pendant laquelle une certaine permissivité l’emporte sur l’ordre quotidien. En effet, le discours des carapintadas s’est positionné, depuis ses débuts, comme porte-parole de l’opinion publique et donc, par définition, comme instance de dénonciation des excès du gouvernement même si ces comparses réélaborent l’expérience sociale hors de la routine et du rythme de vie habituel mais depuis un espace autorisé par le pouvoir officiel en place. La murga critique donc en fonction d’un habitus et depuis un espace fourni par le pouvoir : le tablado apparaît, de ce fait, comme une fiction spatiale où la critique est permise pour ne pas dire institutionnalisée et jouit, en quelque sorte, d’un droit que l’on peut définir comme « d’exterritorialité »9.

  • 10  Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture (1953), Paris : Seuil, 1972, p.59.

12Ce privilège, source possible d’utopies, ne lui sera pas totalement retiré pendant les décennies infâmes malgré la puissance coercitive des Forces Armées. En effet, avant même le début du Proceso l’espace public s’est retrouvé irrémédiablement cloisonné par le pouvoir en place qui craignait une pluralisation de la sphère publique ; ce phénomène n’a fait que s’accroître pendant la dictature afin de rendre impossibles la cristallisation d’espaces publics autonomes et l’émergence de contrepouvoirs. Les autorités ont pris toutes les mesures pouvant limiter toute forme de discours contraire aux règles établies et bien évidemment les répertoires des murgas ont vu leurs productions amputées, mutilées voire interdites. Le caviardage, les arrestations, les emprisonnements, la peur ont eu pour but d’aliéner, d’induire et de nourrir une autre instance de censure : l’autocensure. Et il est évident que cette instance de refoulement - d’auto-refoulement conscient ou inconscient -, régira la production artistique de nombreuses troupes et sera bien plus efficace que toute autre mesure attentatoire à la liberté d’expression. Néanmoins, la création litotique des murgas ne sera pas entièrement amenée et condamnée à un « degré zéro de l’écriture »10.

  • 11  Nous reprenons là les termes employés, dans une définition de l’intellectuel engagé, par Wieviorka (...)
  • 12  « La praxis désigne chez Sartre l’action d’un sujet (individu ou groupe) remaniant son environneme (...)
  • 13  Chombart de Lauwe, Paul-Henri, La culture et le pouvoir, Paris : Stock, 1975, p.7 :
    La vie sociale (...)
  • 14  Si en effet, la notion d’engagement politique implique le passage à l’acte et que « s’engager poli (...)

13Pour certains paroliers et/ou directeurs de murga l’oppression dictatoriale sera le moteur d’une mobilisation de base, ils se sentiront investis d’une mission politique. Sans pour autant délaisser les valeurs esthétiques, ils travailleront la valeur pragmatique de leurs créations et se présenteront comme une sorte d’« expression de la conscience civique »11. Ainsi dès le début des années 80, le tablado abritera en quelque sorte une sphère publique alternative où une praxis12 collective pourra se manifester afin qu’un certain engagement politique puisse y trouver refuge. Cette dé-construction puis re-construction populaire d’un espace institutionnalisé par le pouvoir hégémonique va ainsi permettre un brassage sociopolitique capable de réélaborer un discours et de créer ce que Chombart de Lauwe appelle une « culture-action »13. Ce phénomène tendra à s’ériger en contreculture et servira à redéfinir les modalités possibles de l’engagement14 dans une société privée de ses libertés civiques.

Falta y Resto : reflet d’une société et d’intentions politiques

14Afin d’illustrer nos propos, nous proposons d’analyser deux exemples tirés du répertoire du carnaval de 1982 de la murga Falta y Resto qui, selon les termes de Tabaré Vázquez, est :

  • 15  Propos contenus dans un courrier du Président de la République uruguayenne daté de septembre 2005 (...)

Hija de una coyuntura especialmente difícil de nuestro país y a la cual el carnaval como expresión cultural no fue indiferente, ‘la falta’ ayudó a parir el tiempo de los cambios para un Uruguay mejor.15

  • 16  Benasayag, Miguel, Abécédaire de l’engagement, Paris : Bayard, 2004, p.126.

15Créée en 1980 par Hugo Brocos, Raul Castro, Jorge Lazaroff et Carlos Viana de la Asociación Cristiana de Jóvenes, la murga Falta y Resto a pour caractéristique de compter, parmi ses piliers, des militants associatifs, des gens de théâtre, et des compositeurs-interprètes de Canto Popular qui ne font plus partie des couches ouvrières de la population comme au début du mouvement. Ces membres fondateurs, qui sans vouloir créer une murga dont la vocation unique serait la militance et dont tous les membres penseraient leur participation comme subsumée à un idéal politique, ont en quelque sorte pensé leur création de façon à se donner un canal d’expression de manière à assumer un engagement qui se présentait à eux comme « un bruit dans le système »16 et à faire retentir une production culturelle populaire à contre courant de l’idéologie dominante. Dès les premières apparitions en 1981, Falta y Restofut suspectée d’être communiste et, par voie de conséquence, lors du carnaval suivant son répertoire fut l’objet d’une attention toute particulière de la part des censeurs. Hommage rendu au public par le directeur scénique Julio Julián, la bajada, dernière partie de la retirada (c’est-à-dire la partie finale du spectacle) intitulée « las manos palomas » dont voici quelques fragments :

Es una niña paloma su mano
batiendo alas quebrando el silencio
llegando hasta el cielo de este escenario
[…]
Y se transforma en un cálido viento
el aleteo de muchas palomas
[…]
Reciba usted
este cálido abrazo
el homenaje a su mano paloma
su mano dispuesta a volar en aplauso
[…]
reciba usted
en el canto más alto
el homenaje a su mano paloma,
[…]
de hermanos paloma.

16fut interdite par lacommission de contrôle car les censeurs avaient interprété paloma comme une référence au symbole de la paix devenu célèbre avec le dessin de Pablo Picasso et, de ce fait, comme une allusion explicite à la résistance, aux mouvements d’opposition au Proceso. Cependant, le caviardage ne toucha pas la partie centrale de la retirada que voici :

Al marchar no queremos dar consejos
Ni mensajes ni frases rimbombantes
Sólo decir que todo canta siempre
La voz que está presente y la distante
Y el día en que enmudezcan las guitarras
Y ningún instrumento esté sonando
Quedará la garganta enronquecida
Junto a la madrugada, caminando

Dicen que la murga es
un bombo y un redoblante
La murga es viento de voces
que te impulsa hacia delante
Un verso que surge claro
y que queda entre la gente
Es mucho más importante
que un cantar grandilocuente

Ay que no cantamos, que no
Ay que no cantamos, que no
Ni muy afinados ni muy afiatados

Pero si cantamos que sí,
Pero si cantamos, que sí
Dejando la vida en cada tablado

El canto de barrio en barrio,
razón de nuestra existencia
Es la verdadera forma
de lograr la permanencia
Por eso en la despedida
queremos hacer presente
Que la Falta no se marcha
pues es parte de la gente

  • 17  Album « Spanska motståndssånger » édité par la maison de disques suédoise ‘Clarté’ en 1964. (...)

17Ces paroles, écrites par Raul Castro, sont inspirées directement de Canción de soldados, aussi intitulées Dicen que la patria es. Elles sont souvent considérées comme une composition anonyme datant de la guerre civile espagnole mais, en réalité, seraient une composition originale de Chicho Sánchez Ferlosio enregistrée par une maison de disques suédoise en 1964 dans l’album Canciones de resistencia españolas17 dont voici un fragment :

Dicen que la patria es
un fusil y una bandera.
Mi patria son mis hermanos
que están labrando la tierra.
[…]
mientras aquí nos enseñan
cómo se mata en la guerra.
Ay, que yo no tiro, que no,
ay, que yo no tiro, que no,
ay, que yo no tiro contra mis hermanos.
Ay, que yo tiraba, que sí,
ay, que yo tiraba, que sí,
contra los que ahogan al pueblo en sus manos.

  • 18  « Dire quelque chose provoquera souvent – le plus souvent - certains effets sur les sentiments, le (...)

18La réappropriation d’une composition existante est un procédé courant dans le répertoire murguero. Cependant, ce pastiche fait écho à une chanson interprétée notamment par Rolando Alarcón, de la Nueva Canción Chilena, mais surtout réadaptée et immortalisée par le groupe Quilapayún en 1969, sous la direction de Victor Jara. Ce procédé, maintes fois repris, revêt une dimension très différente dans le contexte qui nous concerne. En effet, si l’engagement politique peut se manifester sous des formes diverses et d’intensité variable, les démonstrations publiques classiques sont évidemment hors propos pendant le Proceso. Mais alors comment se réaliser dans une action politique ? Comment vivre une adhésion à des idées ? Dans une telle situation l’existence d’un risque hiérarchise ; un acte minime s’élève au rang de manifestation d’un mode d’engagement et, dans ce cas précis, aller au tablado se transforme en indice de cet engagement. En effet, sous la dictature, mettre en scène un simple spectacle de murga peut se transformer en un acte de distanciation, de rejet, par rapport au modèle d’identification majoritaire et Falta y Resto fait partie de ces quelques murgas qui s’élèvent contre une certaine tendance à la trivialité qui a gagné le spectacle carnavalesque autorisé par le régime. La vocation première d’une murga est de fournir à l’assistance un certain plaisir, une joie esthétique ; mais, chanter une despedida qui, pour un auditoire choisi, fait discrètement écho à un militantisme de gauche, à un groupe communiste, pacifiste et antimilitariste tel que se voulait dans les années 60-70 le groupe chilien Quilapayún, revêt le statut d’acte perlocutoire18galvanisant.

  • 19  Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Paris : Folio, 2005, p.27.

19Écrire des textes de murgas peut s’avérer être également un alibi pour transmettre une idée, une idéologie. Ecrire devient une action engageant la responsabilité de l’auteur et des membres de la troupe en général. Sous cet angle, la murga peut être perçue comme un langage, comme un instrument de transmission d’une vision différente du monde. C’est justement ce langage, qui renseigne sur l’orientation politique des acteurs du carnaval, qui va être la cible du caviardage car « parler c’est agir »19 et l’autoritarisme craint cette arme.

  • 20  Deleuze, Gilles et Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe (1972), Paris : Minu (...)

20En effet le logos devient praxis, l’acte de parler, de chanter devient un acte de militance. Et, dans un effort conjugué entre les murgueros et les spectateurs, le tablado se re-territorialise en « une nouvelle terre »20, un nouvel espace public où une forme de sociabilité, basée sur l’engagement, peut s’exercer. Une nouvelle forme de communication re-sémantisée voit le jour : applaudir, crier, reprendre en cœur d’innocentes paroles pourtant lourdes de signification, fruit de la connivence, se transforme en une communion non pas religieuse ni purement festive mais politique. Et,

  • 21  Duvignaud, Jean, Fêtes et civilisations, Paris : Actes Sud, 1991, p.46.

dès l’instant où [un] rassemblement prend conscience de lui comme d’un « nous » actif et différent du reste de la société, nous n’avons plus affaire à une « foule », ni à une « masse », mais à un groupe actif doué d’une lucidité collective dirigée vers une action commune.21

21Ainsi, acteurs et spectateurs deviennent une communauté basée sur la volonté de se distinguer de l’apolitisme de rigueur qui a besoin, avec les moyens à sa portée, de marquer son opposition et de vivre hors du silence imposé par la dictature.

  • 22  Kemp nous rappelle qu’étymologiquement « Engager, c’est hypothéquer » Kemp, Peter, Théorie de l’en (...)

22Au moment de conclure, nous pouvons donc dire que le régime dictatorial conduira le carnaval et ses comparses vers une hiérarchisation, un processus de polarisation : esthétisme contre pragmatisme, murgas apolitiques vs murgas engagées, ou encore murgas compañeras comme elles se sont auto-désignées, qui – nous semble-t-il – pourront être admises dans une certaine mesure au rang de contreculture. Dorénavant, sans pour autant jeter l’opprobre sur les murgas qui n’ont pas voulu changer leur façon de se rapporter aux événements en fonction de leurs convictions, certains murgueros, dans une sorte de devoir éthique, vont – à l’instar des intellectuels et du Canto Popular – vouloir faire émerger une culture populaire légitime, une figure de la murga engagée qui parlera à son public, qui lui donnera un espace d’identification, une hypothèque22 sur la reconquête des libertés et des droits. Certaines, évolueront même, avec le retour de la démocratie, vers une écriture partisane. C’est donc bien suite à une modification des rapports entretenus par la murga avec l’idéologie hégémonique que s’est générée une nouvelle production culturelle en rupture avec les groupes dominants et qui est allée à la rencontre d’une autre cohésion sociale motivée notamment par la nécessité de se compter et de mesurer la force des liens de solidarité. Ainsi, les atteintes à la pensée créatrice n’ont pas réduit au silence les murgas, elles ne les ont pas étouffées dans un conformisme stérile, bien au contraire. La censure, par les ruses qu’elle suscite à ses dépens, a permis aux paroliers de sublimer leurs créations ; elle a stimulé leur rhétorique et a développé leur verve transgressive. Jusqu’à quel point ne pourrait-on pas affirmer que le teatro de los tablados a pris sa revanche sur la culture hégémonique et a puisé dans la tourmente du Proceso une source d’exaltation salutaire ?

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Bibliographie

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Williams, Raymond, Keywords. A vocabulary of culture and society (1976), London : Fontana, 1988.

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Notes

1  Brecht, Bertolt, Écrits sur la politique et la société, Paris : L’Arche, 1970, p.48.

2  Heers, Jacques, Fêtes des fous et carnavals, Paris : Fayard, 1983, p.23.

3 [Raymond Williams] distinguishes between Culture (capital C) and culture (lower-case c) [...]. Culture means “high culture” [...]. Against this view, Williams develops a concept of culture (lower-case c) in terms of the social. Here, culture is not comprised exclusively of those ideas and achievements deemed to be the high points of civilization. Rather culture includes all products of human activity, including language, social, political, and religious ideas and institutions, and other expressions both conceptual and material.
Auslender, Philip, Theory for Performance Studies, New York : Routledge, 2008, p.160.

4 Williams, Raymond, Keywords. A vocabulary of culture and society (1976), London : Fontana, 1988, p.237.

5  Dury, Maxime, La censure, Paris : Publisud, 1995, p.8.

6  Dury, Maxime, « Du droit à la métaphore : sur l’intérêt de la définition juridique de la censure », inOry, Pascal, dir., La censure en  France, Bruxelles : Complexe, pp.13-24, 1997, p.16.

7  Bloch, Jean-Richard, Carnaval est mort, Paris : Nouvelle Revue Française, 1920, p.121.

8  Carnaval 1980, texte de Walter García.

9  Bakhtine, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1970), Paris : Gallimard, 2001, p.156.

10  Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture (1953), Paris : Seuil, 1972, p.59.

11  Nous reprenons là les termes employés, dans une définition de l’intellectuel engagé, par Wieviorka, Michel, Raison et conviction : l’engagement, Paris : Textuel, 1998, p.12.

12  « La praxis désigne chez Sartre l’action d’un sujet (individu ou groupe) remaniant son environnement matériel en fonction d’une fin. Toute praxis suppose donc le dépassement des conditions matérielles données vers une finalité posée par un projet ». Cabestan, Philippe et Tomes, Arnaud, Le vocabulaire de Sartre, Paris : Ellipses, 2001, p.46.

13  Chombart de Lauwe, Paul-Henri, La culture et le pouvoir, Paris : Stock, 1975, p.7 :
La vie sociale est marquée par la contradiction entre deux processus opposés : un processus de manipulation, expression de la dominance des groupes au pouvoir, et un processus inverse de dynamique culturelle, partant de l’intérieur des groupes et pouvant permettre de renverser des situations des catégories dominées. La mise en évidence de cette dynamique culturelle et de son rôle révolutionnaire possible dans la transformation sociale est notre but. Il est alors évident que la culture est envisagée ici moins comme un acquis, un produit, un résultat, que comme une création, un mouvement, une action. D’où l’expression que nous avons retenue : la culture-action.

14  Si en effet, la notion d’engagement politique implique le passage à l’acte et que « s’engager politiquement consiste essentiellement à avoir une activité politique (des activités les moins intenses : inscription sur les listes électorales aux activités les plus intenses : adhésion à un parti) » Perrineau, Pascal dir., L’engagement politique. Déclin ou mutation ?, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1994, p.13 ; durant le Proceso ne pouvant pas se manifester par une action politique véritable (adhésion à un parti, vote…) elle se manifestera parfois par une simple attitude telle que l’identification à une famille politique etc.

15  Propos contenus dans un courrier du Président de la République uruguayenne daté de septembre 2005 et reproduit par un des co-fondateurs de la murga in Brocos, Hugo, La Murga Rebelde, Buenos Aires : Altamira, 2007, p.5.

16  Benasayag, Miguel, Abécédaire de l’engagement, Paris : Bayard, 2004, p.126.

17  Album « Spanska motståndssånger » édité par la maison de disques suédoise ‘Clarté’ en 1964.

18  « Dire quelque chose provoquera souvent – le plus souvent - certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire […]. Et l’on peut parler dans le dessein, l’intention, ou le propos de susciter ces effets (…). Nous appellerons un tel acte un acte perlocutoire ». Austin, John Langshaw, Quand dire, c’est faire (1962), Paris : Seuil, 1970, p.114.

19  Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Paris : Folio, 2005, p.27.

20  Deleuze, Gilles et Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe (1972), Paris : Minuit, 1999, p.384.

21  Duvignaud, Jean, Fêtes et civilisations, Paris : Actes Sud, 1991, p.46.

22  Kemp nous rappelle qu’étymologiquement « Engager, c’est hypothéquer » Kemp, Peter, Théorie de l’engagement I. Pathétique de l’engagement,Paris : Seuil, 1973, p.16.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dorothée Chouitem, « Carnaval uruguayen et dictature », Amerika [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 24 février 2010, consulté le 05 mars 2014. URL : http://amerika.revues.org/729 ; DOI : 10.4000/amerika.729

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Auteur

Dorothée Chouitem

Doctorante sous la direction de Norah Giraldi Dei Cas, CECILLE (Centre d’Études en Civilisations, Langues et Lettres Étrangères E.A.4074) – Université Charles-de-Gaulle, Lille III

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