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Le management menace-t-il l’administration publique et l’état de droit ?
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Analyse et description d'expériences

Le management menace-t-il l’administration publique et l’état de droit ?

Alain Eraly
p. 29-40

Résumé

La gestion des ressources humaines, même si elle a d'abord émergé dans l'entreprise privée, n'est pas indissolublement liée à la logique du marché et l'impératif de rentabilité, mais plus généralement à la logique de la performance individuelle et collective. En cela, elle ne présente aucune contradiction de principe avec les modes de fonctionnement propres à l'administration publique. Au contraire, les problèmes auxquels elle cherche – sans toujours y parvenir – à apporter des réponses sont, pour l'essentiel, ceux-là mêmes auxquels l'administration est aujourd'hui confrontée : communication, motivation, mobilité, développement des compétences, etc. Assurément, les modes de gestion propres à la GRH demandent à être adaptés aux contextes de travail propres à l'administration et à faire l'objet d'une appropriation négociée. Mais cette exigence de contextualisation vaut tout autant pour les entreprises privées. En définitive, la question de la GRH dans l'administration publique renvoie à une question plus générale, celle de l'inscription des objectifs de performance dans les modes de régulation propres au service public.

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Texte intégral

1On peut appréhender le néomanagement sur deux plans distincts : comme discours et comme pratique de gestion, c’est-à-dire comme un ensemble de dispositifs mis en œuvredans des contextes concrets de travail afin de promouvoir la performance individuelle et collective. Entre ces deux plans, c’est peu de dire qu’il existe, dans l’administration mais aussi dans l’entreprise, un décalage : un gouffre plutôt. Le discours du management est l’un des discours dominants de notre modernité. Ministres, politiciens, hauts fonctionnaires, consultants, professeurs de gestion se succèdent à la tribune pour propager la même vision fondée sur des principes comme la compétence, le mérite, la responsabilité, la communication, la participation et la performance. Et pour décliner ces principes selon des modes de gestion qui ont pour nom : profils de fonction, évaluation des performances, gestion par objectifs, gestion des compétences, mobilité, politique de formation fondée sur l’analyse des besoins et le plan de formation, prise en compte de la compétence et du mérite dans les promotions, délégation de pouvoir, gestion par projets, décloisonnements, politique de sanction, etc.

2Le discours est si puissant, si suggestif, si peu contestable dans ses principes, qu’il est devenu la carte de visite obligée de tout responsable moderniste, une sorte de passe-partout, voire un instrument de légitimation politique comme l’illustre la pseudo-consultation populaire relative au plan Copernic, laquelle, par son insigne faiblesse méthodologique, se réduit hélas à une opération de marketing.

3La force du discours managérial vient souligner, a contrario, la précarité des réalisations effectives. Je n’entends pas sous-estimer les changements qu’on observe çà et là : l’administration est bel et bien engagée sur la voie du changement. Simplement, l’observateur ne peut manquer d’être surpris, parfois accablé, par la lenteur des réformes, la modestie des résultats, l’enlisement de nombreux projets dans d’interminables négociations d’où ils émergent digérés par la machine administrative, alourdis d’instances et de dispositions paralysantes, et par là même privés d’une réelle efficacité.

4Et là où les nouveaux outils ouvrent malgré tout quelques espaces de liberté, on voit les gestionnaires s’en détourner prudemment, décliner dans les faits les responsabilités qu’ils aimaient à réclamer en paroles et reproduire au total la logique même que l’instrument prétendait remettre en cause. Lorsque, dans tel secteur de l’administration, l’ancien système de signalement livrait 95 % d’agents gratifiés de la meilleure note possible et que le nouveau système d’évaluation finit par sombrer dans un marécage de procédures et de garanties pour déboucher in fine sur un total de… 96 % d’agents excellents, on est en droit de se demander : « à quoi bon tous ces efforts ? ».

5La tentation est grande, alors, d’en conclure que le management n’est rien qu’un discours, un discours idéologique de surcroît, dans la mesure où il assimile l’État à l’entreprise et le citoyen au client, participant de la sorte à la dérégulation du service public et au recul de l’État de droit. Le mérite, l’équité, la responsabilité, la mobilité constitueraient autant de menaces d’un retour à l’arbitraire du pouvoir, ils remettraient en cause des acquis sociaux essentiels comme l’égalité de traitement et l’universalité du service.

6En quoi le management, en particulier la gestion des ressources humaines, entraîne-t-il un retour à l’arbitraire et menace-t-il dans les faits l’État de droit ? Ma réponse à cette question sera très peu nuancée : à peu près en rien du tout. Pour l’essentiel les résistances individuelles et collectives au management s’analysent mieux comme des résistances à l’accroissement de la performance et à la remise en cause corrélative des logiques sociales de travail - résistances compréhensibles au demeurant - que comme une volonté de préserver un État de droit prétendument menacé. Bien sûr, un ouvrage entier conviendrait mieux qu’un court article pour justifier ce point de vue et je ne pourrai faire plus, dans ces quelques pages, qu’étayer ma position par quelques arguments susceptibles de contribuer au débat. Je défendrai cette position en m’appuyant sur une expérience d’une quinzaine d’années comme formateur et intervenant dans des séminaires de management public au cours desquels j’ai eu l’occasion d’écouter et de dialoguer avec plusieurs centaines de cadres d’administrations publiques. Chacun des dix arguments qui suivent mériterait, j’en suis conscient, d’être développé, nuancé, précisé ; je me résous à aller à l’essentiel au risque de grossir le trait et de frôler la polémique.

71.

8Il est un discours particulièrement prisé des sociologues et de certains fonctionnaires, suivant lequel le management serait adapté à l’entreprise privée mais inapplicable dans l’administration publique dans la mesure où celle-ci est fondée sur le droit. Comment comprendre cet argument ? L’entreprise elle aussi est fondée sur le droit : le droit du travail, le droit des sociétés, le droit commercial, etc. Des conventions collectives, des règlements, des procédures y régissent les rapports de travail. Il est plus que simpliste, il est simplement erroné d’opposer de la sorte ces deux univers.

92.

  • 1  J. G. MARCH & J. P. OLSEN, Rediscovering Institutions. The Organizational Basis of Politics, New Y (...)

10La critique de l’illusion managériale est assurément fondée si elle entend insister sur la contingence des milieux de travail. La normativité simpliste des ouvrages de management, leur croyance dans les recettes, leur ignorance de la relativité sociologique, leur incapacité à penser sérieusement l’apprentissage social des modes de gestion ont effectivement quelque chose d’agaçant. Il est vain d’imaginer appliquer les techniques de gestion comme des outils vendus clé en main, prêts à l’usage, en espérant faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les mondes sociaux spécifiques que sont les organisations1. Mais cette évidence s’applique ni plus ni moins aux entreprises ! Les techniques de gestion sont des pratiques sociales ; elles doivent évidemment être modulées en fonction du tissu social propre à l’organisation considérée. De cela, il ne suit pas que l’administration y soit imperméable, seulement que les systèmes doivent être adaptés à la diversité des contextes et faire l’objet d’une appropriation par les acteurs.

113.

  • 2 Encore certaines concurrences existent-elles bel et bien dans le secteur public. Qu’il suffise de p (...)

12Écartons alors un procès si facile qu’il confine à la mauvaise foi. En proposant d’intégrer des principes de management dans les modes de gouvernement des administrations, on n’assimile aucunement l’État à une entreprise privée et le citoyen à un client qui pourrait choisir librement entre des offres concurrentes de service public2. On veut juste insister sur la nécessité d’une meilleure gestion de l’administration et d’un traitement plus respectueux et plus convivial des citoyens usagers à la manière dont les entreprises se soucient de leurs clients. Toute comparaison n’est pas un amalgame ! Le prétendre reviendrait à soustraire l’État à la question de la performance, sous prétexte que le langage qu’on se propose de lui appliquer a été engendré dans des contextes marchands étrangers, il est vrai, au contexte de l’État. Il n’est pas vrai que le discours du management introduit insidieusement une confusion ruineuse pour l’État. Va-t-on contester l’application des principes de la comptabilité dans les organismes publics sous prétexte que cette technique a vu le jour chez les banquiers florentins, ou bannir les ordinateurs parce que l’informatique a vu le jour dans des contextes militaires ? Quand on est à court d’arguments décisifs, il reste à contester le vocabulaire employé. Modifions donc le vocabulaire si cela peut apaiser les esprits : rebaptisons « citoyens » les « clients » de l’administration. Le problème central n’est pas là.

13Qu’on le veuille ou non, le management propose une série de solutions, certes modulables, à des problèmes que rencontre l’administration publique au même titre que l’entreprise privée : définition des objectifs et des fonctions, choix du degré de centralisation, allocation et mobilité des ressources humaines, contrôle de la performance, formation des agents aux nouvelles technologies, etc. Affirmer que l’administration n’est pas concernée reviendrait à postuler, ni plus ni moins, qu’elle peut, quant à elle, se désintéresser de sa performance, de la motivation de son personnel, de la communication entre les services, etc. Qui peut soutenir pareille position ? Nulle méprise n’est ici présente : la performance dont il est question n’a rien à voir avec le profit et la rentabilité mais bien avec la recherche de l’efficience dans l’utilisation des ressources et la réalisation des objectifs de service public.

144.

15Aux antipodes de la thèse d’un discours idéologique imposé à l’administration de l’extérieur – par les forces du marché, les consultants, l’OCDE, que sais-je encore ? –, il faut reconnaître au contraire que la Gestion des Ressources Humaines (GRH) suscite une adhésion très spontanée des responsables de services publics. De fait, j’ai toujours été frappé par l’approbation très majoritaire que rencontrent les formateurs dans les séminaires de management public – une approbation impensable si, comme on l’affirme, le management constituait une menace pour l’administration. Au moins intellectuellement, les fonctionnaires sont ouverts au management, et cela non seulement parce que le discours comme tel est séduisant mais encore parce qu’il fait écho à un malaise profond qu’ils éprouvent eux-mêmes ou qu’ils décèlent autour d’eux et qui travaille en profondeur l’administration publique.

16Ce malaise prend sa source dans les dysfonctions du système bureaucratique : le recrutement politisé ou la promotion à l’ancienneté, lorsqu’ils entraînent la nomination de personnes incompétentes ou l’éviction d’agents plus méritants ; le manque de mobilité, lorsqu’il se traduit par la frustration d’espoirs d’évolution, par une injustice dans la charge de travail des différents services ou par un obstacle au développement d’activités nouvelles ; la difficulté de sanctionner un agent peu performant, qui reporte cyniquement sa charge de travail sur ses collègues, et la difficulté corrélative à récompenser les meilleurs éléments ; et ainsi de suite.

  • 3  L . ROUBAN, Le pouvoir anonyme. Les mutations de l’État à la française, Paris, Presses de la Fonda (...)

17Toutes ces expériences, en se répétant à longueur de temps, induisent un sentiment d’impuissance, quelquefois d’indignation ou d’écœurement. Je prétends que ce fond de lassitude et d’amertume, le constat cent fois renouvelé du décalage entre ce qui est et ce qui devrait être, et l’envie sincère de faire bouger les choses, sont à la source du succès croissant du discours managérial dans l’administration publique. Il existe aujourd’hui une forte proportion de fonctionnaires favorables à la modernisation et agacés, pour ne pas dire davantage, par les pesanteurs bureaucratiques et la politisation3.

185.

19La question n’en demeure pas moins : le management représente-t-il une menace pour les garanties juridiques dont bénéficient les agents et finalement pour l’État de droit ? Répondre à cette question requiert de séparer au préalable ce qui, dans les réformes préconisées, s’inscrit dans les plages de liberté circonscrites par le statut, sans remettre en cause ce dernier et ce qui entraîne effectivement sa remise en question. De fait, on ne dit pas assez qu’une partie essentielle du management peut parfaitement s’implanter dans les limites dessinées par le droit administratif. Rien n’interdit de mieux communiquer, de promouvoir la participation, de créer des groupes de projet, d’organiser plus activement les possibilités de mutation, d’établir des plans de formation, de fixer des objectifs et même de lancer des procédures de sanction à l’encontre d’agents défaillants. Le problème est ici de culture et de volonté, non de normes juridiques : il s’agit de savoir si l’administration est prête à inscrire plus systématiquement la performance individuelle et collective au cœur de ses pratiques. En rejetant le management au nom du statut, on jette, pourrait-on dire, une partie essentielle du bébé avec l’eau du bain et l’on cautionne des pratiques qui se sont cristallisées avec le temps mais que les dispositions statutaires ne prescrivaient aucunement. C’est là sans doute une des fonctions tacites du discours anti-management, lequel fonctionne aujourd’hui, force est de le constater, comme un discours globalement conservateur, sinon dans les intentions, du moins dans les faits.

206.

  • 4  Comme l’ont montré tous les sociologues de la bureaucratie.

21De fait, l’image d’une administration gouvernée par la règle formelle est par trop simple4. L’administration n’est pas un système régi par la règle formelle mais plus précisément un système régi par les usages de la règle formelle, lesquels peuvent être en contradiction flagrante avec l’esprit même de la règle. Une règle formelle n’est rien de plus qu’un cadre pour l’action, elle ne motive ni ne provoque l’action elle-même. Le supposer reviendrait à croire que le droit commercial, par exemple, suffit par lui-même à engendrer les échanges économiques. Le statut ne prescrit pas les trésors de bon vouloir, de dévouement, d’ingéniosité, de créativité manifestés par tous ces agents qui tiennent à bout de bras leurs administrations. Réciproquement, aucune disposition statutaire n’institue l’espèce d’impunité dans laquelle certains agents, par bonheur minoritaires, se sont installés. Aucune ne prescrit la sous-performance, l’irresponsabilité, le laxisme ou l’absentéisme qu’on observe çà et là et qui jettent une lumière injuste sur l’administration tout entière. L’administration est moins malade du statut que de l’usage stratégique qu’en font certains agents pour défendre des privilèges indus. Lorsqu’un agent utilise les ficelles des règlements pour éviter sa mutation d’un service où il n’a plus rien à faire vers un autre en situation de sous-effectif chronique, faut-il parler d’une victoire de la justice et de l’État de droit ? Et dois-je préciser que ce genre d’interrogations reviennent inlassablement dans mes rencontres avec les fonctionnaires ? Au nom de la défense du statut, il arrive qu’on défende en réalité des pratiques qu’il ne prescrit aucunement.

227.

  • 5  Voir par exemple : J. KELLERHALS, M. MODAK & D. PERRENOUD, Le sentiment de justice dans les relati (...)

23Dans les plages de liberté circonscrites par les règles formelles, le management, en insistant sur des principes comme le mérite et la compétence, introduit-il une forme d’arbitraire ? Il est vrai qu’il ne peut faire sans crisper ceux qui, par défaut de productivité et/ou de compétences, risquent d’être désavantagés ou de se trouver l’objet de pressions pour une performance accrue. L’équité menaçant inévitablement l’égalité5, elle corrode effectivement certains types de fonctionnements collectifs. Je défends toutefois l’idée que ces principes de compétence et de mérite sont préférables, au total, à ces formes d’arbitraires que sont l’arbitraire de l’ancienneté, l’arbitraire de la carte de parti ou encore l’arbitraire des réseaux et des accointances qui imprègnent la vie de l’administration comme celle de toute organisation. Un exemple : aujourd’hui, un fonctionnaire n’a souvent rien à dire sur le choix des collaborateurs qui sont recrutés pour son propre service. Et de même, l’agent nouvellement recruté, par le hasard de son classement aux examens, peut être affecté à tel ou tel service sans avoir la possibilité de faire valoir ses préférences. Par la suite, il restera parfois des années prisonnier d’un service où il s’ennuie, sans pouvoir obtenir une affectation plus conforme à ses intérêts. Ne sont-ce pas là des formes insupportables d’arbitraire institutionnel et de gaspillage humain ?

248.

25Parce qu’il tend à individualiser la gestion du personnel, le management met-il en danger le principe de l’égalité de traitement qui est le fondement de l’État de droit ? Mais l’égalité de traitement de qui ? On entretient une confusion malheureuse : nul ne remet en question l’égalité de traitement des citoyens en tant que fondement même de l’État de droit ; la seule égalité de traitement qui est ici remise partiellement en question est celle des fonctionnaires eux-mêmes. Entretenir la confusion, c’est se donner les moyens de faire passer la défense d’intérêts sélectifs pour celle plus noble de l’intérêt général.

26Ceci étant dit, le management menace-t-il l’égalité de traitement des agents de la fonction publique ? Sans méconnaître la complexité de cette question, je me contenterai d’en poser une autre : de quelle égalité parle-t-on au juste ? Les administrations, comme toutes les organisations, sont des concentrés d’inégalités : inégalités salariales et catégorielles, certes, mais aussi inégalités dans la reconnaissance des efforts et des compétences, inégalités dans la distribution du travail et l’affectation des ressources, inégalités dans les « pistons », inégalités dans l’accès à la formation, etc. L’égalité sur un critère entraîne l’inégalité sur d’autres critères. En quoi l’ancienneté ou le diplôme sont-ils plus légitimes que la compétence ou le mérite pour fonder une égalité de traitement ? Ceci mérite à tout le moins une discussion approfondie au-delà des slogans qui sont lancés trop facilement.

279.

28Reste la question, sans doute la plus difficile, des menaces potentielles que le management fait peser sur le statut. Au nom de l’État de droit, de la justice et de l’intérêt général, faudrait-il s’opposer au management lorsqu’il entraîne une dérégulation effective ? La réponse à cette question requiert de commencer par la reformuler : de quelle justice, de quel intérêt général et finalement de quel État de droit s’agit-il ?

29Il faut commencer par récuser l’idée qu’il n’est de justice que de droit, que toute norme de justice est forcément une norme juridique, et que tout ce qui échappe à l’empire du droit est par nature arbitraire et illégitime. Cette idée est simplement intenable ; elle exclut par avance le rôle de la mise en débat et la négociation des normes et de leur application par les acteurs. Une famille, par exemple, ou un groupe de travail informel, est un espace social qui, dans son fonctionnement quotidien, échappe au moins partiellement aux régulations formelles. Pour autant, l’injustice et l’arbitraire n’y règnent pas nécessairement. Il suffit que les normes en usage soient acceptées et que leur application soit cohérente et fasse l’objet des justifications appropriées. C’est par exemple un objectif explicite de la GRH d’établir une équité – donc une forme de justice – dans la distribution des récompenses et des promotions et de fonder cette équité dans une communication plus ouverte entre l’agent et son chef. Pourquoi, dans le cadre d’une administration régie par les mêmes règles, verra-t-on, dans un service, prédominer chez les agents un sentiment de justice et dans un autre un sentiment d’injustice ? Au-delà du droit, c’est le rôle du management qui devient déterminant.

30Il faut ensuite contester l’équation trop simple qui associe a priori toute norme juridique à l’exercice de la justice. En réalité, une norme juridique procède et instaure une certaine conception de la justice au détriment d’autres conceptions. On peut trouver juste de faire dépendre l’avancement de l’ancienneté, on peut aussi trouver profondément injuste de traiter semblablement des agents particulièrement méritants et des agents peu productifs. Il y a pluralité des normes de justice en matière de gestion du personnel et il importe aujourd’hui de favoriser des systèmes où cette pluralité peut être à tout le moins mise en débat et prise en compte dans les décisions de personnel. Le statut, dans le chef de certaines de ses dispositions, empêche cette prise en compte.

31Il faut enfin refuser l’assimilation de la sphère du droit administratif interne à la gestion de l’État avec l’État de droit en général, voire avec le bien commun, une confusion savamment entretenue par certains qui répugnent à la modernisation de l’administration. Non seulement le corpus des règles qui régissent le fonctionnement interne de l’État n’est pas, en soi, au service de l’intérêt général, mais il arrive même qu’il entre en contradiction avec lui, qu’il constitue une entrave au respect de l’égalité de traitement des citoyens. C’est le cas, par exemple, lorsque des responsables se trouvent dans l’incapacité d’imposer des mutations vers les services d’accueil des candidats réfugiés, retardant de ce fait pendant de longs mois, sinon des années, le traitement de leurs dossiers. Ou lorsqu’un haut fonctionnaire ne peut imposer l’affectation des meilleurs professeurs dans les écoles des quartiers défavorisés, où le besoin s’y fait le plus sentir. Ou lorsqu’un chef de service ne peut retenir un agent au-delà du temps réglementaire pour traiter certains dossiers en souffrance relatifs au versement de subventions ou de pensions dont les ayants droit ont un besoin vital. Ou encore lorsqu’il s’avère impossible d’écarter ou de sanctionner un juge dont l’inertie a pour effet de retarder indéfiniment certains procès. Dans tous ces cas, notons-le bien, ce sont les protections juridiques dont bénéficient les agents publics qui ont pour effet d’entraver l’État de droit. Et toute réforme qui rendrait à la hiérarchie le pouvoir d’intervenir dans ces circonstances renforcerait l’État, loin de l’affaiblir.

3210.

33Il est vrai, rien ne garantit que les espaces de liberté qu’ouvrent les réformes managériales soient utilisés à bon escient et ne deviennent autant de possibilités d’un renforcement du favoritisme ou de la politisation. Comment se garder des risques d’un accroissement de l’arbitraire politique ou hiérarchique ? La place me manque pour répondre en détail à cette question. Qu’il me suffise de dire qu’une politique de GRH doit nécessairement comporter les garde-fous, les systèmes de contrôle hiérarchique aussi bien que syndical, les possibilités de recours à chaque niveau, les lieux de concertation et de dialogue, bref un ensemble de dispositifs de protection contre l’arbitraire et par exemple contre les nominations politiques injustifiées.

  • 6  A. O. HIRSCHMAN, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
  • 7  Fr. LACASSE & J.-Cl. THOENIG (dir.), L’Action publique, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1996. (...)

34En bref, quels sont les risques ? L’exagération et la dramatisation des conséquences possibles sont des stratégies classiques de résistance au changement comme l’a montré Albert Hirschman6. Cela fait dix ou quinze ans que nos administrations se sont lancées dans des réformes de type managérial. Où sont les drames annoncés ? Il existe certes des échecs et des déceptions, mais des abus flagrants ? Même si les résultats sont mitigés, il semble bien que les administrations (locales, régionales, communautaires, fédérales) les plus avancées en matière de management soient aussi les plus dynamiques, toutes autres choses restant égales. Le bilan est loin d’être négatif, et nul qui défend le rôle de l’État dans la vie sociale et économique ne peut contester l’introduction, certes encadrée par des dispositions légales, de nouveaux modes de régulation fondés sur la compétence et la performance. Le droit administratif ne peut fournir aux administrations le prétexte de refuser l’interrogation sur la performance7; il ne peut s’arroger le monopole de l’intérêt général indépendamment de la réalité des ressources consommées par l’État et des services qu’il rend à la population ; il ne peut enfin rendre l’administration imperméable à l’évolution, la multiplication et la complexification des besoins sociaux qui imposent et imposeront de plus en plus à l’État une adaptation de ses modes d’intervention. Le management, en particulier la GRH, n’est pas consubstantiel au marché ; il ne porte pas en lui la logique de l’entreprise privée où, il est vrai, il a émergé. On ne peut s’inquiéter de l’affaiblissement du rôle de l’État face aux forces croissantes du marché, à la montée des inégalités et des exclusions, au démembrement de l’espace urbain, à la pression automobile, etc., et en même temps condamner les tentatives de modernisation de l’État qui sont susceptibles de renforcer sa légitimité et sa capacité de régulation. Des principes comme la compétence, la responsabilité, la recherche de l’efficacité dans l’utilisation des ressources, la qualité des services prestés, la référence permanente à l’usager entrent presque naturellement dans la définition d’un État démocratique moderne. Il est à la fois choquant et significatif que ces principes caractérisent davantage aujourd’hui la rhétorique de l’entreprise privée.

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Notes

1  J. G. MARCH & J. P. OLSEN, Rediscovering Institutions. The Organizational Basis of Politics, New York, The Free Press, 1989 ; I. FRANCFORT, FL. OSTY, R. SAINSAULIEU & M. UHALDE, Les mondes sociaux de l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. Pour une approche systématique de la contextualité des pratiques de gestion des ressources humaines, voir en particulier : Fr. PICHAULT & J. NIZET, Les pratiques de gestion des ressources humaines, Paris, Seuil, 2000.

2 Encore certaines concurrences existent-elles bel et bien dans le secteur public. Qu’il suffise de penser à l’enseignement ou aux hôpitaux publics.

3  L . ROUBAN, Le pouvoir anonyme. Les mutations de l’État à la française, Paris, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1994.

4  Comme l’ont montré tous les sociologues de la bureaucratie.

5  Voir par exemple : J. KELLERHALS, M. MODAK & D. PERRENOUD, Le sentiment de justice dans les relations sociales, Paris, P.U.F., 1997.

6  A. O. HIRSCHMAN, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

7  Fr. LACASSE & J.-Cl. THOENIG (dir.), L’Action publique, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1996.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Eraly, « Le management menace-t-il l’administration publique et l’état de droit ? », Pyramides, 2 | 2000, 29-40.

Référence électronique

Alain Eraly, « Le management menace-t-il l’administration publique et l’état de droit ? », Pyramides [En ligne], 2 | 2000, mis en ligne le 30 septembre 2011, consulté le 10 mars 2014. URL : http://pyramides.revues.org/555

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Auteur

Alain Eraly

Professeur à l’ULB et directeur de l’Institut de Sociologie.

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    • Titre :
      Pyramides
      Revue du Centre d'Etudes et de Recherches en Administration Publique
      En bref :
      Revue pluridisciplinaire consacrée à la science administrative
      A multidisciplinary publication focused administration sciences
      Sujets :
      Politiques et actions publiques, Institutions politiques
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      Luc Wilkin
      Éditeur :
      CERAP
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      2034-9564
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      1376-098X
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