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Le discours des Comices : un discours modèle
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Le discours des Comices : un discours modèle

Anne Herschberg Pierrot

Résumés

Dans un discours officiel, publié par le Journal de Rouen du 22 juillet 1853, Flaubert trouve une phrase du discours des Comices qu’il avait écrite la veille. Cet article présente et reproduit les discours cités par le Journal de Rouen.

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Texte intégral

1Le 22 juillet 1853, Flaubert annonce à Louise Colet qu’il vient de trouver dans le Journal de Rouen une phrase, inventée la veille pour le discours des Comices de Madame Bovary :

  • 1  Les références à la Correspondance de Flaubert renvoient à l’édition dans la « Bibliothèque de la (...)

J’ai eu aujourd’hui un grand succès. Tu sais que nous avons eu hier le bonheur d’avoir M. Saint-Arnaud. — eh bien, j’ai trouvé ce matin, dans le J[ournal] de R[ouen], une phrase du maire lui faisant un discours, laquelle phrase j’avais, la veille, écrite textuellement dans ma B[ovary] (dans un discours de préfet, à des Comices agricoles). Non seulement c’était la même idée, les mêmes mots, mais les mêmes assonances de style. Je ne cache pas que ce sont de ces choses qui me font plaisir. — Quand la littérature arrive à la précision de résultat d’une science exacte, c’est roide. — Je t’apporterai, du reste, ce discours gouvernemental et tu verras si je m’entends à faire de l’administratif et du Crocodile. (Corr, II, p. 387-388)1.

2Cette rencontre n’est évidemment pas pour déplaire à Flaubert. L’idée que non seulement l’art ne copie pas le réel mais qu’il le précède, relève d’une esthétique qu’il partage avec Baudelaire, mais qui sera aussi développée par Oscar Wilde, par Proust et d’autres artistes de la modernité. De même, cherchant une exception à l’exception en botanique pour Bouvard et Pécuchet, Flaubert obtiendra confirmation de son intuition auprès du professeur de Botanique du Jardin des Plantes :

Et j’avais raison parce que l’Esthétique est le Vrai. Et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. La Réalité ne se plie point à l’idéal mais le confirme. (Corr. V, p. 894).

3Flaubert a bien inventé le discours des Comices mais il l’a forgé à partir d’une rhétorique d’époque qui se retrouve dans le Journal de Rouen. La section « Style officiel » du second volume de Bouvard et Pécuchet contient d’ailleurs des exemples voisins, par exemple un discours devant une société d’horticulture.

4Ce que Flaubert retrouve et recompose, à la manière du pastiche proustien, c’est bien d’abord un même rythme de phrase, avec les assonances (« Non seulement c’était la même idée, les mêmes mots, mais les mêmes assonances de style »), confirmant l’idée que la précision dans la place et le choix du mot — la justesse du style — porte une valeur de vérité. Mais c’est en même temps le mouvement du discours d’un représentant de l’ordre, un an et demi après le Coup d’État du 2 décembre.

  • 2  Voir transcription en fin d’article et documents en annexe.

5Le Journal de Rouen du 22 juillet 1853 rapporte en effet la venue à Rouen du ministre de la guerre, le maréchal de Saint-Arnaud. Il reproduit alors les discours d’accueil du préfet de la Seine-Inférieure, et du maire de Rouen, égaux dans la flagornerie impériale, et dans les clichés politiques2. Le maréchal de Saint-Arnaud (1798-1854) s’était illustré par sa férocité dans la conquête de l’Algérie et avait été recruté par Louis-Napoléon pour préparer le coup d’état (l’attentat du 2 décembre, dit Larousse) puis affermir le régime impérial. C’est donc comme à un homme clé du pouvoir que s’adressent les représentants de l’administration locale.

6On ne retrouve pas de phrase entière du discours de Lieuvain dans celui de M. Fleury, mais des formules semblables (« permettez-moi » / « Qu’il me soit permis »), et des expressions, un vocabulaire communs, dans une syntaxe marquée également par l’amplification et la prédominance des cadences binaires. Ainsi, « Ce pouvoir si ferme et si intelligent qui préside, à cette heure, aux destinées de la France » répond à « qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État ». Le discours rédigé par Flaubert est parfois mieux rythmé et il condense la caricature. La rhétorique des deux orateurs se caractérise par des alliances stéréotypées (« C’est aux populations vouées, comme la nôtre, au commerce et à l’industrie » / « faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce… »), des épithètes de nature (« l’héroïque courage et le dévouement absolu »), l’emploi d’un vocabulaire euphémisant (« populations », également employé par le maréchal de Saint-Arnaud), allié à la première personne du pluriel qui vise à imposer l’image paternaliste d’une communauté d’intérêts (« nos malheureuses populations ouvrières »). Le terme répété fait écho aux « populations agricoles » de Lieuvain.

7Mais c’est aussi le mouvement d’opposition entre le tableau négatif de la guerre civile et celui de la prospérité retrouvée avec l’Empire, qui anime les discours. Flaubert a rédigé le discours de Lieuvain d’un seul trait. Il l’a ensuite morcelé en intercalant le dialogue de Rodolphe et d’Emma. « La phrase du maire » à laquelle Flaubert fait allusion correspond peut-être non à la rédaction définitive du discours des Comices, mais à un état plus ancien. « Le temps n’est plus, Messieurs  […] où les maximes les plus subversives, sapaient audacieusement les bases » est en effet interrompu sur le brouillon par un trait qui relie la phrase inachevée à la réplique de Rodolphe et supprime par là même la fin de la phrase. Auparavant, la présentation du temps passé se prolongeait en des termes proches de ceux de M. Fleury, le maire de Rouen :

  • 3  Bibliothèque de Rouen, ms g 2233, f° 146 bis.

où les maximes les plus subversives, sapaient audacieusement les bases de l’édifice social, où toutes les transactions se trouvaient arrêtées, nos ateliers fermés, nos consciences alarmées, nos propriétés menacées […]3.

8Le maire de Rouen dit :

Quand on se rappelle les travaux interrompus, les transactions commerciales partout paralysées, des milliers de bras inoccupés, et, par suite, la misère et le désordre envahissant nos malheureuses populations ouvrières comment ne pas bénir le nom du prince qui a fait succéder à tant de calamités l’activité dans le travail, la confiance et la sécurité dans les entreprises, et, par suite, la prospérité, le calme et la joie dans toutes les familles !

9Ce sont, pour le début, les mêmes finales vocaliques en « é » qui se répondent à l’appui des groupements binaires, deux fois deux (« arrêtées / fermés / alarmées / menacées ») ou une fois deux (« paralysées / inoccupés »). Les deux rhétoriques expriment de plus le même discours social, qui se caractérise par les mêmes stéréotypes de l’ordre moral, les mêmes formes d’allusions et les mêmes effets d’amplification rythmique, binaires et parfois ternaires.

10On peut en dire autant du discours du préfet qui multiplie les épithètes clichées, et emploie lui aussi des expressions du conseiller Lieuvain :

[…] au Havre, dans ce port célèbre qui voit, avec joie, une ère nouvelle largement s’ouvrir à son intelligente activité ; partout dans nos grands centres manufacturiers, dans nos loyales campagnes, vous recueillerez un hommage unanime de gratitude et de dévouement pour l’empereur.

11« Nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité », dit le conseiller Lieuvain. Surtout, patriotisme et dévouement sont les mots d’ordre associés à la loyauté des campagnes (« fidèles populations », « loyales campagnes »), en opposition plus ou moins implicite, dans les trois discours, aux ouvriers des villes.

  • 4  La référence indirecte à 1848 est notée par Marie Durel dans sa thèse, Classement et analyse des b (...)

12La grande différence entre le discours dans Madame Bovary et ceux du Journal de Rouen est le contexte historique, avec l’allusion, en 1853, à l’histoire récente de l’Empire. Ceci donne une actualisation vive au discours du conseiller Lieuvain, qui est supposé s’adresser aux paysans sous Louis-Philippe, mais qui porte une actualité contemporaine de son écriture4. le discours de fiction vise indirectement les événements du printemps 1848 avec la fermeture des ateliers nationaux et les journées de juin : il avait certainement cette résonance pour les lecteurs de 1856.

13***

14Vendredi 22 juillet 1853
JOURNAL DE ROUEN
ET DES DÉPARTEMENTS DE LA SEINE INFÉRIEURE ET DE L’EURE
voyage du ministre de la guerre

15[Arrivée à Rouen par le train de Paris de M. le maréchal de Saint-Arnaud, ministre de la guerre]

16Vers une heure moins un quart, les principales autorités civiles, judiciaires et militaires du département et de la ville se sont rendues au débarcadère de Saint-Sever, pour attendre le maréchal ; là se trouvaient aussi les anciens militaires de l’Empire.

17Devant le débarcadère stationnaient la gendarmerie et un fort détachement de hussards qui devaient former une escorte d’honneur.

18Au moment où le ministre est descendu de wagon, M. Ernest Le Roy, préfet de la Seine-Inférieure, s’est avancé, entouré de nombreux fonctionnaires dont nous avons parlé, et s’est exprimé en ces termes :

19Monsieur le maréchal,

20Les habitants de la Seine-Inférieure garderont précieusement le souvenir de la visite dont vous les honorez. Si un patriotisme courageux, un amour éprouvé de l’ordre, une gratitude profonde pour le gouvernement de Sa Majesté Impériale, pouvaient valoir cette haute faveur à de fidèles populations, aucune n’en était plus digne.

21Tous, ici, saluent en vous, monsieur le maréchal, le nom que les annales de l’Algérie ont écrit à leurs plus glorieuses pages, le général, l’homme d’état qui fut, aux jours suprêmes du péril, un des plus fermes appuis du prince auquel la France et la société doivent leur salut.

22À Rouen, sur les bords du grand fleuve maritime, source désormais abondante et sûre de richesses nationales ; dans cette antique cité, l’une des métropoles du monde industriel ; au Havre, dans ce port célèbre qui voit, avec joie, une ère nouvelle largement s’ouvrir à son intelligente activité ; partout dans nos grands centres manufacturiers, dans nos loyales campagnes, vous recueillerez un hommage unanime de gratitude et de dévouement pour l’empereur. Quant aux mandataires des populations, aux délégués de l’autorité, ils n’ont ici d’autre ambition que de seconder, par une entente parfaite, l’action protectrice du pouvoir.

  • 5  Allusion aux dévastations dues à l’orage de grêle, survenu le 9 juillet précédent dans la région d (...)

23La présence de votre Excellence est un évident témoignage de sollicitude ; elle est un bonheur pour ceux dont les laborieux efforts sont couronnés de succès, une consolation, une espérance pour les malheureux qu’un désastre récent a frappés et que le gouvernement s’empresse déjà de secourir5. Rien ne peut donc arrêter, monsieur le maréchal, l’élan de nos cœurs. Nous crions tous avec vous : Vive Napoléon III ! vive l’empereur ! vive l’impératrice !

24Des cris de : « Vive l’empereur ! » ont suivi ce discours, puis M. Fleury, maire de Rouen, a pris la parole ainsi qu’il suit :

25Monsieur le maréchal,

26L’administration municipale de la ville de Rouen est heureuse de présenter ses hommages au ministre fidèle de Napoléon III, au guerrier dont l’héroïque courage et le dévouement absolu ont si puissamment secondé les patriotiques résolutions qui ont naguère sauvé le pays, en lui rendant ce pouvoir si ferme et si intelligent qui préside, à cette heure, aux destinées de la France.

27C’est aux populations vouées, comme la nôtre, au commerce et à l’industrie, qu’il appartient surtout d’apprécier les bienfaits que nous devons au triomphe de ces vues vraiment providentielles.

28Quand on se rappelle les travaux interrompus, les transactions commerciales partout paralysées, des milliers de bras inoccupés, et, par suite, la misère et le désordre envahissant nos malheureuses populations ouvrières, comment ne pas bénir le nom du prince qui a fait succéder à tant de calamités l’activité dans le travail, la confiance et la sécurité dans les entreprises, et, par suite, la prospérité, le calme et la joie dans toutes les familles !

29Si la reconnaissance de nos populations s’élève vers S. M. l’empereur, elle rejaillit naturellement sur les ministres courageux et dévoués qu’il jugea dignes d’être associés à la réalisation de ses pensées.

30Nul plus que vous, monsieur le maréchal, n’est en droit de revendiquer une glorieuse part dans cet heureux événement.

31Permettez-moi donc, monsieur le maréchal, de saisir cette première et si favorable occasion de vous en féliciter au nom de l’une des plus importantes cités de France.

32La visite que vous daignez lui faire aujourd’hui témoigne hautement de l’intérêt que vous portez à ses habitants, et je suis heureux et fier d’être en ce moment chargé de vous en exprimer leurs vifs et sincères remerciements.

33Nous avons la confiance, monsieur le maréchal, que si jamais la ville de Rouen a besoin d’appui dans les conseils et auprès de S. M. l’empereur des Français, elle pourra compter sur votre puissante protection.

34Vive l’empereur !

35M. de Saint-Arnaud a répondu qu’il savait, en venant visiter la Seine-Inférieure, qu’il trouverait une population remarquable par ses bons sentiments, et quant à la ville de Rouen en particulier, qu’il était heureux de pouvoir dire que l’Empereur en gardait un bon souvenir. « Hier soir, a-t-il ajouté, lorsque j’ai pris congé de l’empereur, sa Majesté s’est exprimée dans les termes les plus affectueux au sujet de la population rouennaise ; elle a aussi témoigné de nouveau de son intention de voir son gouvernement réparer autant que possible les derniers désastres qui ont frappé l’agriculture. »

36Ces paroles, dont nous reproduisons plutôt le sens que la lettre, ont été accueillies, ainsi que l’avait été le discours du maire, par de nouveaux cris de : « Vive l’Empereur ! vive l’impératrice ! » […]

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Documents annexes

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Notes

1  Les références à la Correspondance de Flaubert renvoient à l’édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, par Jean Bruneau (tomes I-IV) puis Yvan Leclerc (tome V). Pour une analyse stylistique du discours des Comices, je me permets de renvoyer à mon article « Clichés, stéréotypie et stratégie discursive dans le discours de Lieuvain (Madame Bovary, II, 8) », Littérature, n° 36, 1979, [En ligne], Mis en ligne le : 22 septembre 2008, http://www.item.ens.fr/index.php?id=377262.

2  Voir transcription en fin d’article et documents en annexe.

3  Bibliothèque de Rouen, ms g 2233, f° 146 bis.

4  La référence indirecte à 1848 est notée par Marie Durel dans sa thèse, Classement et analyse des brouillons de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Université de Rouen, 2000.

5  Allusion aux dévastations dues à l’orage de grêle, survenu le 9 juillet précédent dans la région de Rouen. Flaubert ironise sur la situation dans une lettre à Louise Colet du [12 juillet 1853] : « Tu auras appris par les journaux (sans doute) la soignée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours samedi dernier ; — Désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés. Il y en a ici pour une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l’occasion (on se les arrache, les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 pour cent. Ô humanité ! C’était très drôle comme ça tombait ! et ce qu’il y a eu de lamentations et de gueulades était fort aussi. Ç’a été une symphonie de jérémiades pendant deux jours à rendre sec comme un caillou le cœur le plus sensible. On a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). Il y a eu des scènes d’un grotesque démesuré, et l’autorité mêlée là-dedans ! M. le préfet, etc. / Je suis peu sensible à ces infortunes collectives. » (Corr., II, p. 380).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Herschberg Pierrot, « Le discours des Comices : un discours modèle », Flaubert [En ligne], Style/Poétique/Histoire littéraire, mis en ligne le 25 octobre 2009, consulté le 28 février 2014. URL : http://flaubert.revues.org/809

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Auteur

Anne Herschberg Pierrot

Université Paris 8, ITEM/ENS-CNRS

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