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Emmanuel Lévinas : penseur du religieux ?
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Emmanuel Lévinas : penseur du religieux ?

Jeffrey Andrew Barash
p. 117-121

Texte intégral

  • 1  D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éditions de l’Éclat, 19 (...)

1Ce titre un peu provocateur ne signifie pas que j’aie l’ambition d’examiner les convictions religieuses de Lévinas en tant que telles. Loin de là, il s’agit bien plutôt de présenter la manière dont sa philosophie problématise le religieux et, de là, d’analyser les enjeux précis du religieux dans sa perspective. Cette question me paraît importante, surtout dans le contexte actuel en France où le principe de laïcité a été l’objet d'un important débat. Ce débat, souvent vif, s’est imposé dans toutes les sphères publiques et a toujours invoqué, en ultime analyse, le lien entre religion et philosophie, pour le questionner. C’est dans ce contexte que notre regretté ami Dominique Janicaud est revenu sur la pensée de Lévinas et a montré qu’elle était à l’origine d’un « tournant théologique » dans le domaine de la phénoménologie1. Il me semble toutefois que, dans le contexte de ce débat, la position de Lévinas n’a pas toujours été suffisamment clarifiée. Quelle est donc la place précise du religieux dans le cadre de sa pensée ?

2Pour répondre à cette question il faut identifier ce qui est à mon sens la principale source de confusion dans ce débat sur le rapport entre philosophie et religion, non seulement chez Lévinas, mais plus généralement : il me semble que l’on a trop souvent tendance à confondre la religion et le culte, ou bien à réduire la religion à un système dogmatique, en tout cas à occulter la complexité du phénomène religieux. Au contraire, je voudrais ici élargir le champ d’investigation et, sans m’arrêter à la systématisation dogmatique, rappeler cette évidence que la religion, comme la philosophie, s’empare des questions essentielles concernant le sens même de nos actes, de notre existence. Car nous ne pouvons pas situer la place du religieux dans la pensée de Lévinas sans nous confronter à ces questions essentielles. Et Levinas n’a eu de cesse d’interroger la tradition philosophique à la lumière d’un questionnement profondément enraciné dans une perspective religieuse. J’en veux pour preuve le titre de son chef-d’œuvre Totalité et infini qui, à lui seul, annonce son intention. En effet, si le terme de totalité est jumelé dans ce titre avec celui d’ « infini », c’est pour marquer, à partir de la pensée d’une infinité insaisissable, l’échec auquel est nécessairement vouée la tradition philosophique dès lors qu’elle prétend pouvoir cerner la totalité. Historiquement, c’est surtout à partir d’une perspective religieuse, chez Kierkegaard ou Franz Rosenzweig, que l’évidence de cet échec s’est imposée. Pour ces deux auteurs, comme Lévinas qui se fait alors historien de la philosophie l’a magistralement montré, penser l’infini exige en tout premier lieu une mise en question du système hégélien et de sa prétention à saisir le sens absolu du parcours de l’Esprit. Lévinas estime que la pensée de Franz Rosenzweig a joué un rôle particulièrement important à cet égard qu’il éclaire dans sa préface à l’ouvrage de Stéphane Mosès, Système et révélation : La philosophie de Franz Rosenzweig. Il évoque l’Étoile de la rédemption et affirme de cette pensée qu’elle est :

  • 2  E. Lévinas, Système et révélation : La philosophie de Franz Rosenzweig, préface à S. Mosès, Paris, (...)

une Philosophie qui mérite probablement ce nom dans la mesure où elle serait conduite vers cette intrigue religieuse en tant qu’ouvrant un horizon originel du sens, à partir d’une réflexion rigoureuse sur la crise de l’intelligibilité du monde, c’est-à-dire sur la crise de la totalité et du système hégélien2.

  • 3  Ibid., p. 15.
  • 4  Ibid.

3Ainsi, loin de limiter le phénomène religieux au champ de la systématisation dogmatique, Rosenzweig – dont Lévinas adopte ici les principales orientations – s’achemine, à travers sa réflexion sur la crise de l’intelligibilité du monde, vers ce que Lévinas nomme « l’intrigue religieuse ». Et, aux yeux de Lévinas, seule une pensée de l’intrigue religieuse peut nous permettre de résister à une autre tentation, celle que nous présente typiquement la philosophie de Martin Heidegger : à savoir celle de rompre avec la totalité, « dans l’angoisse du néant » qui, comme l’écrit Lévinas, « ramène l’étant humain au souci pour son être même »3. Mais Levinas démontre que cette démarche de rupture avec la totalité échoue et ne fait que ramener à la recherche de la totalité, quoique d’un autre type, dans la mesure où l’être-pour-la-mort permet, dans la perspective heideggerienne, de saisir dans sa totalité (Ganzheit) le sens de l’existence à chaque fois mienne. En revanche, la perspective de Rosenzweig est autrement féconde, car elle nous conduit à ce que Lévinas nomme « la relation frontale avec l’autre homme »4. En ce sens, c’est précisément l’ « intrigue religieuse » qui nous convainc de l’impossibilité d’englober le sens de l’autre dans le cadre d’un système totalisant et nous oblige à repenser les catégories traditionnelles du rapport à autrui. Aussi la « nouvelle pensée » (Das neue Denken), que Franz Rosenzweig inaugure et que Lévinas approfondit dans le cadre de sa propre orientation philosophique, nourrit-elle très exactement cette double ambition : critiquer les catégories traditionnelles et en définir de nouvelles.

4Or, du fait de l’échec des systèmes totalisants et des idéologies, l’époque contemporaine est, plus que tout autre, marquée par la nécessité de repenser le statut de l’autre, et elle en fait une de ses exigences les plus cruciales. C’est ainsi que la question du rapport entre la philosophie et le religieux se pose à nouveau, quoique sous une nouvelle forme. Sommes-nous encore aujourd’hui aux prises avec la question de l’ « intrigue religieuse » ? N’est-ce pas plutôt celle de la croyance qui s’impose à nous ? La soumission à la loi n’a-t-elle pas supplanté le questionnement religieux ? Est-ce à dire que nous serions appelés en dernière instance à quitter le terrain de la philosophie ?

5Pour ma part, je ne pense pas que la philosophie de Lévinas nous oblige en quoi que ce soit à donner une réponse affirmative à ces questions. En revanche, Lévinas a clairement montré qu’il est possible d’aborder les textes religieux canoniques dans une perspective philosophique au sens le plus strict du terme. C’est dans ce cadre que sa volonté de rompre avec les philosophies de la totalité prend tout son sens. Étant donné que la Nouvelle pensée nous oblige à repenser la relation avec l’autre, elle incite par là même à réinterpréter notre rapport à la tradition religieuse et éthique, pour voir dans quelle mesure elle continue à conférer un sens à cette relation comme elle le faisait jadis. Levinas offre bien des perspectives auxquelles nous devons être aujourd’hui très attentifs, car sa manière d’interpréter permet de relire les textes de la tradition dans une nouvelle lumière sans pour autant renoncer à une sensibilité pour l’ « intrigue religieuse ».

  • 5  S. Mosès, « Le fil de la tradition est-il rompu ? Sur deux formes de modernité religieuse. » Laïcit (...)

6La volonté d’inscrire la pensée de Lévinas dans un « tournant théologique » évoqué au début de cet article me semble occulter précisément le sens de l’intrigue religieuse alors même qu’il se situe au cœur de sa démarche. J’inscrirais bien plutôt l’auteur de Totalité et infini dans un courant que Stéphane Mosès qualifie de « modernité normative ». La modernité normative, loin de vouloir résoudre les questions existentielles sur la base des présupposés dogmatiques, cherche à interroger les présupposés hérités de la tradition dans une perspective inédite. Certes, cette nouveauté ne prend pas en considération la position d’une autre modernité, plus contestataire, la « modernité critique » selon le nom que lui donne Stéphane Mosès, dans la mesure où cette position critique prend acte d’une rupture radicale avec le passé et affirme, par conséquent, qu’il est impossible d’aller puiser dans la tradition un sens pour l’époque actuelle. Au contraire, si Lévinas et Rosenzweig reconnaissent toute la fragilité de la tradition, la « modernité normative » qu’ils conçoivent ne doute pas qu’il soit possible de faire entendre son message essentiel pourvu seulement de l’avoir d’abord transposé dans un langage intelligible pour le lecteur contemporain. Cette interprétation des textes de la tradition s’avère éminemment philosophique dans la mesure où elle intègre une interrogation sur la possibilité même d’interpréter, c’est-à-dire d’élaborer un nouveau langage approprié aux critères modernes d’intelligibilité. C’est en ce sens, pour reprendre les paroles de Stéphane Mosès, que « le discours philosophique rend visible et intelligible le sens universel de ces textes que les formes de discours archaïques avaient occulté »5.

7Pour conclure, j’insisterai sur le fait que l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, en portant la réflexion sur l’ « intrigue religieuse », loin de soumettre la philosophie à une quelconque tendance théologique, lui assigne la tâche de réinterpréter l'héritage éthico-politique à la lumière d'un questionnement inédit du sens du rapport à l’autre.

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Notes

1 D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éditions de l’Éclat, 1992.
2 E. Lévinas, Système et révélation : La philosophie de Franz Rosenzweig , préface à S. Mosès, Paris, Bayard, 2003, p. 8.
3  Ibid., p. 15.
4  Ibid.
5 S. Mosès, « Le fil de la tradition est-il rompu ? Sur deux formes de modernité religieuse. » Laïcité et religions , Revue des deux mondes, avril 2002, p. 104.
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Pour citer cet article

Référence papier

Jeffrey Andrew Barash, « Emmanuel Lévinas : penseur du religieux ? », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 18 | 2007, 117-121.

Référence électronique

Jeffrey Andrew Barash, « Emmanuel Lévinas : penseur du religieux ? », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 18 | 2007, mis en ligne le 09 mars 2009, Consulté le 27 février 2014. URL : http://bcrfj.revues.org/109

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Auteur

Jeffrey Andrew Barash

Jeffrey Andrew Barash, docteur de l'Université de Chicago, est professeur au département de philosophie de l'Université de Picardie à Amiens. Pendant sa délégation auprès du Centre de recherche français de Jérusalem, il a également travaillé dans le cadre du Centre Rosenzweig de l'Université hébraïque de Jérusalem. Ses recherches portent sur la phénoménologie et la philosophie politique. Il est l'auteur, entre autres, de Martin Heidegger and the Problem of Historical Meaning (New York, 2003) et de Politiques de l'histoire. L'historicisme comme promesse et comme mythe (Paris, 2004). Il prépare un ouvrage sur la phénoménologie de la mémoire collective.
jeffrey.barash@u-picardie.fr

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