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Gaza, Beer Sheva, Dahriyya
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Gaza, Beer Sheva, Dahriyya

Une autre approche des Bédouins du Néguev dans l’espace israélo-palestinien
Cédric Parizot
p. 37-50

Texte intégral

  • 1  J’utilise alternativement les termes « Arabes israéliens » et « Palestiniens d’Israël » pour désign (...)

1En Israël, les Bédouins du Néguev sont fréquemment présentés et perçus, tant par la population juive que par la population arabe, comme un groupe de citoyens soumis et « loyaux » à l’État. À l’instar des Druzes, ils sont considérés comme fondamentalement distincts du reste des Palestiniens d’Israël1. Quant à leurs rapports avec les populations palestiniennes de la Bande de Gaza et de Cisjordanie, ils sont considérés comme inexistants. Afin d’appuyer cette représentation communément admise, il est fréquemment fait référence à leurs « spécificités culturelles », et plus particulièrement à leur héritage « nomade ». Il est également fait mention de leur comportement politique, trop souvent réduit à leur enrôlement volontaire dans l’armée israélienne, à leur faible taux de mobilisation pour contester la politique de l’État, comparé à celui des autres Palestiniens de citoyenneté israélienne ou plus simplement, à leur réticence à se présenter comme des Palestiniens.

  • 2  C’est le cas des anthropologues locaux tels que Kressel, G.M., 1975 Pratiyut le’umat shivtiyut [Ind (...)
  • 3  Marx E., 1967 The Bedouin of the Negev. Manchester: Manchester University Press; Lewando-Hundt, G., (...)

2L’idée de l’isolement et du particularisme des Bédouins du Néguev trouve indéniablement ses origines dans les discours et les pratiques des acteurs. Elle fait d’autant plus autorité, qu’elle a été indirectement ou directement confirmée par les chercheurs qui ont étudié cette population. Jusqu’à présent les recherches qui ont porté sur les Bédouins du Néguev ne les ont envisagés que dans une relation binaire avec la société israélienne2. Si nombre de leurs auteurs ont noté les contacts que les Bédouins entretiennent avec leurs parents et voisins de Cisjordanie et Gaza3 depuis les cinquante dernières années et leur influence sur certaines pratiques et représentations, aucun d’entre eux n’a jugé utile de les examiner de manière plus approfondie.

3Entre le mois de janvier 1998 et le mois de juillet 2000, alors que j’effectuais des recherches parmi cette population, j’ai été frappé par la récurrence et la régularité des rencontres et des échanges transfrontaliers engageant des Bédouins du Néguev et leurs parents ou voisins résidant en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza ou encore dans le Sinaï. Intervenant dans le non-événement, ces pratiques remettent en cause les représentations communément admises sur les rapports des Bédouins du Néguev avec leurs voisins palestiniens et appellent une réorientation des approches de cette population et de sa situation dans l’espace israélo-palestinien.

Modalités d’intégration
et processus de différenciation

  • 4  Muhsam, H.V. 1966, Beduin of the Negev. Jerusalem: Jerusalem Academic Press: 22
  • 5  Kressel, G.M., Ben David Y. & Abu Rabia, Kh., 1991, Changes in Land Usage in the Negev since the Mi (...)
  • 6  Meir, A., op.cit. chap. 3.

4Avant 1948, les populations bédouines qui peuplaint le Néguev étaient plus connues sous le nom d’Arabes de Beer Sheva (`arab as-saba`). Les Bédouins avaient eux-mêmes recours au terme `arab au lieu de bedû (Bédouins), tandis qu’ils désignaient les paysans arabes des environs par le terme de fellahîn (paysans). Bedû signifiant habitants du désert (bâdiya) était un terme utilisé davantage par les paysans. En 1946, le nombre de Bédouins dans le Néguev était estimé entre 57 000 et 95 500 personnes4. À l’époque, le semi-nomadisme pastoral était encore de règle, bien que la majorité de la population pratiquât déjà l’agriculture sèche et que certains hommes fussent employés dans la construction des routes et des infrastructures développées par les Britanniques. Depuis la fin du 19e siècle, la reprise en main de la région par les Turcs, sa pacification et la création de frontières internationales avaient déjà contribué à la sédentarisation progressive des Bédouins qui s’adonnaient davantage à l’agriculture et avaient développé des activités commerciales avec les marchands de la région de Gaza, marchands qui assuraient l’exportation de ces produits vers l’Europe5. La ville de Beer Sheva fut créée en 1900, pour des raisons administratives et se développa grâce au commerce de terres et des produits agricoles. Afin d’être plus proches des autorités, les sheikhs Bédouins de la région ne tardèrent pas à s’y installer. C’est également à cette période qu’apparurent les premières constructions en pierres parmi la population bédouine, d’abord pour entreposer les produits agricoles puis pour faire office d’habitations. Des fermes furent également bâties dans les années vingt et trente au Nord Ouest du Néguev6. Mais ces constructions restaient le fait d’une minorité de privilégiés.

  • 7  Marx, E. op. cit., p. 12.
  • 8  Morris, 1997 [1987] The Birth of the Palestinian Refugee Problem: 1947-1949. Cambridge: CUP : 221, (...)
  • 9  Marx, E. op. cit.
  • 10  Falah, G., 1999, Israeli State Policy towards Bedouin Sedentarization in the Negev. Journal of Pale (...)

5Le conflit de 1948 et la création de l’État d’Israël ont généré des bouleversements et des traumatismes brutaux pour la population bédouine. En 1953, le nombre de Bédouins restant dans le Néguev est estimé à 11 000 personnes7. Les autres sont expulsés manu militari ou fuient l’avance des troupes israéliennes pour se réfugier en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza et dans le Sinaï8. Ceux qui restent dans le Néguev sont confinés dans une zone close, située à l’Est et au Nord de Beer Sheva et s’étendant sur une superficie correspondant à 10 % du désert du Néguev. Cette zone est ensuite placée sous administration militaire jusqu’en 19669. Les terres des fuyards et des expulsés sont confisquées, au point qu’à la fin des années cinquante, le nouvel État réussit à s’approprier plus de 90 % des terres dans l’ensemble du Néguev et 50 % au sein de la zone close10. Jusqu’en 1966, les Bédouins ont été regroupés autour de 19 tribus (`ashîra) recomposées dans l’urgence, transformées en unités administratives et dirigées par des sheikhs appointés par le gouvernement militaire. Exclus du marché de l’emploi israélien, les Bédouins ont été forcés de se replier sur l’élevage et l’agriculture. Quant aux quelques privilégiés qui avaient vécu à Beer Sheva ou dans des habitations en pierres, ils ont été contraints de revivre sous des tentes.

  • 11  Marx, E. 2000 Land and Work: Negev Bedouin Struggle with Israeli Bureaucracies. Nomadic Peoples, 4 (...)
  • 12  Al-Afenish, S., 1987, Processes of Change and Continuity in Kinship System and Family Ideology in B (...)

6Dans les années soixante, les autorités décident d’urbaniser les Bédouins11. Cette politique est motivée par leur volonté de s’accaparer davantage de terres pour développer des projets au profit de la population juive. Officiellement, elle est présentée comme un moyen pour faciliter aux Bédouins l’accès aux ressources et aux services « modernes » de l’État providence, les autorités prétendant ne pas pouvoir les distribuer à une population « dispersée ». Deux villes sont d’abord planifiées : Tel as-Saba` en 1965 et Rahat en 1970. Entre le début et la fin des années quatre-vingt, cinq autres sont établies : dans l’ordre, Ksîfa et `Ar`ara, Shgîb as-Salâm, puis Hûra et Lagiyya. Mais ces projets échouent. La plupart des Bédouins refusent de s’y installer. Ils redoutent de perdre leurs terres et ne sont pas attirés par les conditions d’existence sociales et économiques difficiles dans ces villes. Même les stratégies d’intimidation répétées (confiscations massives de bétail, démolition de maisons dans les villages non reconnus, destruction de récoltes)12 n’arrivent pas à accroître leur exode vers ces villes.

7Aujourd’hui, ces villes rassemblent à peine la moitié de la population bédouine du Néguev, population estimée à plus de 120 000 personnes. Le reste habite dans des hameaux qui sont apparus, dans les années soixante, sur les sites des campements devenus permanents.

Villes planifiées et villages non reconnus bédouins en1990.

Villes planifiées et villages non reconnus bédouins en1990.

(Source : Meir, A., 1997 : 91)

  • 13  Meir, A., op. cit.

8Davantage sensibles aux nouveaux modes de consommation et aux représentations véhiculées par la société juive dominante, les jeunes couples bédouins ont commencé à construire des structures en dur. Ajouté à la culture de vergers, la construction de ces habitations a également été perçue comme un moyen de marquer leur attachement à la terre. Ces hameaux sont dispersés la plupart du temps sur le bord des axes routiers13. Certains ne regroupent que quelques familles, en revanche d’autres rassemblent plusieurs centaines, voire quelques milliers de personnes. Mais, n’étant pas reconnus par les autorités du pays, ils ne figurent sur aucune carte. En outre, ils sont dépourvus de services et d’infrastructures. Les habitants improvisent eux-mêmes leurs réseaux de distribution d’eau et utilisent des générateurs pour se procurer de l’électricité.

  • 14  Marx, 2001 : 113.

9Les villes planifiées sont quant à elles des cités dortoirs à la périphérie de Beer Sheva. La plus importante, Rahat, rassemble aujourd’hui plus de 30 000 habitants, tandis que la plus petite, Lagiyya, compte à peine plus de 2 000 âmes. Les infrastructures y sont souvent dans un état critique et ne sont pas adaptées aux besoins de la population. Les activités commerciales et industrielles manquent cruellement. Le manque d’activités et le faible niveau de qualification de la main d’œuvre rendent cette population extrêmement dépendante des centres économiques contrôlés par la population juive des environs et particulièrement sensible aux récessions économiques. À la fin des années quatre-vingt-dix, le taux de chômage y atteint 29 % pour les hommes et 83 % pour les femmes14.

  • 15  Jakubowska, L. 2000, Finding Ways to Make a Living: Employment among the Negev Bedouin. Nomadic Peo (...)
  • 16  Meir, 1997, p. 191-192.

10Finalement, en l’espace de cinquante ans, la population bédouine restée dans le Néguev a subi des bouleversements profonds. Les modes de vie et les activités économiques sont devenus de plus en plus urbains, axés davantage sur des activités salariées dans les villes environnantes. Les régimes administratifs qui ont succédé à l’administration militaire et qui, depuis la fin des années quatre-vingt, ont octroyé de plus en plus d’autonomie aux Bédouins des villes planifiées, ont contribué au renouvellement des élites et au bouleversement des hiérarchies préexistantes. Aujourd’hui, la tribu (`ashîra) n’a plus qu’une pertinence symbolique. Les groupes de solidarités qu’incarnent les lignages tendent à s’atomiser. À peine constituent-ils des cadres de mobilisation à l’occasion des élections nationales (Parizot, 1999). Même si la famille étendue reste souvent une unité économique15, les relations d’entraide entre ses membres y perdent leur signification en raison de l’accès croissant aux services de l’État providence16.

  • 17  Statistical Yearbook of the Negev Bedouin, 1999, Centre for Regional Development, Ben Gourion Unive (...)

11Au cours des cinquante dernières années, les Bédouins du Néguev ont développé des pratiques, des représentations et des modes d’organisation bien différents de ceux qu’ils partageaient, en 1948, avec leurs parents qui ont été expulsés ou qui ont fui en Cisjordanie, à Gaza et dans le Sinaï. Mêlés à d’autres populations dans les territoires occupés, soumis à d’autres régimes administratifs (jordaniens et égyptiens), ces réfugiés ont eux-mêmes connu des bouleversements qui ont accru les processus de différentiation sociale. À la fin des années quatre-vingt-dix, distants des Palestiniens, les Bédouins le sont aussi des Juifs des environs, car leur intégration dans la société israélienne s’est opérée selon un modèle de ségrégation spatiale, économique et sociale. Si quelques individus ont choisi de s’installer à Beer Sheva, les Bédouins vivent aujourd’hui totalement séparés des Juifs qui représentent 75 % de la population du sous-district de Beer Sheva. De même, si les Bédouins ont des rapports quotidiens avec leurs voisins juifs, dans le contexte de leurs activités économiques, c’est dans le cadre de relations de subordination. Enfin, si le niveau de vie de la population bédouine a constamment augmenté au cours des cinquante dernières années, il demeure l’un des plus bas comparé à la moyenne nationale : 50 % des familles et 60 % des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Une enquête menée par le Bureau central des statistiques établissait qu’à l’aube de l’an 2000, les sept villes bédouines planifiées étaient les plus pauvres de l’ensemble des 200 agglomérations répertoriées sur l’ensemble du territoire, tandis que certaines villes juives de la banlieue de Beer Sheva étaient classées parmi les premières17.

Des « Arabes de Beer Sheva »
aux « Bédouins du Néguev » :
ethnicisation et communautarisation

  • 18  Abu Ramadan, M., 2001, Les minorités en Israël et le droit international. Thèse de doctorat ; Unive (...)
  • 19  Rivoal, I., 2000, Les maîtres du secret. Ordre mondain et ordre religieux dans la communauté druze (...)

12Outre ce modèle d’exclusion, les Bédouins du Néguev ont été impliqués dans un processus d’ethnicisation et de communautarisation. En reprenant le système du millet turc (fondé sur le principe d’autogestion des communautés confessionnelles), l’État d’Israël s’est doté d’un système qui a transformé les groupes confessionnels et culturels au sein de sa population en groupes statutaires. Il a tout d’abord distingué les juifs des non juifs, pour ensuite opérer un certain nombre de subdivisions au sein du second groupe, différenciant les musulmans des chrétiens et attribuant à chacun ses propres tribunaux pour régler les affaires de statut personnel18. Puis il s’est compliqué. Des subdivisions et d’autres critères de distinction ont été additionnées. Les Druzes ont acquis un statut particulier dans les années cinquante19. Leur acceptation de la conscription obligatoire, à l’instar des Circassiens (populations originaires du Caucase et de religion musulmane), leur a fait bénéficier de privilèges particuliers en matière de droits et d’allocations. En 1967, ce système a intégré les populations de Gaza, de Cisjordanie, du Sinaï et celles du Golan. Chaque groupe s’est vu attribué un statut particulier, compliquant ainsi le schéma général.

13La catégorie Bédouin apparaît très vite dans certains formulaires officiels aux côtés de celle de musulmans, druzes, chrétiens et circassiens. Mais la distinction progressive des Bédouins comme un groupe statutaire à part entière ne semble jamais avoir été achevé. Les autorités n’ont jamais caché leur désir de les dissocier des autres Palestiniens de citoyenneté israélienne, mais il semble qu’il n’y ait jamais eu de politique coordonnée à cet effet. Les Bédouins ont le même statut juridique que les autres musulmans. De même, contrairement à ce qui est largement accepté, ils n’ont pas de régime différent par rapport aux autres musulmans et aux chrétiens en ce qui concerne le service militaire. Officiellement, en dehors des Druzes et des Circassiens, les Arabes, dont les Bédouins, sont automatiquement exemptés du service militaire. Ils peuvent néanmoins y participer sur la base du volontariat. Jusque dans les années soixante, à quelques exceptions près, il n’y avait pas de Bédouins dans l’armée israélienne. Ce n’est qu’en 1966, sur l’initiative d’un sheikh bédouin de la région du Néguev que fut formée une unité spéciale dépendant du ministère de l’Intérieur qui mêlait traqueurs et garde-frontières, recrutés parmi les membres de cette population. Il faut attendre 1972 pour que soit créée une troupe de traqueurs (gashashim [hébreu]) spécialement pour les bédouins et rattachée à l’armée.

  • 20  Région intégrant les villages arabes situés entre Tel-Aviv et Haïfa.

14La publicité faite autour de cette nouvelle unité et les efforts de certains militaires pour enrôler plus de Bédouins ont vite donné l’illusion que, à l’instar des Druzes, cette population était favorable à la conscription. Pourtant, si le nombre de Bédouins volontaires a depuis augmenté dans les rangs de Tsahal (Forces de défenses israéliennes), il est resté très limité. D’après un fonctionnaire du ministère de la Sécurité, sur les cinquante dernières années, il n’y aurait eu que 3 000 bédouins qui auraient incorporé les rangs de l’armée dans différentes unités. Un chiffre qui englobe les Bédouins de Galilée et ceux du Néguev, sachant, en outre, que les premiers ont été plus nombreux à se porter volontaires que les Bédouins du Néguev. A la fin des années quatre-vingt-dix, l’unité des gashashim ne comptait que 160 soldats. Chaque année, l’armée recrute un maximum de 25 personnes parmi les Bédouins du Néguev refusant de nombreuses candidatures. Enfin, il semblerait également que le nombre de jeunes recrues parmi les Bédouins du Néguev soit inférieur à celles fournies par les volontaires provenant du reste de la population musulmane et chrétienne du Triangle20 et de Galilée. Autant dire que l’image stéréotypée, présentant les Bédouins comme de fervents volontaires pour le service militaire relève davantage du mythe que de la réalité.

  • 21  Abu Ramadan, M. op. cit.

15Mais c’est bien là toute la force de ces catégorisations imposées par le système juridique israélien. Répétées dans les discours formels et informels et dans les formulaires administratifs, elles finissent par s’imposer et par orienter le contenu des représentations chez les Juifs et les Arabes du pays. Le cadre juridique et sa complexité ne génèrent pas simplement des inégalités statutaires entre les membres de la population israélienne, en fonction de leur appartenance à tel ou tel groupe21. Mais, en imputant des termes qui figent et soulignent les différences culturelles entre ces groupes, ils en font des entités ethniques. Entités qui sont pourtant loin de correspondre à des groupes cohérents et pertinents. Notons que le terme bedwi (pl. bedwim) en hébreu, rassemble dans une seule catégorie les Bédouins du Néguev et les Bédouins de Galilée, bien que ces deux populations n’aient rien en commun historiquement et n’aient pratiquement pas de contacts aujourd’hui. Au-delà, cette terminologie informe également sur le contenu des relations que le groupe désigné entretient avec l’État et les autres communautés qui composent la population israélienne, les hiérarchisant en fonction de leur fidélité présupposée à l’État. Le terme Bédouin dans l’imaginaire israélien ne fait pas simplement référence aux populations qui ont autrefois pratiqué le nomadisme pastoral. Il renvoie également à l’idée qu’ils sont les « Arabes loyaux » en Israël. Par contre, le terme de musulman fait référence à « la cinquième colonne » et celui de Palestinien à « l’ennemi ».

  • 22  Ahmed Sa’di, Between State Ideology and Minority National Identity: Palestinians in Israel and Isra (...)

16Ahmed Sa’di22 a déjà souligné ce point. D’après l’auteur, en insistant sur les traits culturels de chaque groupe, cette catégorisation accentue les points de clivages entre chacun d’eux et définit la nature des relations qu’ils entretiennent avec l’État. Le terme « Arabes d’Israël » rassemblant « Druzes », « musulmans », « chrétiens », « Bédouins » et « Circassiens », présente ces populations comme une minorité culturelle et confirme le caractère mono-national de l’État juif. Il évacue le lien que ces groupes partagent avec la terre de Palestine pour en faire des étrangers sur la terre d’Israël (Eretz isra’el). Enfin, il les sépare des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza avec lesquels ces groupes entretiennent des relations de natures diverses.

  • 23  Barth, F. 1995, Les groupes ethniques et leurs frontières. In : Poutignat, Ph. & J. Streiff-Fenart, (...)

17La représentation ethnique des Bédouins du Néguev, insistant sur leur isolement par rapport aux autres groupes, ne s’est pas imposée uniquement sous l’effet du discours et des politiques de l’État israélien. À l’instar de toute attribution catégorielle23, elle s’est effectuée dans un processus dialectique dans lequel les Bédouins ont joué un rôle de premier ordre. La situation d’anomie, créée par les bouleversements drastiques qui ont affecté cette population, a facilité un processus de reconstruction de la tradition dans le cadre des termes imposés par le discours dominant. Dans de nombreux contextes, les Bédouins n’utilisent plus l’ethnonyme `arab (litt. Arabe) pour se présenter, opposé à celui de fellahîn pour désigner les populations arabes voisines, comme c’était encore le cas dans les années cinquante. Aujourd’hui, ils ont recours au terme bedû, un terme qu’utilisaient surtout leurs voisins arabes. De plus, le contenu de la tradition ainsi reconstruite est souvent structuré autour de clichés et de critères définis par les populations juives et palestiniennes des environs. Car les autres Palestiniens, qu’ils soient ou non de citoyenneté israélienne, insistent, comme les juifs, sur le caractère exotique de la « culture bédouine ». Nombre d’entre eux regardent les « Bédouins du Néguev » (bedû an-naqab, en arabe) comme les membres d’une société « traditionnelle », « primitive », quand ils ne sont pas perçus comme « suspicieux ».

  • 24  Soen, D. & A. Shmuel, 1987, The Israeli Bedouin: Political Organization at the National Level. Midd (...)
  • 25  Jakubowska, L. 1992, Resisting Ethnicity: The Israeli State and Bedouin Ethnicity. In: Nordstrom, C (...)

18L’intériorisation de cet ethnonyme a été renforcée par sa manipulation récurrente dans les discours politiques des leaders bédouins. Dans les années soixante-dix, le sheikh Hammâd Abu Rabî`a, un notable du Néguev, a accepté la suggestion du Parti travailliste de former une liste Bédouine pour les élections de 1973 et de 1977. Le but des instigateurs était d’établir des liens entre les Bédouins du Néguev et ceux de Galilée et de favoriser l’émergence et la cristallisation de sentiments communautaires partagés entre ces deux populations, mais le projet échoua24. Toutefois, dans le Néguev des formes d’expression communautaires n’ont pas tardé à se manifester. À la fin des années soixante-dix, une « Association pour la Défense des Droits Bédouins » est créée. Et au début des années quatre-vingt, rares étaient ceux qui osaient formuler leurs revendications en tant qu’« Arabes » ou en tant que « Palestiniens », de peur de s’attirer les foudres des autorités. Comme l’a très bien montré Lonia Jakubowska25, les acteurs locaux préféraient exprimer leurs revendications en tant que « citoyens bédouins du Néguev » pour dissocier leurs revendications et leurs conflits avec l’État du conflit israélo-palestinien. Ce n’est qu’après le début de la première Intifada, et avec l’influence croissante de groupes nationalistes dans la région que les Bédouins du Néguev ont commencé à formuler leurs revendications en tant que Palestiniens.

  • 26  Bichara, A. 1996, L’Arabe en Israël. Un discours politique mutilé. Revue d’études palestiniennes, 7 (...)
  • 27  Idem.

19Cependant, ce « réveil nationaliste » tardif, comme se plaisent à l’appeler certains militants locaux, a été contré par la crise identitaire qui a marqué la population palestinienne d’Israël au début des années quatre-vingt, et à laquelle les Bédouins du Néguev n’ont pas échappé. La perte de crédibilité des partis politiques arabes, marginalisés sur la scène politique israélienne, et la signature des accords d’Oslo, marquant la séparation du destin des Palestiniens des territoires occupés de celui des Palestiniens de citoyenneté israélienne, ont favorisé, de la part de ces derniers, une distanciation de la question nationale, sinon, elles ont généré un « vide moral »26. Les membres de cette population ont donc opéré un repli sur le local pour y chercher des repères identitaires plus significatifs, constitués par le cadre de la parenté, la communauté confessionnelle ou culturelle27. À la fin des années quatre-vingt-dix, si les leaders locaux et les membres des organisations non gouvernementales locales formulent davantage leurs revendications en tant que « Palestiniens d’Israël », ils semblent toujours préférer le terme « Arabes du Néguev ». Ce terme traduit leur volonté d’être mis au même niveau que le reste des citoyens arabes d’Israël. Mais il montre également leur spontanéité à se dissocier des Palestiniens des territoires occupés, ainsi que la priorité que représente la défense des intérêts de leur communauté.

20Au cours des cinquante dernières années, les modalités d’administration imposées aux bédouins par les autorités israéliennes ont contribué à marginaliser cette population par rapport à ses voisins juifs et arabes de la région, marginalisation qui a favorisé un processus d’ethnicisation et l’émergence de sentiments communautaires qui s’expriment dans les domaines publics et politiques. Cela dit, ces processus ne semblent ni acquis ni rendre compte de la complexité de la situation de cette population. Car, ils sont constamment défiés par les pratiques de l’espace que les acteurs locaux développent dans le non-événement.

Relations de voisinages et extension de l’espace social des Bédouins du Néguev

21Bien qu’en 1948, les Bédouins aient été séparés de leurs parents, réfugiés dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie ou de l’autre côté de la frontière internationale avec l’Égypte, dans le Sinaï, ils n’ont jamais coupé leurs contacts avec eux. Dans les années suivant immédiatement le conflit de 1948, des groupes de Bédouins, relocalisés dans la zone close, aux abords de la ligne d’armistice avec la Cisjordanie, ont développé des réseaux de contrebande à plus ou moins grande échelle. Par la suite, ces réseaux se sont étendus vers Gaza. L’économie parallèle qui s’est ainsi développée à la faveur de ces activités a constitué une source de revenus supplémentaires non négligeable.

  • 28  Abu Rabi’a, A., 1994, The Negev Bedouin and Livestock Rearing: Social, Economic and Political Aspec (...)

22Contrairement à l’argument sécuritaire, développé par l’État d’Israël, afin de légitimer l’instauration du régime militaire sur les régions de peuplement arabe, les limites de ces zones étaient très peu surveillées, à l’instar de la partie sud de la ligne d’armistice entre Israël et la Cisjordanie. De même, les autorités militaires ont très vite compris les profits qu’elles pouvaient gagner en exploitant ces réseaux. C’est ainsi que, dans les années cinquante, Moshe Dayan s’est rendu en personne dans le Néguev pour rencontrer des sheikhs Bédouins et organiser un réseau de contrebande de bétail. Officiellement, il s’agissait d’importer de la viande pour les besoins de l’armée. En fait, il semble que cette viande ait également atterri sur les marchés israéliens de l’époque. Le bétail était amené de Syrie, d’Iraq, d’Arabie Saoudite et du Yémen28. À partir des années soixante, les administrateurs militaires sont devenus plus conciliants avec les Bédouins, leur permettant de sortir plus librement de la réserve pour intégrer le marché du travail alors en expansion. C’est ainsi que ces derniers ont pu faire profiter les populations juives des alentours, qui étaient également très intéressées par les produits de cette contrebande. De nombreuses denrées telles que les transistors, les bas, l’huile d’olive étaient meilleur marché en provenance de Jordanie.

23Dans le centre du Néguev, près de l’actuelle ville de Mitzpe Ramon, quelques Bédouins se rattachant à la confédération des `Azâzme avaient obtenu l’autorisation de rester en dehors de la zone close. Autant dire qu’ils n’ont pas hésité à exploiter leur proximité avec la frontière égyptienne de l’autre côté de laquelle avaient été expulsés ou avaient fui certains de leurs parents. Frontière qui jusqu’à la fin des années cinquante était fréquemment traversée par des groupes de Bédouins entraînant d’ailleurs plusieurs accrochages avec les troupes israéliennes et les kibboutzim alentours. En somme, les réseaux de contrebande, auxquels il faut ajouter l’hospitalité offerte ponctuellement à certains feda’iyîn, ont constitué des canaux par lesquels ont pu transiter des flux d’information presque permanents entre les groupes qui avaient été séparés à l’issue des combats.

24En 1967, l’occupation de la Bande de Gaza, de la Cisjordanie et du Sinaï par l’armée israélienne a permis aux groupes situés de part et d’autre de la frontière de renouer des contacts plus soutenus. L’exemple le plus significatif est fourni par les nombreux mariages qui, en 1967, ont réuni les familles séparées en 1948. Dans certains cas, ces unions ont été scellées dans les mois qui suivirent immédiatement l’occupation militaire. La rapidité de leur conclusion semble bien montrer que les relations entre les groupes concernés n’avaient jamais été totalement rompues. Par la suite, les Bédouins ont cherché à se marier avec des filles de paysans de Cisjordanie et de Gaza. Le nombre limité de femmes dans le Néguev rendait particulièrement difficile la polygamie. Cette ouverture des frontières a donc permis aux hommes, qui disposaient des moyens financiers et des contacts nécessaires, d’augmenter leur capital symbolique et celui de leur groupe d’agnats. Cela a été d’autant plus aisé que le maher (que l’on traduit maladroitement part « prix de la mariée ») était à l’époque beaucoup moins élevé en Cisjordanie et à Gaza que dans le Néguev. De même, les paysans de ces régions cherchaient à étendre leurs réseaux de relations de l’autre côté de la Ligne verte. Ceux qui désiraient travailler en Israël pouvaient espérer, en contractant des alliances avec des lignages Bédouins, profiter d’intermédiaires avec des entrepreneurs juifs sinon avec les autorités israéliennes.

25Les nouveaux liens établis ont eu un impact sur les activités économiques des deux populations. Le marché de Dhahriyya, cette petite ville située à l’entrée de la Cisjordanie, sur la route reliant Beer Sheva à Hébron, est devenue pour les Bédouins une option plus séduisante que le marché de Beer Sheva. Même les habitants juifs des environs s’y sont rendus pour profiter des bas prix. Renouant avec une pratique datant d’avant 1948, les éleveurs de bétails du Néguev ont recruté de nouveau des bergers dans les villages de Sammu` et Yatta (est de Dhahriyya). De même, le marché aux bestiaux de Beer Sheva, dans lequel, chaque jeudi, ces éleveurs venaient vendre leur production, est devenu de plus en plus fréquenté par les paysans de Cisjordanie et de Gaza. Le développement de ces relations était d’autant plus aisé que, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, les mouvements étaient relativement libres entre les différentes parties du territoire sous administration israélienne.

26Durant la première Intifada (1987-1993) les autorités israéliennes ont réajusté leur attitude, multipliant les contrôles et limitant davantage les mouvements des Palestiniens en dehors des territoires occupés. Mais les relations transfrontalières établies de nouveau en 1967 n’ont pas cessé. De jeunes Bédouins ont exploité le manque de transports en commun pour véhiculer, en minibus, les personnes en provenance des territoires occupés qui désiraient se rendre à Beer Sheva et dans ses environs ou inversement. Après la signature des accords d’Oslo, ces conducteurs ont continué leurs activités malgré les limitations de mouvement croissantes imposées aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Même les fermetures au lendemain des attentats n’ont pas semblé constituer des obstacles infranchissables, sauf pour les gens de la Bande de Gaza. En effet, certains Bédouins se sont spécialisés dans le contournement des barrages (mahsom) et des patrouilles, les chemins de terres devenant autant de routes de contournement (turûg al-leffe).

27Depuis la seconde Intifada, l’attitude plus répressive des autorités a certes limité les déplacements, mais elle ne les a pas non plus stoppés. Au cours du premier semestre 2001, des ouvriers de Cisjordanie travaillaient encore chez les Bédouins pour construire des maisons en parpaing dans les hameaux non reconnus ou dans les villes planifiées. Ces hommes étaient transportés par les jeunes Bédouins reconvertis temporairement en contrebandiers de travailleurs (muharrib `ummâl), jeunes Bédouins qui assuraient également la contrebande de diverses denrées du marché de Dhahriyya et de Cisjordanie vers les villes planifiées et les hameaux non reconnus. Les voitures privées continuaient, elles aussi, à prendre les chemins de traverse. Les gens n’ont donc pas cessé de se rendre visite, même si ces visites se sont finalement révélées moins fréquentes et plus courtes.

28Économiques ou sociaux, les liens qui se sont développés à partir de 1967 ont également pris une dimension politique. Les alliances matrimoniales, renouées entre les membres des lignages séparés en 1948, ont permis à plusieurs groupes de reconstituer des unités sociopolitiques plus significatives au niveau de leur communauté. Parallèlement, en intercédant auprès des autorités israéliennes en faveur des Palestiniens des territoires occupés, pour leur trouver des emplois, pour leur permettre de s’installer en Israël et obtenir la citoyenneté, certains notables ont étendu leurs réseaux de clientèle et leur influence sur une échelle régionale. Des hommes qui, au départ, n’avaient pas d’envergure dans le Néguev ont pu se tailler une stature que beaucoup jalousent aujourd’hui. Car les Palestiniens des territoires occupés n’ont pas été les seuls à recourir aux services de ces intermédiaires. Dès le moment où les Bédouins restés dans le Néguev après 1948, se sont mis à circuler plus fréquemment en Cisjordanie et à Gaza, dans le cadre de leurs activités économiques ou sociales, ils ont nécessité l’aide d’un patron, soit pour bénéficier d’une protection, soit pour obtenir des ressources et nouer des contacts. En développant des réseaux de clients de l’autre côté de la Ligne verte, les notables Bédouins dans le Néguev ont inévitablement étendu et renforcé les rapports de dépendance qu’entretenaient avec eux d’autres Bédouins de la région.

29Après la signature des accords d’Oslo, l’apparition de l’Autorité palestinienne a marqué l’émergence d’un nouvel acteur politique et a changé le contenu des relations préexistantes. Les notables Bédouins qui entretenaient des liens avec les individus qui ont incorporé la nouvelle administration ont obtenu un accès direct à ses ressources et au pouvoir de ces hommes sur les zones d’autonomie palestinienne. Ils ont donc pu conforter leur rôle d’intermédiaire auprès de leurs proches et de leurs clients dans le Néguev ainsi qu’auprès de ceux habitant ces districts. Ils ont eu le pouvoir de résoudre des problèmes triviaux (amendes, confiscation de biens), d’accélérer les démarches administratives pour l’obtention d’autorisations nécessaires en vue de la création d’un petit commerce, de la construction d’une maison, etc. Certains de ces notables ont pu intervenir dans des affaires plus importantes. En 1998, un jeune notable de la région de Hûra a été contacté par un membre d’un lignage voisin du sien. Son interlocuteur lui a demandé d’intervenir auprès de ses contacts pour obtenir la libération de l’un de ses agnats, résidant en Cisjordanie, qui avait été arrêté par la police palestinienne. Le prisonnier fut relâché dans la même journée. Grâce à leurs relations avec de hauts fonctionnaires de l’administration palestinienne, certains Bédouins du Néguev ont également réussi à faire fructifier des activités transfrontalières illégales très lucratives. Le vol de voiture en est un exemple flagrant. Les véhicules volés par les Bédouins dans le Néguev sont fréquemment revendus en état ou en pièces détachées dans les zones sous autonomie palestinienne. Certains habitants de ces zones semblent s’être spécialisés dans le démontage ou le maquillage de ces voitures. Or une telle activité, difficile à dissimuler, nécessite la complicité de l’Autorité palestinienne dont le parc automobile n’est pas toujours constitué de véhicules acquis légalement.

30En dehors de ces activités illégales, il reste de nombreux domaines où les liens avec l’autorité palestinienne constituent une ressource politique non négligeable. Il est donc compréhensible que, dans les années quatre-vingt-dix, les Bédouins aspirant à une centralité locale, sinon régionale, aient mobilisé une partie de leurs efforts pour cultiver ce genre de relations transfrontalières. C’est ainsi qu’entre janvier 1998 et le commencement de la seconde Intifada en septembre 2000, j’ai eu l’occasion d’assister fréquemment à des réceptions organisées chez des notables Bédouins en l’honneur de fonctionnaires de l’Autorité palestinienne, réceptions dans lesquelles ne manquaient pas de se presser les figures locales les plus ambitieuses. La mise en scène des rapports de proximité avec les hommes de l’Autorité palestinienne n’avait rien d’exceptionnel, elle reproduisait à l’identique le travail régulier et continue auquel se pliaient les mêmes notables avec les fonctionnaires israéliens. Au cours des élections municipales de novembre 1998 à Rahat, l’exhibition des relations des candidats locaux avec les responsables de l’Autorité palestinienne semble avoir constitué un argument politique pour récolter davantage de suffrages. L’un des candidats à la mairie a demandé à l’un de ses amis de contacter un responsable des services de sécurité de Yasser `Arafat. À l’occasion d’une réunion, il désirait le présenter aux membres de son équipe électorale pour que ceux-ci constatent l’étendue et la qualité de ses relations et qu’ils en parlent à leurs entourages respectifs. Le candidat espérait ainsi apparaître comme un intermédiaire incontournable aux yeux des électeurs rahatiens qui avaient des intérêts dans les zones autonomes palestiniennes. Ses rivaux ont également utilisé ce procédé. Sans pour autant organiser une telle réunion, ils ont trouvé pertinent de placer au sein de la brochure contenant leur programme politique et un grand nombre de photos en compagnie d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires de l’État d’Israël, quelques photos supplémentaires sur lesquelles ils figuraient aux côtés du chef de l’Autorité palestinienne. Même l’un des candidats à la mairie, connu pour son soutien actif au Parti travailliste israélien, a également recouru à cette pratique.

31Jusqu’en septembre 2000, les agents locaux des autorités israéliennes ne semblaient pas réticents à l’établissement de telles relations. Au contraire, plusieurs fonctionnaires juifs de la région ont même tenté de développer leurs propres contacts avec leurs homologues de l’Autorité palestinienne, sans passer par l’entremise des Bédouins ou d’autres palestiniens de citoyenneté israélienne. De tels réseaux constituent à la fois des canaux potentiels d’information et des moyens pour s’imposer eux-mêmes comme des intermédiaires auprès de la population bédouine. La clientèle qu’ils peuvent développer au sein de la première est ensuite mise à profit dans des circonstances très diverses, notamment lorsque ces fonctionnaires ont besoin de trouver un soutien local pour faire appliquer et accepter un projet de leur administration, leur efficacité étant la clef de leur promotion. Lors des élections nationales, ils disposent d’arguments supplémentaires pour récolter des voix en faveur du parti politique qu’ils soutiennent.

32Quant aux fonctionnaires de l’administration d’`Arafat, ils ont tout à gagner de ces contacts. Par leur biais, ils rassemblent également des informations précieuses et disposent d’un accès direct ou indirect aux services de leurs homologues israéliens, autant de ressources qui leur permettent d’étendre leur influence personnelle au sein de leur administration et de leur population. Sous cet angle, la création de l’Autorité palestinienne a compliqué les relations entre les Bédouins restés dans le Néguev et leurs voisins de Cisjordanie et de Gaza. Depuis que ce nouvel acteur a émergé sur la scène politique régionale, les habitants des territoires occupés sont en position d’offrir ou de négocier certains services avec les Bédouins et accessoirement à leurs voisins juifs, alors qu’auparavant, ils étaient dans une situation de demandeurs et de dépendants.

Conclusion

33Les échanges et les relations transfrontalières entre les Bédouins et leurs voisins et parents palestiniens des territoires occupés concourent à la circulation des personnes, des biens et des représentations. Ils ont des effets directs sur les processus sociaux dans lesquels sont impliqués la population bédouine restée dans le Néguev et les Palestiniens des environs. Ils structurent également les relations au sein de la communauté bédouine et le positionnement de ses membres par rapport à leurs voisins arabes. Il semble en effet que certains groupes aient davantage développé leurs relations avec leurs voisins Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, ou encore avec leurs voisins égyptiens, alors que d’autres sont davantage en contact avec les populations palestiniennes de citoyenneté israélienne de la région de Lod et de Ramle, voire du Triangle et de Galilée. L’orientation différente de ces relations peut contribuer à l’émergence d’intérêts divergents au sein de la « communauté bédouine du Néguev ». Les jeunes Bédouins qui se livrent au trafic de drogue entre l’Égypte et Israël sont peu enclins à se faire les chantres du nationalisme palestinien, non seulement en raison de la distance avec les autres populations palestiniennes, mais aussi parce qu’ils désirent éviter de s’attirer des ennuis avec les autorités israéliennes. Par contre, les Bédouins résidant dans les zones bordant la frontière avec la Cisjordanie seront beaucoup plus prédisposés à nourrir de tels sentiments, d’abord parce qu’ils entretiennent des relations soutenues avec leurs voisins et leurs parents palestiniens et, d’autre part, parce qu’ils restent davantage en contacts avec les organisations nationalistes palestiniennes d’Israël et des territoires occupés. Mais à ce stade de l’analyse, nous ne pouvons formuler que des hypothèses sur l’impact réel de ces relations dans la structuration des rapports de la population bédouine avec ses voisins. Il ne faut pas oublier que si ces relations transfrontalières peuvent effectivement reconstituer des réseaux qui préexistaient avant 1948 ou en créer de nouveaux, l’expérience quotidienne des inégalités avec l’Autre peut également conforter les sentiments de différence et alimenter les discours particularistes. La recherche reste donc à développer.

34En revanche, cette analyse préliminaire montre, que le processus d’ethnicisation de la population bédouine est une construction dans le temps, un processus jamais achevé, mais continuellement défié et compliqué par les pratiques des acteurs dans l’espace. Un espace que les études qui ont porté sur les Bédouins du Néguev ont trop souvent limité à l’État d’Israël dans les limites de ses frontières internationalement reconnues, excluant la Cisjordanie et Gaza. Pourtant, l’espace social de cette population s’étend également à l’Est et à l’Ouest pour inclure une partie des territoires occupés, ou dans le Sinaï pour les Bédouins qui résident dans le centre du Néguev. Il est donc nécessaire pour mieux comprendre les processus qui affectent les bédouins – et éventuellement les autres populations palestiniennes de la région, car les Bédouins ne semblent pas constituer une exception – d’adopter une approche plus large en évitant de se cloisonner aux frontières ou aux limites des communautés, telles qu’elles sont définies par le discours dominant.

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Notes

1 J’utilise alternativement les termes « Arabes israéliens » et « Palestiniens d’Israël » pour désigner les populations non juives qui, avant 1948, résidaient dans la Palestine mandataire et qui, après cette date, ont été intégrées dans l’État d’Israël, populations qui ont reçu la citoyenneté israélienne dans les premières années suivant la création de l’État hébreu. La plupart des Bédouins du Néguev l’ont obtenue en 1954.
2 C’est le cas des anthropologues locaux tels que Kressel, G.M., 1975 Pratiyut le’umat shivtiyut [ Individualité contre tribalité] Hakibutz hameuhad ; ou étrangers comme Jakubowska, L. 1985 Urban Bedouin: Social Change in a Settled Environment. Ph.D thesis. The State University of New York at Stony Brook; pour des travaux plus récents voir Dinero, S. 1997 Female Role Change and Male Response: in the Post-Nomadic Urban Environment: The case of the Israeli Negev Bedouin. Journal of Comparative Family Studies, vol. XXVIII (3): 248-261. On peut également mentionner les travaux du géographe Avinoam Meir 1996 As Nomadism Ends: The Israeli Bedouin of the Negev. Boulder Westview Press. Sur la question des relations politiques entre les Bédouins et l’État, cf. Basson, L. 1995 Les Bédouins du Néguev et l’État d’Israël. Monde arabe, Maghrebn Machrek, 147 (janvier-mars) : 149-165 ; Parizot, C. 1999 Enjeux tribaux et élections nationales. REMMM, 85-86 : 237-258.
3 Marx E., 1967 The Bedouin of the Negev. Manchester: Manchester University Press; Lewando-Hundt, G., 1978 Women’s Power and Settlement. The effects of Settlement on the Position of the Negev Bedouin Women. Ph.D. thesis, University of Edinburgh; Jakubowska, L., op. cit. ; Kressel, G., 1992 Descent through Males. Wiesbaden: Otto Harrassowitz.
4 Muhsam, H.V. 1966, Beduin of the Negev. Jerusalem: Jerusalem Academic Press: 22
5 Kressel, G.M., Ben David Y. & Abu Rabia, Kh., 1991, Changes in Land Usage in the Negev since the Mid-Nineteenth Century. Nomadic Peoples, 28: 28-55.
6 Meir, A., op.cit. chap. 3.
7 Marx, E. op. cit., p. 12.
8 Morris, 1997 [1987] The Birth of the Palestinian Refugee Problem: 1947-1949. Cambridge: CUP : 221, 245-246, 253.
9 Marx, E. op. cit.
10 Falah, G., 1999, Israeli State Policy towards Bedouin Sedentarization in the Negev. Journal of Palestinian Studies, vol. XVIII (2) hiver: 71-91.
11 Marx, E. 2000 Land and Work: Negev Bedouin Struggle with Israeli Bureaucracies. Nomadic Peoples, 4 (2): 106-121.
12 Al-Afenish, S., 1987, Processes of Change and Continuity in Kinship System and Family Ideology in Bedouin Society. Sociologia Ruralis, vol. XXVII (4) : 323-340.
13 Meir, A., op. cit.
14 Marx, 2001 : 113.
15 Jakubowska, L. 2000, Finding Ways to Make a Living: Employment among the Negev Bedouin. Nomadic Peoples, 4 (2): 94-105.
16 Meir, 1997, p. 191-192.
17  Statistical Yearbook of the Negev Bedouin, 1999, Centre for Regional Development, Ben Gourion University of the Negev: Table, 17.3.
18 Abu Ramadan, M., 2001, Les minorités en Israël et le droit international. Thèse de doctorat ; Université de droit, d'économie et des sciences d'Aix-Marseille III, Aix-en-Provence.
19 Rivoal, I., 2000, Les maîtres du secret. Ordre mondain et ordre religieux dans la communauté druze en Israël. Paris, EHESS.
20 Région intégrant les villages arabes situés entre Tel-Aviv et Haïfa.
21 Abu Ramadan, M. op. cit.
22 Ahmed Sa’di, Between State Ideology and Minority National Identity: Palestinians in Israel and Israeli Social Science Rechearch; Review of Middle Eastern Studies, 5, 1992, pp. 110-130.
23 Barth, F. 1995, Les groupes ethniques et leurs frontières. In : Poutignat, Ph. & J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité. Paris : PUF : 203-249.
24 Soen, D. & A. Shmuel, 1987, The Israeli Bedouin: Political Organization at the National Level. Middle Eastern Studies, 23 (3): juillet: 329-347.
25 Jakubowska, L. 1992, Resisting Ethnicity: The Israeli State and Bedouin Ethnicity. In: Nordstrom, C. & Martin J. The Paths to Domination and Terror, Berkekey, Los Angeles, Oxford: University of California Press: 85-105.
26 Bichara, A. 1996, L’Arabe en Israël. Un discours politique mutilé. Revue d’études palestiniennes, 7 printemps : 55-75.
27  Idem.
28 Abu Rabi’a, A., 1994, The Negev Bedouin and Livestock Rearing: Social, Economic and Political Aspects. Oxford: Berg Publishers.
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Table des illustrations

Titre Villes planifiées et villages non reconnus bédouins en1990.
Légende (Source : Meir, A., 1997 : 91)
URL http://bcrfj.revues.org/docannexe/image/1712/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 267k
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Pour citer cet article

Référence papier

Cédric Parizot, « Gaza, Beer Sheva, Dahriyya », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 9 | 2001, 37-50.

Référence électronique

Cédric Parizot, « Gaza, Beer Sheva, Dahriyya », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 9 | 2001, mis en ligne le 25 février 2008, Consulté le 27 février 2014. URL : http://bcrfj.revues.org/1712

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Auteur

Cédric Parizot

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Droits d’auteur

© Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem

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