1Avant de pouvoir aller travailler dans le Mato Grosso auprès des Nambikwara et des Bororo, Claude Lévi-Strauss avait commencé à parcourir le Brésil en accompagnant Pierre Monbeig dans les régions pionnières de l’État de São Paulo et du Paraná, alors en plein boom caféier. Tous deux, jeunes professeurs, faisaient partie de la mission française qui participa à la fondation de l’Université de São Paulo, et Claude Lévi-Strauss trouvait dans ces sorties l’occasion d’aborder l’interior brésilien, faute de pouvoir entrer en contact avec les Indiens dont on lui avait affirmé – à tort, comme il le raconte dans Tristes Tropiques – qu’il les trouverait dans la banlieue de São Paulo.
2On trouve la trace de ces excursions dans son œuvre, par des mentions explicites de concepts que Pierre Monbeig a développés à cette époque, celle où il recueillait les matériaux de son maître-livre, Pionniers et planteurs de São Paulo (1952), mais aussi par des observations dont on peut aujourd’hui se rendre compte qu’elles annonçaient, à propos des zones pionnières de São Paulo, le repérage de structures sociales et spatiales qui seraient plus tard reprises dans les sociétés amérindiennes, et dans tous ses travaux ultérieurs.
3Sur le premier point – la reprise de termes forgés par Pierre Monbeig – on peut rapprocher la définition que ce dernier donna en 1966 de son objet principal de recherche, généralisant le cas pauliste à d’autres situations mondiales :
4 «Plutôt que de « front » il vaut mieux parler de «frange pionnière», car c’est rarement par une coupure brutale mais plutôt par une progression plus ou moins rapide que l’on passe des espaces organisés à ceux qui le deviennent» (Monbeig, 1966).
5Claude Lévi-Strauss avait bien intégré cette notion, puisqu’il écrivait déjà, dans le Chapitre de Tristes Tropiques intitulé « Passage du Tropique » :
6« C’est justement que l’on décrit l’aire d’activité des pionniers comme une frange. Car dévastant le sol aussi vite, presque, qu’ils le défrichent, ils semblent condamnés à n’occuper jamais qu’une bande mouvante, mordant d’un côté sur le sol vierge et abandonnant de l’autre des jachères exténuées » (Lévi-Strauss, 1955, p. 102).
7On pourrait argumenter sur de subtiles différences – la version de Claude Lévi-Strauss est plus temporelle que spatiale, et sensiblement plus pessimiste – mais quoi qu’il en soit la reconnaissance de paternité est on ne peut plus explicite:
8Grand spécialiste de cette frange pionnière, Pierre Monbeig me dit … » (Lévi-Strauss, 1955, p. 134).
9Sur le second point, l’observation des structures sous-jacentes des sociétés observées, citons cette description des villes de la frange pionnière pauliste, une analyse qui vaut non pas pour une d’entre elles (Marília, Londrina, etc.), mais pour elles toutes, ce qui est déjà une sorte de type idéal:
10« Dans ces quadrilatères arbitrairement évidés au cœur de la forêt, les rues à angle droit sont au départ toutes semblables : tracés géométriques, dépourvus de qualités propres. Pourtant, les unes sont centrales, les autres périphériques, certaines sont parallèles et certaines perpendiculaires à la voie ferrée ou à la route ; ainsi les premières sont dans le sens du trafic, les secondes le coupent et le suspendent. Le commerce et les affaires choisiront les premières, nécessairement achalandées; et pour la raison inverse les habitations privées ou certains services publics préfèreront les secondes ou y seront rejetées. Par leurs combinaisons, ces deux oppositions entre central et périphérique d’une part, parallèle et perpendiculaire de l’autre, déterminent quatre modes différents de vie urbaine, qui façonneront les futurs habitants, favorisant les uns, décourageant les autres, générateurs de succès ou d’échecs ». (Claude Lévi-Strauss, 1955, p. 136).
Figure 1– Marília (État de São Paulo) dans les années 1940
cliché anonyme
11De cette description, précise et pleine d’éléments structurants bien identifiables, on peut sans trop de peine tirer une figure (figure n° 2) qui en en exprime pleinement les dimensions spatiales, notamment l’opposition centre-périphérie et les situations relatives par rapport aux flux dominants, recherchées – ou subies, selon leurs moyens financiers et leur position sociale – par les habitants de la ville encore en gestation pour situer leur résidence ou leur commerce.
12On ne peut s’empêcher de rapprocher cette figure que Claude Lévi-Strauss n’a pas dessinée d’une autre qui, elle, figure dans le même livre, plus loin, dans le chapitre « Bons sauvages » qui traite de son séjour chez les Bororo (figure n° 3). Il y met en espace les structures sociales réelles du village, qui ne coïncident pas totalement avec celles qui sont décrites par ses habitants : la démarche est la même, la recherche des structures réelles sous le désordre apparent, ou les apparences fallacieuses.
Figure 2 – Modèle de ville pionnière pauliste, d'après Claude Lévi-Strauss
Figure 3 – Schéma classique du village Bororo, Claude Lévi-Strauss
13Les villes de la frange pionnière de São Paulo parcourues avec Pierre Monbeig ont donc été pour Claude Lévi-Strauss une sorte de transition, où les structures profondes des variantes nouvelles de nos sociétés apparaissaient avec d’autant plus de clarté qu’elles s’observaient à l’état naissant, au moment où elles conquéraient des terres nouvelles, et elles ont été de ce fait une sorte d’initiation à la découverte des sociétés indigènes, bien plus « exotiques ». Et l’on ne peut que regretter qu’il n’ait pas passé plus de temps et écrit davantage sur ces franges pionnières aujourd’hui disparues, dont il ne reste que quelques photos en noir et blanc (figure n° 4) ou – exceptionnellement – qu’une reconstitution provisoire, comme celle qui vit naître aux portes de Londrina, pour les besoins d’un film, une réplique de ce qu’elle était à sa naissance, au milieu des années 1930 (figure n° 5), en contraste frappant avec la ville actuelle (figure n° 6).
Figure 4 – Londrina (Paraná) en 1935
Cliché anonyme
Figure 5 – Reconstitution de la Londrina pionnière en 2005
Cliché d’Hervé Théry
Figure 6 –Londrina en 2005
Cliché d’Hervé Théry
14Regrets vains, car il est évident que Claude Lévi-Strauss rongeait son frein en attendant de pouvoir rejoindre des sociétés plus éloignées des nôtres, dans l’espace et dans leur fonctionnement. Mais il n’est pas très surprenant que la fréquentation de Pierre Monbeig et de son terrain de recherche l’aient marqué : collègues, amis, découvrant ensemble le même pays, les influences réciproques étaient prévisibles et sont amplement attestées.
15Plus surprenantes sont les parentés qui surgissent, à la relecture du même ouvrage, avec un autre géographe qui n’est ni de la même génération, ni spécialiste de la même aire culturelle, Roger Brunet.
16« L’ensemble des organisations sociales d’un peuple est toujours marqué par un style, elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus [...] ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer. En faisant l’inventaire de toutes les organisations sociales observées, de toute celles imaginées [...] on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les organisations réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu´à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées »(Lévi-Strauss, 1955, p.205).
17Il suffit de remplacer, les deux fois où elle apparaît, l’expression « organisations sociales » par « organisations territoriales » pour faire de ce paragraphe, qui se situe comme lui dans la perspective intellectuelle de la table de Mendeleiev (figure n° 7) une annonce lointaine de la table des chorèmes (figure n° 8) et de la démarche chorématique elle-même.
Figure 7 – La table de Mendeleiev
18La recherche des structures sous-jacentes sous la diversité apparente, la volonté de dégager du foisonnement des comportements humains, de l’infinité de la combinatoire sociale, le petit nombre de choix possible pour une société donnée à un moment donné sont dans le deux cas au cœur de la démarche intellectuelle, qu’on la qualifie ou non de structuraliste. Ami de Pierre Monbeig, précurseur – sur ce point – de Roger Brunet, Claude Lévi-Strauss a donc dans ce domaine aussi laissé sa marque, il convenait de le rappeler à l’occasion de son centenaire.
Figure 8 La table des chorèmes in Ferras 1993