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Défaire et refaire les origines de l’étranger : quand l’ethnographe est pris pour un banni
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Défaire et refaire les origines de l’étranger : quand l’ethnographe est pris pour un banni

Romain Simenel

Résumés

Défaire et refaire les origines de l’étranger : quand l’ethnographe est pris pour un banni. En pays Aït Ba’amran, terre d’exil, l’origine de l’étranger qui cherche à s’installer est soumise à un traitement évolutif qui témoigne de son intégration dans le groupe. Qu’il soit juif, chrétien ou musulman, criminel en fuite, réfugié politique ou ethnographe, l’étranger est appréhendé d’office comme un banni, et la question n’est pas de savoir d’où il vient ni ce qu’il était, mais plutôt quelles origines prestigieuses, sur le plan des valeurs musulmanes, lui attribuer. Le devenir des origines de l’étranger se dessine dans le double regard que la société porte sur lui, celui qui vient de l’intérieur, de la sphère privée qu’il a intégré, la famille et les proches voisins, et celui qui vient de l’extérieur, « des gens du souk », l’un et l’autre évoluant de concert. De francaoui à descendant du prophète Mohamed ou de « chrétien » à emblème du haut lieu mystique que j’habitais, mon origine ne cessa d’être défaite et refaite au gré du temps passé sur place, de l’apprentissage de la langue et de l’évolution de mon comportement. Le devenir de mes origines dans le Sud marocain, c’est enfin, en l’absence d’un mariage que je ne voulais pas contracter, l’histoire d’une adoption impossible et d’une latence difficilement supportable socialement pour mes hôtes et pour moi : tout en habitant sous le même toit, je n’étais plus un étranger, mais pas pour autant un consanguin, ni un affin, et en l’absence de ces référents statutaires, mon espace privé se réduisait, telle une peau de chagrin, au fur et à mesure du délitement de tout sentiment de honte (hchouma) à l’égard de celui que l’on avait pris pour un banni.

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Géographique :

Maroc
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Texte intégral

  • 1  Le titre de cet article s’inspire de celui d’un article de Raymond Jamous (1995).
  • 2  Cf. Simenel, 2007.

1De ma première expérience de terrain chez les Aït Ba’amran, confédération de tribus du Sud-Ouest marocain, j’ai longtemps mis de côté le souvenir de l’aspect relationnel1. En effet, je n’arrivais pas à comprendre les ressorts sociologiques de l’histoire que j’y avais vécue, restant pendant plus de dix mois enfermé au sein d’une famille avec laquelle les relations n’avaient cessé de se dégrader jusqu’à devenir dramatiques. Ce n’est que récemment, en rédigeant mon dernier chapitre de thèse qui traite d’itinéraires biographiques de bannis (amzouag)2, que j’ai tout à coup compris. À l’image de ces hommes connus pour avoir été expulsés de leur tribu d’origine et dont certains seraient parvenus à engendrer les sous-lignages de descendants de la famille du prophète Mohammed les plus renommés de la région, j’avais moi-même revêtu, sans le savoir, la peau d’un banni, d’un homme rejeté de sa propre société en quête d’une terre d’accueil. J’ai pris conscience de cela cinq ans après mon arrivée dans une société que l’on pourrait qualifier de « tribu exil », c’est-à-dire non pas une tribu exilée, mais une tribu se considérant constituée d’exilés d’origines diverses et qui définit son territoire comme une terre de refuge pour des étrangers en qui elle veut uniformément voir des bannis. Que de temps pour saisir ce que je nommerais un « quiproquo ethnographique », qui pourtant m’apparaît à présent comme le résultat d’un processus inéluctable !

2Si une société peut s’accommoder de l’étranger en lui attribuant un statut social, un nom, un rôle, elle peut aussi au préalable lui assigner une place dans le territoire qui sera déterminante dans le traitement de son altérité. L’ethnographe choisit-il toujours lui-même le lieu de son terrain, ou est-il plus ou moins subtilement manipulé dans son choix par la société ? En l’occurrence, après quelques jours passés dans un souk côtier du pays Aït Ba’amran, j’exprimais le désir d’aller vivre dans un village à l’intérieur des terres et sollicitais pour cela les conseils des quelques connaissances nouées sur place. Ma demande avait suscité l’étonnement puisque les Occidentaux de passage ont plutôt l’habitude d’investir la côte et les belles plages environnantes, ce qui convient tout à fait aux hommes du coin plutôt réticents à ce que des étrangers visitent leurs villages et posent leur regard sur leurs femmes. Après plusieurs jours de prospection auprès des habitants du souk, je n’avais reçu qu’une seule proposition et elle était le fait d’un jeune qui m’invita à demeurer chez sa sœur, dans une vallée située à dix kilomètres du souk. Toutes les personnes présentes m’incitèrent à y aller, me disant que là-bas je serais bien, que là-bas je serais tranquille. La vallée en question, je l’appris peu de temps après, était un territoire sanctuaire, une terre de saint marquant la frontière entre le territoire des Aït Ba’amran et une confédération voisine. Domaines de la baraka et de la malédiction, espaces mystiques occupés par les jnoun (génies dans la tradition musulmane), les territoires sanctuaires situés le long des frontières ont aussi servi depuis longtemps de zones de refuge pour les exilés, qu’ils soient des princes déchus, des réfugiés politiques ou des fugitifs de droit commun. J’avais donc été assigné d’emblée à une catégorie socioterritoriale vers laquelle la société avait l’habitude d’orienter les étrangers qui cherchaient à rester et en qui elle voyait des bannis. Nichée au fond de la vallée sanctuaire dans laquelle on m’invitait à résider, se trouvait la grande maison des Zabun. Ce célèbre sous-patrilignage de chorfa (descendants du prophète Mohammed) fut fondé, disait-on, par un banni juif qui s’était marié avec une femme d’une lignée chérifienne. Lors de mon arrivée, il ne restait plus dans cette maison que le dernier des petits-fils du banni, âgé de soixante-seize ans, sa fille que je désignerai comme « la mère », à savoir la sœur du jeune rencontré au souk, son mari ainsi que leurs cinq enfants. Le mari, que l’on nommera « le père », se trouvait être une « pièce rapportée », un chérif orphelin de la même lignée mais originaire d’un autre village.

3Dans la famille Zabun, j’ai d’abord trouvé l’hospitalité. Dès le premier jour, les membres de cette famille m’installèrent dans une partie autonome de leur demeure : une vaste habitation en terre composée d’une grande cour et de deux larges pièces qu’ils s’empressèrent de nettoyer et d’aménager pour mon confort. Tous les matins, je trouvais devant ma porte du lait caillé et du pain chaud et, le soir, la mère me préparait des tagines que l’on m’apportait. Ma compagne vint me retrouver durant dix jours et fut reçue avec la même hospitalité. Mes hôtes, tant les adultes que les enfants, respectaient alors mon espace d’intimité et étaient d’une discrétion absolue à mon égard : aucune question ne me fut posée sur mes origines, sur ma religion, sur mes parents ou sur ce que j’étais venu faire ici.

  • 3  Je suis arrivé sur le terrain en janvier 2002, quelques mois après les attentats du 11 septembre au (...)

4L’hospitalité que m’offrait cette famille et le respect de ses membres à mon égard m’apparaissaient d’autant plus précieux qu’à l’extérieur, c’est-à-dire au souk et le long du chemin qui m’y conduisait, j’étais en butte à une hostilité manifeste envers mon altérité « occidentale ». Au souk, j’étais l’objet de toutes les suspicions et commérages. Certains m’ont demandé si j’étais venu ici afin d’y déloger Ben Laden3 : la rumeur circulait en effet qu’il s’était exilé dans les montagnes Aït Ba’amran, en vertu de la réputation de refuge inviolable de cette société. Plus sérieusement, d’autres me suspectaient d’être un espion français, américain ou au service de l’État marocain. On ne cessait aussi de m’interroger sur ce que je pensais de Georges Bush, de la situation en Afghanistan ou en Palestine. D’ailleurs, me révélait-on comme un aveu : « Avant, ici c’était comme l’Afghanistan aujourd’hui. » S’offrait alors à moi une piste d’enquête éclairée par la propension des Aït Ba’amran à toujours se situer historiquement en rapport aux iroumin, aux « chrétiens » ; des chrétiens qu’ils considèrent à la fois comme des colons et comme des autochtones. L’altérité de l’Occident ne s’arrête donc pas aux événements de l’actualité internationale mais tire plutôt ses références d’un paradigme historique local incontournable : le jihad. Ce jihad, dans leur discours, ne prenait pas le sens d’une guerre religieuse menée par les musulmans contre les chrétiens, fruit d’une idéologie prosélyte. Il était plutôt présenté comme une lutte historique contre la colonisation chrétienne originelle de leur pays, lutte à laquelle on donne l’allure d’une guerre sainte fondatrice du territoire et cela, sans jamais chercher à convertir les « impies » mais à les chasser des terres de la confédération. « Vous les chrétiens ! » m’interpellait-on au cours de ces entretiens ; tous mes interlocuteurs, jeunes ou vieux, y compris ceux qui manifestaient pour moi une certaine affection, me prenaient ainsi toujours à partie dans leur discours sur le jihad, comme si, en tant qu’occidental et alors qu’ils ne m’avaient jamais questionné à propos de ma religion, j’en étais l’incontournable objet.

5Mais le plus contraignant pour moi ne fut ni ce rapport ambigu des Aït Ba’amran à l’Occident véhiculé par les discours répétitifs sur le jihad (lequel constitua dès lors l’un des filons de mon ethnographie), ni même leur manière de m’y impliquer par la parole, mais plutôt son expression tyrannique dans le traitement que me réservaient les enfants du souk et des villages voisins. Chaque semaine et cela pendant quatre mois, à chacun de mes passages dans les villages ou à l’entrée du souk, j’étais accueilli par des jets de pierres que des gosses déchaînés me lançaient en criant à tue-tête « arumi, arumi », littéralement « le chrétien, le chrétien ». J’avais beau accélérer le pas, les ignorer, tenter de contourner les villages par des sentiers tortueux ou même parfois m’énerver, quoi que je fasse, je les retrouvais toujours de biais, à un moment sur mon chemin, pour subir ce semblant de jihad enfantin que les adultes laissaient faire. Cette oppression subie à l’extérieur renforçait mon sentiment d’être protégé à l’intérieur de la vallée sanctuaire, chez cette famille si discrète à mon égard.

6Tout bascula le jour où la mère estima qu’en fait, je parlais la même langue qu’eux. Cela faisait plus de quatre mois que je m’étais attelé à l’apprentissage du tachelhit, dialecte berbérophone du Sud marocain. Certes, j’étais loin d’en avoir assimilé toutes les règles de grammaire, mais j’avais accumulé une bonne base de vocabulaire et j’avais surtout capté l’accent de la région. L’apprentissage de la langue, je l’avais vécu à la manière locale, c’est-à-dire en dehors de la maison, dans la montagne et auprès des enfants bergers. Entre quatre et douze ans, tout enfant, fille ou garçon, passe en effet la quasi-totalité de sa journée à conduire les chèvres, les vaches et les ânes dans la forêt. Au cours de cette activité pastorale et de son apprentissage, l’enfant acquiert aussi la langue, et tant qu’il ne la maîtrise pas parfaitement, il se doit de rester muet à la maison. Tout comme les enfants, j’étais dans l’impossibilité de me faire expliquer ne serait-ce qu’un terme du vocabulaire par la mère, son mari ou le grand-père. L’apprentissage de la langue, je le compris plus tard, est un tabou domestique, un secret qui doit se transmettre dans la forêt et par le biais de l’activité de bergers. Car pour les Aït Ba’amran, la langue est un acquis de l’immersion dans la forêt accomplie pendant l’enfance, et non le fruit d’une relation pédagogique.

7« Si tu parles le tachelhit, c’est que tu as des origines chleuh ! » Je me souviens de cette soirée au cours de laquelle la mère proféra ces paroles qui donnèrent lieu à un échange très particulier autour de mon nom. Elle me redemanda quel était mon nom de famille et m’invita à l’écrire afin que le fils aîné âgé de treize ans, le seul dans la famille à savoir lire le français, le transcrive à son tour en arabe et le prononce à haute voix, comme si l’écriture arabe était le support légitime de la translation d’un nom de famille du français au tachelhit. De « Simnel », tel que mon nom fut prononcé par le gamin, la mère comprit, comme elle voulait l’entendre, « Simlel ». J’étais dès lors, par le fait d’une déformation de la prononciation de mon nom, élevé au rang de membre de la lignée chérifienne des Ida ou Simlel, c’est-à-dire au rang de descendant de la famille du prophète Mohammed. J’expliquais alors naïvement qu’il s’agissait du nom de ma mère. La précision fut vaine, à cet instant j’étais devenu un chérif Simlel. L’attribution de cette origine chérifienne ne faisait pas pour autant de moi l’un de leurs parents, puisqu’il s’agissait d’une lignée différente, mais elle ne me permettait plus d’être un étranger à leurs yeux. À partir du moment où l’on commença à me considérer comme étant d’origine chleuh, on considéra aussi que je devais donc maîtriser parfaitement la langue du pays et on ne tolérait plus le moindre écart de langage de ma part sous peine de me taxer d’idiot, voire d’âne bâté. À chaque faute d’expression, on me répétait systématiquement cette même phrase : Our tff la’akel « Tu n’as pas de cerveau ».

8Néanmoins, même sans cerveau, j’incarnais dans la vallée une origine prestigieuse du point de vue des valeurs locales de l’islam et cela, sans avoir accompli la moindre profession de foi ni même avoir été éprouvé sur mes connaissances religieuses. Dans le cortège des ascendances chérifiennes, l’origine Simlel n’était certes pas la plus « à la mode » à ce moment dans la région, mais elle restait une illustre origine associée à certains saints frontaliers réputés avoir été des meneurs de jihad. Quant à mes véritables origines, puisque aucun Aït Ba’amran n’avait jamais voulu en avoir connaissance, elles restaient sans importance. Et cela me conforte aujourd’hui dans l’idée que, au sein de ces territoires sanctuaires, l’étranger n’apporte pas de nouvelles origines, mais se voit toujours attribuer des origines déjà connues, issues d’une sorte de répertoire constitué par les origines prestigieuses des saints. Les Aït Ba’amran ont ainsi à leur disposition toutes les origines qu’ils trouvent bonnes à penser au travers des saints dont les territoires sont aux frontières ; par contre, ils ont besoin d’étrangers pour incarner ces origines et pour faire figure de descendants des saints et de la famille du Prophète. En effet, dans cette société, il est aussi fréquent de naître descendant du prophète Mohammed que de le devenir. Le statut de chérif est avant tout un statut qui s’acquiert, aussi bien d’ailleurs par des musulmans que par des juifs, voire par des chrétiens comme j’en fus l’exemple.

9Des membres de la famille aux voisins et au souk, l’écho de mes nouvelles origines se répandit comme une traînée de poudre dans la région où j’allais être désormais connu sous le nom de Asimlel (« un Simlel »). Dès lors, pour les gens du souk, j’avais un nom respectable, je n’étais plus simplement un « chrétien », et les rumeurs d’espionnage à mon sujet se turent, tout comme les prises à partie dans les discours sur le jihad. Les enfants se faisaient de plus en plus rares sur mon chemin, et les cris « le chrétien, le chrétien » de moins en moins sonores. J’étais enfin tranquille à l’extérieur ! Parallèlement à mon nom, un surnom me fut aussi rapidement donné par les gens du souk, « Aguni », le toponyme de la vallée sanctuaire dans laquelle je résidais. Surtout, on n’eut alors de cesse de me questionner sur la présence des jnoun, et sur leurs activités au sein de cette vallée, mais aussi sur celles d’un animal maudit réputé s’y être réfugié, le halouf, le sanglier. Face à ces témoignages d’anxiété entretenus à l’égard des figures de la transgression présentes dans la vallée, je répondais en répétant ce que la mère me disait : « Oui, en effet, on a entendu les jnoun jouer de la musique la semaine dernière, non cela fait au moins deux mois qu’on n’a pas vu de halouf mais avant-hier, le père a vu des traces… » En tant que nouvel habitant de la vallée, j’étais bien malgré moi perçu comme le témoin idéal des faits et gestes de ces créatures menaçantes avec lesquelles je cohabitais.

10C’est une femme d’un certain âge, rencontrée par hasard le long du chemin conduisant au souk, qui m’a mis sur la piste de la signification de ces espaces sanctuaires, mais aussi du sens local du chérifisme. Après m’avoir demandé si j’étais bien celui qui vivait dans la vallée des Zabun, elle s’exclama : meskin meskin a tgit « pauvre de toi ! ». Je lui demandais pourquoi elle me plaignait de la sorte, et elle me répondit que cette vallée où j’habitais était laide, isolée, loin du souk et des routes, qu’il n’y avait pas de voisins hormis les jnoun, et qu’elle ne pourrait, en définitive, jamais habiter dans un endroit pareil. Un point de vue partagé par beaucoup car, en fait, personne dans cette société n’envie la situation des chorfa, personne ne veut habiter ces territoires sanctuaires frontaliers, même si tout le monde considère essentiel que des hommes les occupent afin d’y maintenir un équilibre démographique entre les humains et les jnoun, génies malfaisants qui, sans cela, menaceraient de sortir des espaces sanctuaires pour semer la panique à l’intérieur du territoire des tribus.

11Si l’attribution de ma nouvelle origine avait changé mon rapport avec l’extérieur de la vallée, elle provoqua aussi un brusque retournement de la situation relationnelle à l’intérieur. Mon nouveau statut impliquait un changement de ma position dans l’espace domestique, qui s’accompagnait d’un changement de mode de sociabilité. Je fus aussitôt invité à déménager des deux grandes pièces qui m’avaient été allouées à mon arrivée, pour m’installer juste à côté, dans une petite pièce vétuste de trois mètres sur quatre où je demeurais cinq mois. Cette chambre avait été, dit-on, la retraite spirituelle d’un saint de la lignée qui convertit les jnoun du coin à l’islam pour en faire des gardiens de la vallée. Au premier réveil matinal dans cette pièce au confort sommaire, je constatais que je n’avais plus droit au lait caillé et au pain chaud. Désormais, si je voulais prendre un petit-déjeuner, je devais me lever à 5h30 et monter rejoindre mes hôtes pour collationner avec eux, ce qui me paraissait somme toute plus normal. Ils me sollicitèrent ainsi pour que je partage tous les repas avec eux. Ils me retirèrent aussi tout le matériel qu’ils m’avaient prêté (butagaz, plat à tagine, bidon d’eau), m’ôtant dès lors toute autonomie. Alors que les enfants de la famille avaient jusque-là fait montre d’une certaine gêne à entrer dans mon ancien habitat, ils s’invitaient désormais à l’improviste dans ma chambre juste pour regarder ce que j’y faisais. Leur père venait les chasser, non pas tant pour qu’ils me laissent tranquille, que pour pouvoir occuper à son tour la chambre et y fumer quelques cigarettes sans être pour autant enclin à la discussion. Néanmoins, s’il y avait une chose que le père ne cessait de me répéter à ce moment, c’était bien que lui et moi étions exactement pareils. « Toi et moi, on est pareil ! », cela voulait dire au juste qu’il voyait en moi une « pièce rapportée », tout comme lui. Il restait seulement à accomplir maintenant ce à quoi la manipulation de mes origines permettait d’aboutir : le mariage. Car si la famille m’avait attribué avec autant d’entrain le statut de chérif Simlel, c’était aussi parce que cela faisait de moi un conjoint potentiel. L’origine Simlel permettait de camoufler l’hypogamie féminine honteuse de mon éventuel mariage avec l’une des filles de leur lignage sous une apparente isogamie.

12Un jour, un cousin de la famille débarqua dans la vallée, accompagné de sa femme et de leur fille unique âgée d’une vingtaine d’années à peine. Ils furent installés dans la grande pièce où je résidais auparavant, juste à côté de ma petite pièce. Le cousin s’éclipsa très rapidement, mais sa femme et sa fille restèrent dans la vallée pendant un mois, au cours duquel le vieux Zabun et son beau-fils s’absentèrent aussi pour plusieurs jours au souk. Durant ces moments où j’étais donc le seul homme présent dans la vallée avec les femmes, celles-ci ne cessèrent de m’exposer les qualités des deux filles, la fille du cousin et la fille aînée de la famille : outre les discours aguicheurs et les questions audacieuses, j’étais régulièrement invité dans mon ancien habitat à des goûters composés de pain d’orge et d’huile d’argan préparés par leurs soins, et surtout à des démonstrations improvisées de danses accomplies par les jeunes filles, au rythme des cuillères frappées par leurs mères au dos des plateaux à thé. Si j’avais réagi positivement à ces sollicitations au mariage, deux voies se seraient offertes à moi : soit celle du banni géniteur, du chérif de pacotille effacé de l’histoire au profit de ses fils qui seront aspirés dans la généalogie de la famille d’accueil — c’est le modèle mis en lumière par Raymond Jamous dans Honneur et baraka (1981) — ; soit celle du banni fondateur qui arrive à s’approprier les terres d’héritage de son épouse et qui peut même, à partir de là, parvenir à fonder un sous-lignage amené à devenir le fleuron du lignage d’accueil et le plus fervent garant de ses valeurs sociales. Au retour des hommes, pour me sortir indirectement de ce pétrin, j’entrepris de leur parler, avec plus d’insistance que jamais, de ma compagne, de mes parents, de ma vie à Paris. J’allais aussi visiter de plus en plus les villages des alentours ou passer du temps au souk. En réponse, ils s’attachaient à me contredire dans ma démarche en affirmant de manière répétée que, de toute façon, je n’avais pas d’amis ni en France ni ici, que je n’avais pas de famille, que tous ces gens étaient des intéressés, qu’en fait j’étais seul et abandonné et que la vallée constituait le seul endroit où je pouvais trouver « le chemin-le chemin » (agharas-agharas), c’est-à-dire l’honnêteté de ma destinée. S’ils me tenaient ce discours, c’est qu’ils me considéraient comme un banni, comme quelqu’un qui avait été rejeté de sa propre société. En tant que banni, et comme tout étranger qui cherche à s’installer dans ce pays, ma présence dans cet espace sanctuaire induisait que je coupe court à toute relation antérieure. Ils attendaient ainsi que je fasse preuve d’immobilité car le statut de chérif qu’ils m’avaient attribué impliquait mon emprisonnement dans cette vallée et ma fidélité exclusive à ce terroir, quitte à y affronter la solitude et la peur des jnoun.

13C’est dans ce contexte délicat que ma compagne vint me retrouver pour une seconde fois dans la vallée, une venue qui, je l’espérais, pourrait clarifier ma position. Trois jours ! C’est tout juste le temps que nous avons pu tenir ensemble dans la vallée. Mes hôtes manifestèrent en effet envers elle un mépris certain dans leur façon de l’ignorer et nous étions surtout constamment talonnés par les allers et venues des enfants et du père dans ma chambre, et cela, malgré la manifestation de notre lassitude. Nous partîmes alors pour une semaine loin de la vallée. À mon retour, les relations ne firent que s’envenimer. Et en parlant de venin, j’utilise aussi le terme dans son sens propre, puisque dans le florilège des actes de transgression de mon espace privé, les enfants allèrent même jusqu’à glisser un scorpion sous ma porte très tôt le matin. Ces enfants qui ne m’avaient pourtant jamais appelé « le chrétien » en me lançant des pierres, et auprès de qui j’avais appris la langue, me sortant par cela du régime de l’hospitalité pour me faire entrer dans celui de la manipulation des origines, étaient ceux-là même qui, à ce moment, avaient assez de rancœur pour vouloir me détruire. Quant à la mère et à ses filles, elles ne manifestaient plus aucune honte (hchuma) ni attention à mon égard, se permettant même de prier devant moi alors qu’il est pourtant prohibé pour une femme d’accomplir sa prière sous le regard d’un homme. En refusant le mariage auquel pourtant tout me destinait à leurs yeux, je m’étais mis dans une position impossible : tout en habitant sous le même toit, je n’étais plus un étranger, mais pas pour autant un consanguin, ni un affin, et en l’absence de ces référents statutaires, mon espace privé se réduisait, tel une peau de chagrin, au fur et à mesure du délitement de tout sentiment de honte à mon égard. Du trop-plein d’espace privé offert par hospitalité, j’étais passé à une absence totale d’intimité du fait de ma réticence à accomplir l’acte ultime que l’on attendait de moi : le mariage. S’installa alors entre nous une période de latence emplie de silence et de regards distants.

14C’est le père qui décida indirectement de mon départ. Lui s’agaçait de voir les femmes de sa famille se comporter sans aucune gêne vis-à-vis de moi, non pas parce qu’il voulait que l’on me respecte, mais parce que cela portait atteinte à son autorité virile. Et, pour l’affirmer aux yeux de tous, pour retrouver sa place, il se retourna un matin contre l’un de ses fils, son bouc émissaire habituel, qu’il battit violemment juste devant ma chambre alors qu’il aurait dû, comme il est d’usage, s’enfermer dans une pièce avec lui pour ne pas exposer au grand jour cette violence familiale.

15Après cet incident, je décidais de m’extirper de cet exil, de manière furtive et sans émoi, pour ne plus jamais y revenir. Je ne sais même pas si nous nous sommes dit au revoir avec le père. La seule chose dont je me souviens, c’est le geste que fit la mère pour la première fois : elle me glissa sous le bras une grosse miche de pain toute chaude entourée d’un drap blanc, comme si je partais pour un long voyage, un geste d’hospitalité, un souvenir chargé de baraka ; pour un dernier instant dans la vallée, elle témoigna à nouveau d’un peu de considération envers mon altérité, comme si, à ses yeux, je laissais sur place ma peau de banni pour redevenir l’étranger que j’étais. Restait alors pour moi à résoudre l’énigme de l’histoire de mes relations sociales dans la vallée d’Aguni, ce qui fut fait par l’écriture, lorsque j’analysais dans ma thèse les itinéraires de ceux que l’on dit être des bannis.

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Bibliographie

Jamous, Raymond
1981 Honneur et baraka. Les structures traditionnelles dans le Rif (Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Éditions de la msh).
1995 « Faire », « défaire » et « refaire » les saints : Les pir chez les Meo (Inde du Nord), Terrain, 24 : 43-57.

Simenel, Romain
2007 L’origine est aux frontières. Espace, histoire et société dans une terre d’exil du Sud marocain, thèse de doctorat en ethnologie, université Paris X-Nanterre.

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Notes

1 Le titre de cet article s’inspire de celui d’un article de Raymond J amous (1995).
2  Cf. S imenel, 2007.
3 Je suis arrivé sur le terrain en janvier 2002, quelques mois après les attentats du 11 septembre aux États-Unis et au moment des premières opérations militaires américaines en Afghanistan dont le but officiel était d’y traquer Oussama Ben Laden, chef du réseau islamiste armé Al Qaïda.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Simenel, « Défaire et refaire les origines de l’étranger : quand l’ethnographe est pris pour un banni », Ateliers du LESC [En ligne], 33 | 2009, mis en ligne le 18 mars 2009, consulté le 03 mars 2014. URL : http://ateliers.revues.org/8216 ; DOI : 10.4000/ateliers.8216

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Auteur

Romain Simenel

Docteur, ater au Collège de France

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Droits d’auteur

Tous droits réservés

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