Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LE CORPS À CORPS DU MARÉCHAL-FERRANT COMME MESURE DE SA NOUVELLE PRATIQUE
Monique Dolbeau
monique.dolbeau@wanadoo.fr
Agrégée de mathématiques; Docteure en sociologie enseigne dans la section de sociologie de L'Université de Franche-Comté; Membre de lAISLF et de lAFS.
Engagement du corps
Autrefois, le maréchal gérait lanimal grâce à une assistance extérieure, humaine, ou bien par le recours au "travail", instrument dans lequel il pouvait attacher lanimal. Aujourdhui les conditions économiques et sociales, léparpillement de la clientèle ont obligé le maréchal à devenir itinérant, à venir ferrer lanimal au domicile du client, à user de son camion comme dun atelier. Aussi nest-il plus question de recourir à cet instrument fixe et encombrant.
En outre, pour réduire les coûts, lartisan travaille seul, et la posture corporelle actuellement adoptée est une conséquence de ce nouveau mode dexercice du métier. Aujourdhui, le maréchal tient lui-même le pied de lanimal pour le ferrer: il se place sous le cheval, en sarc boutant pour maintenir son équilibre tout en sadaptant aux mouvements de lanimal. Il travaille donc plus ou moins accroupi sous la bête: «à langlaise»; et non plus debout ou assis comme jadis «à la française», relativement à distance pour clouer le fer sur le sabot. Les photos montrent lartisan dhier, officiant debout ou à peine penché sur le pied du cheval, secondé par le teneur de pieds ou les aides qui maintiennent le cheval; dailleurs, «avant, le maréchal, il se baissait jamais pour ferrer» et «ils étaient 2 ou 3 à tenir», assurent les anciens.
Dans cette situation nouvelle au regard des traditions anciennes de métier, cest le maréchal qui se recourbe sous le cheval, supportant une partie de la masse de lanimal qui parfois «sappuie» sur lui. Non seulement lartisan accepte la situation, mais il va au contact: ce contact avec le cheval nest plus celui de la main seule, cest devenu un contact de tout le corps, qui lui permet de sentir mieux lanimal, et probablement danticiper ses réactions intempestives.
Ainsi, le ferrage à langlaise, en supprimant les intermédiaires entre le maréchal et lanimal a obligé le professionnel à engager son corps totalement, à entrer dans un corps à corps avec le cheval. Sest donc constitué une sorte de couple, un duo homme-animal, si bien que la métaphore dun nouveau centaure nest pas absurde. Il en résulte une nouvelle intimité entre lhomme et la bête, et une tâche à assumer désormais sans partage: la gestion du comportement dun animal parfois imprévisible.
«Prendre le pied du cheval»
En effet, avant de procéder à la pose finale du fer, le maréchal doit être en mesure de «prendre le pied» de lanimal, ce qui savère plus ou moins facile selon le type de cheval. Le maréchal sait - ou voit très vite - si lanimal est habitué ou non, et dun «coup dil», il évalue dans quelle «humeur» il se trouve ce jour-là. Il se présente alors à la vue de lanimal sans le surprendre ; il le regarde et lui parle doucement le plus souvent, mais ne procède jamais tout à fait à lidentique: chacun possède ses propres techniques dapproche: variations en tout cas ajustées, efficaces, mises en uvre dune mètis, réactions appropriées à telle situation, toujours légèrement différente. Lartisan agit dans linstant, sans même y penser, dune manière qui est vécue comme «naturelle».
Pour «obtenir le pied» dun cheval qui semble bien disposé, le maréchal lui flatte lencolure, et tout en se penchant, lui touche le pied, en émettant un certain son à mi-voix, (héhooo
), ou sifflant de façon modulée. Lanimal soulève alors son sabot et le lui présente: il «donne la patte», selon le jargon de métier. Cest vraiment bon signe, signe que lanimal va se laisser manipuler et ferrer. Les réactions du cheval au sifflement laissent conjecturer quelles sont obtenues par un conditionnement, un dressage, résultat dune « bonne » relation suivie et entretenue. Cependant le tour de force consiste en ce que ce résultat nest pas obtenu avec ce cheval particulier: le maréchal doit intervenir de même avec tous les animaux sur lesquels il travaille (il en ferre 6 à 8 par jour, par cycles de 6 semaines).
Cette opération nouvelle que doit assurer seul le nouveau maréchal est loin daller de soi. Le cheval peut se débattre comme le font certaines races délevage: «- Cest pas des chevaux éduqués, mais voilà, ça se fait depuis des années et, comme ça se fait depuis des années: ils changent rien! (
) Et souvent, cest la bagarre, cest lambiance de ferrure: cest rare quils aient pas le tord-nez au bout du nez, cest vraiment...!» (un maréchal). Mais la difficulté de lentreprise dépend aussi du caractère particulier du cheval: il peut se révéler indocile malgré tout dressage, ou dhumeur méchante ce jour-là.
Ainsi se pose dès cette séquence le problème aigu dans ce métier de la «bonne» gestion du comportement animal. Voilà qui préoccupe tout maréchal (surtout ceux qui nont pas surmonté cette difficulté), et qui loccupe dans la plus grande part de son activité. Certains jeunes redoutent cela, et il faut avouer que sils ne trouvent pas une «façon dêtre» et de réagir satisfaisante, afin déviter que les ferrages ne se transforment en bagarres épuisantes, impossibles à gérer étant donné le rapport de force inégal, ils ne peuvent espérer durer dans le métier. Ils doivent donc au fil des expériences incorporer des savoirs de toutes sortes, afin dagir et surtout de réagir «comme il faut» «os dei, dirait Aristote» (Bourdieu, 2005); de façon quasiment réflexe et instantanée à des problèmes pratiques sans cesse un peu différents.
Lorsque le maréchal assume ce que le jargon de métier nomme «la contention animale», son corps constitue le premier et le meilleur de ses outils: il en use comme dun instrument. La particularité de ce métier réside donc en ce que, si le maréchal met en uvre un savoir technique, au sens habituel du terme qui implique lutilisation doutils (et ils sont nombreux), son corps lui-même est mis au travail directement dans cette contention animale. Ainsi, au quotidien, le professionnel met-il en action des «techniques de corps» (au sens de Mauss) [1], non marginales, mais au contraire essentielles à lexercice professionnel. Ce nouveau rapport spécial à la bête est véritablement constitutif du métier puisquil est inscrit dans les conditions dexercice actuelles.
Le corps, instrument dans ce nouveau corps à corps
Le maréchal sollicite ainsi tout son corps de façon à trouver une position confortable pour ferrer, à la fois manipulant lanimal afin quil se place et se dispose «favorablement», mais sadaptant aussi en retour à la position de celui-ci. Lartisan lui tourne autour, se glisse dessous, se campe sur ses jambes écartées et fléchies, il attrape le pied du cheval, le coince entre ses jambes. Chaque artisan a une façon particulière de tenir cette patte, aucun na vraiment la même position. Lun soutient le pied quil pose sur sa cuisse, tout en le maintenant de la main, du bras, comme il peut. Un autre coince le sabot entre ses jambes. Cest selon les habitudes et la morphologie de chacun.
Le maréchal «soutient» quasiment le cheval (lun deux emploie le terme de porter: «regardez comme je le porte!»); en réalité, il tient le pied, mais il arrive que lanimal, privé dun appui, se repose en partie sur lhomme penché en dessous de lui («il est un peu fainéant», me dit le maréchal). Cest ainsi que le maréchal «porte» et supporte lanimal sur son dos. Lartisan se campe sur ses jambes de façon la plus stable possible, fléchi assez bas sur ses cuisses écartées, penché en avant, comme le judoka ou le lutteur «sumo», stable sur des appuis solides et bien répartis. Une impulsion de lanimal amène un léger déplacement de lhomme, qui rétablit comme par réflexe léquilibre. Ainsi il encaisse et compense de son corps les mouvements incessants de lanimal, sinon il se ferait embarquer très rapidement: le cheval sent les déséquilibres, les hésitations, comme autant dincertitudes, de signaux qui lagitent et le rendent difficile. Et son comportement peut vite «déraper», surtout sil a «du sang»: les gestes trop brusques le braquent, mais les flottements ou indécisions le troublent ou le rendent capricieux. Il sagit de trouver la «bonne» façon dêtre.
«Se positionner en dessous du cheval»; «Être à laise sous lanimal» (je cite) est le résultat dun apprentissage complexe: se sont mis en place des schèmes de comportement adaptés à la situation, permettant que jaillissent des réponses comportementales et techniques ajustées et efficaces aux conduites imprévues du cheval, réponses qui résultent dun «sens pratique» (Bourdieu, 2005), construit au fil des expériences passées, semblables mais jamais tout à fait les mêmes.
«On se rend pas compte, quand on nous voit faire, on a limpression que ça va tout seul. Mais ne serait-ce que se positionner au-dessous du cheval, cest quelque chose qui demande un peu de temps. Tant quon se sent pas bien à laise au-dessous du cheval, on peut pas apprécier, concentrer tout son esprit au travail proprement dit. (
) Par exemple déferrer et river, (
) cest deux opérations qui font prendre toutes les positions en dessous du cheval. Cest quelque chose quil faut faire vraiment beaucoup au début. Cest quelque part le moins intéressant dans la ferrure, mais cest quelque chose quil faut pratiquer vraiment beaucoup pour se sentir à laise et pouvoir passer à autre chose» (Un maréchal, entretien).
Il sagit pour le maréchal dacquérir, dincorporer le «on ne sait quoi» permettant dêtre naturellement à laise sous le cheval, de ne plus y penser, afin dorienter son esprit vers des activités plus rationnelles et techniques, qui, elles, mettent en jeu le raisonnement (ce quil appelle le «travail proprement dit»), cest-à-dire les techniques de ferrage. Après un laps de temps assez long, après que des réflexes se soient mis en place, que le corps se soit fait, que les perceptions se soient aiguisées, le maréchal finit par senti: il a «de bonnes sensations» [2] comme disent nos champions sportifs, et il peut travailler en «se sentant à laise». En réalité, lhomme a mis en place un certain nombre de schèmes perceptifs et cognitifs lui permettant dinterpréter le moindre mouvement, la moindre impulsion de la bête comme autant de signaux de son état futur, lui permettant den anticiper lagir, mais sans même sen rendre compte: son corps pense pour lui et court-circuite le raisonnement (Wacquant, 2000). Cest ainsi que lartisan réagit dans linstant à une conduite animale susceptible de poser problème, quil prévient tout comportement difficile, quil anticipe une action pourtant réputée imprévisible. En réalité, quelque chose en lui a anticipé ces actions animales potentiellement dangereuses, à linstar des pratiquants des sports de combat qui pressentent une attaque imminente, et la contrent instantanément de façon automatique. Quels signaux son corps a-t-il perçus? Quelle intuition fulgurante (sensations du corps faites intuition) a-t-il eue? Il a «lu» dans les yeux du cheval ou sa posture, ou sil est déjà placé dessous, ce sont les sensations éprouvées, cest de tout son corps quil a ainsi pressenti lanimal. Le maréchal est ainsi à lécoute de son corps qui lui-même est à lécoute de celui de lanimal.
Cette posture «à langlaise», produite par les nouvelles conditions de métier, établit inévitablement un contact étroit entre lhomme et la bête, et il est dautant plus nécessaire quil permet à lhomme dêtre à lécoute de lanimal pour le mieux maîtriser; raison pour laquelle lhomme fait plus que toucher le cheval, il va au contact, parfois lempoigne et le manipule.
Le ferrage, sport de combat ou empathie?
Une sorte de ballet harmonieux, bien réglé, semble-t-il, si tout se passe bien, saccomplit: déplacements de lun qui appellent des replacements de lautre; ainsi dactions en réactions «réflexes», senchaîne la séquence de ferrage. Si la séance se passe plus mal, pour toutes sortes de raisons, le maréchal «doit batailler» et tenter dimposer sa volonté à lanimal; cest encore un corps à corps, mais beaucoup plus heurté. Lartisan donne alors limpression quil ne gère pas la situation, dépassé comme un boxeur en difficulté (Wacquant, 2000), et le ferrage se déroule dans une sorte de déséquilibre permanent, de lutte de chaque instant, dans une improvisation exténuante et constante, toujours un peu à contretemps: le kairos (agir à linstant opportun), constitutif de la mètis (Détienne et Vernant, 1978), nest pas à uvre. Obligeant dans ce cas lhomme à des mouvements de corps pathogènes, les ferrages en forme de «bagarre» savèrent épuisants pour lui: il doit à tout prix les éviter. Ils sont aussi éprouvants mentalement, car le maréchal doit sans cesse gaspiller une énergie folle à se rendre maître de lanimal, dans le stress et la peur, improviser toutes sortes de solutions boiteuses à chaque instant aux problèmes que posent les conduites de lanimal rebelle. Certes, quelques artisans finissent par recourir au tord-nez, mais cela ne constitue pas une solution satisfaisante: lutiliser ne fait qualimenter la peur de lanimal et générer des réactions dont la violence samplifiera à chaque séance; cela sanctionne léchec de relations dites «normales».
Si bien que lhomme sefforcera peu à peu damadouer le cheval, travail qui nécessitera plusieurs séances de ferrage, parfois nombreuses, selon lhistoire propre du cheval et le feeling de lhomme. Travail de longue haleine, certes, mais gratifiant. Sil est un bon professionnel, lhomme parvient à ses fins dans la plupart des cas. Il domestique lanimal à long terme, sen rend maître, pour pouvoir le ferrer sereinement: plutôt quune contention par la force, lhomme adopte sans cesse des compromis, négocie avec la bête, en écoutant la part danimalité quil a en lui pour mieux ressentir lanimal et pactiser avec lui. Il redevient lui-même animal en quelque sorte, autant pour ressentir «lautre» afin de le mieux maîtriser, que parce quil prend un plaisir quasi animal à cette nouvelle proximité des corps.
Il arrive en effet que le cheval ainsi docile sappuie sur lui de façon familière, quil se place tout contre lui, quil se frotte à lui et le hume, manifestant ainsi quil apprécie la compagnie de lhomme: il lui lèche le dos parfois en été, (cest le sel de sa sueur que le cheval aime ainsi, mexplique un maréchal). Le lien qui sétablit est très physique et charnel, lartisan semble prendre plaisir à ce corps à corps, de son côté le cheval apprécie manifestement que lhomme lempoigne, le cajole, ou au contraire le rudoie selon les circonstances. Cest un lien de proximité, de sensorialité qui se tisse parfois dans cette nouvelle intimité entre lhomme et la bête: ce sont alors des émotions positives que lhomme éprouve. Ainsi, une intercommunication que je qualifierais de primitive se met en place entre homme et animal: le cheval réagissant aux actions de lhomme et ce dernier grâce «à ses bonnes sensations», jouant de ces réactions espérées.
Ainsi donc, pour pouvoir assurer dans de bonnes conditions sa fonction technique (celle dappareiller le cheval par la pose de fers), le maréchal doit au préalable régler ces problèmes comportementaux en assurant son emprise sur lanimal en général.
Lhomme doit donc obtenir que le cheval se soumette, quil accepte sa domination [3], mais sans avoir recours à linstrument comme le fit Athéna, qui vint à bout de la fougue de Pégase grâce à linvention du mors. Lartisan se sert de son intuition, résultant des savoirs de toutes sortes, des stratégies, des expériences, de la «technique» incorporés, mise en mémoire du corps, génératrice de comportements ajustés. Cest alors le corps lui-même qui agit en «stratège spontané», adoptant instantanément la réaction adaptée en situation de danger. Le savoir éthologique diffus (ou au contraire formalisable) que lartisan a développé se réalise en des actions qui assurent le calme de lanimal pendant le ferrage: ses techniques de corps affinées émettent des signaux corporels adéquats qui font comprendre à lanimal qui est le maître. «- Cest un peu compliqué parce quil y a beaucoup de dominance. On domine la bête, ça, y a pas! - Mais vous êtes dessous!?- Oui, mais on le domine quand même. On le domine dans la tête. Une domination, cest pas spécialement physique», me dit un maréchal.
Cette sorte de domination «mentale», qui néanmoins sexprime corporellement, est dautant plus difficile à mettre en uvre que le maréchal est en position dinfériorité, en dessous du cheval. Il ne faut donc pas commettre de «fautes», et bloquer toute velléité de rébellion. Si le comportement du maréchal est véritablement ajusté, il sagira plus dune négociation que dune contention; cette relation est donc soit de domination, soit empreinte de complicité, avec toutes les échelles intermédiaires que lon peut imaginer: «Cest une négociation. Il faut négocier, oui. Une négociation dans laquelle vous devez sortir vainqueur, enfin, vainqueur pour les pieds. Cest pareil, cest compliqué. Mais ça peut se passer en un contact avec le cheval. Javais des petits Merens qui se fâchaient contre moi. Jaimais pas du tout les ferrer. Et puis je me suis démis lépaule et mon collègue est venu les ferrer chez moi. Et moi, je lui disais, on peut pas leur prendre les pieds. Je savais pas comment faire pour leur prendre le pied. (
) Lui, il a trouvé le biais
Les chevaux ont pas bougé. Hop! Il ma un peu expliqué: pourtant, il me semblait que javais fait ça
»
Le biais est si peu transmissible par le discours ou formalisable, que le maréchal ne voit pas la différence avec ses propres actions inadéquates, il ne la sentira quune fois le but atteint, lorsquil aura «attrapé» des comportements justes: cest la conduite du cheval qui le lui signifiera. Le maréchal «négocie», il doit trouver le biais, la «bonne façon» qui permet de «dominer» la bête, dans une transaction qui appelle «des compromis». Lexpérience aide, mais elle ne suffit pas, me dit-il, certains trouvent le biais, et dautres jamais, cest leur «façon dêtre» qui convient ou non. Lui a fini par trouver la conduite adaptée au prix de tout un travail sur lui, qui sest opéré à loccasion de problèmes rencontrés dans sa vie affective et familiale, à la suite dune séparation. Il semble quayant modifié sa manière dêtre en général, il a pu se trouver en accord avec lanimal, dans ces séquences de travail.
Ainsi, dans sa pratique quotidienne, il entretient un rapport particulier avec la bête, il fait société avec elle, puisque le ferrage est dans la plupart des cas, un face à face entre eux sans autre intermédiaire. Il finit ainsi par comprendre lanimal, au point de parfois sidentifier à lui, et pour mieux le comprendre, il écoute lanimal qui est en lui, il redevient lui-même animal. Aussi, finit-il par être en empathie, en sympathie avec le cheval et na plus deffort à fournir pour interpréter ce qui est un autre animal: le ferrage étant en partie un corps à corps entre deux animalités, lintercommunication sopère alors de façon plus aisée, comprenant une part de jeu.
Ainsi, si le maréchal vient à bout de cette contention animale, de quelque manière que ce soit, sil parvient à des relations sereines avec lanimal, cest quil a réussi à remplir lune des conditions, la première, pour devenir ce quils appellent «un bon maréchal». Faisant société avec la bête, il entre alors dans la société des maréchaux, car sil savère incapable de contenir lanimal, lartisan ne pourra pas «tenir» et abandonnera le métier. Il sagit dune construction identitaire de métier, totalement différente de celle qui se produisait autrefois; ainsi le changement de technique de ferrage, rendu nécessaire par les impératifs économiques et socio-culturels, a engagé une identité de métier différente.
Un modelage du corps
Le métier actuel exige, cest certain, une résistance physique peu commune, étant donné la position de travail: penchés sur le sabot, les reins «cassés», les maréchaux subissent des contraintes musculaires importantes: «- Même pour un cheval qui bouge pas, déjà il y a de grosses contraintes musculaires. Chez nous, si vous vous esquintez: le dos, une entorse ou bien
, vous vous en ressentez un moment, au moins six mois. Tant quon na rien, on fait pas attention, mais après
» me dit un maréchal. Cette posture éreintante accroît les effets dun travail éprouvant «dans le froid et la bouillasse», des déplacements incessants dans le camion inconfortable et des journées trop longues.
Dailleurs, dans les autres séquences techniques, lartisan fait encore et toujours usage de son corps. Il utilise sa main, son bras, son corps comme le meilleur des instruments: il palpe le pied du cheval pour mieux évaluer quel type de ferrage convient, il passe sa main sur la surface de la corne quil vient de tailler, pour en vérifier la régularité, ou sur le fer quil a travaillé. Sa main (main-outil) lui sert pour manier ses outils eux-mêmes: il attrape les pinces, il décloue le fer, il coupe la corne, la surface, la râpe; il manie le marteau, frappant et frappant encore le fer chauffé au rouge. Au cours de cet acte technique, cet acte métallurgique, qui nécessite de travailler le métal à laide du feu, afin de modeler le fer préfabriqué pour mieux le mettre à la forme du pied du cheval, son corps est sans cesse mis à lépreuve, parfois durement. Lartisan met à chauffer le fer, il le martèle, il se penche à nouveau pour lessayer en lappliquant à chaud contre la corne du sabot; il va et vient du cheval au four, du four au cheval, se courbant sur le pied, se relevant, pour frapper à nouveau du marteau le fer posé sur lenclume, se recourbant et se relevant encore, dans un va-et-vient plusieurs fois répété, afin que le fer soit le plus ajusté possible, et le ferrage encore plus performant.
Tout ce travail du corps ne va pas sans souffrances me dit-on: le maréchal entretient un rapport particulier à la douleur: «Cest compliqué, y a un rapport à la douleur: la maréchalerie, ça fait mal. Un maréchal qui vous dit quil a pas mal, cest un menteur. Y a un rapport à la douleur
» (un maréchal, entretien). Il mexplique ensuite quil est comme le sportif, il a mal, pourtant il doit dépasser ce stade pour exercer son activité. Mais son travail nengage pas seulement une certaine gestion de la souffrance, il exige également de contrôler ses émotions [4], sa peur, son stress, ses doutes, ce qui une autre facette du problème, dont je ne traiterai pas ici. Ainsi, cest par toutes ces actions répétées quun corps de maréchal se fabrique, corps hyperadapté à la fonction qui est la sienne, au cheval, aux techniques employées, etc.; un corps qui doit «tenir le coup», qui doit permettre de résister aux conditions de travail difficiles. Une mémoire du corps au sens propre est ainsi à luvre: ses expériences passées sinscrivent de façon indélébile dans le corps du maréchal, elles le marquent, elles le transforment et le modèlent: elles le forgent.
En conclusion, constatons que peu de métiers nécessitent un tel engagement du corps, une telle nécessité de pactiser avec la part de sauvagerie qui peut subsister en toute bête, fût-elle dressée, une telle proximité avec elle. Lartisan daujourdhui est contraint de compenser la perte de lassistance extérieure pour assurer la contention animale, et il la compense par une connaissance fine de lanimal, par une écoute de son corps, de lui-même et de la bête. Cependant, à la différence des dresseurs ou dompteurs, cette domestication de lanimal est au service dun acte purement technique: il sagit dappareiller le cheval, de lui clouer un fer dans la corne, de «le chausser», de façon durable. Ce nest pas un acte simple, puisquil sagit par ce ferrage dassurer la meilleure locomotion au cheval, de lui éviter les boiteries, de compenser les défauts daplomb des nouveaux chevaux très fragiles, au contraire des animaux de trait ou de travail, plus courants hier. Il sagit en outre de travailler le corps de lanimal en modifiant ses aplombs de façon à ladapter sans cesse davantage à la fonction qui est la sienne (de course, de sport ou de loisir
), et à le rendre sans cesse plus délié et performant, par un ferrage de plus en plus sophistiqué et en finesse.
Ainsi, loriginalité de ce métier réside-t-il dans cette dimension oxymorique de lactivité: le maréchal se voit contraint pour exercer son travail dentrer dans un corps à corps avec lanimal, daccepter la proximité voire lintimité avec le corps de la bête, dengager son propre corps de façon totale dans ce rapport particulier avec lanimalité, avec ce qui reste dune certaine sauvagerie, une certaine nature, ce qui procure douleur mais aussi plaisir. Les techniques de corps appropriées mises en uvre, la «bonne» façon dagir ou dêtre nécessitent alors une incorporation complexe. Mais cette mise en mémoire du corps se fait également au premier degré: le corps du maréchal et son être tout entier gardent en mémoire, gardent lempreinte de ses activités. Cependant, cette contention de la bête, nécessaire pour mener à bien son activité, est au service dun acte éminemment technique et de plus en plus sophistiqué: le ferrage na en effet dautre but que dadapter sans cesse mieux lanimal à la fonction qui lui est assignée, ce qui relève dune culture, la culture contemporaine.
Notes
1] «Cétait très simple, je navais quà men référer à la division des actes traditionnels en techniques et en rites, que je crois fondée. Tous ces modes dagir étaient des techniques, ce sont des techniques du corps. Nous avons fait, et jai fait pendant plusieurs années lerreur fondamentale de ne considérer quil y a technique que quand il y a instrument. Il fallait revenir à des notions anciennes, aux données platoniciennes sur la technique, comme Platon parlait dune technique de la musique et en particulier de la danse, et étendre cette notion.», Mauss, 1968, p. 371.
2] Cela me rappelle les termes employés par les grimpeurs en escalade : ils disent quils ont, certains jours, un bon «feeling».
3] Les rapports de domination du maître à lanimal peuvent trouver description par exemple dans deux représentations mythiques: le dieu Poséidon discipline à son gré son cheval pourtant fougueux, violent, sauvage et effrayant, il le domine car il est le seigneur, le maître; cest une domination de type «charismatique», nul instrument pour cela. Athéna, quant à elle, dompte Pégase par le recours à lartifice: linvention du mors (invention et prouesse technique) lui permettra dassurer sa victoire sur ce cheval merveilleux jusque-là récalcitrant, quelle peut par ce moyen domestiquer.
4] Je ne peux traiter ici cette question des émotions qui intervient dans la gestion du comportement animal; lon peut se référer à ma contribution dans louvrage collectif Émotions et sentiments: une construction sociale, (Charmillot et allii, dir., 2008).
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