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L’influence de l’eugénisme galtonien dans la pensée de Joseph Alois Schumpeter
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L’influence de l’eugénisme galtonien dans la pensée de Joseph Alois Schumpeter

The Influence of Eugenics in Joseph Alois Schumpeter’s theory
Fabrice Dannequin

Résumés

Dans sa théorie du capitalisme, Joseph Alois Schumpeter mobilise l’eugénique, notamment les travaux de Francis Galton. Ce dernier a élaboré une vision hiérarchisée et héréditariste des hommes. Il l’a notamment appliquée à la question de la pauvreté en reprenant les données empiriques de Charles Booth. Schumpeter reprend ces éléments comme socle de l’explication de l’inégalité sociale et dans la construction de sa théorie de l’entrepreneuriat. Les entrepreneurs constituent une élite se démarquant de la masse, en engendrant l’évolution de la société du fait de leurs talents innés. Le capitalisme ne peut déboucher sur la disparition totale de la pauvreté. En effet, les individus biologiquement moins « dotés » sont condamnés à rester au bas de l’échelle sociale.

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Texte intégral

  • 1  La traduction française mentionne « 1978 » au lieu de « 1928 ». Par contre, le texte anglais conti (...)

[…] si le capitalisme renouvelait pendant un demi-siècle, à partir de (19281), sa performance antérieure, il éliminerait du même coup, même à l'égard des couches de la population les plus déshéritées (abstraction faite des seuls cas pathologiques), tous les symptômes de la pauvreté telle qu'elle est définie selon nos criteria actuels

Joseph Alois Schumpeter (1942, p. 94)

Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre.

Baruch Spinoza

  • 2  Dans Schumpeter (1954 III, note *, p. 63).

1Même en science sociale, des mots restent difficiles à prononcer parce que ce sont des » mots sales » (Kevles, 2006, p. 219). Malgré l’intérêt porté à Schumpeter, certaines sources d’inspiration sont tues. Constatons la gêne de Marianne Berthod, un des traducteurs de l’Histoire de l’analyse économique qui écrit : « L'enthousiasme de J. A. S. pour Galton – qu'il considère comme l'un des trois plus grands sociologues – et pour Pearson appelle des réserves »2. Il ne s’agit pas d’affirmer ici que Schumpeter est un nazi, un raciste, mais d’interroger les sources de sa pensée, plus précisément, de montrer que l’eugénisme galtonien est un élément fondamental de sa conception anthropologique et de sa théorie de l’entrepreneuriat.

2L’histoire de la pensée économique retrace l’influence de la biologie sur les sciences sociales et l’économie politique, tant sur les méthodes que sur les conceptions de l’homme. Pourtant, il est sans doute difficile d’entendre aujourd’hui l’importance idéologique de l’eugénisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Rares jusqu’en 1860, les écrits eugénistes se banalisent jusqu’en 1945 (Pichot, 1995, p. 3). L’idée d’une inégalité entre les hommes fondée sur une transmission biologique des talents fait partie de « l’air du temps », du « Zeitgeist ». Les auteurs les plus conservateurs se retrouvent à côté de progressistes pour évoquer l’infériorité de l’intelligence des femmes ou des Africains, ou bien celle des pauvres comparées à l’élite.

  • 3  Il ne s’agit pas d’affirmer ici que les travaux de Galton constituent l’unique source de la théori (...)
  • 4  « Pour les actions qui consistent à réaliser des innovations, nous employons le terme d’Entreprise (...)

3Cet air du temps se retrouve aussi chez certains économistes à l’instar d’Irving Fisher (1867-1947), un contemporain de Joseph Schumpeter. Annie Cot (2005) souligne sa participation active au sein du mouvement eugéniste aux États-Unis. Fisher publie des livres, rédige des rapports, organise des réunions et devient le premier président de l’American Eugenics Society. Schumpeter se contentera de mobiliser les travaux des eugénistes, en particulier l’œuvre de Francis Galton (1822-1911), pour construire sa théorie de l’entrepreneur3. À l’instar de Marx, il s’efforce de comprendre le capitalisme, ce système caractérisé par le mouvement et qui ne saurait être stationnaire. Ce projet requiert la découverte de la « force » qui l’anime, de son moteur premier qui ne provient pas de l’homme ordinaire. Schumpeter l’identifie : l’entrepreneuriat. Ce dernier conjugue une action, l’innovation, « l’Entreprise » dans l’acception schumpétérienne, avec un acteur, « l’Entrepreneur »4. Cependant, tout individu ne peut devenir un acteur du changement. Schumpeter, dans la mouvance de l’école autrichienne, construit une représentation du monde où l’élite et les masses ont des rôles et des comportements différents. Il va trouver chez Galton des éléments expliquant l’origine des différences entre les individus et donc de la pauvreté. Loin d’une homogénéité, les pauvres se décomposent en groupes divers, dont les « cas pathologiques » évoqués en exergue.

  • 5  Galton (1904, p 1) définit l’eugénique ainsi : « L’eugénique est la science qui traite de toutes l (...)

4Cet adjectif, qui n’est pas une erreur de traduction, nous a véritablement interpellés. Nous avons mené l’enquête pour en découvrir l’origine. Cette interrogation constituera la matière de la première partie de cet article. Le résultat aboutit à une filiation qui part des travaux de Charles Booth sur la pauvreté à Londres et qui ont étayé les propos de Francis Galton. Puis, dans un second temps, la théorie de l’entrepreneuriat et de l’inégalité sociale chez Schumpeter sera retracée. Nous montrerons explicitement le lien entre l’Autrichien et Galton. Loin d’une lubie passagère, l’eugénique galtonienne5 persiste comme une des sources des écrits de Schumpeter, et cela, tout au long de sa vie.

Francis Galton : la pauvreté héréditaire

L’hérédité des talents

5Les travaux de Francis Galton, dont l’écho fut considérable, s’appuient sur une hypothèse héréditariste, comme l’illustre l’un de ses plus fameux ouvrages, Hereditary genius. Le génie, c’est-à-dire les capacités exceptionnelles et innées, tant dans le domaine physique qu’intellectuel et moral, ont une origine biologique. Chez Galton, les individus héritent de leurs parents et de leurs ancêtres (Gayon, 1992, p. 138). Il aboutit à un classement où certaines races apparaissent comme moralement et mentalement supérieures (Galton, 1892, p. X). Les aptitudes peu communes sont l’objet d’une « dotation » à la naissance :

« chacun reçoit à sa naissance une dotation définie, relatée dans l’allégorie de Saint Matthieu : certains reçoivent beaucoup de talents, d’autres peu ; mais chaque personne est responsable de l’usage profitable de ce qui lui a été confié. » (Galton, 1901, p. 3).

  • 6  Ce qui ne signifie pas qu’elles le soient au niveau de la société. Les politiques eugénistes visen (...)

6Les capacités de chaque individu sont une donnée6. L’école et l’éducation ne peuvent développer chez les individus que des capacités existantes et non en créer de nouvelles. :

« Je reconnais aisément le grand pouvoir de l’éducation et les influences du social dans le développement des pouvoirs de l’esprit, comme je reconnais l’impact de l’usage dans le développement des muscles du forgeron, et pas davantage. Même si un forgeron travaille autant qu’il le souhaite, il trouvera certaines tâches au-delà de sa capacité, tâches possibles pour un homme possédant une force herculéenne, même si ce dernier a mené une vie sédentaire. » (Galton, 1892, p. 14).

7Inutile donc de maugréer sur le passé :

« Les gens sont trop enclins à se plaindre de leur éducation imparfaite, insinuant qu’ils pourraient faire de plus grandes choses s’ils avaient connu des circonstances plus heureuses dans leur jeunesse. (…) il est vraisemblable que leurs capacités ne correspondent pas à ce qu’ils en disent. Par conséquent, même si leur éducation avait été meilleure, ils n’auraient pu réussir que légèrement mieux. » (idem, p. 45).

8Dans le domaine politique, l’eugénique débouche sur un programme, une ambition : pallier la tendance de la sélection naturelle à ne plus accomplir son rôle de sélection des meilleurs éléments. On retrouve ici l’influence des pratiques des éleveurs. Ainsi, de « bons » mariages devraient être fondés sur l’appariement d’individus semblables.

« Si l’on mariait les hommes de talent à des femmes de talent, de même caractère physique et moral qu’eux-mêmes, on pourrait, génération après génération, produire une race humaine supérieure ; cette race n’aurait pas davantage tendance à faire retour aux types ancestraux plus moyens que ne le font nos races désormais bien établies de chevaux de course et de chiens de chasse. » (Galton, 1865, cité in : Gayon, 1992, p. 174).

9Galton préfère les mesures d’encouragement aux naissances dans les groupes mieux dotés, à une « répression » dans les strates inférieures, même si ce type de mesure est évoqué, comme nous le verrons plus loin. Dans l’optique galtonienne,

« La possibilité d’améliorer la race d’une nation dépend du pouvoir d’accroître la productivité du meilleur stock. C’est de loin plus important que de réprimer la productivité des plus mauvais. » (Galton, 1901, p. 24).

10En résumé, la politique doit s’appuyer davantage sur « l’eugénisme positif » que mobiliser « l’eugénisme négatif » (Kevles, 1985, p. 121). L’État doit persuader les plus doués de procréer : ils doivent ressentir une obligation morale, aussi impérieuse qu’une obligation religieuse (Taguieff, 2007, p. 197 ; Galton, 1901, p. 25).

Pauvreté et stratification sociale : de Booth à Galton

  • 7  Alain Desrosières (1993, 2000) souligne le rôle de Quételet qui importa dans les sciences sociales (...)

11Adolphe Quételet (1796-1874) pense que le monde social et le monde physique sont soumis à des lois (Ewald, 1996, p. 110). En effet, la taille, le poids, mais aussi les « qualités morales » comme le crime ou le mariage, suivent toute « la loi des causes accidentelles » c’est-à-dire une « courbe de Gauss »7 :

« Il est à remarquer, écrit Quételet, que nous retrouvons, pour les qualités morales, la même loi qui règle la distribution des hommes sous les rapports de l'élévation de la taille, du poids du corps, de la force et des autres qualités physiques. » (Quételet, 1848, p. 94).

12Il conclut, à partir de ces observations, à l’existence d’un « homme moyen ». Ainsi,

« En réunissant les individus d’un même âge et d’un même sexe et en prenant la moyenne de leurs constantes particulières, on obtient des constantes que j‘attribue à un être fictif que je nomme l’homme moyen chez ce peuple. Si l’on avait, par exemple, la taille de tous les Français âgés de vingt-cinq ans et si l’on en prenait la moyenne, la valeur que l’on obtiendrait serait la taille de l’homme moyen de vingt-cinq ans. » (Quételet, 1848, p. 13-14, cité par Ewald, 1996 p. 118).

13« L’homme moyen » est donc un être fictif qui, toutefois, constitue un « centre de gravité » (Ewald, 1996, p. 119), voire un « idéal de perfection » (Desrosières, 2000, p. 98 et 2002, p. 5). Quételet explicite « l’homme moyen » par l’image d’une statue qu’un roi fait reproduire par mille artisans : ces dernières contiendront des écarts au regard de l’originale.

14Francis Galton est littéralement fasciné par la « loi des écarts à la moyenne » de Quételet, qu’il évoque dans Hereditary Genius (1892, p. 26). Elle lui apparaît comme l’outil essentiel révélant « l’ordre caché dans le chaos apparent » (Taguieff, 2007, p. 178). Galton voit en cette loi une explication à de très nombreux phénomènes. Elle est l’outil adéquat pour décrire aussi bien des tirs de canons sur une cible, la taille des individus, mais également la répartition de leur intelligence, de leur don. Cette loi permet de montrer l’homogénéité d’un groupe, mais aussi des écarts en son sein en mobilisant « la distribution d’un attribut humain autour d’une moyenne » (Desrosières, 2000, p. 141). Toutefois, Galton utilise la courbe de Gauss pour classer les individus et repérer non pas « l’homme moyen », mais « l’homme génial », puisque c’est ce dernier qui devient l’idéal, la cible essentielle de sa politique eugéniste (Desrosières, 2000, p. 146).

15Charles Booth mène une série d’enquêtes sur les conditions sociales et sur la pauvreté à Londres entre 1886 et 1903 (Topalov, 1991, p. 6). Elles fournissent à Galton des données pour repérer les différentes catégories de la population. Booth construit une typologie en 8 classes hiérarchisées :

  • 8  Jacques Rodriguez (2007, p. 65-69) souligne les difficultés de classement de Booth. De plus, la ty (...)

« A. La plus basse classe des travailleurs occasionnels, fainéants et semi-criminels ; B. Revenus saisonniers – très “pauvres” ; C. Revenus intermittents ; D. Faibles revenus réguliers. – C et D forment les “pauvres” ; E. Niveau de revenu régulier – au-dessus de la ligne de pauvreté ; F. Classe laborieuse supérieure ; G. Classe moyenne inférieure ; H. Classe moyenne supérieure » (Booth, cité par Rodriguez8, 2007, p. 65).

16Au « centre » de la société, E constitue la catégorie la plus nombreuse et sert de référence pour apprécier la situation des pauvres (Rodriguez, 2007, p. 66). Tout en bas de l’échelle sociale, la classe A correspond à des « outcasts » des « sauvages », des « semi-criminels » (Booth cité dans Topalov, 1991, p. 17). Cette classe pose la question de l’ordre social, des peurs des honnêtes gens, craignant les « sauvageons », la « racaille », les « classes dangereuses ».

17Cependant, les frontières entre les différentes classes sont assez floues. Galton se saisit de cette caractéristique pour combiner les données de Booth avec une certaine liberté, qu’il ne dissimule d’ailleurs pas. Le classement, la hiérarchie obtenue reflète la distribution d’une variable qu’il nomme « valeur civique » (« civic worth ») (Galton, 1901, p. 3). Cette dernière renvoie à la dotation en « qualités naturelles » de chaque individu. Galton considère que ces aptitudes, ces talents, tant intellectuels que physiques, sont inégalement répartis entre les individus et suivent une loi normale.

18Le tableau suivant compare les résultats de Booth et de Galton.

19Les classes « supérieures » se situent au sommet du tableau : il s’agit de H chez Booth et « T et au-dessus » pour Galton. Les strates supérieures de la société, la classe W ou X, constituent l’élite et le vecteur du progrès pour l’ensemble de la société :

« Une partie des personnes “talentueuses” échoue, mais la plupart réussissent, et beaucoup réussissent considérablement. Ils fondent de grandes industries, établissent des grandes entreprises, accroissent la richesse de la multitude et amassent de larges fortunes pour eux-mêmes. Les autres, qu’ils soient riches ou pauvres, sont les guides et la lumière de la nation. » (Galton, 1901, p. 12).

20On remarquera que les classes ne correspondent pas dans les deux typologies. Galton aboutit à une distribution « normale » et donc symétrique : la classe supérieure correspond à 8,9 % des Londoniens tout comme les plus modestes ; « T et au-dessus » constitue la contrepartie de « t et en dessous ». R et r représentant les classes centrales les plus nombreuses de la distribution (Galton, 1901). La distribution « normale » de la « valeur civique » est donc respectée ; la stratification sociale suit bien « la loi des écarts à la moyenne ».

21La méthode de Galton est pour le moins discutable. D’ailleurs, Schumpeter, malgré son admiration, écrit :

« (Galton) s’est attaqué, selon une méthode malheureusement tout à fait inadéquate, aux problèmes de l’inné et de l’acquis (Hereditary Genius, 1869 ; rééd., Londres Macmillan, 1892 ; Inquiries into Human Faculty and its Development, 1883 ; rééd. Londres, dent, 1907 ; Natural Inheritance, 1889) – toutes œuvres qui, à mon humble opinion, font de lui l’un des trois plus grands sociologues, les deux autres étant Vico et Marx » (1954 III, p. 64).

22Au-delà du bricolage des données pour aboutir aux résultats auxquels croient sincèrement Galton, l’utilisation des résultats de Booth est critiquable. Leurs pertinences ont en effet été mises en doute lors d’une présentation devant la Royal Statistical Society. Le classement des ménages selon Booth s’appuie, notamment, sur le confort, sur « l’apparence générale du foyer », sur des notes de personnes qui ont visité les ménages comme des membres du clergé (Hennock, 1987, p. 208). D’ailleurs, les deux hommes partagent des préjugés et une vision moralisatrice. Ainsi, Galton s’associe à Booth dans la stigmatisation de « la classe t et en-dessous » :

« Leur vie est la vie de sauvages avec des privations extrêmes et des excès occasionnels. [...] Ils ne rendent aucun service utile, ne créent aucune richesse ; le plus souvent ils la détruisent. Ils dégradent tout ce qu’ils touchent, et en tant qu’individu sont sans doute incapables d’amélioration » (Galton, 1901, p. 19-20).

23Galton se déclare affligé du « spectacle » que lui offrent les cités anglaises et

« en particulier des femmes, que l’on rencontre dans les rues de Londres et des autres villes typiquement anglaises. Leur condition de vie semble trop dure au regard de leur constitution et les mène vers la dégénérescence. » (Galton, 1892, p. 340).

  • 9  La dégénérescence constitue, selon Patrice Pinell, une « Idéologie scientifique majeure, elle méri (...)

24Constatons la mention du terme « dégénérescence » que l’on pourrait associer au déclin, thématique présente chez les eugénistes, mais aussi chez Schumpeter. Ce phénomène9 renvoie à des éléments négatifs de la « vie moderne » qui prennent la forme de l’alcoolisme, de la prostitution, d’un environnement malsain (Taguieff, 2007, p. 186). Pour les tenants d’un eugénisme conservateur à la Galton, tous ces éléments sont absents du mode de vie de l’élite et réservés aux plus modestes. Ils ne font que réduire la valeur du « matériel humain », la qualité de la population d’une nation.

25Quelle politique de lutte contre la pauvreté faut-il alors entreprendre ? En plus d’une politique nataliste ciblée sur les strates supérieures, Galton propose des mesures d’eugénisme négatif envers la population qui pose problème :

« Beaucoup de ceux qui sont familiers avec les habitudes de ces gens n’hésiteraient pas à dire que cela serait pour le pays une économie et un grand bénéfice, si tous les criminels invétérés étaient résolument isolés avec une surveillance charitable et sans la moindre possibilité d’avoir une progéniture. Cela abolirait une source de souffrance et de misère pour la génération future, sans engendrer de détresse injustifiable pour celle existante. » (Galton, 1901, p. 20).

26Il ne fait ici que reprendre Booth qui souhaite également que la classe B laisse la place aux pauvres plus méritants des classes C et D (Topalov, 1991, p. 20). Galton veut fonder l’action de l’État sur la science, sur l’eugénique, afin de justifier une politique de contrôle des naissances dans les catégories les plus dangereuses. Pour ces derniers, tout est « biologiquement » joué d’avance : la société dès lors ne peut pallier leur handicap. Elle doit, au contraire, veiller à ce que le bien commun soit sauvegardé et que la pathologie ne s’étende pas.

L’élite et les masses chez Schumpeter : l’héritage galtonien

L’entrepreneuriat, moteur de l’évolution

27Dans les travaux de Schumpeter, la croissance de la production ne repose pas fondamentalement sur l'accumulation d'inputs (capital et travail), à l'instar des approches néoclassique et classique, ni sur une hausse de la qualification ou des efforts des ouvriers. Le « quantitatif » est relégué en seconde position derrière le « qualitatif ». La « réponse créative » matérialisée dans la théorie schumpétérienne par le couple entreprise/entrepreneur engendre un progrès généralisé. Schumpeter puise dans l’eugénisme des éléments expliquant l’origine des différences entre les individus, essence du changement social et de la croissance, mais aussi des « cas pathologiques » de pauvreté.

28L’entreprise, l’innovation ne s’avère possible que pour des individus d’exception, puisque la question d’un progrès au cours de l’existence des individus n’est pas développée chez Schumpeter ou plutôt est-elle limitée par les capacités innées. En effet, toute personne ne peut (et ne veut d’ailleurs) devenir entrepreneur. La « réponse passive » repose sur la routine, une exploitation ordinaire, bref une gestion quotidienne : « la plus avantageuse parmi les méthodes éprouvées expérimentalement et habituelles » (Schumpeter, 1934, p. 118-119). Cela correspond à la fonction du manager qui « dirige une firme sur une ligne établie » (idem, p. 113-114). La seconde, la « réponse créative », c’est-à-dire l’innovation, est bien différente. Schumpeter distingue la fonction d’invention et la fonction d’innovation, avec une prééminence de cette dernière comme socle du dynamisme économique.

29Plus généralement, agir conformément à la routine, à des habitudes, selon le canon de l’expérience, constitue une norme. Entreprendre, c’est rompre avec tout cela, c’est être capable de remettre en cause le poids du passé, de voir le monde différemment :

« Dans le nouveau circuit accoutumé chaque agent économique est sûr de sa base, et il est porté par la conduite que tous les autres agents économiques ont adoptée en vue de ce circuit, agents auxquels il a affaire et qui, de leur côté, attendent qu'il maintienne sa conduite accoutumée ; il peut donc agir promptement et rationnellement ; mais il ne peut pas le faire d'emblée s'il se trouve devant une tâche inaccoutumée. » (ibidem).

30 Or, pour l’individu le plus banal, l’homme ordinaire, celui de la foule, des masses, agir en dehors du quotidien pourrait devenir quasiment impossible, puisqu’il faudrait réinventer le monde dans lequel il vit. Schumpeter soulève donc l’idée d’une limite cognitive d’une grande partie des individus, d’une dotation initiale d’un talent. L’innovation consiste dans le déploiement « d’un leadership économique », dans la mobilisation de « fonctions de chef » (Schumpeter, 1934, p. 124). Schumpeter les décrit comme

« une manière spéciale de voir les choses, et, non pas tant grâce à l'intellect (et dans la mesure où c'est grâce à lui, non pas seulement grâce à son étendue et à son élévation, mais grâce à une étroitesse de nature spéciale) que grâce à une volonté, à la capacité de saisir des choses tout à fait précises et de les voir dans leur réalité ; la capacité d'aller seul et de l'avant, de ne pas sentir l'insécurité et la résistance comme des arguments contraires ; enfin la faculté d'agir sur autrui, qu'on peut désigner par les mots d' “autorité”, de “poids”, d' “obéissance obtenue” » (idem, p. 125-126).

31Bref, cette fonction « créative » requiert des attitudes et des aptitudes peu communes. Schumpeter évoque ainsi de la volonté (1928, p. 379), de l’énergie et de l’intelligence (1942, p. 32), mais aussi une importante capacité de travail. On retrouve là une bonne partie des éléments avancés par Galton :

« nous avons vu que l’union de trois qualités séparées – l’intellect, le zèle, et la puissance de travail – sont nécessaires pour faire sortir des hommes du rang. » (Galton, 1892, p. 46).

  • 10  En 1880, la Standard Oil Company contrôle entre 90 et 95 % du pétrole raffiné aux États-Unis. (...)

32Le profil de l’entrepreneur héros, pionnier, tout du moins celui du « capitalisme intact » du XIXe siècle, n’épuise pas la théorie schumpétérienne, bien plus complexe. En effet, les individus décrits ci-dessus sont les leaders d’un « essaim » qui transformera le système économique. Plutôt qu’un entrepreneur génial, héros à la manière de Henry Ford bricolant dans son garage, il faut comprendre l’entrepreneur schumpétérien comme un ensemble d’individus non homogènes se déclinant du plus doué au moins doué, comme une « troupe » d’individus, qui engendre des « grappes d’innovations ». Une fois la routine bousculée par quelques pionniers, la nouveauté peut s’étendre tout en étant copiée et améliorée. Par exemple, Schumpeter relève plusieurs innovations concernant le pétrole. Il est ainsi utilisé comme moyen d’éclairage, même si le gaz, une autre source d’activité entrepreneuriale, éclaire Londres depuis 1807 et New York depuis 1823 (Schumpeter, 1939 I, p. 385). En 1859, le premier forage et le premier pipeline constituent deux autres grandes innovations. Enfin surgit une « innovation organisationnelle » (« organizational innovation »), la Standard Oil10, un trust qui servit de modèle pour d’autres firmes (idem). L’héroïsme, la volonté de vaincre, le goût de la création et de l’ascension sociale se combinent avec un processus d’imitation où les perspectives de profit jouent un rôle incitatif surtout pour les moins doués des entrepreneurs. En effet, l’élite de l’élite recherche avant tout la création, l’action, le goût de la victoire. On s’éloigne ici d’une dichotomie pionnier/imitateur pour aboutir à l’idée d’un continuum d’individus. Or, cette idée se retrouve dans la description réalisée par Galton que Schumpeter lui emprunte implicitement et que l’on retrouve plus haut dans le tableau.

L’eugénique comme socle de la hiérarchie des individus

33Joseph Schumpeter élabore une théorie du capitalisme qui requiert une conception de l’homme, voire des hommes entre eux. L’eugénisme galtonien constitue une source adéquate puisqu’elle montre tout à la fois un certain conservatisme appuyé sur des travaux se voulant scientifiques et une vision où la qualité de la population compte pour l’avenir d’une société, voire d’une nation (Galton, 1901). Cependant, Schumpeter reste avare en références explicites de Galton. Son œuvre contient pourtant suffisamment d’allusions, d’emprunts sans références, pour qu’à nos yeux, justice soit rendue au cousin de Darwin. Ainsi, dans un de ses ouvrages les plus importants, Théorie de l’évolution économique, Schumpeter écrit dans une longue note de bas de page, dont voici un extrait et à laquelle nous ajoutons entre crochets les classes galtoniennes évoquées plus haut :

« un quart de la population est si pauvre de qualités (les classes s, t et en dessous de Galton), disons pour l’instant, d’initiative économique que cela se répercute dans l’indigence de l’ensemble de la personnalité morale ; dans les moindres affaires de la vie privée ou de la vie professionnelle où ce facteur entre en ligne, le rôle joué par lui est pitoyable. Nous connaissons ce type d’hommes et nous savons que beaucoup des plus braves employés qui se distinguent par leur fidélité au devoir, leur compétence, leur exactitude appartiennent à cette catégorie. Puis vient la “moitié” de la population, c’est-à-dire les “normaux” (classes r et R). Ceux-ci se révèlent mieux au contact de la réalité que, dans les voies habituellement parcourues, là il ne faut pas seulement “liquider”, mais aussi “trancher” et “exécuter”. Presque tous les hommes d’affaires sont de ce nombre ; sans cela ils ne seraient jamais arrivés à leur position ; la plupart représentent même une élite ayant fait ses preuves individuelles ou héréditaires. (…) Montant de là plus haut dans l'échelle, nous arrivons aux personnalités qui, dans le quart le plus élevé de la population, forment un type, que caractérise la mesure hors pair de ces qualités dans la sphère de l'intellect et de la volonté (classes S, T et au-dessus). À l'intérieur de ce type d'hommes, il y a non seulement beaucoup de variétés (le commerçant, l'industriel, le financier), mais encore une diversité continue dans le degré d'intensité de l’“initiative”. Dans notre développement nous rencontrons des types d'intensité très variée. Certains peuvent atteindre à un degré jusqu'ici inégalé ; un autre suivra là où l'a précédé seulement un premier agent économique ; un troisième n'y réussit qu'avec un groupe, mais il sera là parmi les premiers » (Schumpeter, 1934, note 1, p. 117).

34On retrouve bien ici le schéma symétrique de la loi normale dans une optique, toute galtonienne. Les entrepreneurs potentiels, plus globalement l’élite, se situent donc dans le quart supérieur de la population et de l’autre côté de la courbe, en bas de l’échelle sociale, les mystérieux « cas pathologiques » évoqués en exergue. Ils font partie du quart de la population la plus pauvre, la classe A de Booth et « en dessous de t » de Galton. Les bienfaits engendrés par le capitalisme s’arrêtent aux frontières de cette catégorie pour des raisons qui n’ont rien à voir avec une quelconque question sociale, mais du fait d’un héritage biologique.

35L’idée d’une transmission biologique des talents, des qualités « morales » des individus est anciennes : au XVIe siècle, la race renvoie ainsi à la lignée et participe à la légitimation de la reproduction des inégalités sociales. L’héréditarisme se développe en Europe du XVIIIe au XIXe siècle. Néanmoins, Lopez Beltran (2006) précise que l’hérédité n’est appréhendée que comme un facteur parmi d’autres, à l’instar du climat. Au cours du XIXe siècle, Francis Galton participe à une élimination de facteurs externes à l’individu et à une prégnance de l’hérédité dans la détermination des qualités et des talents (Lopez Beltran, 2006, p. 173). Encore faut-il asseoir ces résultats sur des méthodes rigoureuses : Galton (1869) va utiliser la biographie des personnes les plus éminentes dans des champs divers (militaire, art, sciences, etc.) et montre que le génie est héréditaire. D’autres auteurs se pencheront sur les plus modestes : la fin du XIXe siècle voit la croissance de publications où les pauvres engendrent les pauvres et les criminels des criminels. Ainsi, en 1877, Robert Dugdale publie une étude sur une famille qu’il nomme les Jukes. Il constate que plus de la moitié des membres de la famille sont devenus des criminels, des prostitués, des malades mentaux (Ameisen, 2008, p. 196). Dugdale croît dans l’hypothèse des caractères acquis, selon laquelle des habitudes acquises dans un milieu social peuvent devenir héréditaires (idem). Toutefois, l’explication de la déviance des Jukes repose sur l’environnement social durant la jeunesse. Dès lors, les mesures à prendre diffèrent des eugénistes comme Galton, puisqu’un environnement modifié transforme les caractères héréditaires (ibidem). D’autres études portant sur des familles « dégénérées » se succéderont. Ainsi, Henry H. Goddard, un psychologue, importe l’échelle de Binet aux États-Unis. Persuadé de l’hérédité et du caractère inné de l’intelligence,

« Il désirait être en mesure d’identifier les individus pour en reconnaître les limites, les isoler et en écourter l’éducation afin d’éviter la poursuite de la dégradation d’une souche américaine dangereusement menacée de l’extérieur par l’immigration et, de l’intérieur, par la prolifération de ses faibles d’esprit. » (Gould, 1983, p. 192).

  • 11  Goddard invente le nom Kallikak en associant kallos, beau en grec, avec kakos, mauvais dans la mêm (...)
  • 12  Des lois sur la stérilisation sont votées à partir de 1907; en 1924, des restrictions à l’immigrat (...)

36En 1912, il publie The Kallikak Family : A Study of the Heredity of Feeble-Mindedness (« La famille Kallikak11 : une étude sur l’hérédité de la débilité mentale »). Il retrace la généalogie de deux « souches » du New Jersey : l’une composée « d’indigents et de vauriens » issus d’un « honnête homme et d’une serveuse de taverne prétendument débile » et l’autre du même homme avec « une brave quakeresse » dont les membres sont des « citoyens dignes d’éloges » (Gould, 1983, p. 205). Les eugénistes américains, réclamant des législations12, mettent en avant des familles comme les Kallikak ou les Jukes. Ces dernières voient une grande partie de leur membre devenir des voleurs, des mendiants, des prostitués, bref des éléments de la classe t de Galton. Or, Schumpeter connaît ces travaux et adhère à leur conclusion :

« on peut difficilement mettre en doute le caractère héréditaire des caractères physiques et, en ce qui concerne les caractéristiques psychiques, nous disposons de quelques données, en particulier dans le domaine des troubles mentaux ; mais, pour des raisons évidentes, il serait dangereux d'être trop affirmatif en la matière, tant au niveau statistique que généalogique. » (Schumpeter, 1927, p. 222).

37Il commente ainsi ses propos :

« Nous prenons conscience de l'importance de ce fait en comparant, par exemple l'étude de Goddard sur la famille Kallikak avec le livre de Galton, Le génie héréditaire. Cependant, les méthodes et les matériaux s'améliorent. On peut affirmer aujourd'hui que la phrase lapidaire de K. Pearson : “L'aptitude se transmet dans les lignées” est sûrement plus vraie que son contraire, d'autant plus qu'elle est confirmée par l'expérience quotidienne. » (Schumpeter, 1927, note 37, p. 222-223).

  • 13  « Méditons » un instant la mise en garde de Durkheim (1894, p. 125-126)… « Il faut écarter systéma (...)

38Notons les propos de l’homme de science qui confirme ses thèses par « l’expérience quotidienne » ; Schumpeter rejoint ici le Galton qui se promène dans les rues de Londres et qui confirme ses théories scientifiques par le « spectacle » de ses rues. Que dire, si ce n’est que les « prénotions » ont la vie dure13.

39Et pourtant, Schumpeter oublie-t-il certains de ses propos ? Oublie-t-il qu’il avance que les individus les plus doués, candidats potentiels à l’accession à la classe bourgeoise sont présents dans toute classe sociale (Schumpeter, 1939, I, p. 104) ? Alors, pourquoi s’inquiéter des « cas pathologiques », de la baisse de la natalité des classes bourgeoises si le futur entrepreneur peut venir de tout milieu social y compris des pauvres ? Certains eugénistes ne s’y trompent d’ailleurs pas et prendront conscience « que le courant classique de l’eugénisme exprimait des préjugés de classe et de races » (Kevles, 1985, p. 81). L’héréditarisme, la thèse de la transmission biologique des talents ne suffit donc pas. Schumpeter avance des raisons liées au possible déclin du capitalisme par le rejet des valeurs, de l’esprit, des pratiques qui le caractérisent. Or, Galton (1904, p. 43) voulait faire de l’eugénique « un dogme religieux », une morale laïque pourrait-on dire. La stratification « normale » peut également servir de socle à une vision « décliniste », pessimiste de la société capitaliste. Schumpeter, homme conservateur, regrette la disparition de la morale, de certaines valeurs conservatrices. Ainsi, il n’est pas certain que la discipline soit mieux assurée au sein des grandes firmes. Schumpeter déplore la perte du sens du devoir et de l’obéissance dans les ateliers. Or,

« une forte discipline n'a pas seulement pour conséquence d'améliorer la qualité et, en cas de besoin, d'accroître le volume du travail. Abstraction faite de ces possibilités, la discipline constitue un facteur essentiel de l'économie des ressources. Elle lubrifie les rouages de la machine productive et réduit grandement le gaspillage et l'effort total par unité produite. » (Schumpeter, 1942, note 1, p. 284).

40En effet, il estime qu’environ un quart des travailleurs a une faible productivité ; il faut donc les « aiguillonner ». Mais la tâche n’est pas aisée. Le respect, l’obéissance constituent un héritage du passé, du Moyen Âge. Misère de l’égalitarisme démocratique :

« en acceptant l'égalité en matière politique, en enseignant aux travailleurs qu'ils sont des citoyens tout aussi valables que les autres, la bourgeoisie a sacrifié cet avantage hérité du régime féodal. Pendant un temps, l'autorité subsistante a suffi à masquer la transformation graduelle, mais incessante, qui, à la longue, devait dissoudre la discipline d'atelier. Désormais, la majeure partie de cette autorité s'est évanouie en fumée. » (idem, p. 286).

Conclusion

41D’un point de vue théorique, Schumpeter mobilise l’eugénisme galtonien comme socle scientifique de son anthropologie économique, qui fonde son approche de l’entrepreneur et sa théorie du capitalisme. Les inégalités, la hiérarchie sont tout à la fois normales et souhaitables, puisqu’il faut des leaders, des entrepreneurs pour engendrer des transformations. La dynamique du capitalisme, la croissance économique ne résultent pas d’une accumulation des facteurs de production, mais davantage de « la qualité du matériel humain » (« quality of human material ») et plus particulièrement de « la qualité du personnel dirigeant » (« quality of leading personnel ») (Schumpeter, 1947b, p. 239).

42Toutefois, Schumpeter va au-delà d’une simple dichotomie leaders/masse ; les individus s’inscrivent dans un continuum de talents : ils sont plus ou moins « doués », plus ou moins « banals ». Les entrepreneurs ne sont pas tous identiques, pas tous aussi « pionniers ». Les pauvres de leur côté ne peuvent pas tous bénéficier des bienfaits de la croissance et du capitalisme. Schumpeter inscrit donc, par l’intermédiaire de l’eugénisme, les inégalités et la différenciation des individus dans un processus « naturel » qui participe à la sélection des « meilleurs » et à une certaine apologie du capitalisme. En effet, celui-ci améliore la situation de l’ensemble de la population à l’exception de quelques-uns et cela pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’injustice ou bien encore l’exploitation.

43Or, à l’instar de Galton et de bien d’autres auteurs héréditaristes, Schumpeter pense que la qualité de la population est menacée, parce que le nombre d’individus dans les catégories supérieures est en baisse. Le capitalisme contribue en effet à « la stérilité volontaire » notamment parce que « l'ingéniosité capitaliste crée des procédés anticonceptionnels d'une efficacité constamment améliorée » (Schumpeter, 1942, p. 214-215). Néanmoins, toutes les classes ne sont pas concernées de la même manière. Schumpeter s’inquiète qu’en France la contraception se soit diffusée davantage dans les catégories supérieures. Dès lors, « ces sont les bonnes souches qui s’éliminent d’elles-mêmes » (Schumpeter, 1941, p. 377). « En Angleterre, poursuit-il, les mères faibles d’esprit ont quatre fois plus d’enfants que les mères normales ». Le capitalisme est ainsi menacé non dans ses fondements économiques, mais par une transformation du comportement des individus, qui engendre un déclin de la qualité de la population. Schumpeter converge donc avec le système de valeurs de « l’eugénisme classique » s’inquiétant de la « désintégration de la famille bourgeoise » issue de « la rationalisation de tous les aspects de l’existence » (Schumpeter, 1942, p. 213). En effet, les catégories les plus favorisées, comme la bourgeoisie d’affaires, transforment leur mode de vie. Elles se tournent vers un comportement plus hédoniste, davantage vers les plaisirs immédiats et cela au détriment du nombre d’enfants (Dannequin, 2012).

44Alors que faire pour éviter le déclin ou le socialisme ? Schumpeter n’endosse pas explicitement les traces du projet eugéniste galtonien, même s’il partage ses doutes sur l’impact de l’éducation. Il n’évoque ni ne défend formellement « un eugénisme positif » ou un « eugénisme négatif ». Par contre, il souligne l’importance d’une réforme morale, d’une réforme des valeurs. Doutant peut-être de la capacité de l’eugénisme à devenir une religion selon les vœux de Galton, Schumpeter se tourne en 1945 vers la Doctrine Sociale de l’Église. Elle doit fournir le socle d’une pacification des relations sociales, d’un retour à l’ordre et à la discipline (Dannequin, 2011). Schumpeter rejoint ici les pas de Max Weber dans la capacité des religions à influencer le comportement des individus, malgré la sécularisation de la société. Les propos de Schumpeter ne constituent pas un appel au retour au libéralisme du XIXe siècle, mais à la morale et à l’ordre. Un ordre institutionnel qui sous-tendrait une société non socialiste, non dominée par un « État omnipotent ». Un ordre où les populations les moins douées pourraient profiter des dons des leaders en réfutant les sirènes alléchantes des discours des intellectuels. Un ordre où l’élite accepte son rôle de moteur du progrès et donc son devoir d’agir en fonction du long terme sans céder aux sirènes de l’hédonisme.

Remerciements

L’auteur tient à remercier Arnaud Diemer, Henri Jorda, Alex Febo, ainsi que les rapporteurs de la revue. Les erreurs, insuffisances et imprécisions de ce texte, me sont entièrement imputables.

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Notes

1  La traduction française mentionne « 1978 » au lieu de « 1928 ». Par contre, le texte anglais contient bien l’expression « cas pathologiques » (« pathological cases ») (Schumpeter, 1950, p. 66).

2  Dans Schumpeter (1954 III, note *, p. 63).

3  Il ne s’agit pas d’affirmer ici que les travaux de Galton constituent l’unique source de la théorie de l’entrepreneur de Schumpeter.

4  « Pour les actions qui consistent à réaliser des innovations, nous employons le terme d’Entreprise; les individus qui les font seront appelés Entrepreneurs. » (Schumpeter, 1939, I, p. 102, les majuscules sont de l’auteur). Nous traduisons en français l’ensemble des textes en anglais.

5  Galton (1904, p 1) définit l’eugénique ainsi : « L’eugénique est la science qui traite de toutes les influences améliorant les qualités innées d’une race, ainsi que celles qui les développent jusqu’à leur maximum. »

6  Ce qui ne signifie pas qu’elles le soient au niveau de la société. Les politiques eugénistes visent, d’ailleurs, à les accroître.

7  Alain Desrosières (1993, 2000) souligne le rôle de Quételet qui importa dans les sciences sociales, des méthodes utilisées dans les sciences exactes. Par exemple, la courbe de Gauss qui montre la distribution des erreurs de mesure en astronomie. Elle est nommée « loi normale » par Karl Pearson en 1894 (Desrosières, 2002, p 3).

8  Jacques Rodriguez (2007, p. 65-69) souligne les difficultés de classement de Booth. De plus, la typologie est modifiée ultérieurement pour se centrer essentiellement sur les rapports au travail : « A. La plus basse classe — travailleurs occasionnels, fainéants et semi-criminels; B. Très pauvres — travail saisonnier, difficulté à joindre les deux bouts, besoin chronique; C. et D. Les “pauvres” — incluant de la même façon ceux dont les revenus sont faibles en raison de l’irrégularité de l’emploi, et ceux dont le travail, quoique régulier, est mal payé; E. et F. La classe laborieuse de tout niveau, régulièrement employée et correctement payée; G et H. La classe moyenne inférieure et supérieure et les personnes situées au-dessus » (Booth, cité par Rodriguez, 2007, p 66).

9  La dégénérescence constitue, selon Patrice Pinell, une « Idéologie scientifique majeure, elle mérite d’autant plus d’être prise en considération que son idée centrale de transmission héréditaire d’une prédisposition morbide entre en résonance avec les avancées de la génétique contemporaine. » (Pinell, 2004, p. 310). B-A. Morel (1809-1873), médecin aliéniste, est l’auteur du Traité des dégénérescences publié en 1857. Il établit un lien entre le désordre cérébral et la transmission héréditaire : « en mettant en relation au sein d’une famille, sur plusieurs générations, les désordres les plus variés, la théorie de la dégénérescence donne du sens à leur survenue. Un sens immédiatement traduisible dans un discours sur l’hérédité liant conditions sociales d’existence, mauvaises mœurs, folie et idiotie et qui offre une référence savante aux lieux communs des élites bourgeoises sur les classes dangereuses. » (Pinell, 2004, p. 311).

10  En 1880, la Standard Oil Company contrôle entre 90 et 95 % du pétrole raffiné aux États-Unis.

11  Goddard invente le nom Kallikak en associant kallos, beau en grec, avec kakos, mauvais dans la même langue (Gould, 1983, p. 205).

12  Des lois sur la stérilisation sont votées à partir de 1907; en 1924, des restrictions à l’immigration des habitants de l’Europe du Sud et de l’Est sont appliquées (Ameisen, 2008, p. 195 et 199, Kevles, 1985, p. 137 et suite).

13  « Méditons » un instant la mise en garde de Durkheim (1894, p. 125-126)… « Il faut écarter systématiquement les prénotions. (…) Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire, qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu'une longue accoutumance finit par rendre tyrannique.(…)
Ce qui rend cet affranchissement particulièrement difficile en sociologie, c'est que le sentiment se met souvent de la partie. Nous nous passionnons, en effet, pour nos croyances politiques et religieuses, pour nos pratiques morales bien autrement que pour les choses du monde physique; par suite, ce caractère passionnel se communique à la manière dont nous concevons et dont nous nous expliquons les premières. Les idées que nous nous en faisons nous tiennent à cœur, tout comme leurs objets, et prennent ainsi une telle autorité qu'elles ne supportent pas la contradiction. Toute opinion qui les gêne est traitée en ennemie. Une proposition n'est-elle pas d'accord avec l'idée qu'on se fait du patriotisme, ou de la dignité individuelle, par exemple? Elle est niée, quelles que soient les preuves sur lesquelles elle repose. On ne peut pas admettre qu'elle soit vraie; on lui oppose une fin de non-recevoir, et la passion, pour se justifier, n'a pas de peine à suggérer des raisons qu'on trouve facilement décisives. Ces notions peuvent même avoir un tel prestige qu'elles ne tolèrent même pas l'examen scientifique ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabrice Dannequin, « L’influence de l’eugénisme galtonien dans la pensée de Joseph Alois Schumpeter », Revue Interventions économiques [En ligne], 46 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 28 février 2014. URL : http://interventionseconomiques.revues.org/1753

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Auteur

Fabrice Dannequin

Chercheur associé au Lab.rii/Clersé (UMR 8019), dannequin.fabrice@orange.fr

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    • Titre :
      Interventions économiques
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      Revue consacrée à l’économie politique, à la sociologie économique, au travail et à l’emploi, au développement et à la mondialisation
      A journal dedicated to political economy, economic sociology, work and employment, development and globalization
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      Économie, Sociologie économique, Économie politique
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