Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
L'ÉCRITURE COMME MÉDIUM THÉRAPEUTIQUE: APPROCHES SPÉCIFIQUES CROISÉES EN LITTÉRATURE EUROPÉENNE (CHRISTA WOLF, SERGE DOUBROVSKY) ET EN INTERVENTIONS SOCIALES
Martine Schnell
martine.schnell@free.fr
Docteur en études germaniques de lUniversité de Haute-Alsace et de lUniversité de Leipzig; Membre de lInstitut de Langue et littérature européenne de lUniversité de Haute-Alsace; Thèse sur lécrivain allemand Christa Wolf. (2003). Publications sur la littérature de RDA: Lecture plurielle de luvre de Christa Wolf, Stuttgart: Ibidem-Verlag, 2004. Version allemande parue sous le titre, Jetzt sind wir dran was jetzt geschieht geschieht uns. Christa Wolf im Spannungsfeld ihrer Vorgängerinnen und Zeitgenossen des 19. und 20. Jahrhunderts. Stuttgart: Ibidem-Verlag, 2004.
Cette contribution vise à examiner l'expérience de «lécriture de soi en souffrance» sous trois approches différentes.
Nous aborderons en premier lieu loeuvre de lécrivain allemand Christa Wolf, née en 1929, qui, dans son roman Christa T. (1968), a entrepris une écriture autobiographique, quelle na cessé denrichir depuis, à travers toute son oeuvre. Son identité littéraire se base sur le principe de «lauthenticité subjective» [1]. Ce principe constitue le ciment de ses livres, qui se veulent avant tout reflet de la vraie vie. Pour lauteur, lacte scriptural constitue un moyen de surmonter les questionnements existentiels et tisse une nouvelle reliance de lauteur, envers soi et au monde. Christa Wolf ne cessera dinsister, sur ce qui est devenu son leitmotiv: Dire que je n'arrive à dépasser les choses qu'en écrivant!. De ce fait, la thématique de la maladie est très présente dans ses romans.
Ensuite, nous nous attarderons à loeuvre de Serge Doubrovsky, écrivain français contemporain, né à Paris en 1928. Celui-ci considère également lécriture comme medium de la souffrance, comme acte thérapeutique, écriture post-analytique après les séances chez son psychanalyste. Pour exprimer sa souffrance, il transcrit plusieurs séances, surtout dans son roman Fils (1977), Un amour de soi (1982) et Le livre brisé (1989). Doubrovsky écrira pourtant dans Le livre brisé: «Ecrire ne ma jamais délivré». Nous analyserons ce procédé d'écriture que l'auteur aura nommé autofiction.
Enfin, un dernier aspect démontrera que, dans le cas de publics spécifiques (apprenants étrangers, publics hospitalisés - Programme Culture à l'hôpital -), lécriture constitue un médium bénéfique pour libérer la souffrance lors dateliers décriture.
1. Christa Wolf ou lécriture pour survivre
La phrase insignifiante «Dire que je narrive à dépasser les choses quen écrivant!» que Christa Wolf écrira dans son roman Christa T., paru en 1968, est devenue depuis son leitmotiv, tout comme son programme poétique.
1.1. «Lauthenticité subjective » comme programme poétique
Les livres de lauteur sont, en grande partie, une invitation constante au débat sur les faits de société. Dans son procédé décriture, Christa Wolf définit ce processus en tant qu«authenticité subjective». Deux références littéraires lui ont permis de construire ce concept : Ingeborg Bachmann et Georg Büchner. Pour le lecteur, la prose de Christa Wolf doit sancrer avant tout dans la réalité et la fiction ne doit en aucun cas devenir une seconde réalité. En ce sens, la prose et lécriture constituent une aide pour parvenir à connaître la vie aussi bien pour lauteur que pour son lecteur.
En ce qui concerne la motivation décriture de Christa Wolf, Rolf Richter [2] constate:
Lécriture comme vocation, lécriture comme forme dexistence [...];
Lécriture comme moyen de se comprendre soi-même; Lécriture comme échappatoire existentiel, qui permet constamment de surmonter des crises;
[
] Lécriture en tant que monologue, description et message pour le lecteur présent et espéré [
] [3].
Ce contexte se veut propice, afin dexpliciter le programme poétique «dauthenticité subjective», que Christa Wolf définit lors dun entretien avec Hans Kaufmann en 1973: «Il sagit ici vraiment dune écriture «active» et non pas «subjective». De toute façon, elle présuppose une importante dose de subjectivité, un sujet, qui est prêt à sadonner à sa matière sans limites [
] à assumer cette contradiction, qui devient inévitable, à rester curieux de la métamorphose du sujet et de son auteur [
]. Cela devient alors beaucoup plus difficile de dire «je», sans pour autant être parfois indispensable. Cette recherche dune méthode permettant dassumer cette réalité par lécriture, je voudrais pour linstant la nommer authenticité subjective et jespère avoir mis en évidence lexistence réaliste et objective en ce quelle constitue un effort de confrontation productive à la réalité» [4].
1.2. Écriture et utopie : le roman Christa T.
Dans Christa T. la narratrice mène une réflexion sur la destinée de son amie défunte. La mort est omniprésente dans le passé de son amie grâce à dauthentiques extraits de journaux intimes ou de souvenirs. Cest tout simplement une manière décrire et dexprimer sa souffrance. Lavenir appartient aussi bien à la narratrice survivante quau lecteur qui reste actif tout au long de lhistoire. Ainsi, on constate que lamalgame des instances temporelles et narratives est producteur de lutopie du texte.
En 1979, Christa Wolf déclare: «Au fond: mon rapport à lutopie - pas celui de mes personnages - devient plus profond et conscient, car la réalité se stabilise en vue de sétablir [...]. De toute façon je me vois confrontée à une éventuelle conception stabilisée, et je vois précisément dans lécriture une possibilité effective dintroduire lutopie, des éléments despoir, afin de tranquillement utiliser ce terme» [5].
Dans cette citation, la dimension utopique de la fonction de lécriture est très importante. Écrire sa souffrance comporte donc aussi une part dutopie? Christa Wolf névoque pas ses personnages, mais dans le roman Christa T. sa position envers lutopie en est très proche. En témoignent les grands leitmotivs de Christa T.: «Dire que je narrive à dépasser les choses quen écrivant!» ou «Le grand espoir ou de la difficulté de dire moi».
1.3. Entre écriture, féminisme et utopie: Christa Wolf et Charlotte Wolff
Cest en lisant lautobiographie de Charlotte Wolff en avril 1983, que Christa Wolf y a découvert son propre nom, tout à fait par hasard. Médecin, psychologue et écrivain, Charlotte Wolff est née en 1897 dans petit village de Prusse orientale. Originaire dune famille juive, elle fut contrainte de quitter lAllemagne pour Paris en 1933, puis émigrera définitivement en Angleterre, où elle sera naturalisée Britannique par la suite. Elle meurt à Londres en septembre 1986.
Ainsi débuta une correspondance, qui dura trois ans (de 1983 à 1986). Avec ses 67 lettres, elle fut assez abondante. Christa Wolf lédita elle-même en 2004. Elle a également été traduite en français. Cette correspondance est un plaidoyer en faveur de la femme ainsi quune critique sociale. Ceci est paradoxal, les deux femmes ne se connaissant pas personnellement. Il ne sagit donc que dune rencontre intellectuelle.
En 1997, Christa Wolf évoque les débuts littéraires de Charlotte Wolff, en les caractérisant comme la conséquence dune force décriture mystérieuse et puissante: «Et il faut bien dire que cette enfance et cette jeunesse furent riches de fortes expériences émotionnelles [
] du bouleversement provoqué par la naissance dun il intérieur. Cest alors quelle sent une force inconnue et puissante semparer delle. A partir de cet instant, écrit-elle, je connus lunivers que japercevais et que je tenais en moi. » [
]. Charlotte Wolff est restée un être extrêmement sensible et fragile. Jeune fille, un désir irrépressible lui fit écrire des poèmes, elle se sentait attirée par lart et la littérature [...] [6].
Ainsi, on peut affirmer que, tout comme Christa Wolf, elle vise à dépasser les choses en écrivant.
1.4. La thématique de la maladie et lécriture de la souffrance
La suprématie de la thématique de la maladie dans presque tous les livres de Christa Wolf est évidente. Pour lauteur, c'est très simplement une manière dexprimer et décrire la souffrance. On la retrouve dans Le Ciel partagé jusquau récit Le corps même (2002). Les textes daprès 1989, qui traitent plus particulièrement de cette thématique sont avant tout Médée et Le corps même.
1.4.1. Le récit Dans la pierre et le roman Médée
Le récit Dans la pierre [7] a été écrit en 1994/95. Il relate une expérience personnelle de lauteur. Il rend compte du déroulement dune opération de la hanche sous anesthésie locale pour limplantation dune artificielle. Durant lopération, lauteur a limpression de se trouver «prise dans la pierre», les jambes fléchies et le bas du corps rendu insensible par lanesthésie. Seules fonctionnent encore quelques cellules de son cerveau. Elle a conscience du déroulement de lopération, sans pour autant y participer. Elle nous laisse pénétrer dans ses pensées. Le texte contient deux niveaux narratifs: le présent de lopération (les déclarations des médecins et des infirmières sont en lettres majuscules dans le texte) et les pensées de la narratrice, qui est en même temps la patiente. Malgré le tragique de la situation, le texte est très ironique. Peut-être que lironie constitue justement à mettre en évidence la réalité de la situation. Le texte est énoncé, tel un labyrinthe, syntaxiquement presque sans ponctuation.
Durant lopération, la narratrice se perd constamment dans ses pensées. Elle se parle à elle-même ou aborde un «tu» fictif (le lecteur). Avec le terme «pierre» se forment des associations sémantiques de différentes sortes: la mythologie avec les déesses Méduse et Médée, Prométhée, la musique (durant lopération, elle écoute de la musique de Mozart), des citations littéraires, des motifs issus du conte (le Petit Chaperon rouge), la torture (labattoir la mort, la peur). Elle médite sur elle-même et sur la signification de la douleur et justement de la souffrance: «[
] Avez-vous mal quelque part. Non ou bien est-ce que tu préférerais/ conditionnel/ sentir le couteau [
] et quand cela commencera à faire mal dites-le. Vivre cest souffrir mais il y a longtemps que je le sais ai-je pensé, je men souviens [
]».
En 1996, Christa Wolf y réfléchit également dans le roman Médée. En onze monologues, elle relate une nouvelle version du mythe, en présentant Médée en tant que meurtrière de ses enfants. Même dans le contexte mythologique, la maladie apparaît comme phénomène faisant référence à la réalité et surtout, au mode d'expression de la souffrance.
Dans le premier monologue du roman, Médée se trouve dans un état fiévreux. Dans son délire, elle dit: «La maladie qui me fait trembler jusquau plus profond de mon être va maccorder un répit, je connais le sens secret des maladies mais je sais men servir pour guérir les autres que moi-même [
]».
Une autre citation attire également lattention: «Laveu de notre détresse, cest par là que nous devrions commencer. De fausses questions troublent silhouette qui veut se libérer des ténèbres de la méconnaissance. Nous devons la mettre en garde. Notre méconnaissance forme un système fermé, rien ne peut la réfuter. A moins que nous nous risquions jusquau plus intime de notre méconnaissance, celle de nous-mêmes également, marcher tout simplement, les uns avec autres, avec dans loreille le bruit des cloisons qui sécroulent [
]».
Ces phrases placées en exergue du livre contiennent plusieurs termes importants: entre autre «détresse» et «méconnaissance». Ainsi Christa Wolf insiste sur le fait que la vision humaine est constamment entravée et enrayée par des préjugés. Elle admet une perte dutopie et despérance. Cette hypothèse correspond à la situation de Médée.
Christa Wolf invite le lecteur à réhabiliter ce personnage. Il sagit dune remise en question du mythe, et de sa transformation partielle. Pour le lecteur, cest aussi une prise de conscience de sa méconnaissance, ce qui engendrera probablement un changement de sa manière de penser.
Ceci sapplique également au personnage de Glaucé. Ce personnage, auquel il revient le nom de Creusa dans la plupart des versions du mythe - entre en scène dans un seul monologue dans le rôle de la fille repoussée du roi. Médée y est décrite en tant que guérisseuse. Elle permet à Glaucé de se libérer de sa maladie physique: lépilepsie. Il ne sagit pas seulement dun processus de guérison mais il faut sen souvenir: Médée a aidé Glaucé, en ce que cette dernière porte en elle beaucoup de faits refoulés, ce qui constitue le noyau de sa maladie. Le fait que la maladie de Glaucé ait un fondement psychologique ne se laisse pas remettre en doute. Cest ainsi, Médée met tout en son pouvoir en oeuvre, afin que Glaucé se métamorphose. On constate que seul un autre vêtement fait effet : des habits tissés de couleur, cest «inouï, inouï et merveilleux [
]».
Médée lemmène par exemple à la mer. Arrina lamie de Médée et son mari, les accompagnent. Le mari est ironiquement nommé «lhomme de lombre», ce qui fait référence au rôle de la femme. Lors des ces promenades, Médée pose de multiples questions à Glaucé: «[
] le genre de questions qui me faisaient vraiment rire [
] tout en me massant la tête et la nuque, ce qui me procurait un infini sentiment de bien-être et faisait disparaître cette pesante vibration au centre de mon crâne qui ne me quittait presque jamais et qui parfois semblait faire éclater ma pauvre tête avec une violence effroyable et déclenchait ce malaise [
].»
Comme lors dune psychothérapie, Médée conseille à Glaucé de se «laisser descendre dans les profondeurs de [soi-même], qui ne sont rien dautre que ma vie passée et le souvenir que jen garde [
]». Médée lui fait aussi «boire sa décoction de plantes qui était tantôt agréable, tantôt amère comme de la bile, cessant de faire allusion à cette corde, qui pendant un temps, devint pour moi quelque chose de plus réel que tous les objets du monde extérieur. Se laisser glisser, descendre, senfoncer. Pas lorsque jétais allongée sur mon lit, mais aussi quand jallais et venais les yeux ouverts, même quand je parlais avec quelquun, je pouvais, non, je devais en même temps suivre avec la plus grande attention cette image réduite de moi-même qui sefforçait de descendre en moi [
]».
On constate que Glaucé souffre dune sorte de phobie: «A chaque fois quelle sapproche du puits dans la cour du palais, elle commence à trembler, est prise dune nouvelle crise dépilepsie et sévanouit. Médée parvient un jour à la faire traverser la cour sans problème. Après un grand silence, les deux femmes sassoient et sinstallent « sur le banc depierre à lautre extrémité de la cour du palais [
]».
Glaucé a mis sa tête sur les genoux de Médée comme elle le faisait autrefois chez sa mère. A cet instant, elle commence à raconter. Glaucé se souvient dun jour, où les parents se disputèrent dans la cours du palais. Après la dispute sa mère sest retirée. Peu de temps après, Médée la soigne, comme le fit autrefois sa mère.
Dans ce contexte, un après-midi chez Oistros est décrit. Le même soir, Glaucé se retrouve seule avec Médée. Cest une nouvelle occasion, qui la conduit à se remémorer son passé. Elle se revoit en pleurs, inconsolable, sur le seuil de pierre dune des pièces du palais. Elle a une chambre devant les yeux : celle dIphinoe, sa soeur disparue. Elle se souvient du jour de son sacrifice. ; sa soeur porte un habit blanc et se trouve entre deux hommes armés
On constate donc que Glaucé a vécu ce traumatisme, qui en fait, est à lorigine de sa maladie Médée lui dit dailleurs: «Cela fait tant dannées, [
] que tu essaies de concilier linconciliable, cela ta rendue malade [
]».
Par lévocation des faits refoulés, Médée accélère la guérison de Glaucé. Malheureusement la fin de lhistoire va montrer que Glaucé ne pourra pas accepter ce processus démancipation (dans la perspective dune interprétation féminine). En son for intérieur, cette dernière sefforce constamment de séloigner de soi-même, et elle ne peut supporter ce tiraillement Le fait quelle mette lhabit que lui offre Médée le prouve. Ce qui signifie peut être quelle voudrait lui ressembler.
Finalement, Glaucé mettra fin à ses jours en se jetant dans le puits: malgré tous les efforts, elle ne voit plus dissue à sa situation.
En outre, en lien avec la notion de «programme psychologique», on peut sinterroger sur la valeur de la vérité que Médée transmet à Glaucé ou quelle la contraint plus précisément à découvrir. Du fait que Médée a assisté au sacrifice de son propre frère, elle aurait pu éviter cet affront à Glaucé. Il sagit ici de préserver un certain devoir de mémoire: un rituel récurrent ayant lieu tous les sept ans afin que linfanticide de Médée ne tombe pas dans loubli.
La question reste ouverte: on peut se demander quelle vérité reste préservée par le souvenir et si la maladie permet de sortir de cette impasse.
Le récit Le corps même amène le lecteur à un questionnement à situer sur le même plan: il sagit de la confrontation de lindividu et de la société.
1.4.2. Le corps même: narration dune dépression à la fin de lépoque la RDA
1.4.2.1. Une maladie «sociale»
Le récit relate la maladie et la dépression dune femme non nommée. Sa maladie initiale est une inflammation de lappendicite. Mais son état saggrave constamment après plusieurs opérations. Elle devra être opérée à cinq reprises. Lorsquelle demande au médecin les raisons de son état, celui-ci lui répond: «[
] Parce quil vous manque des sels minéraux très importants, dit-il. Le potassium, par exemple. Votre prise de sang révèle que vous navez plus du tout de potassium. Et manque de magnésium. De calcium. De fer. De zinc. Tous les minéraux. Il va tout dabord falloir quon vous aide à vous reconstruire [
]».
Le terme «reconstruire» revêt une double acception. Il renvoie à la guérison, certes, mais, fait référence également, à la «construction» de la société en RDA, par une sorte de jeu de mots se rapportant à la politique culturelle. Cette double acception du terme de construction se ressent tout au long du récit, comme le démontre son début: «Cette plongée puis cette émergence de la conscience dans un fabuleux flot originel. Mémoire insulaire. Là où elle dérive à présent, les mots ne suffisent pas, doit être lune de ses dernières pensées lucides [
]».
Cette citation contient plusieurs termes dignes dattention, les mots ne suffisent plus pour écrire la souffrance. On renvoie à la sphère consciente de la narratrice, ce qui structure le récit. Le lecteur oscille entre dune part les pensées de cette femme qui entre en elle-même comme dans un labyrinthe, et dautre part, dans la réalité quotidienne du milieu hospitalier.
Dans ce contexte, la mémoire se compose de petits îlots. Le lecteur est familiarisé avec ce concept depuis Christa T, où la narratrice, plus précisément Christa Wolf elle-même, écrit en recherchant quelque chose, et toute chronologie dérange dans lapproche de son style décriture.
La femme malade non désignée, lhéroïne du récit Le corps même, souffre souvent de tachycardie. Ces symptômes devraient être accompagnés dune angoisse de la mort, ce qui nest pas le cas ici. Cet état et cette maladie étaient dailleurs analogues à la leucémie de Christa T. Dans son cas, le diagnostic des médecins étaient: «Cette quest le désir de mort. Névrose en tant que manque dadaptation aux circonstances données».
Le texte apprend au lecteur que lhéroïne est «[
] une professionnelle de ce genre de crises [
]». Durant la crise, elle se souvient de la première fois. La femme, qui avait dépassé la trentaine, avait une immense angoisse dune représentation cinématographique, celle dun film dont Lothar (dont on ne saura que le prénom) et elle-même, ont écrit le scénario.
2. Serge Doubrovsky et lécriture de soi
2.1. Lécriture «pour linconscient»?
Dans luvre de Serge Doubrovsky, lécriture a un rôle particulier, mais est en tous les cas, un medium privilégié de la souffrance. Pour son roman Fils, lauteur conçoit lécriture comme une psychanalyse ou un récit danalyse, quil dénomme Autofiction, terme quil aura lui-même introduit dans la terminologie littéraire contemporaine. Sur la quatrième de couverture de son roman Fils, il définit ce concept comme «une fiction dévènements et de faits strictement réels. Si lon veut, autofiction davoir confié le langage dune aventure à laventure dun langage en liberté».
Dans une contribution de 1979, Doubrovsky analyse les styles divers de son roman et intitule son propos: Ecrire sa psychanalyse. [8].
Doubrovsky fait usage, selon sa propre expression, dune «écriture pour linconscient». Dans son roman Fils, lauteur utilise des «ressources du domaine consonantique substituées à lordre syntaxique et discursif traditionnel pour exprimer son vécu, son inconscient, ses pensées. Lauteur prend aussi la place de lanalyste lorsquil écrit. Par les procédés scripturaux, il analyse ses réflexions, prend de la distance dans son cheminement avec soi-même. Ainsi, il est commun daffirmer, que dans l'acte scriptural, lanalyste est absent.
Prenons plusieurs exemples de cette écriture particulière du roman Fils. Le procédé décriture peut être classé en trois catégories:
une écriture ordinaire;
une écriture novatrice, faisant référence au Nouveau Roman et à ses procédés stylistiques;
une écriture post-analytique.
Le roman Fils compte environ cinq cents pages et est très dense. Comme son titre lindique, il sattache à reconstituer les fils de la vie et de la psychanalyse de lauteur. Mais Doubrovsky prend aussi la plume en tant que fils, pour honorer la mémoire de sa mère, comme lindique lexergue du roman: «A ma mère qui fut source [
]».
Le roman comporte, en effet, six parties distinctes, dont chacune porte un titre différent, ce qui permet au lecteur de sorienter dans le récit: Strates, Streets, Rêves, Chair, Chaire, Monstre. En lui-même, le récit se structure en trois étapes, tout en décrivant une journée de Serge Doubrovsky, Professeur de littérature française à lUniversité de New York.
La première partie, durant laquelle lauteur se remémore des souvenirs récents ou lointains (enfance, guerre, premiers amours) constitue une sorte de propédeutique à la recherche de la vérité par les séances de psychanalyse. Feront suite à cette propédeutique, lanalyse puis le vécu post-analytique (la salle de cours du professeur à luniversité). Afin dexprimer ce tâtonnement, Doubrovsky fait usage de deux écritures [9] diverses, dont voici une illustration: «[
] quatre chatons en une portée deux tigrés un noiraud un grisâtre accouplement dinfortune au-delà des murs du voisin moment mal choisi la mère les lisse les lèche [
]» [10].
Ou encore: «éblouissement brusque brutal soleil vif traverse la vitre entre vite [
]» [11].
Écriture sans ponctuation, ce sont les blancs (de la mémoire) qui rythment les pensées de lauteur. Les blancs dans les pages du roman symbolisent aussi les silences de parole que lanalysant retrouve lors de la cure psychanalytique. Cette écriture présente des analogies à celle du Nouveau Roman, ou encore celle que lon retrouve dans le roman Le Procès verbal de Le Clézio en 1963 [12].
Dautres passages mélangent rimes, mots en majuscules, en italique, blancs et termes manquants avec une infinie variété typographique, qui mériterait quon si attache plus longuement [13]. Dautres passages du texte sont tout à fait ordinaires, souvent sans majuscule en début de phrase ou sans ponctuation: «je me ranime, le froid pince la peau du visage, pénètre aux pieds, repartir, il faut, cest lheure, doit être à Cheveland ce soir, donner une conférence [
]» [14].
Ou bien: «Lundi matin, je suis arrivée à 11 heures, en dehors de lheure des visites, et jai demandé comment cela sétait passé» [15].
Les exemples seraient infinis. Il en ressort que lécriture permet de faire face aux aléas de la vie. Si Doubrovsky décrit ses souvenirs ou ses séances de psychanalyse, cest quil les a surmontés. Lauteur fait donc usage dune écriture post-analytique. Ce qui rejoint les conceptions des écrivains allemands Christa Wolf et Anna Seghers. Cette dernière affirme dans un entretien, «ce que l'on peut raconter, on peut l'assumer / Was erzählbar geworden ist, ist überwunden».
Comme évoqué précédemment, Christa Wolf, écrivain contemporain allemand, affirme dans son roman Christa T. en 1968: «Dire que je narrive à surmonter les choses quen écrivant!». Ces affirmations semblent antinomiques et complémentaires à la fois.
Doubrovsky suivra cet axe dans son roman Fils, pourtant, une dizaine dannées plus tard, il affirmera dans son roman Le livre brisé: «Écrire ne ma jamais délivré. Je nai jamais été libéré. Les mots ne sont pas des actes. Même imprimés, ce sont des paroles en lair» [16]. Il poursuivra un peu plus loin: «Le passé, on peut le raconter, lécrire. On ne peut pas le réécrire [
]» [17].
Pourtant, Doubrovsky, cet auteur qui réécrira, dune certaine façon, son passé par la psychanalyse, le fait de lécrire, et ainsi, dexprimer définitivement sa souffrance, lui permet de (re)trouver une nouvelle reliance, de nouveaux liens envers soi-même et les autres.
3. L'intervention par lécriture auprès de publics diversifiés
Dans cette partie, nous aborderons lécriture comme expression de la souffrance dans deux cadres différents, faisant pourtant appel à un même dispositif: latelier d'écriture [18].
La première situation est celle d'un atelier décriture organisé en direction dun public dapprenants de Français langue étrangère. La seconde situation se fonde sur le programme Culture à l'hôpital et évoque des ateliers d'écriture, qui ont été organisés en hôpital psychiatrique.
Ces deux expériences mettent en exergue une nouvelle situation de reliance. Dans les deux cas, de nouveaux liens se tissent par l'écriture. Celui qui écrit acquiert, ou est surtout en quête de reconnaissance [19].
a) Un atelier décriture pour des apprenants de Français Langue étrangère
La première situation est celle dun apprenant en français langue étrangère, plus particulièrement d'un nouvel arrivant en France, qui exprime sa souffrance par lécriture. Ce dernier rencontre dénormes problèmes de communication. Il a limpression quon ne le comprend pas. En me référant à ma propre expérience danimatrice dateliers décriture, jose affirmer quune méthode efficace dapprentissage des langues est de se trouver en situation réelle. Lors d'ateliers, cette situation sera simulée ou jouée en saynètes de théâtre.
Mais tout cela aura aussi été écrit auparavant, et cest le plus important. Improviser lécriture et interpréter donne un rythme aux séances. Cette méthode qui mêle des approches pédagogiques et artistiques favorise la libération des mots, expressions, sentiments et souvenirs (nostalgie du pays, coutumes, tristesse, angoisses...) Dans ce contexte, les ateliers décritures permettent de réaliser une écriture de soi en souffrance.
b) Des ateliers d'écriture en milieu hospitalier: Culture à l'hôpital
Les projets «Culture à l'hôpital» existent en France au niveau national ainsi que dans dautres pays européens (Allemagne, Suisse, Grande-Bretagne, Italie) [20]. Nous nous limiterons ici, à des projets dateliers décriture qui se sont déroulés dans un établissement psychiatrique français en Alsace, de 2004 à 2006.
Le développement du projet sinscrit dans un double dispositif du côté français: le premier revient au Ministère de la culture ayant signé une convention nationale avec le Secrétariat dEtat à la santé (1999) pour soutenir des initiatives Culture à lHôpital. Ce dispositif est relayé en 2004 en région Alsace par une convention régionale entre la Direction Régionale de lAction Culturelle (DRAC) et lAgence Régionale dHospitalisation (ARH) donnant lieu à un appel à projet.
Nous pouvons évoquer ici, trois ateliers décriture, qui ont été menés dans le Cadre du Programme Culture à l'hôpital. Ces ateliers ont permis de libérer la souffrance de différentes manières et à permis aux patients de se retrouver, de retrouver confiance. Les ateliers furent animés par Soumya Ammar Khodja en 2005 et 2006. Elle est écrivain et poète, conférencière et animatrice dateliers décriture. Enseignante à lUniversité dAlger jusquen 1994, elle vit maintenant dans lEst de la France [21].
Elle a écrit plusieurs ouvrages, parmi lesquels: « Rien ne me manque » paru en 2003, «Aubes orantes», paru en 2001 et «La troisième fête dIsmaël» paru en 1994. Elle a aussi travaillé comme critique littéraire et a participé à des ouvrages comme le Dictionnaire des uvres algériennes en langue française (1991).
Descriptif du projet
Pendant 6 mois, lécrivain a accueilli dans son atelier 6 à 8 patients adultes tentés par lacte décrire. Pour Soumya Ammar Khodja, lobjectif était de «contribuer à faire accéder à la culture des patients qui ne sautorisent plus, sans doute, à lire, à écrire, à éprouver le plaisir et la fierté de composer un texte. Que lécriture, la lecture, ne soient plus ressenties comme des objets interdits et contraignants mais comme la possibilité dun loisir où lon va construire, réaliser «quelque chose». Car lécriture est la mise en action dune liberté, aussi infime soit-elle: celle de lappropriation de mots pour linvention dune forme, dune esthétique
»
Deux autres ateliers décriture ont été menés par Soumya Ammar Khodja auprès denfants du Centre psychothérapique pour enfants et adolescents de Rouffach / Guebwiller. Plusieurs enfants et adolescents ont participé au projet dont laboutissement est la production en interne de deux recueils de textes et illustrations de belle qualité et pleins de poésie.
Extrait du recueil: Lettre à
Chère passante, cher passant. Pourquoi tant de haine? Quand je marche dans la rue, vous me voulez du mal. Quest-ce que je vous ai fait? Je narrive pas à comprendre. Le pire, cest quand je fais les magasins. Aidez-moi à combattre ce mal-être de la schizophrénie dans cette société. Si chacun y met du sien en donnant une pièce, on trouvera le médicament pour la soigner. En étant moins fiers dans la rue, sans que chacun ne soit pour soi et Dieu pour tous. Pensez à la prochaine génération. Aidez les gens. Un pas en plus, ce sera une personne de moins à soigner.
Veuillez recevoir mes meilleures salutations, Patrick.
Cette lettre décrit la souffrance du patient par l'écriture. Celle-ci s'exprime peut-être plus clairement, car il s'adresse à un interlocuteur anonyme: le passant. Il trouve aussi la force de nommer son mal: la schizophrénie.
Conclusions
Nous avons abordé la thématique de lécriture de soi en souffrance sous trois angles différents. Le leitmotiv de Christa Wolf «Dire que je n'arrive à dépasser les choses qu'en écrivant» est lidée force de notre réflexion. Lauteur de lAllemagne de lEst décrit la réalité selon «l'authenticité subjective», notamment par la thématique fréquente de la maladie dans ses romans. L'écriture lui permet de survivre. Lécrivain français Serge Doubrovsky considère également lécriture comme échappatoire. Il écrit selon son concept dautofiction pour se retrouver soi-même et se fonde sur la psychanalyse. Les ateliers décriture permettent aussi de laisser place à lexpression de la souffrance, dans des situations dapprentissage de la langue pour étrangers ou face à des patients hospitalisés, qui doivent réapprendre, ce quécrire veut dire. Lécriture permet de mettre en avant reconnaissance et reliance à soi et aux autres.
Notes
1] Pour le concept d«authenticité subjective», le lecteur pourra se référer à lentretien de Christa Wolf avec le germaniste Hans Kauffmann, datant de 1973, reproduit dans les uvres complètes de lauteur, éditions Luchterhand, Munich.
2] L'ouvrage suivant se consacre exclusivement à cette thématique: Rolf Richter: Schreibend über die Dinge kommen. Zu Christa Wolf. Hochschulschriftenverlag Dr. Ingo Koch, Rostock, 1998.
3] Rolf Richter, op.cit., p. 87.
4] In Werke 4 (Oeuvres complètes), Munich, Luchterhand, p. 409.
5] Cf. Entretien avec Hans Kauffmann, op. cit.
6] Sur linfluence réciproque entre Christa Wolf et Charlotte Wolff, voir avant tout leur correspondance, éditée par Christa Wolf et traduite en français. Cf. Christa Wolf: Oui, nos cercles se touchent. Traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Editions Des Femmes, 2006.
7] Pour les textes cités dans ce paragraphe, nous renvoyons le lecteur aux uvres complètes, éditées chez Luchterhand, Munich, tome11: Medea [1996], t.12: Essays, Gespräche, Reden, Briefe 1987- 2000.
8] Cf. Cahier Confrontation n.1, printemps 1979. Voir également le site www.autofiction.org.
9] Cela fait penser aux notes que prend le psychiatre, le psychologue ou le psychanalyste pendant lentretien.
10] Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, p. 319.
11] Fils, p. 100. Ce procédé décriture rappelle aussi celui de lécrivain autrichien Elfriede Jelinek, dans sa pièce de théâtre Dans les Alpes, paru en 2002. En effet, le processus d'écriture d'Elfriede Jelinek fait référence à l'autofiction.
12] Le Clézio Jean-Marie Gustave, Le Procès verbal, Paris, Gallimard, 1963.
13] Ce procédé se retrouve aussi chez Christa Wolf, qui dans son texte Rencontres Avenue Third Street (1999), nous livre le récit dun exil temporaire en Amérique tout comme Serge Doubrovsky, qui en tant que citoyen français a vécu en Amérique. Dans son texte, Christa Wolf précise que sa mémoire fonctionne comme un disque qui ne sarrête pas, doù labsence de ponctuation dans le texte.
14] Fils, op.cit., p. 17.
15] Ibid., p.11-12.
16] 2 Serge Doubrovsky, Le livre brisé, roman, Grasset, 1989, p. 20.
17] Ibid., p. 21.
18] Thierry Maricourt: Ateliers d'écriture: un outil, une arme, Paris, L'Harmattan, 2003. Selon l'auteur de l'ouvrage, l'écrit est un instrument de libération pouvant être un levier d'une lutte contre l'exclusion. D'où l'intérêt d'initier des ateliers d'écriture chez des personnes en difficulté, en situation dillettrisme ou danalphabétisme.
19] Cf. la communication de la sociologue Josiane Stoessel-Ritz, «Regards sur l'apprentissage de l'être ensemble à l'hôpital psychiatrique: «Culture à l'hôpital», une expérience transfrontalière. Colloque «Reconnaissance, reliance et transactions», Strasbourg, Centre de Recherches et d'Etudes en Sciences sociales, 22-23 janvier 2009. Pour le terme reliance, on peut se référer à Marcel Bolle de Bal (1988): La reliance ou la médiatisation du lien social, la dimension sociologique dun concept charnière, Communication au 13e Congrès de lAISLF, Genève.
20] Pour la dimension européenne du dispositif Culture à l'hôpital, voir les Actes des Rencontres européennes «Culture à lhôpital», Strasbourg, 2001, www.culture.gouv.fr (page consultée le 7 mars 2009).
21] Pour plus de détails, voir site du Centre hospitalier de Rouffach (Alsace), www.ch-rouffach.fr, rubrique «Culture à lhôpital».
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