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La conversion au christianisme, un mythe romantique
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La conversion au christianisme, un mythe romantique

Sylvie Triaire

Résumés

Il s’agit d’examiner la façon dont la littérature romantique française met en scène le motif de la conversion, le christianisme étant condition essentielle au romantisme. Les auteurs considérés sont Chateaubriand, Mme de Staël, Victor Hugo, théoriciens d’une conversion qui peut tenir au modèle paulinien ou au contraire se définir par le long cours des croisements et du progrès des civilisations. Quinet et Flaubert, pour Ahasvérus et La Tentation de saint Antoine, permettent de saisir les variations que prend le motif de la conversion dans le domaine proprement littéraire.

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Texte intégral

  • 1  Georges Gusdorf, Le Romantisme, I, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 658.
  • 2  Idem, p. 660.

1Dans son imposante somme sur le romantisme, Georges Gusdorf rappelle le mot de Jean Gaulmier, « le XIXe siècle est le grand siècle religieux de la France », mot paradoxal pour ceux qui le considèrent comme matrice de la laïcité, du positivisme, du naturalisme, et autres scientisme et scepticisme… Grand siècle religieux, parce que nul autre peut-être ne fut autant le lieu d’une inquiétude religieuse, d’une recherche voire d’une invention religieuses, d’Enfantin et Michelet à Renan et Huysmans. Gusdorf insiste sur la « coupure historique » de la révolution, une révolution qui « a opposé à la conscience religieuse un défi sans précédent »1. Pour lui en effet, rien encore, depuis la conversion de Constantin, n’avait atteint à l’intensité de cette politique de la terre brûlée du domaine chrétien menée par la Grande Terreur – l’athéisme, destructeur de toute spiritualité, est de fait un défi absolu au consensus eschatologique qui a prévalu depuis la conversion de l’occident. La réponse à un tel défi explique « les nostalgies de ce lointain Moyen Âge, où la Chrétienté et l’Europe ne faisaient qu’un dans l’unité mystique de la Romania »2.

  • 3  Voir la référence de Gusdorf à l’analyse de J. Gaulmier, pour qui le romantisme fut sans doute une (...)

2Le siècle est religieux, et il est romantique3 – Mme de Staël définit dans De l’Allemagne, en quelques formules définitives, les liens étroits qui, au berceau allemand, articulent, autour du sentiment de l’infini, le religieux, le philosophique et l’esthétique :

  • 4  Mme de Staël, De l’Allemagne, Paris, GF-Flammarion, 1968, t. II, p. 238.

Il est intéressant de connaître sous quel point de vue la religion est considérée en Allemagne, et comment on a trouvé le moyen d’y rattacher tout le système littéraire et philosophique dont j’ai tracé l’esquisse. C’est une chose imposante que cet ensemble de pensées qui développe à nos yeux l’ordre moral tout entier […]4.

  • 5  Ernest Renan, Mélanges religieux et historiques, Paris, Calmann-Lévy, 1904, p. 28.

3De Mme de Staël jusqu’à Renan, penseurs et artistes regarderont vers l’Allemagne, en déplorant que la tradition catholique française répugne à la philologie et l’interprétation des textes. Dans la Revue des deux mondes en 1874, Renan écrit ainsi, du catholicisme allemand qui est « un peu protestant », qu’il « sait sa religion, la raisonne, admet ceci, n’admet pas cela »5… En somme, sur le versant du sensible (le sentiment de l’infini au fondement de la foi) comme sur celui de l’explication rationnelle du texte sacré, l’Allemagne propose un modèle de pensée. Le siècle est religieux, romantique, et allemand – Mme de Staël l’expliquait ainsi, en 1810 :

  • 6  De l’Allemagne, op. cit., p. 247.

Plusieurs savants [allemands] ont fait des recherches inouïes sur l’Ancien et le Nouveau Testament. Michaëlis a étudié les langues, les antiquités et l’histoire naturelle de l’Asie, pour interpréter la Bible : et tandis qu’en France l’esprit philosophique plaisantait sur le christianisme, on en faisait en Allemagne un objet d’érudition6.

  • 7  G. Gusdorf, op. cit., p. 725.

4La France a subi, en fait de pensée du religieux, la double peine : d’abord, celle de l’ironie violente qui a trop souvent réduit la religion à « l’Infâme » ; ensuite, celle d’un catholicisme restauré, concordataire puis réactionnaire – et nous pourrions aller plus loin dans le siècle, jusqu’à son moment « syllabaire », ou « infaillibiliste » (c’est ce moment-là que stigmatise Renan en 1874). Et c’est finalement avec le retard généré par l’histoire religieuse et politique du pays que les écrivains français vont investir de manière effective et conjointe le champ religieux et la manière romantique. Car même si Le Génie du christianisme ouvre le siècle en 1802, il faut attendre quelques années encore pour que s’énonce en une revendication unique, unifiée, le romantisme et la religion – pour que s’accomplisse, en somme, ce rattachement au religieux du système littéraire et philosophique, dont parlait Mme de Staël pour l’Allemagne. Georges Gusdorf faisant état de la revue catholique Le Correspondant qui, en 1829, définit l’expérience romantique, y perçoit « un diagnostic sagace du moment spirituel où le romantisme français s’impose dans l’ordre littéraire, entre la préface de Cromwell et la bataille d’Hernani7 ». Avant d’en venir au diagnostic posé par Le Correspondant, arrêtons-nous un instant sur le segment historique déterminé par Gusdorf : Cromwell-Hernani, 1827-1830. Trois petites années et, surtout, un même auteur, Hugo, qui apparaît alors comme emblématique de ce moment spirituel du romantisme français. On pourrait même parler d’un Hugo médiatique, conscient du moment dont il se saisit pour en proposer une mise en scène exemplaire – sa formule, en quelque sorte. Car si Cromwell est bel et bien la formule romantique française – avec cette préface, préambule théorique qui d’emblée détrône la pièce –, Hernani en est la mise en scène parfaite, plus encore peut-être dans la salle, où la bataille mange la pièce, que sur la scène. D’un titre à l’autre se construit une séquence d’histoire littéraire (l’hypothèse de Gusdorf en est partie prenante) qui élit Hugo comme figure unificatrice du romantisme portée par un talent incontestable de stratège pour la « gestion », à la fois rhétorique et factuelle, de ce qui doit faire « événement ». Cette dimension distingue assez nettement, nous le verrons, sa position des opinions professées avant lui par Mme de Staël ou Chateaubriand. D’autant que, comme tout faiseur d’opinion peut-être, Hugo conjugue un temps fort historique et culturel (celui de l’imposition du romantisme comme paradigme nouveau) avec une ambition personnelle : incarner le romantisme en faisant de son œuvre l’aboutissement d’une histoire littéraire ; nous y viendrons précisément, après avoir considéré ce qui se disait dans Le Correspondant en 1829 :

  • 8  Le Correspondant, t. II p. 17, cité par Gusdorf p. 725, à partir de R. Tronchon, Romantisme et pré (...)

Protestants, philosophes, catholiques, tous attendent quelque chose de grand ; il semble qu’une voix semblable à celle qui annonçait aux Romains le triomphe de l’Orient, le dominateur sorti de Judée, se soit fait entendre. Les uns croient à l’avènement d’une nouvelle religion, que chacun se figure à sa manière, les autres à une sorte de rajeunissement de l’ancienne, à de nouveaux développements, à de nouvelles applications des vérités qu’elle contient, mais l’attente est universelle. […] Un mouvement religieux travaille l’Europe entière ; il est faible encore, surtout chez nous, mais il est en progrès, et sa tendance est bien marquée. Voilà ce qui nous fait croire à une régénération, et à une régénération par le catholicisme8.

5S’il s’agit bien de la réappropriation des contenus de la revue L’Athenaeum parue trente ans plus tôt, cette translation française n’en est pas moins importante puisqu’elle met en place une singulière représentation de la « régénération » collective, religieuse et politique : c’est la conversion du monde romain au christianisme qui s’offre comme réponse à la quête et à l’attente contemporaines.

  • 9  Paul, Epître aux Ephésiens, 4, 22.

6Gusdorf on s’en souvient comparaît l’œuvre de déchristianisation révolutionnaire à une sorte d’ante rem de la civilisation occidentale, en deçà de la conversion de Constantin. Se construirait alors un périmètre imaginaire, dans lequel le romantisme français configure ses options religieuses selon le schème de la conversion. La « voix » résonne à nouveau, l’Europe du XIXe attend son Christ convertisseur : l’attente religieuse se dote on le voit de formes puissantes, retrempées aux origines. Indéniablement, les utopies de Saint-Simon, de Lamennais, dans les années 1825-1848, se rangeront sous la bannière du Christ ; indéniablement aussi, les historiens lieront la Révolution et la religion – soit pour accomplir l’une par l’autre (Michelet), soit pour expliquer l’échec de la révolution par son incapacité à être véritablement religieuse (Quinet). Les liens étroits entre révolution et religion activent d’ailleurs, en sous-main, le modèle de la conversion – que dans ce cas on entendra comme phénomène de rupture, comme changement violent et radical ; et ce sur le modèle de la conversion de Paul sur le chemin de Damas. C’est d’ailleurs bien cet aspect-là de la conversion, une conversion impérative qui « dépouille le vieil homme » pour « revêtir l’Homme Nouveau9 », qui sera notre référent durant cette analyse.

  • 10  Les apôtres se sont convertis au Christ, mais in praesentia ; Paul le fait in abstentia.

7C’est cette forme fondatrice de la conversion que nous considérerons comme mythe ou mythème, etque nous allons voir s’inscrire dans la littérature par le biais de la préface de Cromwell, justement, dans ces années de la formalisation en France d’un romantisme complet, c’est-à-dire se convertissant au christianisme. Le mythe inscrit dans l’espace de la culture collective un acte originaire, fondateur – Paul, premier converti du christianisme, selon une séquence extraordinaire, fonde en quelque sorte la conversion10. Le mythe est spectaculaire : Saul est un juif tortionnaire, qui va se trouver de fait absolument retourné, mis par terre, mis à l’envers, mis dans le noir, puis dessillé et renommé, Homme Nouveau sous un patronyme neuf. La conversion peut cependant prendre d’autres formes – adaptation, mutation, évolution – qui restent étrangères à l’irrationalité à l’œuvre dans la révélation que configure le récit fondateur. Nous verrons ainsi que, selon les moments et les sensibilités romantiques, le motif de la conversion au christianisme peut s’écarter de la forme mythifiée de la conversion paulinienne. Notre horizon sera constitué de deux grandes fresques brassant le religieux à pleines pages, l’Ahasvérus d’Edgar Quinet et La Tentation de saint Antoine de Flaubert – le romantisme flamboyant du premier trouvant une sorte de contrepoint dans la réflexivité critique du second.

Mythème hugolien contre systèmes de Staël et de Chateaubriand

8Venons-en à ce mythème tel que configuré par Hugo dans la préface de Cromwell, texte très largement théorique et général dans sa visée qui a bien moins pour mission d’introduire à la pièce qui suit que de se déployer comme texte de combat pour le romantisme. Hugo y relie le romantisme à l’origine des civilisations, et même à celle du monde puisque la Genèse y est convoquée comme forme générique des temps premiers. Entre les deux bornes du temps, une histoire se construit, où se jouent conjointement les mutations des structures collectives (politique, religion, groupes sociaux et/ou individu) et les formes littéraires qui leur sont associées, non pas exclusives mais dominantes ou, si l’on préfère, représentatives des âges d’une humanité en progrès.

9Cette théorie des trois âges s’appuie très nettement sur une logique organique :

  • 11  Victor Hugo, Préface de Cromwell, Paris, GF-Flammarion, 1968, p. 63.

Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse11.

10Hugo définit ensuite les caractéristiques politiques et littéraires de chaque âge : l’enfance et l’adolescence du monde (temps primitifs) ont l’ode comme forme, la Genèse comme emblème ; l’âge d’homme des temps antiques – ère des expansions et des guerres – a l’épopée pour forme et Homère pour héros ; quant à l’« imposante vieillesse » annoncée et fort logique, le lecteur ne la trouve pas tout à fait en l’état. Car se produit dans le raisonnement une bifurcation, un trébuchement, que l’on pourrait considérer soit comme lapsus, soit comme marqueur d’une conversion à l’œuvre dans le texte – conversion entendue ici dans le sens qu’a le mot en mathématiques ou en finances, puisque l’on semble changer de base ou de système : de fait, à la place du troisième âge, Hugo en propose un nouveau, littéralement :

  • 12  Idem, p. 66.

Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne12.

11La vieillesse et la décrépitude n’ont pas de durée, elles semblent plutôt rapportées à l’âge précédent ; l’ère nouvelle s’ouvre par la liquidation (sans appel) et la germination – si rapides que la phrase qui suit va directement à l’état achevé d’un processus généralement long :

Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale.

12Puis viennent en série les effets produits par cette nouvelle religion, qui « enseigne », « montre », et « substitue une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine ». Achèvement donné pour immédiat, complétude, évidence lumineuse : révélation, en somme, dans le cadre du mythème de la conversion représentée comme déflagration d’un nouveau mode d’être ; l’on y retrouve sans grande peine Paul, le vieil homme et l’Homme Nouveau : une nouvelle humanité est d’ailleurs esquissée, largement entée sur la promesse d’une vie immortelle au-delà du passage terrestre.

  • 13  Idem, p. 68.

13La démonstration hugolienne court-circuite donc le raisonnement engagé, pour imposer l’Homme Nouveau – celui qui prolonge Paul dans un homo romanticus placé sous la double tutelle du « génie de la mélancolie et de la méditation » et du « démon de l’analyse et de la controverse »13.

14Pour mieux mesurer la spécificité du mythème de conversion mobilisé par Hugo en 1827, comparons-le avec les modalités choisies par les précurseurs romantiques, Mme de Staël et Chateaubriand – en particulier le Chateaubriand du Génie du christianisme, qui semble devoir être le référent majeur de l’écriture de la conversion.

  • 14  Chateaubriand, Génie du christianisme, Préface de la première édition, Paris, GF-Flammarion,, 1996 (...)
  • 15  G. Gusdorf, op. cit., p. 660.

15Curieusement, ce n’est pas le cas. Car le Génie, qui pourtant reconvertit une époque en lui représentant la puissance sensible et esthétique de la foi et de l’art chrétiens,n’est pas un récit de conversion, mais un essai tendu entre prosélytisme, histoire des arts et critique littéraire. La « conversion » est en amont, rapportée succinctement dans la préface de la première édition – encore faut-il bien souligner que le mot ici n’est que générique, privé de cette valeur de fulgurance aperçue chez Hugo. Très posément et très simplement, la préface de Chateaubriand expose les faits : « Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. […] Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru. »14 - l’on connaît la cause première de ces pleurs, la mort de la mère et de la sœur, et l’ultime lettre de la mère faisant reproche à son fils de ses positions critiques en matière de religion. La culpabilité est donc pour beaucoup dans la conversion (il faut, dit Gusdorf15, racheter l’Essai sur les révolutions, qui en 1797 posait brutalement la question : « quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? »), sans que toutefois la logique de compensation n’impose une représentation ou une dramaturgie de la conversion. Le projet du Génie du christianisme, tel qu’il est annoncé dans le premier chapitre, confirme que nous sommes bien là, alors même que l’auteur est à la fois le premier des romantiques et un fervent défenseur des beautés de la foi chrétienne, face à une démarche rationnelle, scientifique dans son ambition de ne rien perdre des preuves à faire valoir ; en somme, face à une œuvre qui peut persuader, pas convertir…

  • 16  Chateaubriand, Le Génie…, op. cit., t. I, p. 56.

16L’objectif de son auteur est de forcer à l’admiration des œuvres engendrées par la foi – comme l’affirme le chapitre premier, il s’agit de prendre la « route contraire » à celle de la démonstration dogmatique du XVIIe siècle, et ainsi, allant de l’effet à la cause, de « ne pas prouver que le christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu ; mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent16 ». Voici donc les perspectives mises au jour par une rationalité soucieuse de mesure (l’arpentage va de l’agriculture aux travaux de lettrés) et engagée dans le secours de la religion – en somme, Le Génie inscrit son lecteur dans une logique politique, alors que la conversion entendue radicalement suppose une position intime et sensible :

  • 17  Idem, p. 57.

On devait donc chercher à prouver que de toutes les religions qui ont jamais existé la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites ; depuis les hospices pour les malheureux, jusqu’aux temples bâtis par Michel-Ange, et décorés par Raphaël. On devait montrer qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale ; rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte : on devait dire qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste ; qu’il n’y a point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine : enfin il fallait appeler tous les enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés17.

  • 18  Voir par exemple Le Lycée de La Harpe, contemporain de l’essai sur la littérature de Germaine de S (...)

17Madame de Staël, l’autre grande figure littéraire des premières années du XIXe siècle, présente dans De la littérature l’histoire des rapports entre littérature et institutions sociales. Le fil chronologique y est continu, au contraire des histoires elliptiques de la littérature où s’escamotent gaiement de larges tranches séculaires considérées comme trous de ténèbres18 sans intérêt, pour prendre pied sur la rive du siècle classique. Une telle continuité historique permet de représenter la période des « invasions barbares » comme phase de transition dans le processus de construction des conditions intellectuelles à venir ; Mme de Staël invente la fiction de la rencontre et du mélange des peuples du Nord et des peuples du Midi. Les uns héritiers d’une mythologie païenne et rude, les autres, avachis dans la jouissance, mais porteurs du christianisme.

Les peuples du nord avaient de l’imagination, de la mélancolie […]. Leur climat sombre n’offrait à leur imagination que des orages et des ténèbres. […] Les géants de la gelée présidaient à leurs exploits. Le déluge, dans leurs traditions, c’était la terre inondée de sang. Ils croyaient que, du haut du ciel, Odin les animait au carnage.

[…] Les peuples du midi […] ne croyaient plus qu’à la volupté, ils admettaient tous les dieux en l’honneur desquels on célébrait des fêtes. […] C’est au milieu de cet affaissement déplorable, dans lequel les nations du midi étaient tombées, que la religion chrétienne leur fit adopter l’empire du devoir.

La religion chrétienne dominait les peuples du nord en se saisissant de leur disposition à la mélancolie, de leur penchant pour des images sombres, de leur occupation continuelle et profonde du souvenir et de la destinée des morts. […]

Les peuples du midi, susceptibles d’enthousiasme, se vouèrent facilement à la vie contemplative, qui était d’accord avec leur climat et leurs goûts. […] La religion chrétienne ranima des principes de vie morale dans quelques hommes sans but et sans liens […] Elle porta vers le ciel des regards souillés par les vices de la terre. […]

La religion chrétienne a été le lien des peuples du nord et du midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposées ; et rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations […].

  • 19  G. de Staël, De la littérature, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 165-169.

Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. La providence éternelle prodigue les siècles à l’accomplissement de ses desseins […]19.

  • 20  Religio renvoie à ce qui relie, au lien.

18Première remarque, presque une évidence : la fiction staëlienne se garde de considérer le phénomène qu’elle analyse comme une « conversion » ; nous ne sommes pas ici dans le périmètre imaginaire borné d’un côté par Constantin, de l’autre par la reconversion des nations après la révolution ; et pas non plus dans la condensation hugolienne d’une déflagration religieuse. Le chapitre qui construit cette fiction du Nord avec le midi est intitulé « De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la Religion chrétienne, et de la renaissance des Lettres », où établissement de la religion dit bien le caractère duratif du phénomène ; dans la phrase finale de nos extraits, l’idée de mélange opéré lentement confirme la longue durée du processus. En outre, l’option évolutive prise par Mme de Staël (qui vérifie le présupposé philosophique qui est le sien, celui de la perfectibilité) inscrit ses réflexions dans des perspectives politiques : le christianisme est présenté comme le fer de lance de la constitution des nations, le « liant20 » de la communauté humaine. Entre convertio et religio, Mme de Staël a choisi… Elle n’est ni dans une construction mythique du christianisme comme avènement à la manière de Hugo, ni dans une démarche apologétique façon Chateaubriand. Sa petite fiction des temps barbares se construit au carrefour de l’histoire, de la mythologie (la référence à Odin) et d’une franche orientation philosophique héritée des Lumières (perfectibilité, finalité politique des actions humaines).

19Finalement, ces trois cas nous indiquent que la mythification du christianisme comme source du romantisme se fait tardivement, dans ces années 1830 caractérisées par une impatience, en France, à adapter les idées du romantisme allemand ; et qu’elle a lieu « sous » Victor Hugo, peut-être pour des raisons de caractère ou de tempérament : celui dont Mallarmé dira « Il fut le vers personnellement » avait, dès la préface de Cromwell, l’ambition de devenir le titan des lettres, l’homme par lequel une idée du romantisme prendrait forme, un fondateur, ou un medium. Du point de vue de l’utilisation du motif religieux, Chateaubriand et Mme de Staël avaient suivi d’autres voies – celle du prosélyte, celle de la fille des Lumières.

La suite

20Le mythe de la conversion n’est pas le fait isolé d’un discours de revendication romantique et de sa théorisation. Il devient objet littéraire dans la suite du siècle. Chez Hugo notamment, qui dans Dieu traverse la question des religions et de la place et de la valeur du christianisme, ou dans La Fin de Satan corrige le mythe satanique et annule la négativité diabolique en convertissant Satan à l’amour de Dieu. Lucifer reconverti et pardonné, c’est la possibilité pour l’humanité d’être libérée du Mal – le poème épique proposant ainsi une effectuation du christianisme sur fond d’utopie (dans le sillage du christianisme social ou du saint-simonisme). Mais le motif de la conversion se rencontre également dans le champ particulier de la science mythologique, appuyée sur l’étude linguistique des grands poèmes épiques de l’humanité.

21Chateaubriand déjà, cherchant à prouver dans Le Génie du christianisme « l’excellence de l’écriture » – dans un livre consacré à La Bible et Homère – écrivait :

  • 21  Chateaubriand, Le Génie ;.., op. cit., t. 1, p. 357.

Les productions les plus étrangères à nos mœurs, les livres sacrés des nations infidèles, le Zend-Avesta des Parsis, le Veidam des Brames, le Coran des Turcs, les Edda des Scandinaves, les maximes de Confucius, les poèmes sanskrit ne nous surprennent point ; nous y retrouvons la chaîne ordinaire des idées humaines ; ils ont quelque chose de commun entre eux, dans le ton et dans la pensée. La Bible seule ne ressemble à rien : c’est un monument détaché des autres21.

22La position est radicale, et les arguments surprennent tant ils indifférencient pour mieux rejeter en bloc et pour imposer le Livre. Chateaubriand déroule ensuite les cosmogonies des philosophes et des poètes, ou se fait linguiste hébraïsant, pour mieux affirmer la supériorité de la Genèse sur les récits de création, celle de l’hébreu sur les complexités inutiles du grec, celle enfin de la Bible sur Homère. Mais ces éléments de l’apologie de Chateaubriand vont se voir point par point reconsidérés, quelques décennies plus tard, par les analyses des mythologues.

Le christianisme comme conversion au polythéisme

  • 22  Voir Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris, S (...)

23Dans la seconde moitié du XIXe siècle, autour des travaux du sanskritiste Max Müller et de l’hébraïsant Ernest Renan, les rapports entre la Bible et Homère, entre la religion et les mythologies se déterminent bien autrement. D’un côté des langues-sœurs du sanskrit et une phraséologie mythologique partagée par de nombreux mythes ; de l’autre, épurée et sèche, la langue d’un monothéisme qui lui ressemble. Entre les deux, le monothéisme chrétien, résultat d’une alliance complexe. Autrement dit, le mythe de la conversion fulgurante n’est plus ; mais un mythe nouveau, à destination de l’Europe des nations en train de se construire, va se faire jour, porté en France par Renan : le mythe du christianisme comme création aryenne (i.e. indo-européenne ou indo-germanique22), création par laquelle peuvent fusionner l’excellence intellectuelle et culturelle de l’Occident polythéiste et la profonde religiosité héritée du monothéisme hébreu. Le christianisme est ainsi le résultat de la conversion monothéiste au figurable (contre l’infigurabilité du Dieu d’Israël), et à un certain « pluriel » mythologique (par le biais des saints, ou de cette « délicieuse parure » de légendes romantiques celtes et germaines). Renan s’interroge sur le processus ayant conduit à la conversion au christianisme :

Comment les peuples qui tiennent l’hégémonie du monde ont-ils abdiqué leur symbole pour adopter celui de leurs vaincus ?

[…] Est-ce à dire que les peuples indo-européens, en adoptant le dogme sémitique, aient complètement abdiqué leur individualité ? Non, certes. En adoptant la religion sémitique, nous l’avons profondément modifiée.

  • 23  Ernest Renan, De la part des peuples sémitiques dans l’Histoire de la civilisation, 1° leçon au Co (...)

[…] La victoire du christianisme ne fut assurée que quand il brisa complètement son enveloppe juive, quand il redevint […] une création dégagée des entraves étroites de l’esprit sémitique23.

  • 24  Voir sur ce point la conclusion de la préface de Jean-Pierre Vernant à M. Olender, Les langues du (...)

24Le mythème paulinien se voit révoqué, puisqu’il n’y a ni fulgurance ni révélation, mais une lente adaptation qui convertit un monothéisme en un autre, plus ouvert aux formes. Cette mue pourrait se situer dans la lignée de la pensée staëlienne, si ce n’est qu’en 1800 la réalité était tout autre, et que le raisonnement se fondait sur des valeurs différentes : l’Europe de Mme de Staël était l’Europe des monarchies en marche vers la démocratie ; l’Europe des dernières décennies du siècle est tristement travaillée par les nationalismes. Surtout, dans la pensée staëlienne, nord et sud, germanité et christianisme s’arrangent sans ce tiers qu’est le monothéisme hébreu. Dès lors que la science des mythes introduit le monothéisme hébreu dans le système linguistique et mythologique global, non sans toutefois signaler ou stigmatiser une faiblesse quasi structurelle de la langue hébraïque (et de sa mythologie), il semble impossible de faire l’économie d’une fracture interne du monothéisme : la guerre des deux monothéismes sert la construction d’un mythe européen nouveau, celui d’un indo européanisme puissant qui aurait liquidé la part austère et primitive du monothéisme hébreu ; il n’est pas impossible que telle théorisation du schisme monothéiste ait pu aller nourrir, entre manipulations, malentendus et haines recuites, les terribles dérives politiques du XXe siècle24. Quoi qu’il en soit, il est évident ici que, durant cette phase scientifique incarnée par Müller ou Renan, le modèle du foudroiement du converti par le Christ est obsolète. Aux temps romantiques a succédé l’époque – le second demi-siècle - que Thibaudet a nommé critique.

Horizons littéraires – Quinet / Flaubert, conversion / déliaison

25Ce balancement, entre d’une part un modèle de conversion romantique, fulgurant et paulinien, et d’autre part une conversion considérée comme procès évolutif, mutationnel, se retrouve dans deux œuvres relatant une traversée des mythes et des religions et convoquant toutes les idoles de l’humanité, dans des perspectives assez divergentes toutefois : Ahasvérus d’Edgar Quinet et La Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert.

26Ahasvérus, mystère en quatre journées, représente l’histoire du juif errant. A l’origine, une légende du XIIIe siècle raconte qu’un juif nommé Ahasvérus avait refusé de donner à boire au Christ durant sa montée vers le Golgotha, préférant se moquer de lui en l’exhortant à continuer à marcher ; il fut condamné pour sa dureté à marcher lui-même jusqu’à la fin des temps. La figure du Juif errant connaît un regain d’intérêt dans le moment romantique, puisque le mystère de Quinet date de 1833, et que le roman d’Eugène Sue intitulé Le Juif errant est, en 1844-45, l’un des plus grands succès du siècle. Chez Sue, le maudit qui chemine sans fin représente l’Histoire en marche vers l’égalité et la justice ; le juif errant est ainsi, dans ce roman très marqué par le saint-simonisme, le prolétaire, qu’accompagne dans son cheminement Salomé, la femme ; l’un et l’autre recevront leur pardon à la fin du roman et seront libérés des malédictions qui les ont frappés. Chez Quinet, le traitement est moins politique : libéré par Jésus à la fin des temps (quand arrive enfin le jugement dernier), Ahasvérus, racheté par l’amour de Rachel, ange déchu devenu femme, refuse pourtant d’en finir, et continue une marche qui n’est plus alors liée à la malédiction mais à la conversion. Il ne s’agit plus dès lors d’aller, de recommencer sans fin, mais de monter.

  • 25  Edgar Quinet, Ahasvérus, Œuvres Complètes, Hachette, t. 11, 1876, p. 418.

Je voudrais blanchir mes souliers de la poussière des étoiles, monter, monter toujours, de mondes en mondes […] Je voudrais, comme je frappais au seuil des hôtelleries d’Espagne et d’Allemagne, aller frapper toujours à des étoiles inconnues, à une vie nouvelle, à des seuils entr’ouverts au bout de l’infini et à des cieux meilleurs25.

27En outre la légende du juif errant est prise chez Quinet dans un cadre large : dans le prologue, 3500 ans après le jugement dernier, Dieu annonce une nouvelle Création de l’univers. Mais avant de procéder à cette recréation il veut donner à tous les saints réunis le spectacle de ce que fut le monde passé. Dieu révèle l’intégralité de l’histoire du monde créé par lui, depuis l’origine jusqu’à la fin des temps, de l’Antiquité au Moyen Âge puis aux temps contemporains, le principe de liaison étant assuré, pour la période chrétienne, par la figure immortelle d’Ahasvérus.

28La première journée raconte « la Création », mais une Création entendue très largement puisqu’elle va de l’apparition de l’Océan et des premiers animaux mythiques (Léviathan, serpent..) à la crèche de Bethléem, en passant (il est vrai rapidement) par les Titans, le Déluge, l’établissement de tribus humaines dans les bassins géographiques d’Inde, d’Iran, ou d’Égypte. Curieusement importé dans cet épisode de la « Création », Jésus est présenté comme la résultante d’un processus de fusion - mué ensuite en processus de conversion - de toutes les croyances précédentes. D’abord, ce sont les villes qui, par la voix de Babylone, suggèrent de fondre leurs dieux en un seul :

  • 26  Idem, p. 46.

Comme un fondeur qui remue son creuset, que diriez-vous si toutes nos idoles, béliers d’airain, becs d’éperviers, amulettes de cuivre, serpents d’or, nous les jetions pêle-mêle dans ma chaudière de devin, pour n’en faire qu’une idole qui n’aurait plus qu’un nom ? Nous n’aurions plus à porter sur nos bras tant de petits pénates que nous perdons dans le chemin. Un colosse sans bornes, aussi grand que l’univers, nous suivrait partout comme un homme : d’un pas, il enjamberait nos mers et nos années26.

29Mais soudain voici que Jérusalem surgit et déclare apporter un dieu « meilleur que tous les vôtres » :

  • 27  Idem, p. 49.

[…] dans Bethléem un Dieu caché dans une crèche d’étable […] il porte sur sa tête une auréole ; il est tout petit enfant. Les bergers, pour l’amuser, lui jouent de la cornemuse27.  

30Ainsi se met en scène la conversion, en un raccourci saisissant qui renverse l’idole immense, le « colosse sans bornes », pour lui substituer un « tout petit enfant » ; le texte redouble le renversement quand les rois mages, arrivant à l’étable forts de leur puissance et de leur richesse, sont brusquement mués en hommes nouveaux :

- […] je ne suis plus ni roi, ni fils de roi ;

- Je ne suis plus qu’un murmure dans les bruyères de mes salles […]

  • 28  Idem, p. 76.

- Et moi, qu’un rayon argenté dans la nuit28 […]

31Quinet se réapproprie donc le modèle paulinien de conversion – retournement de puissance en faiblesse, acquiescement absolu à cette nouvelle donne – mais il va l’articuler avec le modèle « long » de la mue, en quelque sorte. Ceci, qui est vrai pour le motif de l’imposition du Christ sur les autres idoles, l’est encore à l’échelle globale du mystère, puisque le rôle d’Ahasvérus consiste à résister à l’appel du Christ pour ensuite lentement cheminer vers lui, avant l’inattendue et abrupte et radicale décision de devenir le marcheur du Christ ; le converti. C’est ainsi que le processus de révélation est associé chez Quinet au mouvement de progrès de l’individu.  

32La Tentation de saint Antoine de Flaubert est un texte plus tardif, dont la genèse passe par trois étapes : 1849, pour une version longue non publiée, 1857 pour une reprise partielle, enfin 1874 pour une version définitive largement remaniée et seule intégralement publiée. Hésitant entre théâtre et récit, le texte met en scène, dans la Thébaïde des IIIe-IVe siècles, l’anachorète Antoine confronté aux assauts de tentations diaboliques, et astreint à voir se dérouler le spectacle halluciné des croyances païennes et hérétiques de l’humanité. L’un des épisodes centraux de La Tentation est le défilé de tous les dieux de l’humanité, que Flaubert ouvre avec les idoles primitives de l’animisme et qu’il suspend avec le dieu d’Israël ; entre temps sont passés notamment les divinités de l’Inde, de la Perse, d’Égypte, de Grèce ou de Rome…

33Il faut souligner ce point, essentiel : la version définitive de 1874 efface du défilé toute trace et toute mention du Christ – lequel est pourtant, dans le contexte de tentation d’un moine au désert, la raison d’être et de résister de l’anachorète. Le dieu d’Israël se trouve alors être le dernier du défilé, et il termine ainsi sa tirade :

- Malheur ! Malheur ! […] mon temple est détruit, mon peuple est dispersé.

J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu !

Alors il se fait un silence énorme, une nuit profonde.

Antoine : Tous sont passés.

Il reste moi ! dit quelqu’un. Et Hilarion est devant lui – mais transfiguré, beau comme un archange.

Antoine : Qui donc es-tu ?

  • 29  Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Paris, Gallimard, Folio, 1983, p. 205-206.

Hilarion : […] On m’appelle la Science29.

  • 30  G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, version 2, Œuvres Complètes 1, Paris, Seuil, L’Intégra (...)

34Personne (sinon cet Hilarion, derrière lequel se cache le Diable) pour venir après, ni dans le discours de Yahvé, ni sur la scène où pourtant tous les dieux ont été admis pour une dernière protestation, un ultime adieu. Pas de Christ. Flaubert avait pourtant écrit au tout dernier moment de son travail sur sa Tentation un bref texte, intitulé « Mort du Christ dans une ville moderne », mais il renonce finalement à placer ce fragment à la fin de son défilé. En outre, dans les versions précédentes de l’œuvre, le Christ était au moins mentionné dans le discours d’adieu de Yahvé, en tant que celui qui avait généré la chute du dieu d’Israël : « C’est ce Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée. Comme un tourbillon d’automne, il a entraîné mes serviteurs30 ». Dans la version définitive, rien.

35Qu’en conclure ? Sans doute que, contrairement à Ahasvérus, le christianisme ne se donne pas ici comme révélation et comme résolution de la diversité des cultes païens.

  • 31  Il faudra attendre les Trois contes pour y lire le travail de reconfiguration imaginaire de la cro (...)

36Flaubert présente un univers mythologique unifié – et dans lequel l’écrivain intègre le dieu d’Israël ; le monothéisme hébreu devient ainsi la borne des formes diverses élues par l’humanité au cours de son histoire pour soutenir ses croyances. Mais une borne choisie au mépris de la chronologie – alors que le principe du défilé est chronologique – puisqu’il aurait fallu pour la respecter que Flaubert place en dernier les dieux de la Rome décadente, lesquels apparaissent dans le texte avant Yahvé. Le lecteur ne peut que prendre acte de cette inscription de Yahvé comme figure limite du panthéon mythologique, comme point au delà duquel cesse (en tout cas dans le texte même) la figuration ; prendre acte du fait que le Christ n’est pas davantage donné comme figure de relance31 (dans la perspective indo européaniste à la Renan) que comme puissance de conversion (à la manière romantique). La logique du défilé signale que si conversion il y a, elle est d’ordre esthétique et imaginaire, et relève de cette transformation permanente d’une représentation en une autre qui atteste de la capacité des hommes à créer des dieux.

  • 32  G. Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, lettre du 18 mai (...)

37De la conversion effective, active chez Quinet, aux temps du romantisme revendicatif, selon ses deux modalités de brutal retournement de soi ou de long cheminement vers l’autre, à la conversion comme principe esthétique chez Flaubert dans le dernier tiers du siècle, il y a la distance culturelle séparant cette « attente » fiévreuse évoquée en 1829 par Le Correspondant de la démarche scientifique des mythologues. Mais il y a aussi l’écart entre un qui croyait au changement, à la révolution intime et collective – Quinet –, et un qui n’y croyait pas – Flaubert, qui disait, en sceptique radical : « chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre32.

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Notes

1  Georges Gusdorf, Le Romantisme, I, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 658.

2  Idem, p. 660.

3  Voir la référence de Gusdorf à l’analyse de J. Gaulmier, pour qui le romantisme fut sans doute une « tentative d’édifier une foi nouvelle » ; cité dans Le Romantisme, op. cit. p. 657.

4  Mme de Staël, De l’Allemagne, Paris, GF-Flammarion, 1968, t. II, p. 238.

5  Ernest Renan, Mélanges religieux et historiques, Paris, Calmann-Lévy, 1904, p. 28.

6  De l’Allemagne, op. cit., p. 247.

7  G. Gusdorf, op. cit., p. 725.

8  Le Correspondant, t. II p. 17, cité par Gusdorf p. 725, à partir de R. Tronchon, Romantisme et préromantisme, 1930, Belles-Lettres.

9  Paul, Epître aux Ephésiens, 4, 22.

10  Les apôtres se sont convertis au Christ, mais in praesentia ; Paul le fait in abstentia.

11  Victor Hugo, Préface de Cromwell, Paris, GF-Flammarion, 1968, p. 63.

12  Idem, p. 66.

13  Idem, p. 68.

14  Chateaubriand, Génie du christianisme, Préface de la première édition, Paris, GF-Flammarion,, 1996, t.II, p. 398.

15  G. Gusdorf, op. cit., p. 660.

16  Chateaubriand, Le Génie…, op. cit., t. I, p. 56.

17  Idem, p. 57.

18  Voir par exemple Le Lycée de La Harpe, contemporain de l’essai sur la littérature de Germaine de Staël, et qui sera un référent pédagogique important durant presque tout le siècle.

19  G. de Staël, De la littérature, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 165-169.

20  Religio renvoie à ce qui relie, au lien.

21  Chateaubriand, Le Génie ;.., op. cit., t. 1, p. 357.

22  Voir Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris, Seuil, 1989.

23  Ernest Renan, De la part des peuples sémitiques dans l’Histoire de la civilisation, 1° leçon au Collège de France, 1862, dans Mélanges d’Histoire et de voyages, 1906, Calmann-Lévy, p. 16.

24  Voir sur ce point la conclusion de la préface de Jean-Pierre Vernant à M. Olender, Les langues du Paradis, op. cit., Coll. Points Seuil, 2002, p. 12.

25  Edgar Quinet, Ahasvérus, Œuvres Complètes, Hachette, t. 11, 1876, p. 418.

26  Idem, p. 46.

27  Idem, p. 49.

28  Idem, p. 76.

29  Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, Paris, Gallimard, Folio, 1983, p. 205-206.

30  G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, version 2, Œuvres Complètes 1, Paris, Seuil, L’Intégrale, 1964, p. 520 (voir aussi p. 469 pour la version 1).

31  Il faudra attendre les Trois contes pour y lire le travail de reconfiguration imaginaire de la croyance à l’œuvre dans le long cours du christianisme.

32  G. Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, lettre du 18 mai 1857, p. 719.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvie Triaire, « La conversion au christianisme, un mythe romantique », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 25 janvier 2012, consulté le 27 février 2014. URL : http://cerri.revues.org/1015  ; DOI : 10.4000/cerri.1015

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Auteur

Sylvie Triaire

MCF Littérature française, Université Paul-Valéry, Montpellier 3. Equipe de recherches : CRISES EA 4424. Champ de recherches : Littérature française du XIXe siècle ; littérature et politique ; littérature et religion ; histoire littéraire ; auteur de spécialité : Gustave Flaubert. Publications récentes :
Ouvrage : Une esthétique de la déliaison : Flaubert, 1870 – 1880, Paris, Champion, 2002.
Ouvrage collectif en co-direction : Deviser, diviser. Pratiques du découpage et poétiques du chapitre, textes réunis par S. Triaire et P. Victorin, PULM, Montpellier, 2011, 397 p.
Co-direction de numéro de revue : Lieux Littéraires / La Revue, n° 11-12, « L’histoire littéraire des écrivains », textes réunis par M. Blaise et S. Triaire, Montpellier, PULM, 2009 (numéro double « L’histoire littéraire des écrivains / Paroles vives », 330 pages)
Articles : « Aussi ai-je parlé sans intelligence de merveilles qui me dépassent et que j’ignore : la jobarde au cœur simple de Flaubert », Lieux littéraires, n° s 9-10, L’interview d’écrivains – Figures bibliques d’autorité, Publications de l’Université Paul-Valéry, 2006, p. 367-391.
« Extrait(s) de Verbe. Flaubert et la Bible », dans Formes bibliques du roman, études réunies parFabienne Bercegol et Béatrice Laville, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 251-270.

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    • Titre :
      Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires
      En bref :
      Revue consacrée à l’étude du fait religieux
      A journal dedicated to religious studies
      Sujets :
      Religions, Histoire des religions
    • Dir. de publication :
      Paul Pandolfi
      Éditeur :
      Maison des sciences de l’homme de Montpellier (MSH-M)
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      1760-5776
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