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Les difficultés de recrutement : quelques éléments d’analyse sur la perception du phénomène par les DRH des entreprises de la région de Québec
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Les difficultés de recrutement : quelques éléments d’analyse sur la perception du phénomène par les DRH des entreprises de la région de Québec

Mircea Vultur

Résumés

À partir de l’analyse des résultats d’une enquête qualitative auprès de 30 entreprises situées dans la région de Québec, cet article présente les perceptions et les représentations des directeurs des ressources humaines (DRH) relatives aux difficultés de recrutement de la main-d’œuvre. Dans un premier temps, j’identifierai les difficultés de recrutement en fonction de leurs caractéristiques, illustrant la réalité observée par les DRH. Dans un deuxième temps, je mettrai en évidence les facteurs explicatifs des difficultés de recrutement tels qu’ils ressortent du discours des DRH, en les regroupant en trois catégories : facteurs de nature exogène, facteurs liés à l’offre de travail et facteurs liés à la demande de travail. En conclusion, j’ouvrirai une brève discussion sur l’importance relative des facteurs explicatifs des difficultés de recrutement et sur les pistes de solution possibles pour faire face à ce phénomène.

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Texte intégral

Introduction

1Dans un contexte marqué par des changements accélérés et par des incertitudes multiples et diverses sur les qualités de la main-d’œuvre, le recrutement des nouveaux employés devient de plus en plus complexe, notamment dans des entreprises où l’organisation du travail est en profonde mutation. En tant qu’« étape du processus de dotation permettant de constituer un réservoir de candidats dans lequel on sélectionnera la personne qui fournira une contribution supérieure à l’entreprise » (Barrette et al., 2002 : 54), le recrutement correspond à un ensemble d’opérations utilisées pour attirer des candidats qui se situe aussi bien en amont qu’en aval de la conclusion d’un contrat de travail ; il représente un pari sur l’efficacité future d’un individu qui est « régi par les techniques de la discrimination statistique dans un contexte d’aversion au risque » (Bruyère et al., 2005 : 233-234). Les facteurs qui structurent la logique du processus de recrutement des entreprises réfèrent principalement à l’identification des signaux qui indiquent la productivité d’un individu en recrutement et sa capacité à faire face à la nature de plus en plus flexible des postes de travail, à la diminution des risques associés au recrutement, mais aussi au respect des règles de gestion interne de la main-d’œuvre et des conventions collectives négociées entre les directions des entreprises et les organisations syndicales.

  • 1  À noter que les analyses présentées dans cet article ont été réalisées à partir d’une enquête empi (...)
  • 2  Seule une hausse de l’immigration pourrait modifier cette éventualité car les générations qui comp (...)

2Repérer et attirer les bons candidats à l’embauche constitue donc un processus pluriel et hétérogène qui dépend du contexte dans lequel il se déroule et qui mobilise des acteurs à pouvoir asymétrique. Dans le cas spécifique du Québec, le recrutement comporte actuellement des dimensions particulières. Au-delà de l’identification des qualités des demandeurs de travail, les entreprises québécoises se confrontent à l’absence de candidats pour de nombreux postes à combler1. Le discours relatif aux difficultés de recrutement des entreprises se trouve aussi de plus en plus amplifié par les évolutions du marché du travail et par les perspectives démographiques qui assignent aux jeunes une position d’infériorité numérique. Une reprise de la création d’emploi se trouve à l’œuvre, notamment depuis le milieu des années 1990, faisant suite aux récessions de 1982 et de 1990 marquées par des pertes d’emploi considérables (respectivement 146 000 et 105 000 emplois dans un court laps de temps). Depuis 1996, il s’est créé au Québec plus de 600 000 emplois, dont 118 000 emplois au cours de la seule année 2002, ce qui constitue un record annuel absolu depuis 1976 (Conseil de la science et de la technologie, 2004). Durant l’année 2006, 48 100 emplois ont été créés au Québec, pour une croissance de 1,3 %, les services étant à l’avant-scène de cette création d’emplois. Parallèlement, les constats chiffrés sur le contexte démographique des générations indiquent que le rapport entre le nombre de personnes aux âges d’entrée et de sortie de la population active tend à diminuer. Par exemple, si en 2001, il y avait environ 129 jeunes adultes de 20-29 ans (âges d’entrée plus définitives sur le marché du travail) pour 100 personnes de 55-64 ans (âges de sortie de la population active), ce rapport passera au-dessous de 100 entre 2006 et 2011. En 2021, il s’établira, selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec à 76, ce qui veut dire qu’il y aura de moins en moins de jeunes de 20-29 ans que de personnes de 55-64 ans (Gauthier et al., 2004 : 75)2. Les employeurs verront donc partir chaque année plus de gens à la retraite qu’ils ne pourront en embaucher.

3Cette situation d’ouverture forte du marché du travail et de relative rareté de la main-d’œuvre jeune fait en sorte que les thèmes liés aux difficultés de recrutement dans les entreprises québécoises occupent une place importante dans le débat public québécois. Les différents discours entourant ce phénomène font état d’une grande diversité de situations qui gravitent autour d’un poids plus ou moins grand accordé aux évolutions démographiques, aux valeurs des nouvelles générations qui entrent dans la vie active ou aux caractéristiques des emplois qui, grâce au progrès technologique et aux mutations dans l’organisation du travail, changent continuellement de nature. Les situations qui produisent des difficultés de recrutement pour les entreprises apparaissent multiformes et différentes en fonction du secteur d’activité, de la taille des entreprises ou de la nature de leurs activités (production de biens ou prestation de services). Les transformations spécifiques à chaque secteur d’activité et à chaque entreprise suscitent de nouvelles demandes de compétences et de nouveaux besoins en matière de main-d’œuvre qui placent le facteur humain dans une position de premier ordre dans la lutte pour la compétitivité. Et cela est d’autant plus marqué dans un environnement économique qui change continuellement et dans lequel l’emploi est de plus en plus défini comme un ensemble de compétences requises pour accomplir avec efficacité les tâches qui le constituent aujourd’hui et pour s’adapter, au moindre coût, aux changements qui l’affecteront demain.

  • 3  Nous désignons par le syntagme DRH, toutes les personnes impliquées dans le processus de recruteme (...)
  • 4  L’échantillon des entreprises qui ont fait l’objet de l’enquête par entretien semi-directif a été (...)

4Dans ce contexte, le point de vue des directeurs des ressources humaines (DRH)3, les premiers confrontés aux difficultés de recrutement, nous paraît incontournable pour comprendre le contour et les enjeux de ce phénomène. Connaître leur vision des choses, la manière dont ils perçoivent ces difficultés, les raisons qui, de leur point de vue, s’en trouvent à l’origine, apparaît ainsi d’une importance indéniable pour l’analyse socio-économique de l’entreprise. À partir de l’analyse des résultats d’une enquête qualitative sur les pratiques de recrutement de la main-d’œuvre auprès de 30 entreprises situées dans la région de Québec, je présenterai dans les pages qui suivent, les perceptions et les représentations des DRH relatives aux difficultés de recrutement afin de comprendre la nature du phénomène, et non son ampleur4. Dans un premier temps, j’identifierai les difficultés de recrutement en fonction de leurs caractéristiques, illustrant la réalité observée et exposée par les DRH. Dans un deuxième temps, je mettrai en évidence les facteurs explicatifs des difficultés de recrutement des entreprises tels qu’ils ressortent de leur discours. En conclusion, j’ouvrirai une brève discussion sur l’importance relative des facteurs explicatifs des difficultés de recrutement et sur les pistes de solution possibles pour faire face à ce phénomène.

Les difficultés de recrutement : le phénomène tel que perçu par les DRH

5Nous avons demandé aux DRH des entreprises qui ont fait l’objet de notre étude, s’ils ont des difficultés à recruter le personnel dont ils ont besoin. Vingt-sept DRH sur trente ont répondu par l’affirmative. Les difficultés liées à l’embauche, bien qu’elles soient élevées pour tous les types d’entreprises, varient selon le secteur d’activité et la taille des entreprises. Ainsi, parmi les entreprises de production de biens, six des sept entreprises qui ont fait l’objet de la recherche ont des difficultés de recrutement. Deux d’entre elles ont des difficultés à combler les postes de professionnels qui exigent un diplôme de niveau universitaire ; deux autres, à combler des postes de techniciens, et six entreprises trouvent difficilement du personnel pour combler les postes d’ouvriers nonspécialisés. Dans le secteur des services, vingt-et-une entreprises (sur 23 étudiées) ont des difficultés de recrutement particulièrement fortes pour les postes de professionnels (11/23) et de techniciens (15/23), et dans une moindre mesure, pour les emplois nécessitant des métiers spécialisés (8/23) et des ouvriers nonspécialisés (4/23).

6Si l’on prend en compte la taille de l’entreprise, on constate que, dans les petites entreprises, huit recruteurs (sur 11 interviewés) affirment connaître des difficultés à combler les postes de techniciens ; trois recruteurs, les postes de professionnels ; quatre, les postes de métiers spécialisés et deux, les postes d’ouvriers nonspécialisés. Dans les entreprises de taille moyenne, soit celles qui comptent entre 100 et 499 employés, les difficultés de recrutement sont surtout présentes pour les postes de techniciens et de professionnels. Pour les postes de métiers et ceux d’ouvriers nonspécialisés, ce sont respectivement deux entreprises (2/10) et trois entreprises (3/10) qui vivent des difficultés liées à l’embauche. Enfin, dans les neuf grandes entreprises étudiées qui comptent plus de 500 employés, les postes de professionnels sont les plus difficiles à combler. Pour les postes de techniciens, quatre DRH des grandes entreprises (sur 9) affirment connaître des difficultés de recrutement, alors que pour les postes d’ouvriers nonspécialisés, trois d’entre eux signalent ce phénomène.

7Si l’on analyse les difficultés de recrutement selon le niveau d’études exigé aux candidats à l’embauche, on constate que pour les postes de professionnels, soit les postes qui exigent un diplôme universitaire, les difficultés liées à l’embauche sont plus marquées dans les entreprises de services (sans égard à leur taille) et dans les organisations parapubliques de plus de 500 employés, comme c’est le cas de cette entreprise qui compte entre 100 et 499 employés et qui œuvre dans le secteur des services (domaine de l’optique et de la photonique). Le DRH interviewé affirme à ce sujet :

  • 5  Les chiffres et les lettres entre parenthèses renvoient, pour chacun des exemples cités, au numéro (...)

Dans notre entreprise, il y a des difficultés de recrutement, notamment pour des postes qui demandent un niveau de maîtrise et de doctorat. On trouve difficilement des candidats. C’est la raison pour laquelle nous allons chercher des candidats à l’extérieur du Québec. En 2001, par exemple, j’ai participé avec trois autres directeurs d’entreprises de la région de Québec […] à une mission d’une semaine en France. On est allé se faire connaître dans les universités en France pour éventuellement attirer des gens, les intéresser à venir travailler au Québec. (E04S2P)5

8Le même problème se pose pour une autre organisation parapublique œuvrant dans le domaine de l’éducation et qui recherche des enseignants dans différentes disciplines et des professionnels en milieu scolaire :

Au niveau de l’enseignement des mathématiques et des sciences au secondaire, nous avons une pénurie de main-d’œuvre assez grande pour qu’on soit obligé d’ouvrir les portes à des gens qui n’ont pas leur permis d’enseignement. Nous avons aussi des problèmes à recruter des gens qui ont des compétences en anglais. On a des problèmes au niveau de l’enseignement de la musique et en adaptation scolaire pour travailler avec les clientèles plus difficiles et les élèves ayant des troubles de comportement. Chez les professionnels par exemple, on trouve difficilement des psychologues ou des conseillers en orientation ; beaucoup sont en pratique privée, ce qui fait en sorte qu’ils ne laisseront pas nécessairement leur clientèle pour venir travailler chez nous. (E06SPP)

9Les difficultés de recrutement pour les postes de techniciens et pour ceux qui demandent un diplôme de niveau collégial technique sont parmi les plus prononcées. Ce DRH d’une entreprise d’architecture qui compte moins de 100 employés constate le phénomène et met en évidence l’absence sur le marché du travail de ressources adéquates aux postes à combler :

Q- Est-ce que vous avez des difficultés de recrutement dans votre entreprise ?

R- Oui. Lorsqu’il y a beaucoup de travail, il y a beaucoup de difficultés à trouver du monde. Il manque de personnes qualifiées sur le marché. On a fait récemment un projet et on l'a terminé de peine et de misère. Nous n’avons pas trouvé de bons techniciens disponibles sur le marché. Il y avait seulement des juniors et c’était ardu. Ça demandait beaucoup plus de temps pour les former et il fallait constamment les surveiller. Ils n’étaient pas mauvais, mais ils n’avaient pas assez d’expérience et de connaissances techniques. (E21S1P)

10Certains DRH soulignent le manque de travailleurs de métier, c’est-à-dire ceux qui ont un diplôme de niveau secondaire professionnel. C’est le cas d’une entreprise de plus de 500 employés qui œuvre dans le secteur de la fabrication d’appareils de haute technologie :

Présentement, ce sont les diplômés du secondaire professionnel qui sont les plus difficiles à trouver. Ce sont eux qu’on a le plus de difficultés à recruter. J’ai l’impression que ces formations ne sont quand même pas très longues ; ce sont des formations très spécifiques pour préparer à un métier, mais on ne trouve pas de candidats. La formation professionnelle est perçue comme une voie de garage. On a poussé les jeunes à faire beaucoup d’études et à les forcer à avoir beaucoup de diplômes et surtout des diplômes universitaires. C’est peut-être pour cela que certaines personnes qui seraient de bons ouvriers, de bons assembleurs, sont introuvables. On les a poussées trop loin dans les études et maintenant il en manque carrément. (E05B3P)

11Cet extrait illustre un reproche fréquemment fait par les DRH aux services d’orientation et aux familles qui, selon eux, orientent les jeunes vers la poursuite des études indépendamment des besoins de l’économie et parfois contre leur vocation. Il en résulte que, dans le processus de recrutement, le diplôme s’en trouve dévalorisé ou au mieux, il est considéré comme un « signal » qui émet, à leurs yeux, de moins en moins d’indice de compétence (Vultur, 2007). La position presque caricaturale d’un recruteur interviewé est significative à cet égard : « Pour moi, dit-il, le diplôme ne vaut rien ou très peu. Ce n’est pas le diplôme qui va faire la job à votre place. Moi, je veux des gars qui travaillent. » (E16B2P).

12Selon certains DRH, les ouvriers nonspécialisés, c’est-à-dire les travailleurs qui ne détiennent aucune qualification particulière, sont extrêmement difficiles à recruter. C’est le cas de ces deux entreprises dont la première compte entre 100 et 499 employés et œuvre dans le secteur des services (en conciergerie), et la deuxième compte moins de 100 employés et œuvre dans le secteur de la production de biens (émaillage des produits architecturaux).

Q- Est-ce que vous avez des difficultés de recrutement dans votre entreprise et si oui, quel niveau de qualification et quelles compétences recherchez-vous ?

R- Oui, on a des difficultés, notamment pour les postes faiblement qualifiés […]. Nos travailleurs vont prendre leur retraite et on ne trouve pas de monde pour les remplacer. Par exemple, on est maintenant en pénurie pour l’entretien ménager. On ne trouve pas d’hommes d’entretien... (E12S2P)

Q- Est-ce qu’il y a des difficultés de recrutement dans votre entreprise ?

R- Oui. Carrément. C’est rendu que j’ai de la misère à recruter pour l’usine. Je ne demande aucune qualification et cette année, j’ai eu beaucoup de difficultés, beaucoup moins de candidatures. J’ai affiché un poste deux fois cet été et à chaque fois, j’ai eu deux personnes qui sont venues. Trop, trop peu. Elles étaient en plus trop qualifiées pour les tâches qu’elles avaient à faire. (E25B1P)

  • 6  À noter que, même dans une économie à haute composante de savoir, les emplois faiblement qualifiés (...)
  • 7  Le nombre de personnes peu scolarisées en emploi a été constamment en recul. Depuis 1990, la popul (...)

13On observe que beaucoup de DRH soulignent la demande particulièrement croissante pour des postes faisant appel à une main-d’œuvre peu qualifiée, comme par exemple le personnel de vente, de soutien en soins de santé, des aide-chauffeurs, etc6. Ils insistent dans leur discours sur le fait que les candidats les plus difficiles à trouver sont ceux qui ont un niveau de scolarité secondaire ou moindre. Cette situation laisse supposer que les conditions du marché du travail pour les emplois moins qualifiés profiteront à la population peu scolarisée qui, numériquement, enregistre une décroissance forte7. Des générations de plus en plus diplômées se trouvent sur le marché, tandis que des catégories âgées, moins diplômées, partent à la retraite. De ce fait, les individus occupant un emploi peu qualifié qui quittent le marché du travail, notamment pour des raisons de retraite, risquent de trouver comme remplaçants des personnes plus scolarisées, ce qui contribuera forcément à accroître la proportion de personnes surqualifiées sur le marché du travail (Vultur, 2006).

Les facteurs à l’origine des difficultés de recrutement

14Si l’on accepte de considérer avec les DRH que les difficultés de recrutement sont réelles, il faut alors repérer les facteurs qui en sont à l’origine. Ces facteurs sont multiples et sans doute qu’une enquête qualitative ne suffit pas pour en rendre pleinement compte. Les propos des recruteurs interrogés sur ce sujet fournissent toutefois des éléments importants pour comprendre le phénomène, en permettant d’identifier plusieurs facteurs à l’origine des difficultés de recrutement, que j’ai regroupés en trois catégories : 1) les facteurs de nature exogène (le déficit démographique, la dynamique du marché du travail, la désynchronisation formation/emploi), 2) les facteurs liés à l’offre de travail (l’image négative de certains métiers manuels, le manque de compétences et d’expérience des travailleurs actuellement sur le marché, les valeurs des jeunes contemporains) et 3) les facteurs liés à la demande de travail (les pratiques de gestion de la main-d’œuvre, les conditions de travail, les salaires offerts et les horaires de travail). J’illustrerai brièvement, à partir de l’analyse des entrevues, chacune de ces trois catégories.

Les facteurs de nature exogène

15Le principal facteur identifié par les DRH pour expliquer la présence de difficultés de recrutement est d’ordre démographique et réside dans un manque de main-d’œuvre et notamment, de main-d’œuvre jeune disponible sur le marché du travail. Pour plusieurs DRH, ce manque de travailleurs s’explique par un décalage entre le nombre de jeunes demandeurs d’emploi et le nombre grandissant d’emplois offerts, dans les conditions d’un départ massif à la retraite des baby-boomers :

Q- Quelles sont, selon vous, les causes des difficultés de recrutement ?

R- Selon moi, c’est le besoin impossible à combler. Tout le monde a besoin de main-d’œuvre. On ne peut pas se le cacher. Si l’on prend par exemple, le secteur des pâtes et papier ; ils parlaient, l’année passée, qu’ils avaient besoin de 1500 personnes. Au gouvernement, c’est 5 à 6000 personnes pour combler les postes déjà manquants et d’ici 6-7 ans, ils parlaient de 1500 autres. Les baby-boomers s’en vont mais il n’y a pas de jeunes pour les remplacer. (E12S2P)

16Un autre DRH abonde dans le même sens :

Il y a 22 ans quand je suis sorti de l’université, il y avait 100 candidats pour un poste. Aujourd’hui, on a 10 candidats pour un poste et il y en a 9 qui travaillent. Le marché de l’emploi a énormément évolué et va évoluer encore d’autant plus dans les années qui viennent. Il n’y aura pas de postes qui ne seront pas difficiles à combler. […] Ce n’est pas une question de conjoncture, c’est une question de structure. Il y a de moins en moins de gens sur le marché. Il y a de plus en plus de gens qui quittent et il n’y a pas de monde pour les remplacer. C’est structurel. Toutes les entreprises vivent cette situation. (E16B2P)

17Pour certains DRH, les difficultés de recrutement sont dues à l’évolution des métiers et des besoins des entreprises qui provoquent une désynchronisation entre la demande pour certains métiers et les spécialisations offertes par le système de formation. Le marché du travail a besoin de métiers parfois très spécialisés qui ne sont offerts nulle part dans le système de formation, l’entreprise étant, dans ce cas, obligée de mettre en place des formations spécifiques. Il s’agit de métiers apparus à la suite de l’automatisation rapide de certaines industries, qui font naître des postes pour lesquels il n’y a pas de jeunes formés dans le système d’éducation.

Nous cherchons des profils très pointus, mais on ne trouve pas de formations pour ce genre de métier dans le système de formation. Nous sommes obligés de former nous-mêmes nos travailleurs. Par exemple, il y a une demande forte pour l’administration de réseaux informatiques. La formation de base existe, mais quand un poste nécessite une compétence très spécifique, les gens formés à ce niveau sont introuvables. En plus, le système de formation n’a pas assez de ressources pour former les élèves aux techniques de pointe et lorsqu’ils entrent sur le marché du travail, ils ont beaucoup de choses à apprendre. (E23S01P).

18La désynchronisation du nombre de jeunes formés par rapport aux besoins de certains secteurs d’activité, comme celui de la santé, est également pointée du doigt, comme l’indiquent les propos de ce DRH d’une organisation parapublique du secteur de la santé :

Q-Pour quel type de métier avez-vous des problèmes de recrutement ?

R- Pour les pharmaciens d’établissement de santé, postes qui exigent une maîtrise. La même chose pour les techniciens en électrophysiologie ou en ergothérapie. Dans beaucoup de types d’emploi, il y a des problèmes qui sont, à différents niveaux, assez critiques. C’est une évolution négative.

Q- Est-ce que, selon vous, il y a une raison pour expliquer ces difficultés ?

R- Je dirais qu’au niveau quantitatif, ils ont contingenté les gens. À un moment donné, ils ont pensé qu’il y avait trop d’infirmières et ils les ont toutes envoyées à la retraite. Maintenant, ils sont en train d’augmenter les cohortes. Mais c’est un cercle vicieux. Ils ont diminué les cohortes un certain temps, maintenant, ils les augmentent. Mais on n’est plus capable d’assurer la partie de la formation pratique dans les établissements parce qu’on n’a pas de formateurs en nombre suffisant. Nous ne sommes plus capables de recevoir les gens parce qu’il n’y a pas suffisamment de places dans l’hôpital pour faire leur stage. Il y a un cercle vicieux. On n’a pas vu assez à long terme. On est pris à court terme, entre l’urgence d’agir et l’urgence d’attendre, c’est un peu ça le dilemme. (E19S3PP)

19Les difficultés de recrutement dans le secteur de la santé sont d’ailleurs révélatrices des effets pervers produits par les vastes opérations de mise à la retraite anticipée à l’œuvre dans les années 1980 et 1990. Au Québec, le départ massif des infirmières en 1997 produit par les campagnes de rationalisation et de « déficit zéro » crée aujourd’hui ce cercle vicieux dont il a été question dans l’extrait d’entrevue ci-haut.

Les facteurs liés à l’offre de travail

20La deuxième catégorie de facteurs tient aux caractéristiques de l’offre de travail. Certains DRH soulignent le manque d’attirance des jeunes pour certains métiers manuels, réputés durs et pénibles comme ceux du bâtiment ou des services aux personnes, par exemple. C’est le cas de cette entreprise qui œuvre dans le domaine des services aux personnes :

Q-Quelles sont les causes des difficultés de recrutement dans votre entreprise ?

R- Nous avons surtout des difficultés à trouver des jeunes avec un niveau de formation technique. Il n’y a pas assez de monde qui se forme dans ce secteur et je crois que c’est l’impopularité des métiers manuels parmi les jeunes qui en est la cause. Chez certaines jeunes, même s’ils sont formés à ces métiers, après quelques mois de pratique sur le terrain, ils changent de carrière. (E18S1P)

21D’autres soulignent les difficultés qu’ils ont à fidéliser leur main-d’œuvre, le manque d’attachement des jeunes à leur entreprise :

Aujourd’hui, ce ne sont pas les demandeurs d’emploi qui doivent se vendre, mais c’est l’inverse ; c’est l’entreprise qui doit mettre de l’avant ses atouts. On doit les créer les conditions de travail que les jeunes veulent. Les contraintes, ils les acceptent difficilement. Ils sont très indépendants et tiennent à leur vie personnelle. (E01S3P).

22Certains DRH indiquent qu’une fidélisation des jeunes à l’entreprise est presque impossible étant donné les caractéristiques de la génération actuelle, et notamment le désir des jeunes d’avancer rapidement, de diversifier leurs expériences, ou leur manque d’attachement à l’entreprise.

Les jeunes veulent avancer vite dans notre entreprise et ils veulent changer tout le temps de tâches. S’ils ne sont pas satisfaits, ils partent. On dirait qu’ils ont besoin d’expériences nouvelles tout le temps. Ce qui est important pour eux, c’est de faire ce qu’ils aiment, mais ça ne se passe pas toujours comme ils veulent. Alors, ils changent d’entreprise tous les trois ou quatre mois et nous sommes obligés d’en chercher d’autres. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas attachés à leur entreprise. (E14B2P)

23D’autres DRH mettent en évidence le manque de compétences des travailleurs actuellement sur le marché du travail, notamment dans le cas précis de la région de Québec. Par exemple, pour cette entreprise de plus de 500 employés qui œuvre dans le secteur des services, ce sont les compétences en langue qui occasionnent des difficultés de recrutement :

Pour le personnel de bureau, il y a beaucoup d’offres mais il y a beaucoup de gens qui ont des lacunes en français. Il y a beaucoup de secrétaires sur le marché, sauf que le français n’est pas leur fort. La même chose pour l’anglais ; il y a peu de secrétaires sur le marché du travail au Québec qui possèdent une maîtrise parfaite de l’anglais. On ne parle pas d’un anglais fonctionnel parce que quand tu as des bureaux aux États-Unis où tu fais affaire avec des clients américains, ils ne veulent pas juste une personne qui dit : « Yes, no, hello, thank you very much, bye bye ». Ils veulent vraiment quelqu’un qui est « fluent ». Donc, présentement, le plus grand défi que j’ai au niveau des ressources humaines, ce sont les compétences en langue. De la qualité de la langue française et de la maîtrise de l’anglais. (E10S3P)

24Pour cette organisation parapublique du secteur de la santé, c’est plutôt le manque de compétences en soins lié à une formation académique inadéquate qui est la cause des difficultés de recrutement. Selon le DRH, le phénomène peut être dû au manque de candidats (taux de pression faible), mais aussi à leur niveau de formation jugé insuffisant pour les postes offerts :

Dans notre secteur, nous avons une pénurie qualitative importante, c’est-à-dire que les gens qui arrivent ne sont pas formés comme on le souhaiterait. Chez les préposés aux bénéficiaires, par exemple, ou chez les infirmières auxiliaires. Mes collègues des centres hospitaliers généraux et spécialisés me disent toujours que chez eux la situation est pire parce qu’ils sont dans les soins de haute pointe physique pour lesquels ces employés ne sont pas formés comme il faut. Il y a d’autres types d’emploi pour lesquels on rencontre des pénuries qualitatives, mais, après les types d’emploi que j’ai nommés (infirmière auxiliaire et PAB), les autres pénuries sont d’ordre plus quantitatif. […]. Il y a une explication claire pour ça. Les gens recrutent (…) mais je ne suis pas sûr qu’il y a une pré-sélection et que l’intérêt de ces gens-là est vraiment validé. Ma compréhension du dossier, c’est que ces gens-là produisent une masse qui est insuffisante compte tenu de nos besoins et de nos exigences de formation […] Je pense que c’est ça qui explique la pénurie qualitative de main-d’œuvre. (E19S3PP)

25Enfin, pour cette entreprise de moins de 100 employés du secteur des services, c’est l’absence de personnes qualifiées sur le marché, associée à un manque d’expérience qui expliquent les difficultés de recrutement de l’entreprise :

Q- Quelles sont les causes de ces difficultés de recrutement selon vous ?

R- Actuellement, il y a un regain de l’activité dans notre secteur […]. Je dirais qu’il y a une espèce d’augmentation de la demande. Et dans ce que l’on recherche, il y a peu de personnes qualifiées sur le marché. Ils sont peut-être déjà tous en train de travailler ailleurs puisqu’on a de la difficulté à les trouver. Il y a aussi beaucoup d’ingénieurs qui vont s’en aller vers des grandes villes. Dans la région de Québec, ce sont les spécialistes en logiciels que l’on cherche mais il n’y a pas de formation dans ce domaine ici. On demande aussi quatre ans d’expérience et c’est là que ça se corse un peu plus. Il y a des candidats qui ont les cours de base, mais ils n’ont pas les années d’expérience nécessaires. (E23S1P)

26En tant que critère de recrutement, l’expérience est souvent mentionnée par les recruteurs interviewés. On observe une tendance de plus en plus affirmée à réduire la compétence professionnelle à l’expérience, définie comme connaissance empirique dérivée de la pratique. Il s’agit d’un critère majeur pour toutes les catégories de personnel mais qui apparaît comme plus important pour les postes d’exécution, notamment les manœuvres et les techniciens. La demande d’expérience est également hétérogène suivant la nature de l’emploi, le statut d’embauche, le secteur et la taille de l’entreprise. D’ailleurs, dans un bon nombre d’entreprises, les emplois sont de moins en moins équivalents selon leur contenu et de plus en plus selon le contexte de travail dans lequel ils sont insérés. L’expérience d’un informaticien par exemple, est jugée différemment s’il postule dans une PME ou dans une grande entreprise, dans le secteur privé ou dans le secteur parapublic, s’il doit travailler seul ou s’il doit s’insérer dans une équipe. Dans tous les cas cependant, l’expérience devient presqu’une « compétence naturalisée » qui révèle non seulement l’efficacité, mais aussi l’adaptation des individus aux différents contextes de travail.

Les facteurs liés à la demande de travail

27La troisième catégorie de facteurs à l’origine des difficultés de recrutement vise le comportement des demandeurs de travail et les pratiques d’entreprise. Ainsi, certains DRH considèrent que ce sont leurs pratiques de gestion de la main-d’œuvre qui est la cause des difficultés de recrutement, et notamment une mauvaise anticipation des besoins de l’entreprise dans un contexte où le contenu des emplois se transforme et de nouvelles compétences sont nécessaires :

La définition des postes de travail, la compétence nécessaire pour occuper ces postes, est très difficile à établir à moyen et à court terme. Nous devons parfois définir de nouveaux emplois aux contenus souvent flous. Ces nouveaux emplois se substituent à d’autres, et ceux qui les occupent doivent cumuler plusieurs fonctions. Mais vous vous rendez compte qu’il n’est pas facile, dans ces conditions, de faire le lien entre le travail, les qualités des travailleurs et la reconnaissance de leur diplôme. C’est pour ça que nous recrutons parfois des jeunes avec des diplômes trop élevés pour l’emploi offert. On anticipe sa complexification. Mais les profils affichés ne reflètent pas toujours le besoin réel et après quelque temps, les jeunes qu’on recrute s’aperçoivent que ce travail ne répond pas à ce qu’ils voulaient et ils s’en vont. (E26S1P)

28À cette difficile adéquation entre les critères de sélection et les besoins précis de l’entreprise, s’ajoute le manque de motivation de la part des candidats dû aux conditions de travail peu attirantes. Les recruteurs des PME notamment, font le constat que beaucoup de jeunes partent chez les concurrents de plus grande taille qui leur offrent de meilleures conditions de travail et d’avancement professionnel :

On recherche des ingénieurs, mais on est en compétition avec Hydro-Québec et leur salaire est meilleur. On a de la difficulté à recruter, à sélectionner et à retenir nos employés. On ne réussit pas toujours à les motiver, ou une fois formés et compétents, ils partent vers les grandes compagnies […]. Les grandes entreprises prennent les compétences spécialisées et les petites ne trouvent plus de candidats adéquats. Comme elles n’ont pas le personnel avec les compétences nécessaires pour les faire fonctionner, elles risquent de disparaître. (E09S3PP)

29Les horaires atypiques expliqueraient également les difficultés liées à l’embauche, comme le souligne ce DRH d’une entreprise de 200 employés qui œuvre dans le secteur des services :

Q- Quelles sont les causes des difficultés de recrutement selon vous ? Est-ce qu’il y aurait des raisons que vous seriez en mesure d’identifier ?

R-Ce sont notamment les conditions de travail et dans notre cas particulier, les horaires. Nous n’avons pas d’horaires fixes et nous offrons beaucoup de postes temporaires. Le travail temporaire fait partie de notre gestion de la main-d’œuvre parce que notre effectif a des variations très fortes. Mais les gens ne peuvent pas se fier à ce régime de travail. Ils veulent avoir un certain montant d’argent qui entre d’une manière fixe. (E24S2P)

30Dans la même lignée, un autre DRH d’une entreprise qui œuvre dans le secteur de la production de biens et qui compte moins de 100 employés souligne que le niveau de salaire proposé est inférieur aux exigences demandées par les candidats. Il mentionne que la capacité de payer des salaires élevés constitue un facteur important qui explique les difficultés de recrutement. Les emplois qu’il offre sont jugés trop mal payés et cela concerne surtout les emplois d’été, les postes de nuit ou ceux qui nécessitent de travailler les fins de semaine ou durant les jours fériés.

Q- Est-ce qu’il y a des raisons aux difficultés de recrutement que rencontre votre entreprise ?

R- Je dirais que ce sont les conditions salariales. Ici dans l’usine, cela part presqu’à 10$ de l’heure, mais on dirait que 10$ de l’heure, ce n’est plus assez. Même les jeunes qui n’ont pas de diplôme ou ceux qui ont tout juste un secondaire 5, veulent avoir 15-16 $ de l’heure. Mais nous sommes syndiqués ; on fonctionne avec des conventions. Un manœuvre a 9,67 $ de l’heure. Mais les jeunes ne veulent pas travailler avec ce salaire. L’été surtout, on ne trouve personne. J’ai affiché récemment deux fois un poste et puis, pas un chat. C’est vraiment surprenant. On a de grosses difficultés pour tous les postes mais les emplois de nuit où ceux où les gens doivent travailler le samedi et le dimanche sont les plus difficiles à combler. (E25B1P

31Dans tous ces cas, il est à remarquer que les caractéristiques des emplois proposés, qu’il s’agisse du salaire, de la nature des tâches à effectuer ou des horaires de travail n’est pas sans rapport avec l’absence de motivation de la part des employés, qu’ont soulignée certains DRH. Ces situations donnent à penser que nous avons à faire, dans ces cas, à un problème de rétention du personnel. Les difficultés de recrutement peuvent être considérées comme révélatrices d’une certaine insatisfaction des travailleurs, et notamment des plus jeunes parmi eux, par rapport aux conditions de travail offertes par les entreprises.

Conclusion

32À travers les propos des DRH, les résultats de notre enquête témoigne des difficultés liées au recrutement de la main-d’œuvre. Ils nous renseignent sur les circonstances entourant l’existence de telles difficultés et font ressortir la diversité des situations vécues par les DRH. Pour certains, l’économie québécoise est confrontée à une « pénurie » effective due au manque de main-d’œuvre jeune par rapport au dynamisme du marché du travail ; pour d’autres, le type de main-d’œuvre nécessaire exige un niveau de compétence et d’expérience élevé mais très peu disponible ; pour d’autres encore, la capacité de payer des salaires adéquats ou les horaires de travail offerts, sont des facteurs qui entretiennent et aggravent le problème. Il faut également mentionner que la gestion des ressources humaines, notamment dans les entreprises de petite taille, ne comporte pas de dimension prévisionnelle. Souvent, la personne responsable du personnel cumule plusieurs fonctions et ses activités visent essentiellement l’embauche, la paie, l’administration courante de l’entreprise. La planification des besoins en personnel à long terme est également entravée par le fait que plusieurs entreprises développent leurs activités sur demande ou soumissionnent pour l’obtention de contrats, ce qui induit des fluctuations importantes du flux productif ou des services dispensés.

33La vision que les DRH ont des difficultés de recrutement fait état des changements démographiques et des modifications dans la nature du travail, qui se manifestent tant par l’apparition de métiers nouveaux que par la transformation des métiers et des situations de travail existantes. On déduit de leurs propos que la notion de « besoin de qualification » (Rose, 2005) semble aujourd’hui peu fonctionnelle pour façonner le système de formation en raison notamment du fait que les entreprises ont de la difficulté à anticiper leurs besoins. La réponse pratique à ce défi pourrait être la formation continue des employés, qui permet de mieux utiliser le capital d’expérience acquis et de fidéliser la main-d’œuvre jeune, une formation mieux adaptée et une gestion des ressources humaines renouvelée. Sur le plan démographique, favoriser la natalité n’aura d’effets qu’à long terme, au bout d’une génération, et encore faut-il trouver le moyen de le faire. Pour certains, une partie de la solution pourrait venir de l’immigration. Cette solution pose toutefois la question des flux migratoires forts et, conséquemment, difficilement gérables.

34Les solutions envisagées ne pourront toutefois pas ne pas tenir compte du paradoxe de la coexistence simultanée du chômage et des difficultés de recrutement. L’offre et la demande dans les divers secteurs professionnels du marché du travail connaissent des variations qui se produisent continuellement à la suite des bouleversements technologiques, des changements démographiques, institutionnels ou dans le goût des consommateurs, et la crise de 2008 vient s’ajouter à la complexité du problème, puisqu’elle engendre du chômage, sans résoudre le problème des pénuries de main-d’œuvre spécialisée. Ces variations suscitent des mouvements de main-d’œuvre dans divers secteurs professionnels qui se font dans l’incertitude, sont coûteux et prennent du temps. Durant ce processus, certains employeurs deviennent frustrés dans leurs attentes et signalent un manque de main-d’œuvre, alors que dans d’autres secteurs, il y a des mises à pied et licenciements. L’information recueillie auprès des employeurs relative à la pénurie de main-d’œuvre reflète souvent des problèmes de recrutement internes aux entreprises visées et non pas un manque réel de personnes sur le marché du travail. C’est d’ailleurs la principale limite des enquêtes qualitatives auprès des employeurs pour identifier les pénuries spécifiques de main-d’œuvre à l’échelle macro.

35Ces constats justifieraient ainsi d’utiliser le terme « difficulté de recrutement » plutôt que celui de « pénurie de main-d’œuvre ». La grande majorité des situations présentées ne reflètent pas un manque absolu de main-d’œuvre mais des difficultés ressenties par certaines entreprises à recruter des employés ayant un profil spécifique ou pour un métier donné. Parce que la segmentation du marché du travail est professionnelle, les personnes à la recherche d’emploi avec un certain profil de formation et d’expérience ne peuvent pas combler des postes dans certains domaines où l’on enregistre des difficultés de recrutement. Les secrétaires par exemple, ne peuvent pas forcément combler des postes de plombier, et ce n’est pas parce que les entreprises du secteur de l’informatique, des assurances ou des soins de santé recrutent en permanence qu’elles embaucheront les diplômés de troisième cycle universitaire en sociologie. En dépit de la flexibilité forte du marché du travail, le changement de métier (la mobilité horizontale) n’est pas généralisé dans le recrutement externe des entreprises, étant plus fréquemment une caractéristique du marché interne aux organisations (Vultur, 2007b). Sur le marché externe, on retrouve la présence simultanée d’un nombre d’emplois vacants dans les professions exigeant peu de qualification et d’un taux élevé de chômage chez les jeunes sans diplôme ou ayant une formation de niveau secondaire de même qu’une forte création d’emplois hautement qualifiés et une augmentation du chômage chez les diplômés universitaires (CETECH, 2007). Ces situations indiquent que l’«  appariement » (c’est-à-dire la rencontre d’un employeur et d’un chômeur se concluant par une embauche) ne se réalise pas aussi simplement qu’on aurait pu l’imaginer. Les ajustements de la main-d’œuvre aux besoins du marché du travail pourraient ainsi nécessiter l’intervention des institutions publiques sur des questions concernant l’information sur le marché du travail, l’adaptation du système de formation aux besoins de l’économie ou la migration et l’immigration de la main-d’œuvre. Il faut toutefois, comme le soulignent Gingras et Roy (1998 : 33), « veiller à ne pas intervenir sans d’abord bien comprendre les mécanismes en place et bien articuler les raisons pour lesquelles les changements envisagés favorisent ou non ces ajustements ».

Remerciements

Cet article a été réalisé grâce au soutien du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

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Bibliographie

Barrette, J., J. Carrière, O. Fankhauser et S. Barrette (2002), « Les entreprises de haute technologie et leurs pratiques de recrutement, de sélection, d’évaluation du rendement et de rémunération », Gestion, vol. 27, No. 2, p. 54-66.

Bruyère, M., J-M. Espinasse et B. Fourcade (2005), « Trajectoires professionnelles, compétences et construction du signal », dans J-F. Giret, A. Lopez et J. Rose (dir.), Des formations pour quels emplois ?, Paris, La Découverte, p. 232-249.

Conseil de la science et de la technologie (2004), L’avenir de la main-d’œuvre hautement qualifiée. Une question d’ajustements, Québec, Gouvernement du Québec.

Centre d’études sur l’emploi et la technologie (CETECH) (2007), Revue du nouveau marché du travail, vol. 7, juillet.

Dubar, C. (1996), « La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence », Sociologie du travail, No. 2, p. 179-193.

Gauthier H et al. (2004), Vie des générations et des personnes âgées : aujourd’hui et demain, Institut de la statistique du Québec, Québec.

Gingras, Y. et R. Roy (1998), Y a-t-il une pénurie de main d’œuvre qualifiée au Canada ?, Développement des ressources humaines Canada, Direction générale de la recherche appliquée, Ottawa.

 Rose, J. (2005), « Les correspondances multiples entre formations et emplois », dans J-F. Giret, A. Lopez et J. Rose (dir.), Des formations pour quels emplois ?, Paris, La Découverte, p. 367-379.

Vultur, M. (2006), « Diplôme et marché du travail. La dynamique de l’éducation et le déclassement au Québec », Recherches sociographiques, vol. XLVII, No. 1, p. 41-69.

Vultur, M (2007), « La structuration de l’insertion professionnelle des jeunes par les modes de recrutement des entreprises », dans S. Bourdon et M. Vultur (dir.), Les jeunes et le travail, Les Éditions de l’IQRC/Presses de l’Université Laval, p. 129-155.

Vultur, M. (2007b), « Les critères de sélection de la main-d’œuvre et le jugement sur les compétences des candidats à l’embauche au Canada : quelques éléments d’analyse », dans Cahiers de recherche sur l’éducation et les savoirs, No. 6.

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Notes

1  À noter que les analyses présentées dans cet article ont été réalisées à partir d’une enquête empirique qui s’est déroulée entre 2006 et 2007, dans un contexte de croissance économique et de forte ouverture du marché du travail, bien avant les premiers soubresauts de la crise financière et boursière de l’automne 2008 qui s’est traduite, au Québec, par l’entrée en récession au quatrième trimestre de 2008.

2  Seule une hausse de l’immigration pourrait modifier cette éventualité car les générations qui composent cet indicateur jusqu’en 2021 sont déjà nées.

3  Nous désignons par le syntagme DRH, toutes les personnes impliquées dans le processus de recrutement à l’intérieur d’une entreprise, qu’elles soient des directeurs de personnel, des chefs d’entreprise ou d’atelier.

4  L’échantillon des entreprises qui ont fait l’objet de l’enquête par entretien semi-directif a été constitué de façon à rendre compte de la diversité des pratiques au moment de l’embauche, sans objectif de représentativité statistique. Il était composé de 9 grandes entreprises de plus de cinq cents employés et de 21 petites et moyennes entreprises (dont 10 avaient un effectif compris entre 100 et cinq cents employés, et 11 en comptaient moins de cent). Les entreprises œuvraient dans le secteur privé et parapublic et étaient spécialisées dans la production de biens (fabrication d’appareils de haute technologie, de produits alimentaires, de laveurs/décontamineurs, de portes et de comptoirs, d’appareils de sport d’hiver) et dans les activités de services (distribution de produits de quincaillerie et matériaux de construction ; immobilier ; gardiennage et sécurité privée ; recherche et développement en optique et photonique ; éducation et enseignement ; location de salles ; services de santé privés ; services de conciergerie ; conseil en environnement ; distribution de produits de quincaillerie spécialisés services hospitaliers ; distribution de produits de ventilation ; services de plans et devis d’architecture ; génie civil (dessins techniques et arpentage) ; développement de produits assistés par ordinateur).

5  Les chiffres et les lettres entre parenthèses renvoient, pour chacun des exemples cités, au numéro de code de l’entrevue.

6  À noter que, même dans une économie à haute composante de savoir, les emplois faiblement qualifiés constituent une part importante de la structure du marché du travail. À titre d’exemple, mentionnons que, durant la période 1997-2000, bien que l’emploi ait augmenté dans l’ensemble des catégories, ce sont les emplois moins qualifiés qui avaient le plus augmenté, avec une hausse annuelle moyenne de 4,4 % contre 3,4 % pour les emplois faisant partie des autres groupes de qualification (CETECH, 2007). 

7  Le nombre de personnes peu scolarisées en emploi a été constamment en recul. Depuis 1990, la population québécoise en emploi et sans diplôme du postsecondaire a diminué de 40 000, étant estimée, en 2006, à 1,4 million de personnes (CETECH, 2007).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mircea Vultur, « Les difficultés de recrutement : quelques éléments d’analyse sur la perception du phénomène par les DRH des entreprises de la région de Québec », Revue Interventions économiques [En ligne], 40 | 2009, mis en ligne le 01 octobre 2009, consulté le 01 mars 2014. URL : http://interventionseconomiques.revues.org/75

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Auteur

Mircea Vultur

Institut national de la recherche scientifique Urbanisation, Culture et Société

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