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Delphine Lemonnier-Texier (dir). Représentations et identité sexuelles dans le théâtre de Shakespeare. Mises en scène du genre, écritures de l’histoire
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Recensions

Delphine Lemonnier-Texier (dir). Représentations et identité sexuelles dans le théâtre de Shakespeare. Mises en scène du genre, écritures de l’histoire

Sophie CHIARI
Référence(s) :

Delphine LEMONNIER-TEXIER (sous la direction de), Représentations et identité sexuelles dans le théâtre de Shakespeare. Mises en scène du genre, écritures de l’histoire. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Le Spectaculaire », 2010, 198 pages. ISBN : 978-2-7535-1163-7

Texte intégral

1Un rapide coup d’œil à la page de couverture de cet ouvrage collectif, qui représente une miniature de la figure de Jeanne d’Arc, tête nue, une épée à la main, suffit pour entrer de plain pied dans le vif du sujet : comment les femmes appréhendent-elles leur féminité ? Comment les hommes dessinent-ils les limites de leur territoire ? Les différences entre femmes et hommes sont le résultat d'une construction sociale, et non le produit d’un déterminisme biologique. Pour autant, cette construction sociale reste toujours difficile à appréhender, surtout s’il s’agit de la redéfinir à la lumière du théâtre anglais de la Renaissance, où, on le sait, les rôles féminins étaient traditionnellement interprétés par de jeunes garçons dont la voix n’avait pas encore mué. L’un des premiers à s’intéresser à la question fut Stephen Orgel, pourtant rarement cité dans ce volume. Il est en effet l’auteur d’une étude pionnière, The Illusion of Power: Political Theater in the English Renaissance (1975). Trente-cinq ans plus tard, le présent ouvrage, dirigé par Delphine Lemonnier-Texier et composé de onze articles en français et en anglais, choisit de revenir sur ce terrain pour s’inscrire dans la lignée des « gender studies ». On remarquera d’emblée l’absence surprenante de comédies au sein du corpus ici étudié par les auteurs, lesquels ont préféré consacrer leurs études aux pièces historiques et aux tragédies (bien qu’une tragicomédie fasse également l’objet d’une contribution en fin de volume). À moins qu’on ait considéré que trop de choses avaient déjà été écrites dans ce domaine, il serait sans doute opportun qu’un second volume sur le sujet leur soit spécifiquement consacré, dans la mesure où des comédies telles que Comme il vous plaira ou La nuit des rois se prêtent tout particulièrement au concept de genre, surtout si l’on songe aux multiples déguisements de leurs héroïnes, jeunes hommes déguisés en filles déguisées en homme…

2Dans sa préface, Delphine Lemonnier-Texier présente avec clarté les principaux outils critiques utilisés par les contributeurs, et revient ainsi sur les avancées de la critique féministe parfois prompte à ignorer la dimension historique du théâtre shakespearien. Elle aborde également les rudiments de l’histoire de la représentation pour tenter de mieux définir le concept de « genre ». Le genre, selon elle, serait moins une qualité propre ou particulière à un personnage donné qu’une caractéristique éphémère issue d’une situation précise. Il se situerait, en fin de compte, « au cœur de l’articulation du personnage », « entre dimension mimétique et dimension théâtrale » (10). Puis c’est à Dominique Goy-Blanquet qu’il revient d’ouvrir le volume. Dans le prolongement de la préface, elle propose une analyse des femmes et de la passion du pouvoir. En remettant à l’honneur les personnages féminins dans les pièces historiques de Shakespeare, elle montre de façon convaincante comment le dramaturge utilise les clichés de la mater dolorosa ou de la pietà pour mieux les subvertir. Les héroïnes shakespeariennes sont en effet d’autant plus troublantes qu’elles se situent généralement là où on ne les attend pas. « La pire des fautes féminines » (21), apprend-on ainsi, consiste à outrepasser le decorum féminin pour s’exprimer sans mesure, haut et fort, à l’instar de Marguerite dans la troisième partie d’Henri VI. En outre, dans les couples royaux dépeints par Shakespeare, le plus fort n’est pas toujours celui qu’on croit, et la cruauté n’est pas l’apanage des hommes. Aussi, les veuves noires telles Marguerite ou Élisabeth, veuve d’Édouard IV dans Richard III, sont de véritables stratèges qui prennent à bras le corps des conflits idéologiques qui, nécessairement, les dépassent. Frédérique Fouassier choisit ensuite de traiter du personnage de Jeanne d’Arc dans la première partie d’Henri VI. D’emblée, elle affirme que la « féminité de la Pucelle apparaît […] comme problématique, puisque son attitude sort des normes de comportement féminin prisées dans l’Angleterre patriarcale de la Renaissance » (36). On aurait aimé en savoir un peu plus sur ces « normes de comportement », qui ne sont explicitées ni dans l’avant-propos ni dans l’article, mais il est vrai que l’auteur met en réalité l’accent sur les différents noms de la Pucelle, tout à la fois sorcière, Amazone, Vénus dévoyée, « puzzel », ou encore « high-minded strumpet ». Shakespeare, qui se fonde notamment sur les chroniques de Holinshed, prend d’évidentes libertés par rapport à ses sources pour multiplier les vices de Jeanne, tant et si bien qu’elle devient l’incarnation même de la monstruosité. Cela ne l’empêche toutefois pas d’acquérir une dimension mythique, contrairement à Talbot, qui n’a jamais quant à lui appartenu à un mythe littéraire.

3Dans la troisième contribution présentée par l’ouvrage, Laetitia Sansonetti analyse l’inconstance sous toutes ses formes (masculine et féminine) dans Le roi Jean, pièce où la situation d’adultère serait le paradigme des serments brisés (51). L’inconstance sexuelle féminine, nous dit-elle, exprime en réalité l’inconstance politique masculine. Si, formulé tel quel, l’argument peut paraître un peu difficile à suivre, on ne peut toutefois qu’abonder dans le sens de Sansonetti quand elle affirme que, si la femme infidèle est condamnée, l’homme, lui, peut bien écrire l’Histoire sans se soucier, justement, de cette même fidélité. Jessica Malay poursuit l’analyse de la façon dont les femmes sont représentées dans le théâtre de Shakespeare en revenant sur le personnage de Marguerite dans Richard III, prêtresse prophétique déjà étudiée par Dominique Goy-Blanquet, et qu’elle compare à la sibylle de Cumes. Malay examine donc les sources antiques telles l’Éneide de Virgile dans la traduction élisabéthaine de Thomas Phaer (orthographié « Phayer » dans l’article), avant d’étudier la manière dont la Sibylle était perçue par les contemporains de Shakespeare. Si certains voyaient en elles le relais de la parole divine, d’autres, en revanche, faisaient d’elle un suppôt de Satan, et Shakespeare, tout en préservant une certaine ambigüité, reprendrait ici à son compte les peurs de son temps, se rattachant plutôt à la seconde tradition.

4L’article pivot du volume est celui d’Anne-Marie Costantini-Cornède, qui s’intéresse à la guerre des sexes dans l’adaptation filmique de deux pièces de Shakespeare, Henri V et Richard III. De Laurence Olivier à Kenneth Branagh, elle s’emploie à montrer l’évolution du traitement de « l’homme dominant » et de « la femme victime » (84). Si ce schéma semble respecté par Olivier qui, en 1944, favorisait un « exercice de style esthétique » (84), il l’est beaucoup moins par Branagh qui, quarante-cinq ans plus tard, filme deux personnages qu’il met pratiquement à égalité. Quant au Richard III de Richard Loncraine (1995), il montre toute l’ambiguïté du comportement de Richard envers les femmes, femmes qu’il se plaît à séduire pour mieux les dompter. Quelques illustrations bienvenues (et que l’on n’attendait pas, car l’article n’y fait pas référence) viennent finalement situer les propos de l’auteur dans leur contexte, et l’on prend plaisir à admirer deux enluminures extraites des Très riches heures du Duc de Berry, qui avaient inspiré à Olivier « une forme de pictorialisme romantique » (82-83), et qui sont ici reproduites en noir et blanc (101).

5Dans un article intitulé « ‘Are you a man’, Gender roles in Macbeth », Selima Lejri change de registre et analyse dans Macbeth les images de perversion sexuelle, en s’intéressant plus particulièrement au brouillage des codes masculins et féminins, souvent mis en évidence par la critique antérieure. Lady Macbeth est à elle seule bien plus effrayante que les trois sorcières, et si elle s’acquitte de ses rôles de mère et d’épouse, elle prend soin de les pervertir sans jamais se soucier de moralité, contrairement à son mari qui pèse toujours le pour et le contre dans les actions qu’il entreprend. On reste dans la tragédie avec Flore Chevaillier, qui explore les deux mondes d’Antoine et Cléopâtre grâce aux outils sociologiques forgés par Pierre Bourdieu. Il faut en effet attendre un article en anglais pour voir le philosophe français remis à l’honneur car on sait à quel point la « French theory » a fait des adeptes en dehors du pays où elle a été conçue… Chevaillier montre qu’à Rome, Octavia incarne la femme froide, distante, et dotée d’un grand sens de l’honneur. En Égypte en revanche, la femme très sensuelle qu’est Cléopâtre compte avant tout sur sa beauté et sur sa fertilité. À partir de ce constat, l’auteur revient pour finir sur l’identité mouvante de Cléopâtre tout en montrant quel extraordinaire renversement des valeurs elle opère au sein de la doxa romaine.

6Ce recueil, on le voit, passe en revue un nombre de pièces très variées, puisque Jonathan Pollock nous livre à son tour une lecture subtile de la féminité à l’œuvre dans Coriolan, pièce qui, selon lui, met à mal les rêves de grandeur et d’autosuffisance du héros solitaire. Shakespeare, écrit Pollock, transforme la contrainte majeure qu’est l’interdiction des femmes sur scène en atout dramatique. L’auteur brosse ensuite le portrait d’un Coriolan constant et intègre, seul contre tous, cela pour mieux mettre en valeur la personnalité de Volumnia qui joue à la fois les rôles de mère et de père, et qui réalise ses désirs par le truchement de son fils. Delphine Lemonnier-Texier prolonge cette analyse en s’intéressant de près à la façon dont Shakespeare déconstruit l’idéal masculin. Si le titre de son article, « The Deconstruction of Masculinity in Shakespeare’s Coriolanus », fait uniquement référence à Coriolan, l’analyse renvoie pourtantici à plusieurs pièces (de la troisième partie d’Henri VI au Songe d’une nuit d’été) avant d’en venir à Coriolan où, remarque-t-elle, Shakespeare met plus que jamais en lumière l’héroïsme du guerrier sur le champ de bataille. Tout en replaçant la pièce dans son contexte historique (Coriolan fut écrit en pleine révolte des Midlands), elle constate que la guerre n’a pas qu’une dimension politique, chez Shakespeare, mais qu’elle a aussi une dimension éminemment sexuelle, comme en témoignent les sentiments ambivalents que Coriolan et Aufidius paraissent éprouver l’un pour l’autre. Dans ce monde très masculin, le meilleur acteur est paradoxalement une femme, Volumnia (ou, plus exactement, un jeune homme jouant le rôle d’une femme, dont il incarne la voix, puissante et autoritaire).

7Dans la mouvance des « queer studies » nées aux États-Unis dans les années 90 à la suite des études féministes, gays et lesbiennes, David L. Orvis se penche quant à lui sur la personnalité de Hotspur dans une contribution intitulée « Hotspur’s Queer Identity: Wounds, Tongues, and Contested Narratives ». Orvis, après une rapide analyse des blessures de César et de Coriolan, s’interroge sur la manière dont Hotspur perçoit ses propres blessures afin de définir l’identité du soldat dans les pièces de Shakespeare, et sa conclusion est sans appel : « What the wounds of Hotspur suggest is that he and all other soldiers are queer, ultimately, because they are soldiers » (174). Enfin, c’est à Jennifer C. Vaught qu’il revient de conclure le volume, dans un article consacré aux conceptions masculine et féminine du temps dans Le conte d’hiver. Le temps, personnage chorique directement inspiré du titre du roman de Robert Greene, Pandosto. The Triumph of Time (1588), semble omniprésent dans cette tragicomédie plus que dans aucune autre pièce du dramaturge. Hermione, accusée d’adultère, ne songe qu’au moment présent dans l’espoir de préparer un meilleur avenir. Pour elle, le temps est cyclique et participe d’un processus de régénération. Les hommes, en revanche, sont mus par l’urgence et se comportent en comptables du temps. Néanmoins, à la fin de la pièce, la conception de Léonte a évolué, car il parvient enfin à reconnaître la nature rédemptrice du temps, ce temps teinté d’une certaine mélancolie pour Shakespeare, notamment lorsqu’il évoque des festivités pastorales (comme la fête de la tonte) alors menacées de disparition.

8Le présent volume, s’il est d’un intérêt et d’une richesse incontestables, pourra peut-être paraître quelque peu hétéroclite, comme le sont souvent les recueils d’articles et les actes de colloques. Il a toutefois le très grand mérite de se pencher sur les diverses mises en scène du genre sans pour autant exclure aucune école de pensée, ni perdre de vue la dimension théâtrale de l’œuvre de Shakespeare. Ajoutons qu’il n’occulte pas non plus sa complexité politique, mythique, et littéraire. Certes, on pourra se demander pourquoi, dans les articles en français, les noms ne sont presque jamais francisés (on observe toutefois un certain flottement au sujet de Jeanne, par exemple, appelée « Joan » dans le premier article, puis « Jeanne » dans le second) et les titres des pièces jamais traduits. De façon plus générale, les normes de la présentation semblent quelquefois fluctuantes. Ainsi, certains articles sont émaillés de sous-titres bienvenus pour la clarté du propos, tandis que d’autres, en revanche, ne comprennent aucune sous-partie. Enfin, on pourra regretter l’absence de bibliographie récapitulative ou d’index à la fin, lequel aurait permis au lecteur de parcourir à sa guise les pages de ces études souvent riches et bien menées. Néanmoins, il ne s’agit là que de défauts mineurs. On saluera donc, pour terminer, le volume à la fois dense et synthétique dirigé par Delphine Lemonnier-Texier, qui permet de faire utilement le point sur l’application des « gender studies » au théâtre de Shakespeare, notamment aux pièces historiques et aux tragédies.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie CHIARI, « Delphine Lemonnier-Texier (dir). Représentations et identité sexuelles dans le théâtre de Shakespeare. Mises en scène du genre, écritures de l’histoire », E-rea [En ligne], 8.2 | 2011, mis en ligne le 28 mars 2011, consulté le 01 mars 2014. URL : http://erea.revues.org/1718

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Auteur

Sophie CHIARI

Aix-Marseille Université, Lerma

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