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Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes. Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan
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Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes. Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan

Paris, Exils, Essais, 2007, 333 pages
Irène Jami
Référence(s) :

Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes. Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, Essais, 2007, 333 pages

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Texte intégral

1Il faut saluer l’heureuse initiative et la qualité de la réalisation de Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, relayées par les éditions Exils : mettre à notre disposition en français, et dans une langue claire et agréable en dépit de la difficulté de l’entreprise de traduction, des textes parmi les plus significatifs de l’œuvre de Donna Haraway. Après Judith Butler et Teresa de Lauretis, nous voici donc en mesure de nous familiariser – avec dix à vingt ans de délai, mais ce n’est pas le lieu de se demander pourquoi – avec un corpus féministe « postmoderne » majeur, une mine de ressources épistémologiques et politiques.

2Haraway étant une théoricienne des « savoirs situés », la moindre des choses est d’évoquer sa trajectoire. C’est une enfant américaine de l’après-seconde guerre mondiale (elle est née en 1944 à Denver, dans le Colorado), de la guerre froide et de Spoutnik. Une jeune adulte, grande lectrice de science-fiction, alors que les États-Unis sont secoués par le mouvement pour les droits civiques, la guerre du Vietnam, le nouveau féminisme. Une universitaire militante, dont l’histoire personnelle échappe au conformisme familial dominant et l’a exposée de plein fouet aux ravages de l’épidémie de Sida dans la communauté gaie californienne. Donna Haraway a fait ses études à Yale, enseigné les sciences à Honolulu, dans l’état de Hawaï, puis à Johns Hopkins University à Baltimore, et soutenu une thèse en histoire de la biologie avant d’être recrutée en 1980 pour occuper la chaire d’History of Consciousness à l’Université de Californie à Santa Cruz, nid de philosophes marxistes influencés par la French Theory, où s’épanouit l’héritage britannique des cultural studies initiées à Birmingham autour de Stuart Hall. C’est dans cet environnement intellectuel des plus stimulants qu’elle a développé une critique féministe de la science et a travaillé à redéfinir les perspectives du féminisme confronté aux défis des années Reagan : démantèlement de l’État-Providence ; guerre des étoiles ; développement des technologies de l’information et des biotechnologies ; affirmation des féminismes black, chicano et lesbien ; débats sur le postmodernisme et le post-colonialisme. Une œuvre originale, multiforme, exigeante, dont il est difficile de prendre la mesure et de rendre compte.

  • 1  Steven Shapin & Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle and the Experimental Li (...)

3L’anthologie est une sélection de six textes majeurs parus entre 1985 et 1997. Le Manifeste cyborg, d’abord paru dans la Socialist Review en 1985, en pleine ère Reagan, a pour ambition de formuler un programme socialiste, environnementaliste, antiraciste, féministe. Selon Haraway, cela suppose de s’évader des dualités à partir desquelles on a appris à penser : objectif/subjectif ; objet/sujet de la connaissance ; normal/anormal ; masculin/féminin ; animal/humain ; nature/culture ou naturel/artificiel ; machines/organique ; public/privé… et de renoncer à formuler des hypothèses qui rendent compte de la totalité, des « grands récits ».  Au centre de son utopie Haraway place une lecture progressiste et féministe du mythe du cyborg. « Savoirs situés » (1988) est une contribution au débat entre féministes sur l’objectivité scientifique. « Ecce homo »  (1992)  propose la figure de Sojourner Truth, femme noire, ancienne esclave, auteure de la célèbre phrase : « Ain’t I a woman ? » – ne suis-je donc pas une femme ? – lors de son discours à la Convention des droits des femmes à Akron, dans l’Ohio, en 1851, pour représenter « une humanité collective comme une catégorie non marquée, non forclose », « au cœur d’une théorie féministe inter et multiculturelle de notre temps ». « Le patriarcat de Teddy Bear » (l’un des chapitres de Primate Visions, 1989/1997) se penche sur la vie et l’œuvre de Carl Akeley et la construction de l’African Hall de l’American Museum of Natural History à New York, mettant en évidence la fabrication de la « nature » africaine par les hommes blancs –dans le premier tiers du XXe siècle. « La race » (1997) examine de quelles façons les  paradigmes de la biologie ont, de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 90 du XXe siècle, légitimé, nourri et orienté les discours sur la race. Au départ explicitement fondés sur l’existence de races voire d’une hiérarchie raciale ; plus récemment avec et malgré la conviction ingénue de célébrer l’unicité de l’espèce humaine….comme s’il n’y avait jamais eu conflit ni domination, comme s’il n’y avait pas d’histoire. Dans « Le témoin modeste : diffractions féministes dans l’étude des sciences » (1997), Haraway s’agace de la myopie partielle des auteurs de deux des livres fondateurs des « études sociales des sciences » dans les années 1980-90, Steven Shapin et Simon Schaffer, et Bruno Latour1 : ils ont magistralement montré comment on fabrique les résultats scientifiques, mais la dimension de genre à l’œuvre dans cette construction n’a pas retenu leur attention. Haraway s’inscrit donc dans deux entreprises intellectuelles qui sont en dialogue permanent et se nourrissent mutuellement.

4Les social studies of sciences montrent que les pratiques, les résultats et les discours scientifiques ne peuvent être dissociés de leur contexte politique, culturel, social, portant des atteintes irrémédiables aux prétentions des scientifiques à l’objectivité et à l’énonciation de vérités universelles. Etudes de cas et de controverses révèlent que la pratique scientifique consiste non en la « découverte », mais en la « construction » par le langage et les représentations, de ce qui est appelé « les faits », « la nature ». Les résultats scientifiques ne sont pas l’exposé des faits ni la description fidèle de la nature, mais les produits de conditions historiques données. Ainsi, dans Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle and the Experimental Life, Steven Shapin et Simon Schaffer montrent comment les expériences de Boyle ont contribué à forger, dans les années 1650, une méthode scientifique expérimentale reposant sur trois technologies : une technologie matérielle – la pompe à air ; une technologie littéraire susceptible de rendre compte de ce qui se passe dans le laboratoire dans un style clair et sobre ; une technologie sociale faite de pratiques interactionnelles permettant la validation des perceptions subjectives des expérimentateurs – le « témoignage modeste », auquel ne peuvent prétendre que des gentlemen anglais blancs, chastes – susceptibles de certifier, donc de permettre d’établir des faits objectifs. La construction de la science moderne passe par l’établissement d’une dichotomie entre ce qui se passe à l’intérieur du laboratoire, qui sera caractérisé comme objectif et devra être rigoureusement séparé de tout ce qui se passe au-dehors, caractérisé comme subjectif.

  • 2  Voir une synthèse des travaux d’Elizabeth Potter sur Boyle parue depuis l’article de D. Haraway : (...)
  • 3  Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Ha (...)

5Mais, dans « Le témoin modeste », Haraway interpelle Shapin et Schaffer pour avoir complètement ignoré la dimension de genre à l’œuvre dans cette construction. Elle propose une lecture de cette histoire de la science moderne sensible aux exclusions de genre, sociales, de race qu’elle implique. « Le fait d’être invisible à soi-même est la forme spécifiquement moderne, professionnelle, européenne, masculine, scientifique de la modestie comme vertu. » (p. 310). S’appuyant sur les travaux d’Elizabeth Potter2, elle rappelle que ces pratiques ont produit des versions nouvelles de l’homme et de la femme – de nouvelles subjectivités genrées – caractéristiques de la modernité : « Comment la pratique masculine de la modestie par des hommes ‘civils’ a-t-elle pu rehausser leur capacité d’action d’un point de vue épistémologique et social alors que la modestie imposée aux femmes des mêmes milieux sociaux, justifiait leur exclusion de la scène de l’action ? […] La modestie des femmes est celle du corps ; la nouvelle vertu masculine est celle de l’esprit […] ». La démonstration définitive du fonctionnement de la pompe à air se doit de prendre place dans un espace civil afin d’en exclure les femmes. Les rapports des « hommes modestes » ne doivent pas être pollués par la corporéité. Changement épistémologique décisif, « qui fonde pour plusieurs siècles les discours tenus sur la race, le sexe et la classe comme des rapports objectifs et scientifiques » (p. 319).  Cette construction de la figure de l’homme de science  invisible à lui-même (non subjectif, non « pollué » par la corporéité) et opposé terme à terme à l’objet de la connaissance scientifique (matériel, féminin, naturel)s’accompagne du déferlement d’une imagerie violemment misogyne dans des textes clés de la Révolution Scientifique3.

  • 4  Voir par exemple Margaret Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies to 1940 (...)

6La critique féministe de la science (deuxième entreprise intellectuelle) s’est d’abord appliquée à constater, chiffrer, dénoncer, combler l’invisibilisation des femmes dans le récit de l’histoire des sciences. La science est une affaire d’hommes4. Dans Primate Visions, on voit que les femmes primatologues américaines « n’ » étaient le plus souvent « que » les épouses qui accompagnaient leur célèbre mari, que leurs travaux ont généralement été sous-estimés car/et publiés sous le nom de celui-ci, ou jugés sans intérêt ou ne reflétant aucune autonomie intellectuelle.

  • 5  Deux exemples célèbres parmi une production très riche : Emily Martin, « The Egg and the Sperm : H (...)

7Elle a mesuré l’impact épistémologique de cette exclusion : le contenu de la  connaissance scientifique sur les femmes (et les hommes) reflète les conditions sociales dans lesquelles elle est élaborée : en l’occurrence par des hommes, dans une société masculiniste5. Dans Primate Visions, on voit comment la primatologie a contribué à construire la différence singe/humain (le grand singe est à l’homme occidental ce que la nature est à la culture) mais aussi à fonder la répartition sexuée des rôles dans les sociétés humaines. Les hommes primatologues ont en effet observé chez les grands singes ce qu’ils s’attendaient à y voir, compte tenu de leurs préjugés : des mâles actifs usant de stratégies de reproduction, des femelles passives confinées dans le rôle de « ressources ».

8Non seulement la production de la connaissance est biaisée par des préjugés sur le genre et plus généralement par des rapports de domination, mais elle produit ces rapports. L’observation (biaisée) des grands singes par les hommes primatologues sert à légitimer la répartition des rôles entre hommes et femmes : « vous voyez bien qu’elle est naturelle, puisqu’on la trouve ‘déjà’ chez les grands singes, comment les humains vivraient-ils autrement ? ».

  • 6  Cette contribution et plusieurs autres importantes au débat sont rassemblées dans Sandra Harding ( (...)

9Haraway se situe dans la perspective initiée depuis les années 80 par les tenantes d’une « épistémologie du standpoint » (représentée notamment dans les travaux de Nancy Hartsock6) qui reconnaît le caractère socialement et historiquement situé de toute revendication de connaissance. Elle tient cependant à se démarquer de tout relativisme scientifique : « ‘notre’ problème est d’avoir en même temps une prise en compte de la contingence historique radicale de toutes les prétentions au savoir et de tous les sujets connaissants […] et aussi un engagement sans artifice pour des récits fidèles d’un monde ‘réel’ […] » (p. 113). Elle propose alors une définition de l’objectivité scientifique qui valorise les savoirs historiquement et socialement situés, les perspectives partielles, la corporéité et la subjectivité du témoin. « Je milite pour les politiques et les épistémologies de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l’universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions à la construction d’un savoir rationnel. » (p. 126).

10Dans Primate Visions, Haraway attire l’attention sur les travaux de quatre primatologues américaines blanches qui décrivent les femelles comme des actrices centrales de l’histoire de l’évolution des espèces. Dans le livre tiré de sa thèse, paru en 1980 (donc, remarque Haraway, dans un contexte où l’on s’intéresse particulièrement au féminin, aux femmes, au féminisme), Jeanne Altmann décrit les activités des mères babouines d’Afrique orientale, qu’elle a longuement observées. Frappée par la multiplicité et la fragmentation des nombreuses tâches différentes qu’elles assument quotidiennement, elle recourt aux deux métaphores de « dual career mothering » et de « budgétisation du temps » pour décrire leur comportement. Nous sommes loin des fantasmes de potentiel individuel illimités fréquents dans la pensée occidentale et masculiniste. Les primatologues hommes, eux, ne se posaient pas les mêmes questions, attendaient autre chose de leurs observations et n’ont donc pas regardé de la même façon ; comme ils surestimaient les taux de succès de reproduction chez les mâles et sous-estimaient ceux des femelles, ils n’ont pas remarqué que les femelles déployaient – comme les mâles – une stratégie active d’accouplement.

11Linda Marie Fedigan a étudié les rôles sociaux chez des singes japonais dans une station de recherche au Texas en accordant elle aussi une attention inédite aux femelles qu’elle considère, comme les mâles, « génératrices actives de vie et de signification » alors qu’elles étaient jusque-là présentées comme des ressources passives pour la reproduction, se contentant de sélectionner les mâles dominants comme partenaires. Adrienne  Zihlman, travaillant sur des chimpanzés, ne mentionne dans sa description ni division stricte du travail ni comportement sexuel agressif : les femelles privilégieraient, dans le choix de leur partenaire, des aptitudes à la vie sociale. Sarah Blaffer Hrdy présente des femelles dont l’autonomie et la raison s’exercent dans la recherche du maximum de plaisir sexuel procuré par l’orgasme. Le clitoris qui permet de multiples accouplements représente un « avantage reproductif ». Certaines femelles – celles qui réussissent – utilisent les mâles comme ressources au service de leurs propres projets.En véritables stratèges, elles sélectionnent les rencontres sexuelles pour optimiser leurs investissements génétiques et rester dans le jeu de l’évolution.

12La primatologie, conclut Haraway, c’est de la politique. Ces primatologues, à défaut de s’affirmer comme femmes ou comme féministes, ce qui aurait porté atteinte à leur crédibilité scientifique, ont produit des résultats qui remettent en question les fondements de leur champ d’étude : elles ont fait de la science féministe. Car, en même temps qu’elle écrit ces histoires d’histoire des sciences, Haraway imagine et discute des façons de faire de la politique féministe. Le Manifeste cyborg propose une lecture féministe des transformations sociales induites par les changements technologiques des années 80. Haraway constate que :

13« le travail est redéfini à la fois par l’existence d’une main d’œuvre exclusivement féminine, et par une féminisation de certains emplois occupés par des hommes comme par des femmes. Féminiser signifie rendre extrêmement vulnérable : exposer au démantèlement, au réassemblage, et à l’exploitation que subissent ceux qui constituent une réserve de main d’œuvre […] être soumis à des emplois du temps morcelés […]. La déqualification est une vieille stratégie qu’on applique maintenant à des travailleurs autrefois privilégié [...] Le problème de la féminisation de la pauvreté [...] se pose aujourd’hui de façon urgente. La multiplication des foyers où la femme se retrouve chef de famille [...] constitue un terrain d’entente [...] Il existe des formes familiales spécifiques dialectiquement reliées aux différentes formes du capitalisme  [...] A chaque étape a correspondu une famille idéale [...] 1. La famille nucléaire patriarcale [...] 2. La famille moderne dépendante de (et établie par) l’Etat providence [...] 3. La « famille » de l’économie du travail à domicile avec sa structure oxymorique de foyer monoparental dirigé par une femme qui apparaît en même temps que le féminisme explose pour faire place aux féminismes et que, paradoxalement, la notion de genre elle-même s’intensifie et s’efface à la fois. » (p. 56-62).

14La critique féministe ne peut éviter de se confronter à tout ce qu’impliquent les transformations de la fin du XXe siècle : mutations technologiques et du capitalisme, complexification du sujet du féminisme. Ainsi le féminisme ne peut plus se fonder sur une politique des identités : « Se nommer féministe [...] est devenu difficile [...] Il n’y a rien dans le fait d’être une femme qui puisse créer un lien naturel entre les femmes [...] une autre possibilité de réponse à ces crises s’est imposée : la coalition – l’affinité, plutôt que l’identité », ce que Chela Sandoval a appelé « conscience oppositionnelle » (p. 32-33).  

15La formulation d’une politique féministe offensive adaptée à la postmodernité est une urgence alors que se dessine un nouvel ordre mondial (domination sans partage des Etats-Unis, affirmation d’une culture d’entreprise transnationale, expropriation et commercialisation du vivant). L’un des enjeux sera de prendre la mesure des possibilités de réappropriation et de subversion des technosciences au lieu de les envisager comme un instrument de domination menaçant.

16Haraway a recours à la figure du cyborg, promesse d’affranchissement à l’égard des normes aliénantes qui structurent nos représentations, d’ « accouplements transgressifs » entre catégories construites comme exclusives les unes des autres, d’ouverture à d’autres conceptions des identités, porteuses d’une politique et d’une utopie féministes : « Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman » (p. 30). La science-fiction contemporaine, mais aussi la médecine moderne, la guerre moderne font un grand usage des cyborgs. Haraway propose une lecture féministe et progressiste du mythe du cyborg, jusqu’alors plutôt connoté comme machiste et militaire.

17Le cyborg permet de rompre avec des identités aliénantes assignées au sein de dualismes totalisants. Il n’est ni humain, ni machine ; ni naturel ni artificiel ; ni homme ni femme. Il nous permet d’espérer l’avènement d’un monde sans genre. Il n’est point chrétien, il n’a jamais connu le jardin d’Eden ni encouru le châtiment d’un dieu tout-puissant, il ne dépend pas d’une reproduction hétérosexuelle : bref, il « saute l’étape de l’unité originelle », celle de « l’identification avec la nature au sens occidental du terme » (p. 32) ; et contrairement au marxisme et à la psychanalyse qui ont dû en passer par la réécriture du récit des origines, il se dispense aisément d’une histoire de l’origine de l’humanité.

18La figure du cyborg peut aider à rendre compte de la condition des femmes de la fin du XXe siècle : nous sommes toutes des chimères, nous signale Haraway, des hybrides théorisés et fabriqués de machines et d’organismes ; en un mot, nous sommes des cyborgsavec nos corps saturés d’artefacts : adjuvants chimiques, prothèses en tout genre, technologies de la reproduction. Et pourtant, cela ne date pas d’hier et ne ressortit pas au seul déploiement des biotechnologies. Haraway propose la figure de Sojourner Truth, produit de technologies de la domination esclavagiste, comme première incarnation du mythe du cyborg.

19« Je crois qu’entre les nègres du Sud et les femmes du Nord qui parlent tous de leurs droits, les hommes blancs vont bientôt se retrouver dans de beaux draps. Mais toute cette parlote, de quoi que ça cause ? Cet homme là-bas, il dit qu’il faut aider les femmes à monter en voiture et les porter pour franchir un fossé, et qu’il leur faut les meilleures places partout… Personne ne m’aide jamais à monter en voiture ou à traverser une flaque de boue, personne ne me donne les meilleures places ! Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi !

20Regardez mon bras ! J’ai labouré et j’ai semé, j’ai engrangé la moisson et aucun homme ne pouvait faire mieux que moi ! Et ne suis-je pas une femme ? Je travaillais autant que n’importe quel homme, quand je trouvais de quoi, et j’endurais le fouet aussi bien qu’eux ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai donné la vie à cinq enfants, et je les ai vus presque tous vendus comme esclaves et quand j’ai hurlé ma douleur de mère, seul Jésus m’a entendu ! Et ne suis-je pas une femme ? »

  • 7  Hazel Carby, Reconstructing Womanhood : The Emergence of the Afro-American Woman Novelist, New Yor (...)

21Ce texte est la représentation du discours prononcé par S. Truth à la convention d’Akron en 1851, dans un parler d’esclave noire imaginé par un abolitionniste blanc, un langage faussement authentique, dans lequel il nous parvient aujourd’hui. Elle était une femme noire, une singularité oxymorique. Car « all the women are white, all the black are men, rappelait le titre d’une des premières anthologies de textes du féminisme black, but some of us are brave ». Haraway se réfère aux travaux d’Hazel Carby : aux Etats-Unis les femmes noires n’ont pas été reconnues « femme » comme les blanches. La parenté a investi les hommes blancs de droits sur les femmes qu’elles-mêmes n’avaient pas, mais l’esclavage a  légalement aboli la parenté pour un groupe et a constitué d’autres groupes en objets de propriété aliénables. Les femmes blanches recevaient en héritage des hommes et des femmes noirs. Les femmes et hommes libres héritaient du nom de leur père, mais n’en étaient pas la propriété aliénable. Les esclaves, femmes et hommes, héritaient de la condition de leur mère, qui de son côté n’avait aucun contrôle sur ses enfants. Les esclaves mères ne pouvaient transmettre un nom, ne pouvaient être des épouses ; elles étaient en-dehors du système du mariage,, sans position, non situées dans le système des noms, sans place et à vendre. Dans cet ordre de discours les femmes blanches n’étaient pas légalement et symboliquement tout à fait humaines ; les esclaves n’étaient pas des humains du tout, légalement et symboliquement. Donner naissance (en tant qu’épouse soumise) aux héritiers d’une propriété n’est pas la même chose que de donner naissance, dans l’esclavage, à un objet de propriété.C’est ce qu’Hortense Spillers a appelé : « une grammaire américaine » (p. 234-235)7.

22C’est depuis cette position que Sojourner Truth revendique et déconstruit en même temps son identité de femme, incarnant la promesse d’un universel toujours en mouvement ; « à travers le décentrement et la résistance aux identités standardisées,… un moyen de revendiquer au nom d’une humanité reléguée, le statut d’‘humain’ ».

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Notes

1  Steven Shapin & Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985. Traduction française : Léviathan et la Pompe à Air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993. Bruno Latour, Science in Action : How to Follow Scientists and Engineers through Society, Cambridge, Harvard University Press, 1987. Traduction révisée en français : La Science en Action, Paris, La Découverte, 1989.

2  Voir une synthèse des travaux d’Elizabeth Potter sur Boyle parue depuis l’article de D. Haraway : Gender and Boyle’s Law of Gases, Bloomington, Indiana University Press, 2001.

3  Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Harper and Row, 1980. Evelyn Fox Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press, 1985.

4  Voir par exemple Margaret Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies to 1940, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982, et « The Matthew-Matilda Effect in Science », Social Studies of Sciences, SAGE, vol. 23, 1993, p. 325-341, traduction française « L’effet Matthieu Matilda en sciences », Science et Genre, Cahiers du CEDREF, Publications Universitaires Paris-Diderot, 2003, p. 21-39.

5  Deux exemples célèbres parmi une production très riche : Emily Martin, « The Egg and the Sperm : How Science Has Constructed a Romance Based on Stereotypical Male-Female Roles », Signs : Journal of Women in Culture and Society, 16/3 (1991), p.485-501. Londa Schiebinger, Nature’s Body : Gender in the Making of Modern Science, Boston, Beacon Press,1993.

6  Cette contribution et plusieurs autres importantes au débat sont rassemblées dans Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, Routledge, 2003.

7  Hazel Carby, Reconstructing Womanhood : The Emergence of the Afro-American Woman Novelist, New York, Oxford University Press, 1987. Hortense Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book », Diacritics, 17, 2 (1987), p. 65-81. Gloria Hull, Patricia Bell Scott, Barbara Smith (éd), All the Women Are White, All the Black Are Men, But Some of Us Are Brave : Black Women’s Studies, Old Westbury, Feminist Press, 1982.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Irène Jami, « Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes. Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan », Genre & Histoire [En ligne], 3 | Automne 2008, mis en ligne le 28 décembre 2008, consulté le 08 mars 2014. URL : http://genrehistoire.revues.org/405

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Irène Jami

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