Nous remercions Claude Marie Laure D´Hainaut et Mathieu Hilgers pour l’aide qu’ils nous ont apportée.
1Le titre de cet article fait référence à deux approches distinctes. La première, normative, postule que les sciences sociales et particulièrement la sociologie, doivent jouer un rôle aussi prépondérant que possible dans la définition et la transformation des politiques publiques. Elle relève d’une conception positiviste, ou du moins rationaliste, du lien existant entre la production de la connaissance sociale et son applicabilité dans la résolution des problèmes sociaux (Weiss, 1986).
2Selon cette approche, les politiques publiques et l’action des pouvoirs publics en général seraient de meilleure qualité si elles se laissaient influencer par la logique et les résultats de la recherche. Leur efficacité serait optimale si leur conception et leur transformation étaient réalisées sur la base de recherches pures et appliquées. Dans cette perspective, toute analyse critique devrait principalement se centrer sur les éléments qui empêchent une pleine utilisation de la rationalité scientifique dans le domaine de l’action publique. Leurs conclusions et recommandations devraient donc avoir comme objectif l’élimination de ces éléments embarrassants.
- 1 Cette approche est voisine du modèle interactif d´utilisation de la connaissance de la recherche s (...)
3La seconde approche est de type réaliste. Elle se rapporte au rôle que joue effectivement et historiquement la connaissance produite par les sciences sociales — considérées dans un sens large — sur un ensemble d’éléments tels que la politique, l’idéologie, les intérêts de groupe dans la société, intervenant eux-mêmes dans le processus de définition et de transformation des politiques publiques 1. Cette lecture assume, dans la production des politiques sociales, la coexistence du rationnel et de l’irrationnel, du volontarisme et des conditions politiques dans lesquelles se développent les acteurs, qu’ils soient producteurs ou récepteurs d’une telle connaissance. Pour le dire autrement, il s’agit d’assumer l’existence de contextes socio-historiques et institutionnels dans la relation entre les sciences sociales et les politiques publiques.
4L’analyse que nous proposons ici porte sur cette réponse réaliste. Nous poserons quelques hypothèses permettant d’expliquer les transformations des contenus ou des politiques publiques et les conditions d’utilisation de la sociologie en fonction de différents moments sociopolitiques propres au Chili. Nous avons centré cette étude sur les années 1980 et 1990, sans aborder l’actualité — le milieu des années 2000 — pour éviter de perdre la distance critique nécessaire à ce genre de réflexion.
5Quels facteurs ont exercé une influence sur la connaissance produite par la sociologie au Chili durant cette période et de quelle manière l’ont-ils fait ? Une telle question suppose que l’on analyse non seulement les processus — l’utilisation de la connaissance produite par la sociologie — mais aussi et surtout les acteurs spécifiques — les sociologues — et que l’on situe ces derniers sur une scène sociale, culturelle et politique particulière.
6Nous avons opté ici pour une réflexion théorique qui se base sur notre expérience personnelle. Une partie du matériel empirique se rapporte donc directement au travail réalisé, depuis le milieu des années 1980, dans une institution spécialisée dans la recherche appliquée, la production et la systématisation de connaissances utiles pour l’intervention et le changement social — le CIDE.
7La partie théorique de cette réflexion fait référence à notre thèse de doctorat, soutenue en 1996 à l’Université catholique de Louvain (Corvalán, 1996). Nous tentions de comprendre les orientations théoriques, politiques et idéologiques de l’intervention sociale et des politiques publiques menées tant par les organisations non gouvernementales que par l’État du Chili. Dans les deux cas, nous cherchions également à comparer les orientations et les pratiques d’interventions publiques développées dans les années 1980 et 1990. Nous avons reconstruit les matrices référentielles ou les paradigmes des conceptions d’intervention à partir desquels se sont structurés les discours justificateurs de l’intervention publique et sociale.
- 2 Principalement inspiré par l’œuvre d’A. Touraine.
- 3 Paradigme inspiré par des auteurs tels que M. Foucault, M. Godelier, A. Gramsci — bien que ce dern (...)
- 4 De façon sommaire et en reprenant G. Bajoit, on peut dire que le problème de l’ordre et du change (...)
- 5 Influencé par le CEPAL-UNESCO et particulièrement par la théorie du capital humain (CEPAL-UNESCO, (...)
- 6 Également inspiré par la théorie du capital humain, mais cette fois dans une perspective fonction (...)
8Durant les années 1980, dans le monde des sociologues chiliens impliqués dans le secteur non gouvernemental, ces matrices référentielles dominantes étaient composées d’éléments théoriques procédant du paradigme du conflit 2 et, dans une moindre mesure, de la vision structuralo-marxiste dérivant du paradigme de l’aliénation 3. Nous avons montré que, vers le milieu des années 1980, des éléments théoriques empruntés au paradigme de l’intégration sociale ont fortement influencé la matrice référentielle des sociologues travaillant dans le secteur non gouvernemental 4. Notre recherche nous a aussi permis de conclure que, pendant les années 1990, la matrice référentielle dominante pour aborder des sujets sociaux et publics, soit à partir de l’État soit à partir de secteurs non gouvernementaux, a été constituée par les paradigmes sociologiques de la compétitivité 5 et de l’intégration sociale 6. La plus grande partie de la réflexion que nous développons dans cet article s’appuie sur ces résultats.
9La sociologie — en tant que discipline académique et autonome — est institutionnalisée au Chili depuis la seconde moitié du XXe siècle. Produite sous diverses influences, parmi lesquelles le positivisme fonctionnaliste, comme initiateur, et le marxisme structuraliste, comme continuateur, elle s’est professionnalisée durant cette période et a produit sa première communauté de pratiquants dans le courant des années 1960 et au début de la décennie suivante (Barrios/Brunner, 1988 ; Brunner, 1988).
10Au début des années 1960, on observe au Chili une importante dynamique d’institutionnalisation politique et un haut niveau d’idéologisation de la discussion politique et sociale. En termes historiques, cette décennie et le début de la suivante sont marquées par de grandes transformations politiques et sociales encadrées par les projets de la Démocratie Chrétienne — 1964-1970 — et de l’Unité Populaire — 1970-1973. Au niveau idéologique, ces gouvernements ont en commun l’ambition d’industrialiser et d’urbaniser le pays — en laissant un rôle fort à l’État — ainsi que d’entamer un processus de réforme agricole qui mette fin à la situation de “pré-modernité” régnant dans le secteur rural (Arellano, 1984, 1985 ; Corvalán, 1996, chap.3).
11Durant cette période, la sociologie chilienne se développe dans un contexte académique et universitaire fortement idéologisé qui ne permet généralement pas de distinguer clairement la figure de l’intellectuel de celle du militant (Barrios/Brunner, 1988). Parallèlement, et de manière concomitante avec une grande partie du développement de la discipline au niveau mondial, elle se structure en analyses macrosociales (Brunner, 1988 ; Brunner et al., 1993).
12Au début des années 1970, elle s’articule autour d’une confrontation opposant les deux paradigmes précédemment évoqués. Une première tendance s’inspire principalement de conceptions provenant des États-Unis, basées sur des éléments clairement structuralo-fonctionnalistes et plaidant pour une approche empirique et objective de l’analyse sociale (Alvarez et al., 1972). Ce courant, qui tend à être associé à la Démocratie Chrétienne — notamment à travers les théories du développement pour son approche plus appliquée —, critique les postulats centraux du marxisme dans les sociétés latino-américaines (Brunner et al., 1993). D’autre part, on observe dans l’analyse sociologique une tendance non négligeable qui s’inspire de différents aspects du marxisme, et principalement de sa vision historique et de son analyse des structures sociales (Moulian, 1993).
13En passant en revue les thématiques abordées par ces courants, on note la prédominance de certaines questions relatives à la conscience de classe, à la mobilité sociale, à la modernisation industrielle et, bien entendu, au processus de transformation rurale (Fuenzalida, 1983). Il est surprenant de voir que des thématiques spécifiques, telles que la sociologie de l’éducation, n’apparaissent pas comme des domaines autonomes au Chili, alors qu’elles font d’importants progrès, tant en Amérique du Nord à la faveur des études sur la mobilité sociale qu’en Europe avec les débuts de la théorie de la reproduction sociale à travers le système scolaire.
14Pour la grande majorité des historiens et analystes de la société chilienne contemporaine, le coup d’État militaire de septembre 1973 est l’épisode le plus marquant qu’ait connu le pays dans la seconde moitié du XXe siècle. Il constitue également un événement international significatif. En effet, il s’agit non seulement de la fin d’une tentative, inédite jusqu’alors, de faire évoluer démocratiquement une société vers le socialisme, mais c’est aussi le terme de plus d’un demi-siècle de prépondérance de l’État dans le développement du pays (Arellano, 1984). Entre 1973 et 1990, le Chili connaît un régime autoritaire-capitaliste. Même après 1990 et le rétablissement de la démocratie, le modèle du développement se caractérise, en ce compris dans le secteur des politiques publiques et sociales, par la prépondérance du secteur privé et des marchés (Vergara, 1993).
15Dans ce contexte, la sociologie en tant qu’activité académique est sérieusement affaiblie dans le monde universitaire. Parallèlement à cette situation, des acteurs non gouvernementaux et privés apparaissent, qui offrent à la discipline des conditions particulières de développement (Brunner, 1985). Le phénomène des organismes non gouvernementaux se développe avec vigueur grâce à l’appui de la coopération internationale, principalement pendant les années 1980 (Corvalán, 1996).
16Nous nous intéressons ici à un type particulier et minoritaire d’ONG, des ONG qui se sont consacrées, totalement ou partiellement, à la recherche sociale et, plus spécifiquement, ont accordé durant la dictature une place dominante à la recherche appliquée aux politiques publiques sur base de la critique ou de propositions alternatives. Ces structures, appelées CAI, Centres Académiques Indépendants, ont exercé une influence importante dans les sciences sociales chiliennes durant les années 1980 (Brunner, 1985). La majeure partie d’entre elles étaient liées à l’opposition politique contestant la dictature dirigeante (Lladser, 1986).
17Les années 1980 sont marquées au Chili par une dictature militaire d’idéologie clairement néolibérale. Si ce régime politique est instauré au début des années 1970, c’est pendant la décennie suivante qu’il produit une véritable dynamique institutionnelle et une politique publique basée sur les principes néolibéraux d’organisation de la société (Moulian/Vergara, 1980 ; Vergara, 1993)
18Dans un contexte d’autoritarisme politique, le gouvernement militaire opère, dès le début des années 1980, un ensemble de changements dans la politique publique connus sous le nom des “sept modernisations” (Garretón, 1989). Cette démarche répond à la volonté d’implanter un modèle de développement social et économique néolibéral. Au cours de cette décennie, les sciences sociales, à l’exception des courants néolibéraux en économie, sont peu représentées dans la sphère des politiques publiques (Brunner, 1985). Malgré cela, et c’est principalement le cas de la sociologie et de l’anthropologie, elles servent de fondement à un ensemble d’interventions et de recherches sociales, menées à partir de ce réseau dense et étendu d’organismes non gouvernementaux, consolidés ou créés dans le pays depuis la fin des années 1970.
19Une partie importante des initiatives menées par les ONG de l’époque sont basées sur le thème de l’éducation populaire, la construction d’une hégémonie culturelle alternative aux principes d’organisation sociale imposée par la dictature (Brunner, 1981) et l’idée de la reconstitution de l’action collective dans le pays (Dubet et al., 1989). Conformément aux objectifs définis, apparaissent, de manière sous-jacente dans le discours et comme fondement de ces interventions et recherches, des éléments inspirés du marxisme — principalement dans sa version gramscienne —, mais aussi de la vision du conflit proposée par A. Touraine (Touraine, 1973, 1978).
- 7 Croissance annuelle du PIB.
20Depuis 1985, le pays connaît, sous le modèle du développement néolibéral, une importante croissance économique qui s’arrêtera en 1999 dans le contexte de la crise “asiatique”. À la suite d’une croissance économique ininterrompue de 14 ans, caractérisée par un taux moyen de 5 % 7, — fait inédit durant la seconde moitié du XXe siècle pour un pays latino-américain —, la pauvreté est réduite de moitié dans le pays — 20 % de la population à la fin des années 1990 —, tandis que les salaires et les indices d’emploi augmentent considérablement.
21Au début des années 1990, des élections consacrent le retour de la démocratie. Une coalition opposée à la dictature s’installe au pouvoir. De nombreux académiques et intervenants actifs dans le monde des sciences sociales et des ONG durant les années 80 occupent des charges gouvernementales, notamment liées aux politiques sociales et publiques (Corvalán, 1996).
22La prospérité économique et la diminution de la pauvreté — ce qui ne signifie pas une diminution des inégalités — se poursuivent aujourd’hui sur des bases semblables, même si d’importants ajustements ont été opérés. C’est précisément dans le domaine de la politique publique que le nouveau gouvernement démocratique entend innover (MIDEPLAN, 1994). Le concept du “développement avec équité” devient central au Chili, ainsi que dans d’autres pays d’Amérique Latine, pour orienter et donner un sens à l’action de l’État et plus spécifiquement aux politiques sociales (CEPAL-UNESCO, 1992).
- 8 En termes quantitatifs, A. Barrios et J. J. Brunner estiment qu’il existe dans le pays, fin 1985, (...)
23Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est dans les milieux universitaires et dans le monde des CAI que s’observe l’évolution de la sociologie chilienne au cours des années 1980 8. Ceci s’explique dans la mesure où, faisant partie des processus de transformation économique caractéristiques de cette période, les universités cessent de percevoir une partie importante du financement qui leur était attribué par l’État. Considérées comme subversives et attentatoires à l’ordre existant, les sciences sociales sont particulièrement touchées par ces mesures.
- 9 Par exemple, FONDECYT, la principale source publique de financement des recherches dans le pays, a (...)
24Le résultat n’est pas l’extinction de la production intellectuelle des sciences sociales, mais son appauvrissement dans le cadre universitaire. On observe en outre le détachement, peut-être stratégique, d’un type de connaissance utile et valide pour résoudre à court et moyen terme certains problèmes de la réalité sociale 9.
25Parallèlement, il apparaît que l’État n’est pas un utilisateur des sciences sociales appliquées. Celui-ci structure son discours sur le changement social à partir des principes du libéralisme économique : efficacité et efficience des politiques, liberté et rationalité de l’individu (Brunner/Barrios, 1987). Dans ce contexte, l’économie néolibérale émerge comme la principale explication de la conduite publique de l’individu (Moulian/Vergara, 1980).
26De leur côté les CAI reçoivent un important appui économique de l’Amérique du Nord et de l’Europe pour mener à bien des programmes de recherches théoriques et appliquées. Ces programmes ont pour but de soutenir l’opposition au régime politique en place et de permettre le retour à la démocratie. On peut postuler — comme l’indiquent la majeure partie des analyses du moment — que se constituent alors dans le cadre des CAI une communauté de sociologues et une production sociologique parallèles au monde universitaire (Brunner, 1985 ; Barrios/Brunner, 1988). Les connaissances produites au sein de ces institutions sont caractéristiques de deux sous-périodes.
27Deux facteurs déterminent la nature et l’horizon de la production des sciences sociales au sein des CAI. D’une part, la situation économique difficile du pays et ses conséquences sur l’augmentation du chômage et de la pauvreté ; d’autre part, l’absence à court terme de perspective démocratique.
- 10 En 1986 une enquête fut menée auprès de 57 sociologues à qui l’on demandait de citer les courants (...)
28C’est probablement pour cela que nous observons dans ces institutions l’émergence d’une science sociale radicale s’inspirant du néomarxisme — Gramsci —, du structuralisme français et de son extension à l’école britannique — Establet et Passeron, Bourdieu, Bernstein — et faisant référence aux mouvements sociaux ou à la production socio-historique de l’ordre social — Touraine 10.
29Quels sont les objectifs, quel est le destin de ces recherches ? Il ne s’agit certainement pas de produire des connaissances utiles à court terme pour la prise de décision dans le domaine de l’État et des pouvoirs publics. Nous avons en effet rappelé qu’il n’y avait pas de perspective d’ouverture démocratique. Notre première hypothèse est que, dans un contexte où l’influence à court terme sur le pouvoir d’État est nulle, surtout à cause de l’absence de canaux propres aux sociétés démocratiques, il est plus probable de voir se développer, y compris pour la recherche appliquée, des postulats et des positions analysant les structures sociales ou relevant de la théorie des mouvements sociaux.
30Selon cette hypothèse, la pensée sociologique influence différemment les politiques publiques selon qu’elle se développe dans un contexte autoritaire ou, au contraire démocratique. Ceci se comprend si l’on considère que, dans sa dimension appliquée ou modélisatrice de la société, cette pensée se développe plus volontiers dans les pays démocratiques où l’État est susceptible d’être influencé par différents secteurs. Dans ce type de contexte, l’ensemble des idées générées par la pensée sociologique peuvent, par divers canaux, transformer et/ou influencer les politiques publiques. La cohabitation entre la sociologie et la société démocratique semble donc favoriser le développement de propositions d’intervention de type microsocial à travers les politiques publiques.
31À l’inverse, un contexte non démocratique conduit au développementd’une sociologie de nature macrosociale, appliquée à des thèmes publics presque exclusivement liés à des références critiques structurelles. Dans le cas chilien, la place prise par les paradigmes de conflit et d’aliénation dans la majeure partie de la communauté sociologique pendant les années 1970 et 1980 aurait amplifié ce phénomène.
32Nous ne prétendons pas que de telles positions théoriques sont spécifiques aux chercheurs travaillant dans un contexte non démocratique. Une telle affirmation nierait une grande partie du développement des sciences sociales critiques en Amérique du Nord et en Europe, source de bon nombre de postulats développés dans les CAI chiliens et latino-américains. Néanmoins il existe dans ces sociétés, particulièrement en Europe, un domaine de référence et de production différencié selon que l’on s’intéresse à une approche pure ou appliquée de la science sociale. Dans un tel contexte, la première démarche assume souvent une perspective critique à l’égard des structures sociales, sans pour autant vouloir constituer de manière linéaire un apport au développement d’interventions et de politiques sociales. Il s’agit davantage, au moins dans le cas de la sociologie, d’avoir une répercussion sur la société civile et sur la citoyenneté en général, plutôt que sur l’action de l’État.
33Au niveau du cadre institutionnel, la sociologie critique chilienne se développe — particulièrement dans les années 1980 — au sein du monde non universitaire. Plus précisément, elle prend forme à partir d’un domaine qui se définit lui-même comme différent et contraire à l’État et, de manière générale, au mode de gestion gouvernementale dominant. Par définition, la mission des CAI en recherche sociale est alors d’aborder des perspectives d’analyses et des objets d’études qui ne sont pas envisagés par l’État ou qui sont considérés par les universités comme ayant des impacts concrets limités.
34Si, dans toute société moderne, la répercussion qu’une sociologie critique peut avoir sur l’action de l’État est faible (Wagner et al., 1999), le cas chilien démontre que, en l’absence d’un système démocratique, celle-ci est pratiquement nulle. En conséquence, les sociologues qui produisent des connaissances à partir des CAI ne peuvent chercher de répercussions que sur une société civile qui par ailleurs, étant donné le climat politique autoritaire et répressif, n’a pas accès aux grands canaux démocratiques d’expression politique. Il est remarquable que la plupart des références relatives à cette démarche critique de recherche d’un espace d’intervention sont de type sociostructurel et non microsocial. Il n’existe donc pas au Chili, pour cette période, ni au niveau national ni dans l’usage de la production internationale, de théorie, de méthodologie, d’auteur dans le champ des sciences sociales pures ou appliquées qui mette l’accent sur des explications microsociologiques.
35Comme nous l’avons signalé, ces années sont caractérisées par la prospérité économique et la perspective certaine d’un retour à la démocratie. La recherche sociale appliquée produite dans les universités est encore discrète tandis que la recherche menée au sein des CAI commence à envisager un impact possible sur les politiques sociales futures. Cette situation se renforce d’autant plus que, à partir de 1990, la coalition ayant le plus de possibilités d’assumer le gouvernement du pays est celle dans laquelle militent la plupart des intellectuels engagés dans les CAI (Corvalán, 1996).
36Un changement clair est donc observable au niveau de la production des connaissances appliquées. Pour l’expliquer, nous posons l’hypothèse suivante : en vue d’occuper l’appareil d’État et de gérer des politiques publiques, les sociologues qui, jusque-là, recouraient à divers régimes d’analyses macrostructurelles pour remettre en cause la réalité existante modifient ces références en fonction de critiques délimitées par une problématisation de leur objet. Ils se basent pour ce faire sur une dualité entre problème et solution, sans nécessairement faire allusion à une modification structurelle.
37Il s’agit selon nous, d’une logique d’adaptation à la situation plutôt que d’une démarche pleinement opportuniste. En se modifiant, l’environnement sociopolitique exige la production de nouvelles connaissances structurées dans un langage scientifique et sociopolitique différent de celui qu’on avait élaboré jusqu’alors. Les CAI proposent donc progressivement un ensemble de références théoriques développées dans le sillage d’une sociologie sensible aux perspectives et objets d’études microsociales et inspirées définitivement de matrices référentielles proches des paradigmes de l’intégration et de la compétitivité.
38À cet égard, on observe par exemple que, vers les années 1980, le travail des ONG met l’accent sur les sujets “civiques-citoyens” — l’éducation civique, l’apprentissage de la démocratie… — ainsi que sur l’ensemble des interventions liées au développement des micro-entreprises avec des jeunes et des adultes issus de secteurs populaires. Dans le premier cas, les références utilisées proviennent en partie d’une sociologie de l’intégration et, dans le second, de paradigmes proches de la compétitivité (Taller de cooperación al desarrollo, 1989).
39Dans le cas chilien, cette situation fut, en outre, confortée par le succès économique du moment. En d’autres termes, comme complément à cette hypothèse, le processus de critique structurelle semble encore plus difficile dans un contexte économique de réussite. En effet, ce type de situation encourage un modèle de production de connaissance sociale du type problem-solving (Weiss, 1986).
40En termes plus descriptifs, durant cette période et en ce qui concerne l’interprétation des problèmes nationaux, le recours aux auteurs marxistes, structuralistes et tenants de la théorie des mouvements sociaux a tendance à disparaître. En revanche, des références à des théories et à des méthodologies d’intervention, inspirées du développement de l’intégration sociale et de la compétitivité à partir des politiques publiques, voient le jour (Corvalán, 1996, chap.7 et 8).
41Le cas de la sociologie de l’éducation est, à ce propos, un bon exemple. Alors que pendant les années 1980-1985, la critique structurelle du système éducatif était dominante, avec Bourdieu et Passeron en France ou Bernstein en Grande-Bretagne (Cox, 1984), elle tend à être écartée entre 1986 et 1990. Le système éducatif n´est plus considéré comme un appareil reproducteur des différences sociales, mais bien comme un générateur potentiel d’égalité, dès lors qu’il est corrigé par la politique éducative (Cox, 1993). Ce processus est le produit d’un discours sur l’équité sociale et d’un ensemble de recherches appliquées, qui, plus que des critiques d’ordre structurel, proposent des politiques et des programmes destinés à engendrer cette équité, sans mettre à mal les principes de base du système éducatif existant.
- 11 Commission Économique pour l´Amérique Latine.
42Les années 1990 sont marquées au Chili, ainsi que dans la majeure partie de l’Amérique Latine, par l’approfondissement de la démocratie — son rétablissement dans le cas du Chili —, et par la consolidation d’un modèle de développement centré sur le marché. Dans ce contexte, certains sociologues s’intéressent à la remise en question des politiques publiques (Brunner, 1994 ; Cox, 1984 ; Garretón/Espinoza, 1992) qui, par ailleurs, sous l’influence d’organismes internationaux comme le CEPAL 11, tentent notamment d’être participatives, décentralisées et efficaces (CEPAL-UNESCO, 1992). Nous ne discuterons pas ici des hypothèses sociales et culturelles que ces éléments impliquent. Par contre, nous tenterons d’approfondir les aspects relatifs à la production et à l’utilisation des connaissances sociales à partir de ce panorama.
- 12 D´après les bases de données du Fondecyt (Fonds national pour l’essor scientifique et technologiqu (...)
43De façon générale, le domaine de production de la sociologie chilienne continue à évoluer au cours des années 1990. Les CAI, qui occupaient une position majeure dans le paysage sociologique chilien depuis la décennie précédente, vivent des moments difficiles à la fin du siècle. Cette situation s’explique par plusieurs facteurs. On relève tout d’abord la perte de ressources humaines ainsi que la diminution des financements alloués par la coopération internationale à la recherche sociale. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà montré, l’État est demandeur de ce type de recherche afin de planifier, mais surtout de légitimer et d’évaluer ses politiques publiques. C’est dans ce cadre qu’un nombre important de sociologues sont impliqués au niveau de l’État et des institutions contractantes. Enfin, depuis les années 1990 — et aujourd’hui encore — un phénomène de restauration, de complexification et de diversification de la sociologie est à l’œuvre dans les universités. Les entités qui existaient avec difficulté dans les années 1980 tendent à se consolider, en même temps qu’apparaissent de nouveaux départements dans les universités traditionnelles ou privées. Depuis les années 1990, la recherche sociologique se concentre uniquement dans certaines d’entre elles et s’investit, entre autres, dans des matières liées à certaines politiques publiques 12.
44L’analyse de cette évolution au cours des années 1990 permet d’émettre l’hypothèse que le domaine des recherches sociologiques connaît une “normalisation” caractéristique du devenir de la discipline dans un contexte de régularisation démocratique. Dans le cas chilien, ce processus présente certaines particularités. Nous retiendrons ici le fait que, même si le développement du pays s’opère sur un modèle économique de type néolibéral, l’État garde un pouvoir important dans la définition de ce qui est légitime ou non en termes de matières publiques et, particulièrement, de politiques publiques.
45Concrètement, ce processus de normalisation est caractérisé par trois critères : la diversité, l’indépendance du domaine public et, dans le même temps, facteur le plus remarquable, la proximité et l’importance notable des thèmes publics. La diversité se rapporte au fait que, dans les recherches sociologiques menées en grande partie par les universités — et non par les CAI, spécifiques à une société démocratique —, cohabitent des problématiques et des références théoriques tant macro- que microsociales. On observe clairement cette diversité dans les listes de projets sociologiques financés depuis le milieu des années 1990 par le Fonds national pour l’essor scientifique et technologique, fondecyt. L’indépendance du domaine public est quant à elle perceptible à travers l’existence de recherches, théoriques ou appliquées, liées ou non à la vie quotidienne de la société chilienne. Enfin, la proximité et l’importance des thèmes publics est observable à la faveur des recherches définies sur base des intérêts de l’État en matière de problématiques publiques.
46Au terme de cette analyse, nous conclurons par ces quelques réflexions :
47a) Il est difficile de comprendre le processus de développement et d’institutionnalisation de la sociologie chilienne si l’on ne prend pas en compte les transformations profondes de l’ordre social et politique qu’a connues le pays au cours des dernières décennies. Bien plus, dans une analyse de ce genre, on doit porter une attention toute particulière aux conditions politiques et institutionnelles de production et de validation de la connaissance sociologique.
48b) Pour les années 1980 et 1990 plus particulièrement, le champ de la production sociologique orientée vers des sujets publics peut être visualisé comme étant constitué par trois agents : l’État, les universités et les CAI. Dans un tel cadre, un État a la capacité de définir ou de légitimer ce qui est du domaine des politiques publiques et, d’une certaine manière, de fournir ainsi les termes de référence de la conceptualisation sociologique appliquée aux politiques publiques (Wagner et al., 1999).
49Ce schéma représente le champ de la définition des thèmes des politiques publiques et de leur conceptualisation dans le langage sociologique. Pendant les années 1990, l’État développe une relation avec les universités et les CAI qui, sous certains aspects, génère une subordination des connaissances et des productions sociologiques aux logiques étatiques. Ces deux acteurs produisent un type de connaissance qui, bien qu’il ne soit pas directement opérationnalisable pour viser les objectifs des politiques, s’élabore à partir de la conceptualisation centrale que l’État a développée pour aborder les problèmes publics.
50c) Dans les années 1980, le champ est mis sous tension et se trouve désarticulé. Au cours de cette période, l’État est “autoréférentiel” par rapport aux matières publiques, en ce sens qu’il considère l’économie néolibérale comme la seule science sociale valable et utile, tant pour identifier les problèmes sociaux que pour y apporter des solutions. Le faible positionnement de la sociologie et des sciences sociales non économiques dans les universités empêche ces disciplines de trouver des lieux ou des modes de communication qui fassent écho à leurs propos en termes de matières publiques. En outre, quand bien même un tel discours eût été possible, il semble que les conditions sociales de sa réception n’eussent pas été réunies. En faisant allusion aux matières publiques dans une perspective à la fois macrosociale et structuralo-critique, la sociologie pratiquée dans les CAI s’éloigne à la fois de l’État et des universités.
51Vers la fin des années 1990, le contexte change définitivement. L’autorité de l’État pour définir l’agenda des matières publiques et pour valider l’utilité et la pertinence de la connaissance sociale est presque totale et n’est pas vraiment remise en question. Pourtant, une grande partie de la sociologie universitaire lui semble moins inféodée. Les CAI sont, quant à eux, devenus pratiquement inexistants. À leur place apparaît le “sociologue-consultant” fortement impliqué dans les matières publiques. Ce dernier se caractérise par une adhésion de facto aux politiques gouvernementales, une capacité de théorisation faible et un dispositif méthodologique fort. Il développe une culture d’analyse microsociale au détriment de recherches plus vastes. Si ces dernières existent parfois, elles sont généralement soumises au discours de l’État sur le développement, lequel se retrouve dans les paradigmes sociologiques de l’intégration et de la compétitivité (Corvalán, 1996).
52Nous relèverons encore que la manière d’aborder la problématique du développement au Chili, comme dans le reste des sociétés latino-américaines, continue à privilégier l’étude des politiques publiques. N’est-ce pas là un phénomène paradoxal pour un pays qui a établi un modèle de développement basé sur l’initiative du secteur privé en donnant un rôle central au marché ? Dans un tel cadre, le traitement thématique des politiques publiques doit-il vraiment dépendre d’une légitimité conférée par l’État ?
53L’aspect institutionnel est important pour comprendre les orientations sociologiques adoptées par la société chilienne. Celle-ci a en effet connu d’importants bouleversements au niveau de son paysage sociopolitique. Dans ce contexte, les CAI ont été consolidés en espaces de réflexion sociologique. Ces structures ainsi que les orientations des recherches destinées à appréhender les problématiques relevant du domaine public, plus particulièrement les politiques publiques, semblent avoir été gérées de manière à satisfaire les besoins de l’État. L’espace institutionnel qui s’est constitué, dès les années 1990, n’a pas permis de développer de recherches consacrées à l’élaboration de politiques publiques qui ne soient pas directement et fonctionnellement associées aux finalités et à la légitimation que l’État entendait donner à la connaissance sociologique appliquée aux politiques publiques et sociales.