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Quelque part entre Charleville et l’Arcadie
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Quelque part entre Charleville et l’Arcadie

Esquisse d’une lecture croisée des postures de Virginie Despentes et de Patti Smith
Denis Saint-Amand

Texte intégral

Un des topiques les plus éculés du discours de célébration des « classiques », qui a pour effet de les renvoyer dans les limbes, comme hors du temps et de l’espace, bien loin en tous cas des débats et des combats du présent, consiste paradoxalement à les décrire comme nos contemporains et nos proches les plus proches ; tellement contemporains et tellement proches que nous ne doutons pas un instant de la compréhension apparemment immédiate (en réalité médiatisée par toute notre formation) que nous croyons avoir de leurs œuvres.

  • 1 Alpozzo (Marc), « Le roman rock, une révolte des formes », dans E-torpedo [en ligne], mis en ligne (...)

1Entre la littérature et le rock, les intersections les plus manifestes sont probablement celles que dessinent certains paroliers en injectant une part de leur héritage littéraire dans l’univers musical qu’ils mettent en place. Du mythique « Venus in furs », directement inspiré à Lou Reed par la Venus im pelz de Leopold von Sacher-Masoch, à l’épiphanie ducassienne célébrée dans « Les Écorchés » de Noir Désir, en passant par la réécriture du Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet que propose Brian Molko avec « Lady of the flowers », ces phénomènes transtextuels font passer l’objet littéraire, fini et défini, au statut de composant partiel d’un ensemble musical. À ces reconfigurations du texte littéraire opérées par les frontmen de certains groupes, il faut toutefois opposer une tendance plus ou moins inverse, plus récente mais déjà pointée il y a quelques années par Marc Alpozzo1, qui voit l’univers du rock nourrir l’économie romanesque : dans ces récits électriques, le chronotope du jardin de madame de Rênal laisse place à celui du local de répétitions, le héros est davantage en quête d’un bonheur cocaïné que du Graal et la Fender Jazzmaster supplante Sancho Panza dans le rôle de l’adjuvant.

  • 2 Le concept de champ, emprunté à Pierre Bourdieu, peut ici poser problème dans le cas du rock, qui d (...)

2Les influences réciproques unissant rock et littérature procèdent essentiellement d’un transfert de systèmes de valeurs entre les deux « champs »2, et de leur assimilation. Si certaines œuvres se situent au croisement du rock et de la littérature, il ne s’agit là que d’un indice parmi d’autres des infléchissements que peut engendrer, sur un auteur ou sur un artiste rock, cette innutrition bilatérale. En se revendiquant d’une mouvance rock, tel et tel écrivains transmettent une image d’eux-mêmes qui rompt avec la représentation stéréotypée de l’auteur en intellectuel propret et, partant, engagent une réflexion non seulement sur leur propre statut, mais aussi sur les limites de l’autonomie du littéraire. De la même façon, en se posant en continuateurs ou réinventeurs de la production de tel ou tel écrivain, certains artistes de la scène rock se constituent un ethos éloigné des clichés liés aux pseudo- brutalité et simplicité de ce courant musical.

  • 3 Nous renvoyons, à ce sujet, à l’introduction du présent dossier.
  • 4 Verlaine, par exemple, en intégrant sa propre personne – sous couvert du pseudonyme anagrammatique (...)

3C’est cette question de la représentation de l’individu qu’il s’agira d’aborder ici, en explorant les postures adoptées par deux artistes jouant, chacune à sa façon, un rôle de trait d’union entre les « champs » respectifs de la musique rock et de la littérature : Virginie Despentes et Patti Smith. En prenant appui sur les acquis du concept développé par Alain Viala et théorisé par Jérôme Meizoz3, on interrogera ces deux cas en cherchant à mettre en lumière les modes de développement et de négociation de leurs respectives « mises en scène de soi » pour tenter de cerner les enjeux de leurs investissements exogènes. On sait, à ce sujet, que l’un des postulats les plus intéressants de l’appareil théorique de Meizoz tient à l’existence de ce que le chercheur appelle un « répertoire postural », qui implique que la posture investie par un auteur serait l’actualisation singulière d’un modèle plus ou moins fluctuant issu de l’imaginaire collectif4. C’est ce phénomène de réappropriation posturale qu’on examinera ici, en exploitant l’inévitable et fertile question des « influences artistiques », à laquelle tout individu embarqué dans le monde des arts et des lettres est aujourd’hui médiatiquement invité à rendre compte. Les cas respectifs de Virginie Despentes et de Patti Smith, dans cette perspective, constituent des terrains d’approche idéaux, tant leurs œuvres et les discours d’escorte qui les soutiennent accordent une place importante à la question des productions antérieures qui ont nourri leur écriture. Il s’agira ensuite d’amorcer l’analyse de l’autre pôle de la communication littéraire, en interrogeant la réception de ces œuvres à l’aune des « images de soi » diffusées par leurs auteures, pour tenter de voir dans quelle mesure ces dernières peuvent conditionner leur légitimité — on se demandera, en somme, dans quelle mesure telle réception favorable ou défavorable peut procéder de l’adoption d’une certaine posture, voire du lieu depuis lequel cette posture s’énonce. À travers l’examen de deux cas de contaminations et transferts qui peuvent unir les « champs » de la littérature et du rock, nous nous proposons ici de contribuer à l’expansion méthodologique du concept de posture, en interrogeant la problématique susmentionnée des influences revendiquées, mais en éprouvant également cette démarche sur un agent ne participant pas directement du champ littéraire. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous tenons encore à souligner (et à assumer) l’incomplétude de l’analyse que nous livrons ici : dans les deux cas, en effet, les matériaux que nous interrogeons procèdent d’une sélection au sein d’un ensemble plus vaste, dont il conviendrait de poursuivre l’examen pour affiner les premières conclusions que nous esquisserons ici.

Virginie Despentes, écrivain rock

  • 5 La publication de Baise-moi, en 1993, interrompt en effet un parcours que Céline aurait qualifié d’ (...)
  • 6 Bertrand (Jean-Pierre) et Glinoer (Anthony), « La nouvelle génération romancière face à ses réseaux (...)

4Malgré une trajectoire mouvementée qui ne laissait guère présager cette entrée en littérature5, Virginie Despentes fait, depuis une bonne quinzaine d’années, partie intégrante du paysage littéraire français. Plus précisément, dès la publication de son premier roman, Baise-moi, Despentes s’inscrit dans une veine romanesque en émergence, qui s’attache principalement à relater les (absences de) péripéties que vivent des héros pas foncièrement extraordinaires, évoluant dans un monde contemporain dominé par les inégalités sociales, les petites et grandes déceptions, les dépressions qui s’ensuivent, la drogue, le sexe toujours raté, la marginalité et la violence. Un univers plutôt sombre, en somme. Symbole d’une postmodernité désenchantée, cette tendance littéraire aurait pu engendrer l’un des grands paradoxes de la période : si, après l’aventure Tel Quel, les écoles et courants littéraires paraissaient voués à faire partie de l’histoire ancienne tant l’individualisme semblait s’ériger en valeur dominante au sein même du champ, il était toutefois tentant, à la fin des années 1990, de faire jouer les liens unissant les visions du monde, thèmes et esthétiques que véhiculent ou ont véhiculé des auteurs comme — la liste pourrait être longue — Guillaume Dustan, Christine Angot, Frédéric Beigbeder ou Michel Houellebecq. On connaît bien, à ce sujet, le coup de dés de la maison d’édition Grasset, secondée par Les Inrockuptibles, qui, pressentant dans ce vivier un potentiel mouvement « déprimiste », a tenté de lui donner forme en rassemblant dans une anthologie dix auteurs présentés comme « affranchis » et susceptibles d’assurer un certain renom à l’entreprise. On connaît aussi l’échec de ce projet, dont l’unité n’a pas résisté aux forces centrifuges qui étaient paradoxalement censées assurer sa cohésion6.

  • 7 Voir par exemple Vrydaghs (David), « La constitution d’une identité littéraire: Les autoportraits d (...)
  • 8 Les façons de se tenir et de s’accoutrer lors d’apparitions en public contribuent évidemment à la c (...)

5Au sein de cette nouvelle génération romancière pas franchement optimiste mais particulièrement prolixe, la loi de la distinction demeure malgré tout inévitable et, comme ses collègues7, Despentes doit parvenir à occuper sa position de manière originale. Ce façonnement identitaire s’effectue, chez l’auteure de Baise-moi, en brouillant les cartes des genres et des rôles. Aux antipodes du mythe de l’écrivain cloisonné dans sa tour d’ivoire, Despentes refuse l’idée d’une littérature en tout point autarcique, qui développerait et régulerait ses propres valeurs. Pour elle, l’écriture est instrument de communication, défouloir ou encore potentiel vecteur axiologique, mais en aucune façon art au sens sacré du terme. De cette façon, sans jamais postuler une quelconque suprématie de la production littéraire, Virginie Despentes invoque régulièrement des influences exogènes et n’hésite pas à s’engager dans des activités parallèles comme la critique musicale ou la collaboration avec des artistes issus de la scène rock, à tel point que ces transferts culturels infléchissent l’« image de soi » diffusée par l’écrivain. Si Despentes a quelquefois témoigné physiquement de ce côté rock’n roll8, il s’agira avant tout, ici, d’amorcer l’approche de l’intégration de cet héritage culturel dans le discours de l’écrivain. De cette façon, notre approche se fonde ici sur un corpus hétérogène, composé de discours de natures différentes mais complémentaires : différents extraits d’interviews tout d’abord, dans lesquels Despentes revient, directement ou non, sur sa relation avec le monde du rock ; une médiation fictionnelle, ensuite, à travers le roman Teen spirit, qui fait passer cette influence du rock dans l’œuvre de l’écrivain ; le blog de l’auteure, enfin, désormais fermé et qui, du temps de son activité, s’apparentait à une sorte de journal public.

Une adhésion totale (Despentes à l’interview)

6De façon générale, la routine médiatique de l’interview, lieu par excellence d’une mise en scène de soi, est une arme à double tranchant. Si elle tend, la plupart du temps, à mettre l’interrogé dans une position absolument centrale (celui-ci se trouvant à la fois énonciateur et sujet du discours), elle implique cependant — théoriquement à tout le moins — un certain degré d’imprévu, qui peut s’avérer difficile à négocier. Dans la multitude d’entretiens qu’elle a pu accorder à des périodiques en tout genre, Virginie Despentes a fréquemment été invitée à s’exprimer au sujet de l’influence du rock sur elle-même et sur sa production. De la sorte, à l’occasion d’une interview pour le webzine Obsküre faisant écho à la sortie de Mort aux Ramones !, sa traduction de l’autobiographie de Dee Dee Ramone, l’auteure revient sur son rapport à la question musicale :

  • 9 « Interview avec Virginie Despentes », Obsküre [En ligne], février 2003.
    URL : http://www.obskure.co (...)

Toi-même, comment décris-tu la place de la musique dans ta culture ?
Trop vaste, comme question. J’ai le même rapport en tous cas que Dee Dee quand il découvre le rock : du moment que je découvre le Punk, je comprends qu’il va y avoir quelque chose pour moi où je vais être bien et c'est genre « pour moi la vie va commencer », et à partir de là plusieurs années de franche béatitude : je suis là ou je veux être, où je suis bien et où ça se passe pour moi... en accord, quoi. Une dizaine d'années que de bonheur et de rigolades, et puis ça se gâte...
Sans vouloir te questionner sur des choses trop personnelles, les difficultés que tu as alors rencontrées dans ta vie ont-elles modifié ton rapport à cette culture du Rock ou du Punk, et dans quel sens ?
Pfff... je sais pas trop quoi répondre. Comment dire... j'ai tellement « adhéré » avec enthousiasme à cette culture rock que tout absolument tout dans ma vie a influé sur mon rapport à ladite culture... De mes difficultés de toutes sortes à mes rigolades en passant par tout... tout devenait prétexte à mieux comprendre tel album jusqu’alors ignoré, à ré-écouter [sic] tel groupe, n’importe quelle rencontre, échec, fête, paie, tout était en rapport avec le rock. C'est bien pour ça que c'était plaisant : aussi soutenant qu’une secte, mais en super pas chiant sur les consignes, au contraire : tout était permis, voire conseillé.9

  • 10 Voir Klinkenberg (Jean-Marie), Des langues romanes [1994], Bruxelles, Duculot, 1999, pp. 46-47. 
  • 11 La mobilisation d’un style oral est une composante posturale que Jérôme Meizoz a mis au jour et ana (...)

7En plus du cadre même de l’interview (la revue en question, aujourd’hui sous-titrée « Digital magazine for Dark musics », se présentait à l’époque, plus largement, comme « le webzine des courants dark » — autrement dit, comme le relais d’une culture underground dont le mode d’expression reste majoritairement le créneau musical), un large faisceau indiciel tend à déplacer Virginie Despentes du champ littéraire vers la scène rock, le fond et la forme de son discours formant une articulation cohérente. Guère besoin d’épiloguer longtemps sur la teneur des propos de l’écrivain, particulièrement explicites et qu’on pourrait résumer par un apophtegme du type le punk c’est la vie, et la vie c’est le punk — ledit mouvement se voyant doter de vertus analgésiques et euphorisantes, et pouvant revêtir, aux yeux de l’auteure, un rôle de ciment social. On notera tout de même que, en se comparant elle-même au musicien dont elle vient de traduire la biographie (« J’ai le même rapport en tous cas que Dee Dee quand il découvre le rock »), Despentes rejoue sa propre trajectoire sur un air rock et, partant, force en quelque sorte une manière de transfert symbolique de sa propre personne vers une scène culturelle à laquelle elle ne prend pourtant pas vraiment part, si ce n’est en tant que public. Le mouvement rock influence également la dimension formelle du discours de l’auteure : là où le webzine précise que l’entretien s’est déroulé par courrier électronique, les réponses de Despentes indiquent plutôt des traces d’une oralité qui se veut spontanée. Ainsi, la présence d’onomatopées (« Pfff… »), l’emploi d’une négation simplifiée (« je sais pas trop quoi répondre »), la réécriture de la suspension méditative (« Comment dire… »), la mobilisation du registre familier sinon vulgaire (« en super pas chiant ») et la tendance elliptique de certaines parties d’énoncé (« et à partir de là, plusieurs années de franche béatitude ») sont autant de marques d’une écriture qui ne prétend pas se plier à la norme liée au présent contexte instrumental10, mais reproduit un style oral présupposé par certaine idéologie rock érigeant le brut, le naturel et la vitalité comme autant de valeurs fondamentales11.

8En 2004, se prêtant au jeu de l’autoportrait proustien pour le quotidien L’Express, Virginie Despentes réaffirmait l’omniprésence du rock dans son existence :

  • 12 « Virginie Despentes », dans L’express du 6 septembre 2004. URL : http://www.lexpress.fr/mag/arts/d (...)

Vos héros aujourd'hui?
Lemmy, le chanteur de Motörhead, je le trouve formidable. Et Cesare Battisti...
Votre écrivain favori?
Dostoïevski. Et Bukovski [sic], aussi. Je m'aperçois que ça vieillit super bien, Bukovski [sic]. […]
Votre musicien préféré?
Tricky, un chanteur anglais. […]
Votre devise?
Fuck off! […]
Quel serait votre plus grand malheur?
Devoir aller travailler tous les matins dans une entreprise. Je l'ai déjà fait: j'ai bossé chez Auchan et puis aussi à La Poste, la nuit. Et je vivais ça mal.12

9Ici aussi, le rock est de toutes les réponses ou presque, le questionnaire reflétant davantage, à première vue, les valeurs du batteur d’un combo punk que celles d’une lauréate du prix de Flore. Despentes associe ainsi le leader moustachu d’un groupe de heavy metal allemand à l’un des membres les plus actifs du PAC — musique et politique trouvant une intersection dans l’explosive rébellion qui a pu, pour des raisons fort différentes, caractériser ces deux personnages — et les érige en « héros », faisant d’eux des modèles à suivre et entendant se placer, à sa manière, dans leur sillage. La devise très punk clamée par l’auteure corrobore cette promotion d’une ligne de conduite fondée sur une morale anarchiste, ce qu’infère encore la dernière réponse, qui peut se lire comme une rapide contestation du système capitaliste — pour le dire vite, avec Despentes, l’enfer, c’est l’entreprise. Notons également que, si la référence à Dostoïevski est très « littéraire » (dans le sens où les écrivains contemporains sont nombreux à rendre hommage au Russe, dans un mouvement stratégique qui leur permet de se présenter à peu de frais comme héritiers d’une tradition légitime), la mention de Charles Bukowski affermit la cohérence de l’axiologie de Despentes (les clochards très peu célestes et je-m’en-foutistes de l’Américain annonçant en quelque sorte les rebelles désenchantés de l’auteure de Baise-moi), et, dans le même temps, quoique fondamentalement encomiastique, son expression oralisée (« ça vieillit très bien, Bukowski ») parvient à prolonger le détachement et l’irrévérence d’un mouvement rock que l’écrivain affectionne tant.

10On le voit, à travers ces deux courts extraits, Despentes n’hésite pas, en interview, à mobiliser et à investir très largement un univers dans lequel elle n’est pas foncièrement active, et en vient de la sorte à se présenter davantage comme rockeuse que comme écrivain. Par ce transfert symbolique, c’est principalement de la représentation académique de l’Homme de Lettres, modéré et réfléchi, que tend à s’écarter Despentes. La mise en jeu de cet attrait total pour le rock se prolonge du reste à travers la médiation fictionnelle dans l’activité principale de l’auteure, le roman.

Teen spirit ou les bienfaits du rock

11Publié en 2002, Teen spirit jure quelque peu avec la production antérieure de Virginie Despentes : rien de vraiment sulfureux dans ce récit, qui, peut-être plus étonnant encore, débouche sur un épilogue optimiste. Guère de surprise par contre en ce qui concerne l’épaisseur de l’intrigue, l’auteure restant fidèle à l’efficace simplicité qui a contribué à son succès. L’histoire, dès lors, se laisse facilement résumer : Bruno, je du roman, est un ex-punk rocker d’une trentaine d’années. S’estimant ochlophobe, il est maintenu cloisonné par ses angoisses dans l’appartement de Catherine, sa compagne, aux crochets de laquelle il végète davantage qu’il ne vit, roulant des joints à longueur de journée en regardant MTV. Tout bascule le jour où Alice, une ancienne petite amie depuis longtemps oubliée, refait subitement surface dans la vie de Bruno, qu’elle contraint à sortir de sa léthargie et de l’immeuble de Catherine pour lui annoncer que, depuis treize ans, elle élève seule Nancy, désormais préadolescente et mourant d’envie de rencontrer son père. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, Bruno se fait mettre à la porte par une Catherine furieuse de constater que le parasite n’éprouve en vérité aucun problème à mettre le nez dehors. Après un séjour à l’hôtel, le héros est hébergé par Sandra, une sienne amie chroniqueuse pour un magazine musical, laquelle le poussera à accepter de rencontrer sa fille. Quelque peu houleux au départ, les rapports de Bruno avec cette dernière iront en se resserrant, le héros devenant progressivement un géniteur à même de comprendre et d’aiguillonner Nancy, ce qu’Alice, stéréotype de la cadre dépassée par les événements, ne parviendra jamais à faire.

  • 13 On a de plus en plus tendance à désigner par autofiction n’importe quel texte écrit en je. Le terme (...)

12Au premier abord, le rapport unissant Virginie Despentes et son je n’est pas aussi étroit que celui qui lie, par exemple, le Michel des romans de Houellebecq avec son créateur éponyme. Loin d’être autobiographique, Teen spirit n’est guère davantage autofictionnel — en tout cas, pas au sens originel de la forgerie doubrovskienne13. Or, si Jérôme Meizoz a principalement étudié la posture par le biais de textes autobiographiques avant de se pencher sur des écrits purement fictionnels, le cas d’un je présenté comme morphologiquement distinct de l’auteur est également problématique dans la mesure où cette option énonciative s’inscrit dans un équivoque entre-deux — le narrateur pouvant se présenter comme un « allié » de l’auteur ou comme son antithèse, voire, successivement, comme l’un et l’autre. Le cas qui nous intéresse laisse toutefois peu de place au doute, un large faisceau d’indices permettant de faire du personnage de Bruno un porte-parole de sa créatrice. En plus d’une sorte de tendresse bienveillante de l’auteure à l’égard du modus vivendi général de son héros (après quelques rencontres avec sa fille, Bruno passe subrepticement de l’état de loque humaine à celui de père parfait, sans pour autant cesser de baguenauder à longueur de journée ni de se défoncer devant la télévision), le moins évident de ces signes ne tient pas aux ambitions de ce dernier : ne parvenant pas à se mettre au travail et stagnant désespérément, Bruno n’en aspire pas moins à devenir écrivain. Cette actualisation du paradoxe de Paludes engage inéluctablement une réflexion en abyme sur l’écriture. Et si celle-ci ne se dessine qu’en filigrane, le sujet principal du roman demeurant la découverte tardive de la paternité du héros et sa prise en charge, elle permet néanmoins à Despentes de relayer certains jugements sur la littérature contemporaine. Ainsi, après avoir songé à son futur succès et passé un coup de fil malheureux à Catherine, Bruno, rageur, se jure de se venger de cette dernière dans son livre à venir — manière, pour Despentes, de recentrer, en un clin d’œil, les enjeux quelquefois cyniques et sanguins de l’écriture (être connu, « comme Houellebecq », et régler des comptes) :

Evidemment, je l’aurais trompée, je ne pensais qu’à ça, toute la journée devant ma télé, je faisais des listes, l’ordre dans lequel je me les taperais, et ce que je leur ferais exactement quand je serais connu comme Houellebecq. Mais je l’aurais trompée discrètement, gentiment, sans jamais lui faire de la peine.
Je l’ai rappelée, j’ai déclaré tout de go :
– Si t’as envie de gamin, tu sais, je peux te faire un gamin. C’est fini, ça me fait plus peur.
– Putain mais tu m’as pas assez pourri la vie comme ça ?
Et elle a raccroché. Ça m’a vraiment énervé, j’ai pris la décision de la surpourrir dans mon bouquin, de bien raconter comment c’était pas une affaire au pieu et de cartonner sa pauvre façon d’avoir un avis sur tout, un avis de caissière qui se la pète. (pp. 72-73)

13La seule récursivité de l’activité littéraire permet donc de tisser des liens entre Virginie Despentes et son héros, lesquels sont renforcés par les références rock rythmant l’existence de Bruno. Ainsi, les mythiques Stooges accompagnent la dépression qui suit la rupture de Bruno avec Christine :

Je me suis vautré, les bras en croix, les Stooges à fond dans les enceintes, ivre mort et me félicitant de m’être débarrassé de cette emmerdeuse qui m’avait séparé de l’alcool. J’étais lourdement convaincu que c’était d’avoir arrêté de boire qui m’avait empêché d’écrire, et empêché de sortir… (p. 40)

  • 14 Brissette (Pascal), « Un verre de trop », dans Brissette (Pascal) et Boucher (Geneviève), Qui a lu (...)

14Cette allusion à l’alcool comme catalyseur de la création littéraire peut éventuellement se lire comme un clin d’œil à la figure, chérie par l’écrivain, de Charles Bukowski, mais la situation décrite relaye surtout une représentation du maudit qui rappelle davantage le stéréotype de la rockstar débauchée que celui de l’écrivain de la bohème parisienne — dont la consommation peut être excessive, mais, comme le note Pascal Brissette, « n’est jamais vulgaire ni hors de contrôle »14. Les Stooges, toujours dans leur rôle d’accompagnateurs des méditations de Bruno, permettent plus tard un renversement axiologique tout aussi révélateur :

Je me suis allongé, tout habillé, walkman sur les oreilles, j’ai écouté les Stooges. Telle la madeleine de Proust de base, 1969 faisait défiler visages, décors, ambiances… je me suis senti lourd de souvenirs, mais, ce soir-là, ça ne me déplaisait pas… (p. 50)

15En image quasi-spéculaire de sa créatrice, Bruno opère ici un basculement complet entre la littérature et le rock, dérangeant les rapports traditionnels de légitimité. Habituée du panthéon des Lettres, l’œuvre de Proust est de la sorte quasiment renvoyée sur terre, parmi le sens commun (« de base »), alors que, dans le même temps, le titre liminaire du premier album du groupe d’Iggy Pop, bien que comparé au motif proustien jugée éculé, n’en est pas moins bouleversant et générateur d’une série de souvenirs agréables, ce qui lui permet de prendre symboliquement le pas sur l’auteur de la Recherche. Mieux encore, chez Despentes, le rock ne se contente pas d’être plus efficace que la littérature, il est également un des piliers essentiels de la société postmoderne :

On discutait souvent, de la date à laquelle ça avait commencé à vraiment déconner : chute du Mur, apparition du cd, mort de Kurt Cobain, Deuxième Guerre mondiale… Nos avis divergeaient sur l’origine du grand bordel. (p. 110)

16Placés au centre d’une énumération à moitié ironique dont le caractère exceptionnel des deux extrêmes tend à hyperboliser l’importance des éléments qu’ils encadrent, les événements directement liés au champ musical (et — bien qu’engendreurs d’importantes modifications socio-économiques — très relatifs du point de vue de l’histoire des civilisations) évoqués par Bruno sont présentés comme des causes potentielles du déclin de la société contemporaine. Si Despentes force le trait en mettant en scène un personnage pour lequel tout, en fin de compte, est lié au rock, cet extrait peut également se lire comme une légère marque d’autodérision, l’auteure rejouant sur un mode hyperbolique une position qui pourrait pratiquement être la sienne.

17Un dernier extrait, enfin, permet de rendre compte de la dimension panégyrique de Teen spirit à l’égard de la culture rock. Lors d’un après-midi passé avec Nancy, le héros se livre à une sorte d’introspection, qui débouche sur une conclusion résolument optimiste :

Autant le punk-rock s’était avéré être une formation désastreuse pour la vie réelle, ne préparant ni à la résignation ni aux refoulements exigés ; autant c’était une bonne école pour s’occuper d’une petite fille et ne pas chercher à l’amoindrir sous prétexte qu’il y a des cases et qu’il faudra bien qu’elle y entre. (pp. 97-98)

18Ce constat pourrait à lui seul résumer le roman et explique la transition subite dans la représentation que Despentes donne de son personnage principal. En somme, les dimensions peu reluisantes de la culture rock et de la ligne de conduite que celle-ci propose sont mises au jour et acceptées, dans un élan autocritique objectif du personnage, mais elles se trouvent complètement balayées par une série de valeurs qui, aux yeux de Bruno — et de sa créatrice —, suffisent à légitimer complètement le mouvement en le rendant pédagogiquement idoine et qui peuvent, de façon générale, être rassemblées sous le double refus de la coercition et du conformisme qui est ici évoqué. Reste à voir comment ces valeurs, louées et revendiquées à l’interview et dans la fiction, investissent également l’écriture diariste de Despentes, et ce qu’elles permettent à l’auteure de dire d’elle-même au quotidien.

Quelques nuits en Arcadie

  • 15 Internet Archive Wayback Machine. URL : http://www.archive.org/web/web.php. Le blog de Despentes es (...)

19La contemporanéité du genre blog, qui peut se définir comme un site internet à la fois personnel et public dont la particularité tient à l’organisation chronologique de ses pages, et la constante réinvention de ce médium en font un objet encore complexe à appréhender. Généralement autoréflexifs, les blogs ne répondent pourtant à aucune règle précise et il est inexact de considérer la dimension autobiographique comme une de leurs composantes essentielles. Cette option autobiographique, Virginie Despentes la mobilise pourtant frénétiquement quand elle ouvre son propre espace sur le serveur 20six en juillet 2004. Aujourd’hui fermé à la suite d’incessants piratages, le blog de la romancière reste néanmoins accessible grâce au précieux projet Internet Archive Wayback Machine15, et l’exploration des billets postés par Despentes permet d’approcher une autre facette de sa posture rock. Jusqu’ici, les discours de l’écrivain que nous avons observés tendaient à forger un ethos de grande défenseuse (dans le roman), voire de membre (dans ses interviews) de cette scène musicale. Un avatar quelque peu différent se dessine dans les entrées du blog, qui est l’occasion pour Despentes de se mettre en jeu dans une perspective moins active et de rejoindre, en un sens, le public lambda. Cette facette posturale est en réalité directement liée à une découverte musicale de laquelle Despentes témoigne dans une brève datée du lundi 4 octobre 2004 et intitulée « White punx on blog » :

  • 16 Nous reproduisons ici les typographie et orthographe employées par Virginie Despentes.

[…] il fait pas froid, je vais prendre mon walkman (je suis tellement jalouse quand je vois tous ces jeunes avec de beaux i pod que je préfère ne pas aborder le sujet) et écouter les Libertines, en traversant Paris, dans la largeur, à pieds. oui, moi aussi ça me surprend d'écouter les Libertines mais Busty a mis ce morceau en boucle, le 2 du sampler r&f, et quand elle est partie j'ai retrouvé le disque -j'étais sûre que je l'avais encore- et j'ai commencé à l'écouter et puis voilà que j'écoute ça avec le plus grand sérieux. je n'ai pas écouté un groupe de rock récemment formé de mon plein gré depuis. belle lurette de chez belle lurette, genre ça remonte à nirvana, je pense […]16.

20La rencontre de Despentes avec la musique de feu The Libertines, par le biais de Busty (amie toujours désignée sous couvert de ce pseudonyme et signant également de cette façon les articles qu’elle publie dans Rock & Folk — où l’écrivain l’a introduite), infléchira considérablement la conduite et la pensée de l’auteure. Soulignant ici le caractère exceptionnel de cet intérêt pour un « groupe de rock récemment formé », Despentes ne cessera par la suite de déclarer son amour pour le quatuor et, particulièrement, pour l’un de ses deux chanteurs, Pete Doherty. De cette façon, à la date du mardi 19 octobre 2004, Virginie Despentes rédige un billet pour relater sa soirée dans un pub de la capitale française en compagnie de ses amies et l’intitule « Another night in arcadia », faisant sienne la mythologie d’une Arcadie moderne et déplacée dans leur Albion natale que véhiculaient les Libertines.

[…] je ne me souviens plus exactement de comment ça s’est passé. ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai aucune plainte à déposer à propos de cette soirée. Déjà, le bar a la classe. Même que je bois plus, mon âme de provinciale me pousse à aimer les bars. Et celui-ci est un bon endroit- et je ne dis pas ça uniquement parce que quand on arrive ils jouent les Libertines, et qu'ensuite on apprend que l'improbable patron des lieux est un pote à eux. […] Je me penche vers Busty “nous voilà donc en arcadie”. C’est alors que Mathieu Zazzo surgit de l'ombre, et m’offre deux tirages de photos des libertines. Deux tirages de photos vraiment super belles des Libertines. Jean Vic de rock’n’folk nous a amené un numéro de son magasine “new comer” avec les libertines en couverture. […] le patron du bar - modérément déchainé pour un anglais, furieusement débridé pour un parisien –m’offre un whisky, que je passe aussitot à busty, qui le vide sans même trinquer avec le patron, quelle ancienne, (ou quelle future, mais c’est selon). la vie est douce en arcadie. je décide d’essayer d’écouter les Smith, sous prétexte qu’il n'est jamais trop tard pour s’intéresser à un bon groupe. mais je sens Busty hyper sceptique, limite inquiète, quant à ma capacité à apprécier les Smith. […]
En ce qui me concerne, il faut que je me livre aujourd’hui à diverses expériences, pour trouver ou accrocher ces photos des libertines, chez moi.
à part ça, bonne journée.

21Dans le récit de cette soirée, Despentes se présente davantage comme une fan émerveillée que comme une autorité objective en matière de rock. Les critères d’évaluation du bar relèvent avant tout d’une affinité musicale que l’auteure euphémise ironiquement (« je ne dis pas ça uniquement parce que… »), mais qui guide véritablement le bon déroulement de la soirée. De l’analogie, doublement exprimée, du lieu et du moment présent avec l’Arcadie chantée par les Libertines jusqu’aux photos du groupe que reçoit une Despentes enchantée, tout, ici, est lié au groupe britannique. Ce ravissement, exprimé sur un mode paratactique et dans un style familier porté ici à son paroxysme (en plus des innombrables approximations typographiques, on retrouve des constructions oralisées comme « Même que je bois plus »), invite en outre à un certain relâchement réflexif, l’auteure faisant part de deux projets résolument anecdotiques, qui prennent dans ces lignes mi-légères et mi-sérieuses des allures d’engagement : tenter de découvrir les Smith et chercher la meilleure place pour afficher ses photos des Libertines.

22Loin de l’attitude relativement posée, critique et quelquefois autoréflexive que peut prendre Despentes pour évoquer l’importance du rock et louer ses vertus dans la fiction ou à l’interview, les pages du blog sont le lieu d’un épanchement plus direct, où l’auteure revêt volontiers une posture d’adolescente tardive fascinée par certains musiciens. Façon aussi, encore une fois, de se départir d’une figure de l’écrivain génial et en marge (celui que « ses ailes de géant empêchent de marcher », comme le disait Baudelaire) pour se donner à voir comme une jeune auteure dont la paradoxale singularité procède d’un lot de passions et de préoccupations totalement éloignées de la littérature. L’approche posturale de Virginie Despentes que nous livrons ici reste laconique — en plus d’étoffer le corpus étudié, il conviendrait également de se tourner vers les collaborations de l’écrivain avec des groupes comme Placebo ou AS Dragon —, mais elle permet de rendre compte de la façon dont Virginie Despentes se façonne et dont elle diffuse une image faisant davantage écho à un univers rock qu’au champ littéraire, et met en lumière le fait que cette posture, si elle est loin d’être uniforme (l’auteure empruntant différentes casquettes et se présentant à l’envi comme fan, critique objective, voire comme participante active de la scène rock), trouve sa cohérence dans une espèce de désacralisation littéraire, qu’on qualifierait plus volontiers de relativiste que de nihiliste. Avant de nous tourner vers la façon dont ont pu être reçus ces discours pro-rock despentiens, penchons-nous maintenant sur la posture de Patti Smith qui, s’énonçant dans une sphère différente, présente certains points communs avec le cas de l’auteure de Baise-moi.

Patti Smith, rockeuse littéraire

  • 17 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seui (...)

23Trajectoire singulière que celle de Patti Smith, fille aînée d’un couple ouvrier présentée comme la « prêtresse du punk » — titre véhiculé principalement par la presse spécialisée, particulièrement élogieux, mais décerné par Dieu sait qui — et qui s’est vue propulsée à l’affiche d’une exposition de la prestigieuse Fondation Cartier pour l’art contemporain de mars à juin 2008. Suivant une voie inverse à celle empruntée par Virginie Despentes, Patti Smith est entrée dans le rock par le biais de la littérature : quand elle débarque à New York, à la fin des années soixante, elle admire déjà les Rolling Stones, mais, en compagnie du photographe subversif Robert Mapplethorpe, elle va se retrouver — par l’« heureux hasard » des réseaux sous-tendant les lieux de sociabilité artistes qui héritent des structures et enjeux de ces salons justement présentés par Bourdieu comme des « institutions bâtardes »17 — mêlée à des poètes américains emblématiques comme Allen Ginsberg et William Burroughs, qui la fascinent et dont la fréquentation nourrira ses productions futures. Après quelques collaborations, notamment avec le groupe Television, la native de Chicago sort son premier album solo, Horses, lequel est encensé par la critique. Dans les neuf titres composant cet opus se dessinent (ou plutôt s’entendent) déjà les grandes influences littéraires qui seront constamment convoquées par la chanteuse tout au long de sa carrière. En plus des poètes américains susmentionnés, Patti Smith revendique l’héritage d’une tradition d’auteurs, français pour la plupart, généralement considérés comme maudits ou s’approchant de cette dénomination issue de jeux posturaux. Souvent reprise comme fourre-tout par l’histoire littéraire, cette catégorie permet de réunir artificiellement les noms de Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Antonin Artaud, André Breton, Jean Genet, Pier Paolo Pasolini ou encore Virginia Woolf, qui occupent une place de choix dans le panthéon de la chanteuse. Parmi cette collection de figures (et non d’œuvres), il est toutefois un acteur qui éclipse quasiment les autres tant les références à sa personne sont omniprésentes dans les discours et gestes de Patti Smith : Arthur Rimbaud. Ce rimbaldisme passionné participe largement de l’« image de soi » que diffuse la chanteuse, fondée sur une récupération de certaines données inhérentes aux écrits du poète et, plus encore, sur la mythologie qui s’est développée autour de lui.

Illuminée littéralement et dans tous les sens

  • 18 Étiemble (René), Le mythe de Rimbaud, 2T, Paris, Gallimard, 1952.
  • 19  Breton (André), Second manifeste du surréalisme [1930], dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gal (...)
  • 20  Heinich (Nathalie), La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, « (...)
  • 21 L’ouvrage d’Heinich n’a évidemment pas une portée édifiante et la sociologue met bien au jour les d (...)

24Le refrain du triptyque (« Land : Horses; Land Of A Thousand Dances; La Mer(de) ») qui constitue la septième piste du premier album de Patti Smith donne déjà le ton : en scandant « Go Rimbaud, Go Rimbaud ! », la chanteuse se glisse en quelque sorte dans la peau d’une cheerleader encourageant son favori. Cette affinité élective, somme toute, n’est pas particulièrement distinctive : on sait, au moins depuis la thèse d’Etiemble18, que le poète carolopolitain a fait l’objet de récupérations aussi nombreuses qu’opposées, plusieurs groupes et personnalités voyant dans son œuvre une anticipation ou un accomplissement de leurs propres idéologie et système axiologique. Parmi ces réappropriations, tout le monde a encore en tête la lecture catholique que Paul Claudel avait proposée des textes rimbaldiens, qui, en voyant dans Illuminations l’œuvre d’un « mystique à l’état sauvage », avait précipité sans le vouloir le rejet de Rimbaud par les surréalistes (l’Ardennais se voyant accusé « d’avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel »19).  Le regard de Patti Smith sur le poète, s’il n’est pas directement hérité de l’œil claudélien, prolonge toutefois ce mysticisme délibéré, en faisant, cette fois-ci, de Rimbaud l’objet de sa foi. Le phénomène de revalorisation a posteriori qui permet de décrire la réception de Vincent Van Gogh, comme l’a très bien montré Nathalie Heinich20, permet d’éclairer par ricochet l’admiration que peut aujourd’hui susciter le poète ardennais et les modalités effectives de cet enthousiasme, notamment dans le cas de Patti Smith. Ainsi, les quatre grandes étapes des vies de saint (déviation, rénovation, réconciliation, pèlerinage) qu’Heinich, en se fondant sur la préface de La Légende dorée de Jacques de Voragine, reconnaît dans la trajectoire de Van Gogh21 peuvent également s’appliquer au parcours de Rimbaud : d’abord incompris et jugé déviant, le poète a ensuite été considéré comme absolument novateur par ses pairs, puis glosé et érigé en modèle (c’est, d’après Heinich, l’étape, touchant un plus large public, de la réconciliation), avant que certains n’entreprennent de suivre ses traces (« ses vues, ses souffles, son corps, son jour » écrit Rimbaud dans « Génie » ; c’est l’étape du pèlerinage). Si l’intérêt de l’étude d’Heinich est de mettre au jour un schème de la reconnaissance qui, contrairement à l’idée reçue, ne procèderait pas de l’édification religieuse mais serait transposable à plusieurs domaines, la relation que Patti Smith entretient avec Rimbaud, tout en participant d’un grand mouvement de redécouverte laïque du poète, se rejoue quant à elle en grande partie sur un air résolument dévot.

25L’anecdote liée au premier voyage effectué par Patti Smith à Charleville, au début des années 1970, participe de la sorte de la petite mythologie développée autour de la chanteuse. De nuit, cette dernière aurait fait le mur du cimetière de la ville pour se recueillir sur la tombe du poète, avant d’être embarquée par des représentants de l’ordre, qui la trouvèrent en pleine veillée funèbre, psalmodiant dans des vapeurs d’encens. Si seul le rapport de police, indisponible à l’heure actuelle, permettrait de relater le véritable cours de ces événements, il n’empêche que l’historiette fonde une image de pèlerine que Patti Smith renforcera au cours des années futures, en faisant de ces visites au tombeau une sorte de marque de fabrique dépassant le seul cas Rimbaud, la chanteuse se faisant un devoir d’aller à la rencontre de ses défunts modèles. Une autre trace idolâtre, moins hypothétique que les démêlés avec la maréchaussée ardennaise, se lit dans le portrait du poète que Patti Smith a dressé en 1973.

St. Rimbaud 1973. il dis [sic] : “they can’t put me down”

St. Rimbaud 1973. il dis [sic] : “they can’t put me down”

Rimbaud par Patti Smith. Charleville 1973. Musée Rimbaud.

26Désormais conservé au musée Rimbaud de Charleville, ce croquis, longtemps thésaurisé comme souvenir du premier voyage dans la ville natale du poète, est symptomatique du fanatisme de Patti Smith. Son intitulé explicitement religieux, St. Rimbaud 1973, se prolonge dans les traits minimalistes qui tendent à l’ériger en espèce de Saint Suaire rimbaldien. On serait a priori tenté de voir dans ce dessin un détournement provocateur visant à pousser au comble les velléités antireligieuses du poète en lui conférant paradoxalement un statut sacré qui ferait de lui l’objet de la vénération d’un corps ecclésiastique qu’il s’était plu à égratigner furieusement (qu’on pense à « Un cœur sous une soutane » ou à « Les Premières communions »), mais ce serait probablement prêter trop d’intentions à Patti Smith. Il est plus raisonnable de voir dans cette sanctification la marque d’une admiration sans borne, que seule cette désignation déifiante permet d’exprimer plus ou moins correctement. Ce type d’hommage mêlé de respect distant et de ferveur se retrouve du reste dans plusieurs textes de la chanteuse. Contrainte, à la fin des années 1970, de se ménager quelque temps à la suite d’un accident survenu lors d’un concert en Floride, Smith en profite pour se consacrer spécifiquement à la poésie : de cette période d’inactivité scénique fleurit, en 1978, le recueil Babel, dans lequel figurent des poèmes en prose et en vers libres pourvus de titres comme « Rimbaud Dead » ou « Dream of Rimbaud », focalisés sur la figure du poète. Ces textes témoignent d’un indéniable fétichisme rimbaldien, dont les deux derniers paragraphes de « Dream of Rimbaud » pourraient constituer le paroxysme :

  • 22 « oh jésus je le désire. sale fils de pute. il me lèche / la main. je calme. va-t’en vite ta mère a (...)

oh jesus I desire him. filthy son of a bitch. he licks
my hand. I sober. leave quickly your mother waits. he
rises, he’s leaving. but not without the glance, from
those cold blue eyes, that shatters. he who hesitates
is mine. we’re on the bed. I have a knife to his smooth
throath. I let it drop. we embrace. I devour his scalp.
lice fat as baby thumbs. lice the skulls caviar.
oh arthur, arthur. we are in abyssinia aden. making love
smoking cigarettes. we kiss. but its much more. azure.
blue pool. oil slick lake. sensations telescope, animate.
crystalline gulf. balls of colored glass exploding.
seam of berber tent splitting. openings, open as a cave,
open wider. total surrender
22.

  • 23 Parmi les travaux naissants consacrés à la question, voir François (Sébastien), « Les Fanfictions, (...)

27Ces vers libres, rédigés dans une quasi-écriture automatique où pullulent asyndètes et parataxes, tendent à mimer la fulgurance d’un rêve dans lequel apparaîtrait un Rimbaud amant en tout point conforme à la représentation stéréotypée qui procède des descriptions de ses contemporains : les grands yeux bleus, le crâne couvert de poux (dont la mention peut, éventuellement, faire écho aux « Chercheuses de poux » décrites par le poète — ce qui pourrait permettre à Patti Smith de se faire, a posteriori, sujet des textes rimbaldiens) ou encore la tyrannie maternelle. La relation amoureuse que décrit la chanteuse intègre parfaitement le genre paralittéraire de la fanfiction, lequel se définit avant tout par le statut particulier de son auteur, le fan, dont l’inspiration est guidée par le modèle qu’il idolâtre. Encore peu étudiée23, cette écriture est majoritairement pratiquée sur internet par un public féminin adolescent qui tend à héroïser, entre autres, les chanteurs de groupe de rock, et consiste souvent en la scénarisation de la rencontre entre l’auteur et son idole, et de l’improbable histoire d’amour qui en découle. Comme dans cette médiation fantasmatique, la poésie de Patti Smith éclipse ici la question de la production de son idole pour se concentrer avant tout sur sa personne. Cette focalisation biographique, du reste, est une sorte de constante dans la relation qu’entretient la chanteuse avec ses modèles et avec Rimbaud en particulier : quand elle se réfère à ceux qui l’ont influencée, Smith n’évoque pas leurs œuvres, mais les grandes étapes de leurs trajectoires respectives. Ainsi de la référence récurrente au long périple africain mené par Rimbaud après son adieu à l’écriture (que l’on retrouve dans les vers de « Dream of Rimbaud », comme tout au long de l’album Radio Ethiopia, sorti en 1976), mais aussi de la mort tragique du poète, qui sert d’argument au long poème « Rimbaud Dead » déjà cité, et qui sous-tend également le poème composé par Smith pour l’album Sahara Blue du minimaliste Hector Zazou, lequel, après une introduction définitivement pieuse (« devotions to arthur Rimbaud »), s’ouvre et se clôt par la litanie « he was young. he was so damn young » (« il était jeune, putain, il était si jeune ») et dont l’épigraphe est une transcription — pourvue de quelques coquilles — de la plaque commémorative posée à l’Hôpital de la Conception où s’est éteint le poète :

à dix heures le 10 Novembre 1891
le poète Jean Arthur Rimbaud
rencontra la FIN de son
adventure Terrestre
A.R.

28à dix heures le dix novembre 1891…

à dix heures le dix novembre 1891…

Rimbaud par Patti Smith pour Sahara Blue d’Hector Zazou, Crammed Discs, 1992.

29On le voit à travers ces différentes manifestations tant discursives que non discursives, Patti Smith a souvent adopté une posture de fan, véritablement obnubilée par la figure mythique de Rimbaud et faisant de la vie du poète une source d’inspiration autant qu’un modèle. À l’image du poème litanique susmentionné, cette vénération va jusqu’à prendre une forte coloration mystique, la chanteuse canonisant symboliquement son Rimbaud et transposant de la sorte une redécouverte laïque à la fois parallèle et distincte du schéma hagiographique sur ce même canevas religieux. Cette dimension mystique, du reste, est, aujourd’hui encore, pleinement revendiquée par Patti Smith, même si celle-ci semble désormais opérer un changement de position par rapport à ses modèles, comme l’illustre cet extrait d’interview avec Nicolas Crousse, à l’occasion de la sortie du documentaire Dream of life, réalisé en 2008 par Steven Sebring au sujet de la chanteuse :

  • 24 Crousse (Nicolas), « Patti Smith et ses fantômes », dans Le Soir, 11 février 2008.

On vous découvre aussi en contact avec vos chers disparus : Rimbaud, Blake, Ginsberg, que vous allez saluer sur leur tombe. La poésie est-elle une façon de continuer le dialogue avec eux ?
D’une certaine façon, oui. Et c’est vrai que j’aime leur rendre visite Ce matin, Steven et moi on a été sur la tombe de Bertold Brecht. C’est son anniversaire aujourd'hui, il a 90 ans. Je lui ai laissé un bouton. […]
Vous croyez donc en une communauté de frères spirituels, dans le temps et l’espace ?
Absolument ! C’est une grande famille. J’y ai ma famille de sang. Et ma famille d’ancêtres artistiques, comme on l’appelait Allen Ginsberg et moi. Jimi [sic] Hendrix, Coltrane, Michel-Ange, William Blake, Rimbaud… Je leur rends visite. J'étudie leurs œuvres. Je les considère en somme comme des êtres humains. J’aime à imaginer William Blake descendant certaines rues. Keats assis à son bureau en train d'écrire un poème. Ou mon ami Robert Mapplethorpe bavardant avec moi.24

  • 25  Noland (Carrie Jaurès), « Rimbaud and Patti Smith: Style as Social Deviance », Critical Inquiry, V (...)

30Davantage que la relation d’admiration et de dévotion observée jusqu’à présent (encore que le poème-rêve de Babel projetait un couple Rimbaud-Smith étroitement uni), la chanteuse fait ici part de l’équipollence qui règne dans une communauté artistique intergénérationnelle que même la mort ne parvient pas à perturber. Ce joyeux délire tend à unir dans un même réseau des personnalités pourtant diamétralement opposées, tant par les activités artistiques dans lesquelles ils ont respectivement investi que par leur origine géographique ou l’époque à laquelle ils ont vécu, et à faire de Patti Smith elle-même un des prestigieux membres de la clique. Le ciment de cette confrérie utopique, bien que non désigné explicitement, doit assurément se retrouver dans la « marginalité » commune à ces artistes, dans leur non-conformité à l’égard des normes tant sociales que directement liées à leurs domaines d’activité respectifs. Cette anomie caractéristique, que le mouvement proto-punk érige en vertu, peut en partie servir d’explication à l’attrait de Patti Smith pour Rimbaud, comme l’a montré Carrie Jaurès Noland25, mais il est surtout intéressant de constater que c’est désormais en termes de filiation, à travers l’image de la « grande famille » artiste et anticonformiste, que la chanteuse traite de son rapport à l’Ardennais. En somme, sur un ton tout aussi empli de religiosité, la chanteuse semble désormais substituer aux modèles de dévotion, piété et ferveur, celui de la grande communauté, de la secte — à cette différence près, en regard, par exemple, aux observations de Max Weber sur les Gemeinden, que cette congrégation fictive serait déhiérarchisée. Cette évolution posturale, qui constitue également un cas intéressant d’autocélébration, mériterait d’être interrogée sur un plus long terme. Il n’en demeure pas moins que l’image générale que diffuse Patti Smith dans ses rapports à la littérature est aux antipodes de celle que nous avons observée chez Despentes : bien davantage qu’une posture de « prêtresse du rock », Smith adopte généralement celle d’une ecclésiaste rendant hommage à un culte rimbaldien qu’elle a elle-même institué, tout en prolongeant, sans forcément en prendre conscience, le mythe éculé de l’écrivain touché par la grâce et béni des dieux.

Des postures aux effets antagonistes. Réflexions et pistes

31Par l’analyse de ces faisceaux de gestes et de prises de paroles, nous avons essayé de montrer comment Virginie Despentes et Patti Smith se nourrissaient chacune d’influences extérieures à leurs champ d’activité et comment, en se les réappropriant et en les adaptant, elles diffusaient une certaine « image de soi ». La confrontation de ces deux postures permet de dégager un certain nombre de traits communs au deux actrices. Si elles effectuent une sorte de trajet inverse (l’une important ses modèles du rock vers la littérature ; l’autre de la littérature vers le rock) et investissent, avec plus ou moins de succès, des rôles inhérents à ces champs desquels elles ne participent pas originellement, Despentes et Smith partagent assurément cette posture de fan ébahi, dont les effets sont toutefois diamétralement opposés. Chez l’écrivain, la passion pour le rock qui connaît un apogée avec la découverte de The Libertines, si elle nourrit inéluctablement sa production romanesque, peut être considérée, d’une certaine façon, comme un désinvestissement, un hobby permettant une prise de distance pas nécessairement sérieuse avec le champ littéraire — ce recul étant particulièrement tangible dans les pages du blog de Despentes. Chez Patti Smith, au contraire, le recours constant à des modèles littéraires, malgré sa dimension extraordinairement fétichiste et dénuée de quasiment tout regard critique sur les œuvres de ces modèles, se présente comme un enrichissement, une intellectualisation de la création rock.

  • 26 Jourde (Pierre), La Littérature sans estomac, Paris, Pocket, « Agora », 2002, p. 22.

32Quelques exemples de réceptions particulières de Despentes et de Smith permettent, sinon de confirmer, du moins d’appuyer ces effets posturaux. En ce qui concerne l’écrivain, on songe particulièrement aux attaques, bien connues, de Pierre Jourde. Si, dans le pamphlet La Littérature sans estomac, fustigeant une grande partie de la littérature française contemporaine, Jourde s’était montré relativement clément, épargnant à Despentes le déshonneur d’un chapitre incendiaire et se contentant simplement de l’égratigner en qualifiant Baise-moi de « petit polar violent comme il s’en fabrique tous les jours »26, l’auteur s’est voulu plus percutant dans les pages du Monde diplomatique après la parution de Bye Bye Blondie :

  • 27 Jourde (Pierre), « Vive la littérature rebelle ! », dans Le Monde diplomatique, octobre 2004, p. 36 (...)

Virginie Despentes dérange autrement, avec sa différence à elle. Aucun des accessoires de cette différence ne manque à Bye bye Blondie : les punks, le rock, les cheveux rouges, la bière, et bien sûr le séjour en hôpital psychiatrique. Tout ce qu’on attendait, en bon ordre, comme dans un spectacle folklorique pour les touristes. Virginie Despentes est un peu l’André Verchuren de la marginalité. Verchuren dérangeait, lui aussi, avec son accordéon. Mais Despentes va plus loin. Elle y met du sentiment, et même du bon sentiment. Car l’important, Angot, Moix et Despentes sont d’accord là-dessus, c’est l’amour. L’amour qui dérange, avec sa puissance subversive. L’amour toujours. Bye bye Blondie pourrait s’appeler Martine chez les punks, c’est un roman Harlequin avec des battle-dress et Bérurier noir.27

33Guère besoin de gloser ces quelques lignes mordantes, qui visent essentiellement la naïveté présumée de Despentes, mais s’en prennent également à cette dimension rock du roman, considérée comme un artifice destiné à faire jouer une certaine distinction, et dont on retient principalement la facticité et la grandiloquence stéréotypée. Guère besoin non plus d’épiloguer sur la large diffusion, ces dernières années, des prises de position de Jourde, qui ont parfois suscité quelques réserves (notamment en ce qui concerne leur forme, particulièrement tranchante), mais ont peut-être davantage encore été relayées, discutées et défendues au cours de cette période que les romans de Virginie Despentes.

34La réception que force la posture « littéraire » de Patti Smith est diamétralement opposée au mépris que peut susciter l’univers rock de Despentes. Le choix de la Fondation Cartier pour l’art contemporain de consacrer, au printemps 2008, un parcours à l’univers de la chanteuse est à ce titre significatif : dans le prospectus annonçant l’exposition (repris en annexe du présent article), les organisateurs se félicitaient de la sorte de pouvoir dévoiler des photographies de « sujets chargés de sens [aux] yeux [de Patti Smith] » comme « les pantoufles de Robert Mapplethorpe […] et les couverts d’Arthur Rimbaud » — cette dernière photographie ayant également été suspendue aux murs de l’exposition Rimbaudmania montée en 2010 par Claude Jeancolas — ou des « objets chers à l’artiste et provenant de ses archives personnelles » comme « une pierre recueillie au bord de la rivière où Virginia Woolf mit fin à ses jours ». Plus frappant encore que cette adhésion au fétichisme de la chanteuse, la façon dont cette dernière, par sa posture de fan rimbaldienne, en est venue à être considérée comme une sorte de spécialiste du poète. Si la présence quasi-annuelle de Patti Smith à Charleville, dans le cadre des diverses commémorations organisées en l’honneur de l’enfant du pays, est devenue une véritable habitude, il faut souligner la place majeure qu’elle a occupée lors de la grande exposition Rimbaud – Une Saison en Enfer organisée en 2004 à Bruxelles à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance du poète. À cette occasion, les organisateurs de l’événement ont cru bon d’intégrer au guide de l’exposition la totalité des échanges électroniques entre Oscar van den Boogard, l’un des directeurs de l’exposition, et Smith, qui n’hésite pas, magnanime, à proposer de prêter quelques-uns de ses propres portraits rimbaldiens pour décorer les murs du Palais des Beaux-Arts.

35Si la franche opposition entre ces réceptions respectives soulève inévitablement certaines questions, on se gardera toutefois d’en tirer des conclusions trop hâtives, le présent article ne constituant qu’une direction de recherche. D’un point de vue méthodologique tout d’abord, si cette approche a été l’occasion de problématiser la notion de posture par le biais de la question des influences et d’éprouver ce concept sur un agent ne participant pas directement du champ littéraire, il conviendrait de poursuivre cette exploration pour se donner les moyens de l’affermir théoriquement. Du point de vue des « objets », ensuite, il conviendrait, dans le cas des deux agents examinés, de prendre en compte un plus large faisceau de traces discursives et non discursives pour affiner une approche posturale dont nous ne livrons ici qu’un aperçu partiel. Il s’agirait, ensuite, d’interroger d’éventuels « cas parallèles » dont la confrontation avec ceux dont nous avons ouvert l’analyse permettraient d’ouvrir une réflexion plus générale : on songe, principalement, à cette prédominance d’effets de légitimité graduelle, qui semble faire perdurer une hiérarchie arbitraire entre certains champs artistiques. De premières réponses à ce sujet pourraient provenir de l’examen, plus systématique et plus large, du phénomène de diffraction d’une posture similaire en fonction des champs d’activité dans lesquels elle s’inscrit.

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Bibliographie

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Bertrand (Jean-Pierre) et Glinoer (Anthony), « La nouvelle génération romancière face à ses réseaux » dans de Marneffe (Daphné) et Denis (Benoît), (éds), Les Réseaux littéraires, Bruxelles, Le Cri/CIEL – ULB-ULg, 2006, pp. 250-262.

Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, « Points essais », 1998.

Bourdieu (Pierre), Méditations pascaliennes [1997], Paris, Seuil, « Points essais », 2003.

Breton (André), Second manifeste du surréalisme [1930], dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985.

Brissette (Pascal), La malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2005.

Despentes (Virginie), Baise moi [1993], Paris, J’ai lu, 2000.

Despentes (Virginie), Mort aux Ramones !, Paris, Au Diable Vauvert, 2002.

Despentes (Virginie), Teen spirit [2002], Paris, J’ai lu, 2004.

Despentes (Virginie), Bye bye Blondie, Paris, Grasset, 2004.

« Interview avec Virginie Despentes », dans Obsküre, le webzine des courants dark, février 2003, [En ligne]. URL : http://oe68.open-sp.net/fr/inter_model.php?num_inter=177.

« Virginie Despentes », dans L’express du 6 septembre 2004. URL : http://www.lexpress.fr/mag/arts/dossier/proust/dossier.asp?ida=429176.

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Notes

1 Alpozzo (Marc), « Le roman rock, une révolte des formes », dans E-torpedo [en ligne], mis en ligne le 27 décembre 2004. URL : http://www.e-torpedo.net/article.php3?id_article=42

2 Le concept de champ, emprunté à Pierre Bourdieu, peut ici poser problème dans le cas du rock, qui dépasse la problématique du genre et se rapproche davantage de la définition du sous-champ dans la mesure où, bien que doté de ses propres règles et logiques, de ses propres instances de consécration ou encore de son propre discours, l’univers du rock est partie intégrante du plus large « champ musical ». La question de l’émergence d’un « champ du rock » mériterait d’être interrogée à plus large échelle. Nous plaçons ici l’expression entre des guillemets qui ne résoudront certes pas la question, mais permettront au moins de garder à l’esprit son caractère problématique.

3 Nous renvoyons, à ce sujet, à l’introduction du présent dossier.

4 Verlaine, par exemple, en intégrant sa propre personne – sous couvert du pseudonyme anagrammatique « Pauvre Lelian » – à son essai Les Poètes maudits, fait écho, tout en la nourrissant, à une représentation prototypique du poète révélée par des auteurs aussi divers que Juvénal, Rutebeuf, Villon, du Bellay et renforcée par des textes comme Chatterton de Vigny. Voir à ce sujet Brissette (Pascal), La malédiction littéraire : du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, « Socius », 2005.

5 La publication de Baise-moi, en 1993, interrompt en effet un parcours que Céline aurait qualifié d’aux « douze métiers et treize misères », Despentes ayant exercé, sans s’y plaire, des professions aussi diverses qu’employée des postes, technicienne de surface ou hôtesse dans un salon de massage.

6 Bertrand (Jean-Pierre) et Glinoer (Anthony), « La nouvelle génération romancière face à ses réseaux » dans de Marneffe (Daphné) et Denis (Benoît) (éd.), Les Réseaux littéraires, Bruxelles, Le Cri/CIEL – ULB-ULg, 2006, pp. 250-262.

7 Voir par exemple Vrydaghs (David), « La constitution d’une identité littéraire: Les autoportraits de Catherine Millet et leur réception par la presse spécialisée », dans Vox Poetica, 2006. URL : http://www.vox-poetica.org/t/vrydaghs.html

8 Les façons de se tenir et de s’accoutrer lors d’apparitions en public contribuent évidemment à la construction de ce que Bourdieu, en forgeant le concept sur un héritage aristotélicien, appelait l’hexis d’un agent – à savoir, sa présentation corporelle dans le monde social. À ce titre, les débardeurs et t-shirts très « dockers » qu’a pu adopter Virginie Despentes à l’occasion d’interventions télévisuelles, s’ils constituent un marqueur indiciel du féminisme masculinisant prôné par l’écrivain, peuvent également être considérés comme un look hérité de l’univers rock. Soit dit en passant, dans l’optique de l’élaboration du grand répertoire postural appelé par Jérôme Meizoz, il y aurait une intéressante recherche à mener sur ces seules hexis originales — des dissonants gilet rouge et pantalon vert portés par Théophile Gautier lors de la première d’Hernani aux légendaires chapeaux d’Amélie Nothomb.

9 « Interview avec Virginie Despentes », Obsküre [En ligne], février 2003.
URL : http://www.obskure.com/fr/inter_model.php?num_inter=177.

10 Voir Klinkenberg (Jean-Marie), Des langues romanes [1994], Bruxelles, Duculot, 1999, pp. 46-47. 

11 La mobilisation d’un style oral est une composante posturale que Jérôme Meizoz a mis au jour et analysé chez des agents aussi différents que, par exemple, Céline et Ramuz, chez lesquels ces adaptations plus ou moins similaires répondent à des enjeux bien spécifiques et bien distincts (voir notamment Meizoz (Jérôme), Le Droit de “mal écrire”, Genève, Zoé, « Critique », 1998 et L'Âge du roman parlant (1919-1939). Écrivains, critiques, linguistes et pédagogues en débat, Droz, 2001).

12 « Virginie Despentes », dans L’express du 6 septembre 2004. URL : http://www.lexpress.fr/mag/arts/dossier/proust/dossier.asp?ida=429176.

13 On a de plus en plus tendance à désigner par autofiction n’importe quel texte écrit en je. Le terme désigne à l’origine un récit certes écrit à la première personne, mais dont le narrateur peut en outre être directement confondu avec son auteur.

14 Brissette (Pascal), « Un verre de trop », dans Brissette (Pascal) et Boucher (Geneviève), Qui a lu boira, COnTEXTES, n°6, 2009, URL : http://contextes.revues.org/index4461.html.

15 Internet Archive Wayback Machine. URL : http://www.archive.org/web/web.php. Le blog de Despentes est accessible à l’adresse suivante : http://web.archive.org/web/*/http://www.20six.fr/Despentes.

16 Nous reproduisons ici les typographie et orthographe employées par Virginie Despentes.

17 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, « Points essais », 1998, p. 91.

18 Étiemble (René), Le mythe de Rimbaud, 2T, Paris, Gallimard, 1952.

19  Breton (André), Second manifeste du surréalisme [1930], dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985.

20  Heinich (Nathalie), La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, « Critique », 1992.

21 L’ouvrage d’Heinich n’a évidemment pas une portée édifiante et la sociologue met bien au jour les différences entre la « sainteté » du peintre et l’hagiographie traditionnelle (pas de reconnaissance de l’Eglise, pas de miracles, etc.).

22 « oh jésus je le désire. sale fils de pute. il me lèche / la main. je calme. va-t’en vite ta mère attend. il / se lève. il s’en va. mais pas sans le regard / de ces yeux bleus glacés qui explose. il hésite / il est à moi. nous sommes sur le lit. j’ai un couteau / sur sa gorge. je le lâche. étreinte. je dévore son scalp. des poux gros comme des pouces de bébé. des poux caviar / de crânes. / oh arthur arthur. nous sommes en aden absyssinie. faisons l’amour / fumons des cigarettes. nous embrassons. mais c’est bien plus. / l’azur. / la mare bleue. lac d’huile lisse. sensations se télescopent. s’animent. / dorure cristalline. explosent des boules de verre coloré. / éclatent les coutures des tentes berbères. ouvertures, ouverte / comme une caverne, / ouverte plus encore. absolue reddition. » (Traduction de Pierre Alien pour l’édition française).

23 Parmi les travaux naissants consacrés à la question, voir François (Sébastien), « Les Fanfictions, nouveau lieu d’expression de soi pour la jeunesse ? », dans Agora débats/jeunesses, n°46, 2008, pp. 58-68.

24 Crousse (Nicolas), « Patti Smith et ses fantômes », dans Le Soir, 11 février 2008.

25  Noland (Carrie Jaurès), « Rimbaud and Patti Smith: Style as Social Deviance », Critical Inquiry, Volume 21, numéro 3, Printemps 1995, pp. 581-610.

26 Jourde (Pierre), La Littérature sans estomac, Paris, Pocket, « Agora », 2002, p. 22.

27 Jourde (Pierre), « Vive la littérature rebelle ! », dans Le Monde diplomatique, octobre 2004, p. 36.

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St. Rimbaud 1973. il dis [sic] : “they can’t put me down”
Rimbaud par Patti Smith. Charleville 1973. Musée Rimbaud.
URL http://contextes.revues.org/docannexe/image/4693/img-1.jpg
image/jpeg, 24k
à dix heures le dix novembre 1891…
Rimbaud par Patti Smith pour Sahara Blue d’Hector Zazou, Crammed Discs, 1992.
URL http://contextes.revues.org/docannexe/image/4693/img-2.png
image/png, 54k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Denis Saint-Amand, « Quelque part entre Charleville et l’Arcadie », COnTEXTES [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01 septembre 2010, consulté le 27 février 2014. URL : http://contextes.revues.org/4693 ; DOI : 10.4000/contextes.4693

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Auteur

Denis Saint-Amand

F.R.S.-FNRS – Université de Liège

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