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Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, xixe-xxe siècles. Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises, Éditions Bouchêne, 2001.
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II. Lectures

Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, xixe-xxe siècles. Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises, Éditions Bouchêne, 2001.

Karima Direche-Slimani
p. 502-505

Texte intégral

1Dans cet ouvrage imposant (650 pages), Alain Mahé propose une lecture historique et anthropologique de la Kabylie à travers l’étude de l’organisation  villageoise du début de la conquête coloniale à nos jours. La problématique de l’auteur s’organise autour d’une idée centrale, celle de l’existence d’institutions locales autonomes à l’échelle des communautés villageoises  qui ont toujours eu à négocier et à redéfinir leurs attributions propres  confrontées aux différents modes de pouvoir qui se sont succédé : régence turque, pacification coloniale et pratiques autoritaires de l’État algérien.

2Modélisation de l’organisation villageoise, évolution et altération de cette dernière face aux grands événements socio-historiques qui ont marqué l’Algérie et la Kabylie sont les fils directeurs de cet ouvrage foisonnant et dense où l’approche anthropologique des systèmes symboliques d’une société est sans cesse confrontée à l’analyse historique. C’est le pari méthodologique de l’auteur qui, avec une grande habileté, a su concilier histoire sociale et politique ainsi qu’analyse sociologique. Bien que celle-ci se montre quelque peu systémique et technicisée parfois dans son expression et dans sa conceptualisation.

  • 1  À savoir le sens de l’honneur ; “ l’esprit municipal ” ; l’identité musulmane ; l’univers magico-re (...)
  • 2  Terme berbérisé de djemâ‘a, assemblée villageoise.
  • 3  Règlements collectifs qui codifient tous les aspects de la vie sociale villageoise.

3La première partie du livre s’attache à analyser les quatre niveaux des valeurs traditionnelles1 (et leurs interactions constantes) qui sous-tendent le système social villageois. Le centre d’intérêt de l’auteur est la tajma‘at2 qu’il présente dans son introduction comme le symbole du lien social dans les communautés villageoises et qui représente traditionnellement l’institution politique locale et autonome. Il y propose une modélisation de l’organisation villageoise kabyle à partir de la description du cadre de la tajma’at tel qu’elle se présentait au xixe siècle, au début de la colonisation française. Cette institution est étudiée principalement à partir des procédures du système juridique coutumier, les qanûn-s3. L’auteur s’attache à décrire ses attributions, son rôle, ses charges et l’interaction de ses fonctions avec celles liées à d’autres formes d’organisation plus larges : tribale, confédérale, religieuse…

4La deuxième partie du livre (la plus longue et la plus dense) décrit et analyse l’évolution des ces systèmes symboliques (notamment l’honneur gentilice et le système vindicatoire) et leurs altérations face aux transformations liées à la colonisation et aux pratiques politiques menées par l’État algérien indépendant. Dans un découpage chronologique qui correspond à des périodes clés et à des thématiques spécifiques (la pacification, la mise en place de l’administration militaire, la colonisation rurale, les crises économiques ou l’indépendance nationale), l’auteur met en lumière les altérations causées par les politiques diverses sur les pratiques sociales et les représentations symboliques. En respectant la linéarité historique et la succession des événements qui ont marqué la Kabylie (dans un souci constant de montrer les écarts et les différences qui existaient entre les régions), le lecteur saisit ainsi, dans toute son historicité, l’ensemble des changements qui ont affecté le lien social de la société kabyle.

  • 4  La Kabylie a été, dès la pacification, un terrain d’expérimentations diverses  qui ont généré une s (...)

5L’auteur souligne les régimes d’exception4 dont a “ bénéficié ” la Kabylie sous la colonisation tout en prenant soin de montrer à chaque fois les écarts et diversités qui existaient à l’intérieur de la région (ce qui suppose, de la part de l’auteur, à la fois, une connaissance remarquable du terrain et une exploitation très fine des sources et documents). Dans un jeu dialectique constant et parfaitement maîtrisé qui consiste à montrer les tendances dominantes mais également les diversités locales, A. Mahé démontre, dans toute leur complexité, ce qu’il appelle à plusieurs reprises le processus de désenchantement et la privatisation de l’honneur. Ces derniers s’animent à travers une conjugaison de paramètres qui contribuent à l’éclatement des unités économiques de production, de l’affaiblissement des ordres lignagiers, d’une recomposition familiale, de l’altération de l’univers magico-religieux. L’ensemble des représentations et pratiques de l’honneur liées à l’appartenance lignagière, villageoise et tribale va s’en trouver recomposé, modifié ou affaibli.

  • 5  L’émigration est une des données économiques et sociologiques fondamentales de la Kabylie dès les a (...)

6Ainsi les manifestations du sens de l’honneur et du système vindicatoire sont bridées par l’intervention de la justice coloniale qui pénalise toutes les luttes autour des traditions de vengeance et qui, progressivement, rendent caduques les solidarités lignagières. L’économie traditionnelle est profondément atteinte par le développement du salariat et par l’introduction des logiques capitalistes. Celles-ci contribuent à la multiplication des ruptures d’indivision des terres et des biens familiaux, ce qui aboutit à un rétrécissement des unités familiales et concourt, là encore, à l’affaiblissement des ordres lignagers. Les représentations mentales et religieuses sont également malmenées notamment par la scolarisation et les mouvements migratoires5 (de plus en plus fréquents et de plus en plus longs) qui remettent en cause tout l’univers magico-religieux des Kabyles et qui  participent à ce que l’auteur appelle la sécularisation et la décléricalisation des communautés villageoises.

  • 6  À savoir, l’administration judiciaire, la logique capitaliste et l’économie de marché, l’émigration (...)
  • 7  À la fois honneur, fierté, dignité…

7A. Mahé souligne la complexité de la combinaison de tous ces paramètres6 qui aboutissent au déplacement des luttes d’honneur. Il montre, par exemple, comment la figure du bandit d’honneur (qui se multiplie entre 1873 et 1900) sert de substitut aux familles et clans kabyles pour défendre leur nif7. Ce même bandit laisse sa place au maquisard durant la guerre de libération nationale, celui-ci devenant l’homme d’honneur par excellence. Ce déplacement vers le militantisme politique, d’abord l’anticolonialisme puis la lutte pour l’indépendance, fait sortir les individus des logiques de la parentèle pour les projeter dans des luttes d’honneur et de solidarité plus larges : celles menées à l’échelle d’une nation.

  • 8  Considérées comme des survivances archaïques et primitives.
  • 9  Le printemps berbère de 1980 ou Tafsut Imazighen est une date clé dans l’histoire du berbérisme. Su (...)
  • 10  FFS et RCD.

8L’auteur rappelle comment, après la période de mépris des institutions villageoises8 de la part de l’État algérien indépendant (particulièrement sous l’ère Boumédienne), le réinvestissement des affaires collectives au sein de la tajma‘at est la conséquence directe du printemps berbère de 19809 et du mouvement culturel qui l’a accompagné. Réappropriation d’un honneur quelque peu perdu, d’une estime de soi retrouvée, cet événement donnera jusqu’à la fin des années 1980 le sentiment d’une union sacrée, de retrouvailles communautaires mais qui ne manqueront pas de se lézarder avec les scissions entre les deux partis politiques kabyles10 en 1990.

  • 11  Hanoteaux A. et Letourneux A., La Kabylie et les coutumes kabyles, Challamel, 1893

9Au delà de l’ambition méthodologique de l’auteur qui a su concilier analyse des mécanismes sociaux et approche historique couvrant ainsi toute la période contemporaine de l’histoire politique de la Kabylie, l’ouvrage est un tableau évolutif particulièrement dense qui fourmille d’informations et d’indications sur la société kabyle. Il rappelle avec grand intérêt les conditions historiques de la généralisation de l’exhérédation de la femme kabyle. Le fait qu’elle ait constitué un des rares documents écrits (daté de 1748) a été relevé par Hanoteaux et Letourneux11 ; ce règlement a été considéré par la justice coloniale comme une pratique coutumière appliquée par l’ensemble des tribus kabyles alors qu’elle n’était auparavant observée que parmi une dizaine d’entre elles.

10L’auteur croise également des sources d’archives et des travaux d’administrateurs coloniaux, ce qui lui a permis de reconstituer le découpage des 126 tribus kabyles réunies dans une douzaine de confédérations au moment de la conquête coloniale (années 1840 et 1850) avec le nombre de village et de hameaux et l’évaluation démographique et la notation du type et du mode d’habitat (dense, dispersé, regroupé, éparpillé…). C’est un état des lieux des unités politiques et démographiques remarquable de précision et qui nous permet de visualiser concrètement des entités (tribus, confédérations, sof…) présentées jusque là de façon désincarnée et totalement abstraite.

  • 12  Pluriel berbère de ‘arch : tribu ou segment de tribu. Depuis avril 2001, suite aux émeutes qui ont (...)

11À l’heure où l’histoire politique de la Kabylie emprunte des virages violents et se laisse tenter par des dérives nihilistes, le livre d’Alain Mahé apporte certaines clés d’explication. La mobilisation totalement inattendue des a‘rouch12 et des tajma‘at qui s’est manifestée au début de l’année 2001 et qui a laissé plus d’un observateur dérouté s’inscrit dans une logique de réappropriation d’un passé qu’on ne veut pas voir mourir. Il ne s’agit pas, comme on l’a beaucoup trop écrit, d’un retour au tribalisme et de nostalgie douloureuse d’une société archaïque. Cette résurgence (et instrumentalisation) déconcertante des structures sociales et politiques traditionnelles, comme moyen politique de contestation et d’affirmation, peut s’interpréter comme le moyen de répondre à la violence de l’État algérien en faisant appel aux formes premières de l’identité collective : celles qui se rattachent aux ancêtres communs, aux liens de sang et de la parenté. Mouvement populaire, spontané mais qui se présente comme une alternative à la vacuité du débat citoyen algérien.

12A. Mahé, dans sa démonstration (qui est celle de la pérennité et des vicissitudes de la tajma‘at), nous immerge dans la matrice sociale de la Kabylie. Il nous fait apparaître les ressorts et les mécanismes des logiques de solidarité et des dynamiques symboliques qui nous permettent de mieux comprendre les bouleversements actuels. Intelligent et empathique, cet ouvrage devrait devenir une des références bibliographiques incontournables en ce qui concerne l’histoire et la sociologie du Maghreb.

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Notes

1 À savoir le sens de l’honneur ; “ l’esprit municipal ” ; l’identité musulmane ; l’univers magico-religieux et les références anté-islamiques.
2 Terme berbérisé de djemâ‘a, assemblée villageoise.
3 Règlements collectifs qui codifient tous les aspects de la vie sociale villageoise.
4 La Kabylie a été, dès la pacification, un terrain d’expérimentations diverses  qui ont généré une spécificité du paysage politico-administratif : le type d’organisation militaire, le régime civil instauré en 1880, la scolarisation en français plus intense qu’ailleurs. En plus de caractéristiques endogènes : une démographie très forte, un mouvement migratoire précoce…
5 L’émigration est une des données économiques et sociologiques fondamentales de la Kabylie dès les années 1870. Un certain nombre des émigrants scolarisés obtenaient des conditions de travail, en France, plus favorables et plus intéressantes. La Kabylie, qui  avait déjà bénéficié d’une politique scolaire plus importante que les autres régions d’Algérie, a vu dans l’émigration et dans la scolarisation des moyens d’autonomisation et de promotion.
6 À savoir, l’administration judiciaire, la logique capitaliste et l’économie de marché, l’émigration, la dépaysanisation…
7 À la fois honneur, fierté, dignité…
8 Considérées comme des survivances archaïques et primitives.
9 Le printemps berbère de 1980 ou Tafsut Imazighen est une date clé dans l’histoire du berbérisme. Suite à une série d’émeutes violentes à Tizi-Ouzou puis dans toute la Kabylie, très gravement réprimées par les autorités algériennes, la question de la culture et de l’identité berbère est, pour la première fois, projetée dans le paysage politique algérien en réclamant une reconnaissance constitutionnelle.
10 FFS et RCD.
11 Hanoteaux A. et Letourneux A., La Kabylie et les coutumes kabyles, Challamel, 1893
12 Pluriel berbère de ‘arch : tribu ou segment de tribu. Depuis avril 2001, suite aux émeutes qui ont secoué la Kabylie dans son affrontement au pouvoir central, des comités de villages et de tribus se sont autoproclamés direction et porte-parole du mouvement protestataire. C’est la référence au lien de sang et au lignage qui devient déterminante dans l’action citoyenne et non plus l’appartenance à tel ou tel parti politique. À noter la défaillance absolue des partis berbères devant l’ampleur de ce mouvement.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Karima Direche-Slimani, « Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, xixe-xxe siècles. Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises, Éditions Bouchêne, 2001. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 95-98 | avril 2002, mis en ligne le 03 décembre 2004, consulté le 01 mars 2014. URL : http://remmm.revues.org/2468

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