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Quand la « grande muette » se met à table…
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Quand la « grande muette » se met à table…

Compte rendu de l’ouvrage de Mathieu RIGOUSTE, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La découverte, 2009, 341 p.
Frédéric Ocqueteau

Texte intégral

1Ce livre important propose une socio histoire du contrôle sécuritaire par l’armée sous la IVe et la Ve Républiques. Le fil conducteur en est l’utilisation recyclée de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) selon un processus complexe. Par le biais, d’abord, d’une pratique de la contre subversion en usage sous la IVe République, puis de son éclipse apparente de la doctrine militaire à la fin de la guerre d’Algérie grâce à la dotation par notre pays de l’arme nucléaire ; enfin, grâce à ses réapparitions subreptices sous des formes recomposées depuis les trente dernières années.

2L’ambition de l’auteur est de montrer comment et pourquoi la matrice idéologique de cette doctrine n’a jamais réellement disparu des représentations dominantes des élites militaires ayant toujours su la recycler selon des modalités et un impact variables. L’obsession de l’ennemi intérieur, l’un des ressorts les plus décisifs des nationalismes en action, aurait toujours été au cœur des conceptions françaises. Nos militaires l’auraient puisée dans le répertoire colonial de l’Empire britannique et dans les doctrines d’action psychologique du IIIe Reich. Et durant les années 1950, la France de la métropole aurait su mettre au point les techniques de purge de l’ennemi intérieur grâce au savoir-faire des officiers de l’armée française entraînés sur le théâtre des opérations d’Afrique du Nord.

3Le corpus sur lequel l’auteur argumente sa thèse est principalement constitué d’un fonds d’archives que l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN) eut l’imprudence de ne pas classifier. Mais également, des mémoires des Auditeurs des 58 promotions de cet Institut (1948-2006) et des dossiers d’accompagnement thématiques sur lesquels on les invita à plancher. Soit 300 documents internes, trois revues militaires influentes dépouillées, et une analyse de contenu des conférences et des entretiens de l’auteur avec des informateurs privilégiés durant deux ans. Il faut rendre hommage à la richesse du travail de M. Rigouste en suivant le plan de son ouvrage, après quoi nous en discuterons certaines dimensions.

1. Présentation de l’ouvrage

4Il se décompose en trois « respirations historiques » au sein desquelles auraient été successivement construites trois figures dominantes de l’ennemi : l’indigène-partisan, le sous-développé, le barbare global.

1.1. 1954-1962

5La première séquence couvre les années 1954-1962, fin de la guerre d’Algérie. La guerre froide bat son plein, et s’institue dans le paysage de la pensée militaire la notion d’indigène partisan. La DGR se répand sur le terrain colonial puis va se rétracter sous l’effet de sa prohibition gaulliste. L’auteur explique comment se forme la figure de la « cinquième colonne » nord-africaine dans un contexte discursif de décadence de l’Empire et de nécessité d’un contrôle total de la population par l’armée. La DGR fut un laboratoire de la répression articulée autour de la figure subversive du « révolutionnaire » (étranger et colonisé). C’est le contexte dans lequel baignent la plupart des militaires français dominant leurs croyances au début de la guerre d’Algérie : l’influence de la pensée des « officiers coloniaux » dans la formation des réseaux de la contre-subversion, d’abord au sein des écoles de guerre, mais aussi dans la mise en œuvre de l’action psychologique des « 5e bureaux » apparaît décisive. Les prémisses de cette pensée d’État militaire vont durablement s’imposer parmi les élites dirigeantes : l’art de gouverner militairement consiste à entretenir un rapport chirurgical entre l’État et la population pour raffermir le besoin de purifier une société où armée et nation devraient vivre en osmose. Ce qui passe par un diagnostic constant de ce par quoi une population gangrenée peut pourrir à cause de la sape de ses ennemis intérieurs. « L’indigène partisan » à combattre est dépeint par le colonel Lacheroy en ces termes : un français musulman à la mentalité foncièrement différente de celle du Français de souche (p. 61), dont il convient de purger la population par une thérapie contre-subversive. Il faut « attraper le poisson, tenir la vase », autrement dit surveiller et renseigner sans répit ses agissements en quadrillant l’espace, industrialisant la torture, en prenant possession des âmes, y compris en manipulant de vrais-faux ennemis (ou ennemis marionnettes), de façon à justifier la terreur au sein d’une population à pacifier (p. 71). Il faut détruire toute armature politico-administrative ou « système nerveux » du moindre foyer de rébellion.

6Pour passer de la théorie à la pratique, M. Rigouste montre comment, la distinction paix-guerre, en cette période de guerre froide et de décolonisation, est abolie. Les dispositifs d’exception en Algérie se multiplient, certes, mais aussi, en métropole, car on y expérimente in vivo la machine contre-subversive mise au point dans les colonies : état d’urgence en 1955 ; pouvoirs spéciaux à l’armée en 1957 ; promulgation de l’instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique en 1957 ; création d’une Défense Intérieure du Territoire dès 1956, l’ancêtre de la Défense Opérationnelle du Territoire de 1962 qui intensifie la coopération civilo-militaire selon un dispositif censé mettre la population sur pied de guerre. À ce sujet, l’auteur montre parfois, maladroitement (p. 88), comment la Constitution de la Ve République recèle en elle maintes dispositions liberticides influencées par le contexte de la guerre froide. Il examine surtout comment les offensives de déstabilisations menées par certains cadres militaires ont amené De Gaulle à organiser un pouvoir personnel où les désirs du Prince ont force de loi. À l’IHEDN, on réfléchit sur le papier, par le biais d’études de cas ou d’exercices dits Antarès I, aux parades à l’attaque nucléaire soviétique. On joue aux « rouges contre les bleus », car dans ces années-là, on se prépare déjà à sortir du répertoire du contrôle colonial, et à devoir lutter contre de nouveaux ennemis intérieurs postcoloniaux (Antarès II).

  • 1  Voir Alain Dewerpe, cette revue, dans une chronique précédente.

7Les techniques de maintien de l’ordre (MO) et de contrôle intérieur fondés sur un schéma de guerre totale ont alors suffisamment pénétré les consciences pour que les événements du 17 octobre 1961 qui s’en viennent au cœur de Paris aient pu fonctionner comme la première expérimentation concrète de la contre-subversion en métropole. Pour preuve : la conférence du super préfet Papon en mai 1961 retrouvée par l’auteur dans les papiers de l’IHEDN, illustre, cinq mois avant le drame, la logique d’un véritable plan de guerre contre-subversive à l’encontre d’ennemis socio-ethniques dissimulés dans la population. Ce crime contre l’humanité (sic), - d’autres ont parlé de massacres d’État1 - put advenir puisqu’il était prêt à servir : il était dans les cartons et dans les têtes, en quelque sorte.

1.2. 1959-1981

8La deuxième séquence couvre les années 1959-1981. L’auteur y montre le bannissement (1962-1968) puis le retour (1969-1981) des théories de la contre-subversion par l’invention du problème de l’immigration et l’élaboration progressive d’un modèle sécuritaire à son encontre.

9La doctrine de la dissuasion nucléaire anéantit officiellement la rhétorique de la contre-subversion. La figure de l’ennemi intérieur perd ses caractéristiques ethniques alors que persiste celle du révolutionnaire « rouge ». De Gaulle met fin assez tôt aux procédures d’exception après avoir décapité les « spécialistes de la contre-subversion » aux commandes durant la guerre d’Algérie, principaux soutiens de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). L’armée en est épurée, le Service d’Action Civique (SAC) sert plutôt à lutter contre les menaces visant directement le pouvoir gaulliste.

10Si les techniques de la DGR sont mises en sourdine, elles connaissent néanmoins un retentissement international. Sortant de l’OTAN en 1966, la France ne renonce que partiellement à la contre-subversion. Elle fait bien, puisque 1968 va rapidement justifier le besoin de réformer le « contrôle intérieur ». Les mouvements sociaux qui s’accroissent et suscitent les plus vives inquiétudes de la bourgeoisie au pouvoir sont disqualifiés au nom du fait qu’ils sont menés par une chienlit risquant de contaminer un peuple de plus en plus incivique et délinquant, travaillé par cette subversion révolutionnaire. Une nouvelle logique de sécurité se met alors en place à la tête de l’État, visant à protéger la population, se protéger d’elle et la convaincre de participer à cette protection. Des étudiants policiers sont infiltrés dans les mouvements sociaux pour y développer des luttes intestines ; de nouvelles techniques de MO métropolitaines sont mises au point, visant à éviter la mort des manifestants ; on assiste enfin au retour des chauds partisans de la DGR qui se rapprochent alors des réseaux atlantistes aux USA.

11 L’auteur estime surtout que c’est en raison de la conversion de la Grande Muette aux questions démographiques et culturelles que l’immigré va devenir la nouvelle figure menaçante par excellence, assise sur la conviction de son inassimilabilité, et d’une nouvelle menace migratoire au début des années 1970.

12À cause d’enjeux économiques, stratégiques et industriels, l’ancien immigré partisan de la décolonisation cède ainsi la place au « sous-développé du tiers monde ». Les classes dominantes, qui avaient su ériger l’expulsion des subversifs pour se débarrasser des ferments de désordre durant la grande peur de 68 (cf. la fondation du « 6e bureau » par R. Marcellin, et d’une brigade spéciale à la DST, dite SUBAC), auraient consolidé sous le giscardisme un nouvel appareil sécuritaire autour du « problème immigré ». Durant toute la décennie 1970, le pouvoir politico-militaire aurait eu tendance à redéfinir l’ennemi intérieur sous la quadruple bannière du terroriste, du délinquant, du criminel et de l’immigré. Ce pouvoir y aurait été aidé par l’apparition de nouveaux idéologues ayant su recycler l’ennemi communiste dans une figure plus floue de l’insoumis et du marginal, expliquant notamment les délinquants comme des gens désocialisés. D’après M. Rigouste, les premiers experts ès terrorisme (nostalgériens et journalistes d’extrême droite tels les Christian de Bongain) auraient alors commencé à inoculer de nouvelles peurs par la promotion de leurs « nébuleuses internationales de la terreur », les clandestins politiques occupant encore à cette époque le devant de la scène par rapport aux futurs clandestins ethniques. Des seuils de tolérance sont atteints, et commence alors à s’imposer la figure d’un islam menaçant, un islam d’encerclement par le jeu d’une articulation subtile à celle de « l’immigration incontrôlable ».

13À ce sujet, Mathieu Rigouste a beau nuancer son récit en montrant comment des gaullistes de gauche comme P. Dabezies avaient bien tenté de jeter les bases d’un appareil de défense plus citoyen, rien n’y fit, la pente sécuritaire et autoritaire domina toujours plus les rangs. L’instruction du Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN) du 7 février 1978 qui créa un plan d’alerte et de prévention pour le territoire national instituant le fameux plan Vigipirate, engagea un nouveau principe de responsabilité partagée entre armée et police. L’auteur y voit le dispositif de rénovation et de translation du contrôle des populations qui fut toujours préconisé par les partisans de la DGR. Sous un nouveau label de sécurité internationale, un lien entre migrant et terroriste aurait été définitivement noué, mettant au monde une nouvelle machine sécuritaire au service de la « protection de l’ordre capitaliste ».

1.3. 1979-2008

14La troisième période examinée constitue une bonne moitié de l’ouvrage. Elle relate la marche triomphante du modèle « médiatico-sécuritaire » où le barbare global constitue la nouvelle figure émergente de l’ennemi. Son spectre se serait édifié autour d’une nouvelle menace pesant sur l’identité et la sécurité de la Nation. D’abord, durant les années 1980, par le biais d’un ciblage autour des faux français, autrement dit ces populations immigrées de la deuxième génération, sous la période mitterrandienne au cours de laquelle des méthodes contre-subversives furent réactivées (en 1982, à l’occasion de l’affaire des Irlandais de Vincennes, et en 1986, lors de l’affaire M. Oussekine dite des « pelotons voltigeurs »).

15Cette époque aurait connu une montée inédite de méthodes militaro-policières hybrides, inaugurant un nouveau moment de dispositifs juridiques d’exception autour de la menace terroriste islamiste. De nombreux journalistes auraient été enrôlés plus systématiquement à l’IHEDN pour promouvoir un « nouvel esprit de défense », la chute du mur de Berlin et de l’ouverture européenne ayant conduit l’État à laisser faire pour combler le vide laissé par le déclin de la menace soviétique (p. 207).

16Sous le premier lustre des années 1990, par le biais d’une nouvelle pression du marché d’une expertise de plus en plus écoutée, de nouveaux idéologues offensifs auraient propagé une rhétorique toujours plus imaginative de menaces transversales libérées, de zones grises intérieures, d’angles morts et zones de non droit ou autres conflits dégénérés de basse intensité. Il se serait alors produit une connexion importante avec les services des Renseignements Généraux, développant une première articulation explicite entre « islam » et « violences urbaines », l’affaire Kelkal (1995) ayant fourni une bonne occasion de cristalliser un besoin latent de mieux mailler, en défense et en sécurité, les territoires infectés des banlieues concernées.

17L’IHESI aurait joué un rôle plus subtil de neutralisation politique de l’enjeu, en rationalisant, technicisant et scientificisant un contrôle social mieux ajusté aux impératifs de la nouvelle sécurité intérieure (p. 221). Bref, un nouveau dispositif du contrôle se serait mis en place durant cette époque, guidé par deux thérapeutiques distinctes : intégrer les corps barbares (sauvages à éduquer), ou les expulser des territoires intérieurs à pacifier (barbares à proscrire).

18 « L’ordre par le chaos » aurait atteint son apogée quand l’antiterrorisme fut placé au cœur de la « nouvelle culture de sécurité » en 1995, pour n’en plus être jamais délogé depuis. Les usages raffinés du plan Vigipirate furent systématiquement mobilisés après le 11 septembre et de nouvelles techniques de maintien de l’ordre expérimentées au cours des émeutes de 2005 (méthodes de contrôle des foules réactualisées, franche militarisation de la lutte contre une « Intifada des banlieues de populations allogènes en état d’incivilité totale »). Un couple démoniaque de penseurs et d’experts, apparemment omniprésent, omniscient et omnipuissant, aurait même joué un rôle-clé dans l’objectivation des nouvelles menaces à conjurer, en orchestrant le rapprochement institutionnel de l’IHEDN avec l’Institut National des Hautes Études de Sécurité et l’Observatoire National de la Délinquance. Lors de la grande crise des banlieues de l’automne 2005, le décret d’état d’urgence de 1955 fut réexhumé, tandis que les réapprentissages militaires aux techniques de l’anti-guérilla urbaine allèrent bon train. Le tout fut implémenté sur fond de montée en puissance d’un « capitalisme sécuritaire mondialisé ».

  • 2  Cf. le schéma des 7 piliers des deux modèles heuristiques p. 306. Sans doute faut-il y voir, outre (...)

19Ce contexte acheva ainsi de parfaire le passage définitif du registre de la contre-subversion des années 1950 à celui du modèle sécuritaire des années 2000, dont la France aurait, d’après l’auteur, toujours incarné le modèle quintessencié2. Le brouillage total du domaine des partitions classiques de « l’État de droit » serait aujourd’hui consommé : conflit paix/guerre ; intérieur/extérieur ; civil/combattant ; policier/militaire, plus rien n’est clair, car l’état d’exception serait devenu la norme.

20Notre orgueilleuse nation qui éprouve toujours le besoin de se donner en exemple en tant que laboratoire, vitrine et rouage d’expérimentation des nouvelles technologies de l’ordre social y apparaît en modèle constitutif. Et l’analyste se sent d’autant mieux fondé à établir ce lien généalogique avec l’ancien logiciel colonial de la DGR que la menace suprême y serait redevenue ethnique dans une nation désormais racialement divisée.

21Tel serait, du moins, le terreau sur lequel se propageraient les discours militaires, au vu de croyances de plus en plus répandues parmi les cadres de la « grande Muette » et des autres convertis médiatiques à leur cause.

2. Éléments de discussion

22La boucle est ainsi bouclée : aujourd’hui, la Défense Nationale, institution revendiquant le monopole légitime de production de la peur (avec succès ?), coopèrerait avec des réseaux médiatiques possédant les moyens de diffusion des virus de la peur. Ce qui permettrait aux détenteurs des leviers politiques (de gauche ou de droite) de se voir légitimés dans leurs actions de promotion de lois d’exception pérennes liberticides et, à l’industrie de « l’intelligence économique » (recyclée de l’espionnage industriel et de la contre-subversion mercenaire) de recevoir, en contrepartie, des marchés d’État et d’engranger une extrême liberté de profits.

23Bref, les discours de la menace indéfiniment recyclés resteraient toujours en dernière analyse une superstructure de légitimation des forces, articulée sans grande contradiction aux pratiques de raffinement d’un ordre néocolonial d’autant plus ouvertement renforcé qu’il saurait user d’une symptomatologie médicale increvable. En effet, face à un corps social sans cesse attaqué par des ennemis intérieurs, le pouvoir militaro-industriel, plus encore que le pouvoir policier aurait toujours vocation à se partager la chirurgie des foyers d’infection quitte à en inoculer lui-même les virus (p. 209).

24L’argument iatrogène ainsi ramassé est parfaitement lumineux. Tel un effet massue, il semble à première vue imparable et valait donc d’être tenu. Il suffisait, pour parvenir à le fonder à l’heure actuelle, d’agencer, de manière constructiviste et dialectique, toutes les pièces d’un puzzle épars par le biais d’une documentation inédite et inespérée, de façon suffisamment habile pour se donner de grands frissons par le biais de son élégante homogénéité même, la « méthode généalogique » y pourvoyant.

25Nous nous sommes efforcés de montrer la richesse de l’ouvrage dans la mesure où les matériaux novateurs mobilisés nous ont paru le mériter. Les objectifs ultimes de l’auteur demeurent néanmoins assez obscurs, et nous nous demandons au total s’ils ne pourraient pas se résumer à une question simple : quel « effet de vérité » procure le constructivisme dur de telles fresques au sein de la science politique française ?

26Notre réponse sera tout aussi simple : ou bien, il a pour effet de provoquer l’adhésion totale des convertis, ou bien du rejet total chez les sceptiques de nature. Et pourtant, entre ces deux extrêmes, on devrait pouvoir penser quelque chose de nouveau. Nous voyons ainsi trois pistes de discussion possibles.

  • 3  Et le Canard Enchaîné ne s’y est pas apparemment pas trompé ; cf. J.-L. Porquet, LCE, 30 avril 200 (...)

27- Ou bien la thèse de l’auteur est juste, crédible ou vraisemblable : elle n’est alors qu’un vaste lieu commun. L’idéologie militaire de l’ennemi intérieurguiderait de plus en plus souvent les orientations du pouvoir politique au plus haut niveau, le pouvoir du chef des armées revendiquant haut et fort de n’en point dépendre dans la maîtrise de son propre « domaine réservé ». Tout pouvoir politique souverain aurait néanmoins besoin de puiser, à son gré, dans l’arsenal idéologique disponible de la menace (c’est-à-dire les Appareils Idéologiques d’État, comme on disait naguère), face à sa propre croyance en l’existence de groupes hostiles aux appareils dirigeant la Nation, gardiens d’une cohésion nationale à rassurer et protéger. Au besoin, en enrôlant un peuple peu convaincu en la réalité de menaces imaginaires créées de toutes pièces, le cas échéant, par le monde militaire (et accessoirement le monde policier) selon des techniques éprouvées. Certes, dans nos sociétés complexes et plus ouvertes sur le monde, cette mécanique serait devenue beaucoup plus subtile que naguère, même si elle reposerait au fond toujours sur des ressorts identiques. Si telle est la thèse soutenue, le monde que l’on nous donne à comprendre serait constamment menacé d’entropie, la fonction régalienne des États aurait toujours consisté à nous donner le spectacle de sa bonne remise en ordre3… Mais s’il en est toujours allé ainsi (realpolitik), quelque chose ne passe pas. Comment comprendre en effet le besoin de l’auteur de donner crédit à un âge d’or, celui d’un temps où l’on aurait connu un « État de droit » où auraient coexisté des bureaucraties de gestion de menaces très différentes, des bureaucraties dédiées à la pacification des adversaires de l’ordre interne et des bureaucraties dédiées au combat des ennemis extérieurs ?

  • 4  Voir notamment l’essai de cet auteur, lui-même disciple de Foucault, La globalisation de la survei (...)

28- Ou bien la thèse est intenable, parce qu’elle n’est pas vraiment falsifiable. L’auteur soutient ne pas vouloir dépeindre une histoire des rapports complexes entre les institutions militaro-policières, ni même des options du pouvoir politique auxquelles les premières seraient en principe subordonnées. Il prend alors le risque d’une contre-propagande par les idées. On peut se demander en effet ce qui reste de la démarche critique, au point de soupçonner qu’elle pourrait fort bien être également dirigée contre les « ennemis de la science et de la vérité », fréquente parmi les essayistes idéologues, journalistes, pseudo universitaires et autres experts marchands de peur, présents au sein de détestables think tank. L’auteur récuserait évidemment la malveillance d’un tel soupçon. Plus subtil, il situe sa réflexion dans le sillage de l’archéologue Michel Foucault, et surtout, sous la tutelle d’un Armand Matellart4, en annonçant avoir surtout voulu renouveler l’analyse des mécanismes des conceptions du pouvoir (p. 17). Hélas, un tel programme ne nous paraît pas vraiment tenu sur toute la ligne, puisque M. Rigouste reconnaît les limites de son corpus de documents, admettant qu’il ne reflèterait qu’un « esprit de défense » dans certains cercles militaires et sécuritaires, alors que l’IHEDN [n’eut] qu’une influence très limitée sur la conception des doctrines de défense (p. 13).

29Nous sommes ainsi plongés dans une grande perplexité au sujet de la structure d’un ouvrage qui scie apparemment la branche sur laquelle il est assis. Est-on en présence d’une simple histoire des idées sur des conceptions du pouvoir, sans considération de leur articulation avec le réel, puisque l’auteur n’aurait pas vraiment eu les moyens de la mesurer ? Si tel est le cas, les nombreuses digressions d’orientation justicière, polémique et partisane qui emplissent la deuxième partie de l’ouvrage ne sont pas vraiment justifiées, voire apparaissent bien souvent superflues. Tout se passe alors comme si un « effet de vérité » devait se produire chez le lecteur, à partir d’une extraction de quelques « affaires d’État » instruites journalistiquement, pour conforter une thèse complotiste ayant, par ailleurs, assez peu à voir avec la démonstration d’ensemble.

30Deux illustrations : M. Rigouste nous donne implicitement à comprendre comment aurait fonctionné le « logiciel français » de DGR dans la montée du FIS algérien et de la gestion de ses implications sur le sol français ; ou lors du génocide rwandais de 1994. Tout se passe en ces deux occasions comme s’il fallait croire que ce logiciel français y avait joué un rôle-clé, parce qu’on aurait retrouvé coprésents, dans la situation pré-génocidaire du Rwanda par exemple, les principes du quadrillage militaro-policier de la DGR, des traces du « service Action », la branche armée de la DGSE, et le fameux capitaine Barril en « conseiller spécial du président Habyarimana » (cf. p. 233-236).

31Finalement, on ne parvient jamais à déterminer à quel moment exact et à la faveur de quoi le « recyclage » de la doctrine prend effet dans le réel, au sein des différences respirations historiques examinées. On glisse subrepticement dans une téléologie de l’histoire où la chronique de sa fin apocalyptique est inférée du simple repérage de ses ressorts discursifs parmi des acteurs supposés décisifs, puisque la démarche vise à repérer chez eux un potentiel de croyances et de propagation de la doctrine incriminée.

32Ou bien enfin, la thèse reste indécise sur le plan scientifique, et prend alors le risque d’être jugée au seul plan de sa politisation contre le contexte actuel.C’est, au demeurant, l’un des travers les plus réguliers de nombreuses démarches constructivistes de la science politique critique dédiée, en France, aux objets policiers et militaires. Elles parviennent difficilement d’elles-mêmes à trouver les moyens de sortir du syndrome de la fascination et de la répulsion, ce qui les conduit bien souvent à déraper, par le biais d’une forme naïve d’engagement militant de dénonciation, tout en essayant de masquer cette posture.

33Comme je ne sais pas vraiment décider des intentions exactes de M. Rigouste à ce sujet, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux lui accorder le crédit d’avoir publié un ouvrage courageux, novateur, utile et intéressant, un ouvrage certes un peu austère, mais que tous les criminologues cultivés de Champ pénal/Penal Field devraient méditer. Quitte à devoir prendre un peu de distance à l’égard des présupposés d’une gestion conspiratoire de l’histoire du renseignement contemporain mis censément au service d’un nouveau combat urbain.

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Notes

1  Voir Alain Dewerpe, cette revue, dans une chronique précédente.

2  Cf. le schéma des 7 piliers des deux modèles heuristiques p. 306. Sans doute faut-il y voir, outre le toujours magique chiffre sept, un clin d’œil de l’auteur, à vrai dire d’une folle ironie, avec les Sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence ou les 7 thèses erronées sur l’Amérique latine de Stavenhagen, énoncées en 1966.

3  Et le Canard Enchaîné ne s’y est pas apparemment pas trompé ; cf. J.-L. Porquet, LCE, 30 avril 2009.

4  Voir notamment l’essai de cet auteur, lui-même disciple de Foucault, La globalisation de la surveillance, aux origines de l’ordre sécuritaire, Paris, La Découverte, 2007. Et dans une version plus encore catastrophiste, I. Ramonet, Le crack parfait, crise du siècle et refondation de l’avenir, Paris, Galilée, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédéric Ocqueteau, « Quand la « grande muette » se met à table… », Champ pénal/Penal field [En ligne], Lectures, mis en ligne le 16 décembre 2009, consulté le 27 février 2014. URL : http://champpenal.revues.org/7648 ; DOI : 10.4000/champpenal.7648

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Auteur

Frédéric Ocqueteau

Directeur de recherches CNRS (CERSA)

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Droits d’auteur

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