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La pensée de Schumpeter face à celles de Marx et de Walras
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La pensée de Schumpeter face à celles de Marx et de Walras

Henri Denis

Texte intégral

1L’une des moindres originalités de l’œuvre de Joseph Schumpeter n’est pas de comporter des jugements extrêmement favorables sur des auteurs aussi opposés que Marx et Walras. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter écrit :

« La vision de Marx était juste. Nous pouvons donc nous y rallier en associant la transformation sociale spécifique qui se poursuit sous nos yeux avec l’évolution économique qui en est le moteur initial. » (Schumpeter, 1942, 268)

2Mais Schumpeter n’est pas moins élogieux à l’égard de Walras puisqu’il écrit, dans son Histoire de l’analyse économique :

« Si le système walrasien n’est peut-être en dernière analyse qu’un vaste programme de recherche, il est encore, à cause de sa qualité intellectuelle, la base de presque toutes les meilleures œuvres de notre temps. » (Schumpeter, 1954, 3, 359)

3Il ne peut être question de traiter les textes qui viennent d’être cités comme des appréciations épisodiques. Schumpeter n’a cessé de reconnaître les liens qui unissent sa pensée tant à celle de Marx qu’à celle de Walras. Déjà, dans la Théorie de l’évolution économique, il écrit que la façon dont il développe son sujet « serait plutôt parallèle à celle de Marx » (Schumpeter, 1912, 310 note) ; et l’exposé du marxisme, qui forme la première partie de Capitalisme, socialisme et démocratie, en dépit de son contenu critique, laisse à chaque page percer l’admiration que l’auteur voue à son prédécesseur. Quant à l’attitude de Schumpeter à l’égard de Walras, il suffit, pour en avoir une idée assez précise, de noter que l’Histoire de l’analyse économique ne consacre pas moins de 33 pages (dans l’édition française) à l’exposé de la théorie de l’équilibre général. Il semble bien qu’aucun autre auteur, dans le monumental ouvrage, n’ait droit à un compte-rendu aussi complet de sa contribution au progrès de la science économique.

4L’existence de cette double filiation de Schumpeter pose un problème qui mérite que l’on tente de lui trouver une solution. On se propose ici de montrer que Schumpeter reprend le projet de Marx de construire une interprétation économique de l’histoire, mais que, trouvant inacceptables les thèses de l’économie politique classique que Marx a adoptées, il veut utiliser l’économie politique classique que Marx a adoptée, il veut utiliser l’économie politique walrasienne pour réaliser la tâche que l’auteur du Capital s’était fixée. On verra que cette entreprise paradoxale a été poursuivie avec beaucoup de continuité, pour aboutir à l’étonnant jugement de 1943 sur l’efficacité supérieure d’une économie intégralement planifiée.

5On célèbre fréquemment l’œuvre de Schumpeter comme l’une de celles qui ont l’avantage de combiner les méthodes de l’histoire et de la sociologie avec celle de l’économie politique pure. Il ne faut pas s’y tromper cependant : Schumpeter est avant tout l’élève et le disciple de Böhm-Bawerk et de Wieser. Ainsi que le note justement François Perroux dans son introduction à la traduction française de la Théorie de l’évolution économique, « Schumpeter se meut dans l’abstraction, non seulement avec aisance, mais avec une sorte de joie » (Schumpeter, 1912, 2).

6La théorie économique néo-classique, dont Schumpeter est un adepte, voit l’économie comme un ensemble d’activités strictement individuelles, dont la combinaison est étudiée sans qu’il soit fait appel à la nature sociale de l’être humain. Cette vision individualiste et mécaniste de l’économie semble largement admise par Schumpeter au moment où il présente, dans la Théorie de l’évolution économique, sa conception personnelle de l’économie de marché sans innovations, qu’il désigne du nom de « circuit » :

« Donc, écrit-il, en face des moyens de production et du processus de production, dans notre hypothèse, il n’y a même pas de directeur à proprement parler. Le directeur, à vrai dire, c’est le consommateur (…), le seul facteur actif, c’est l’effort vers la satisfaction des besoins, dont le travail, comme la terre, apparaît comme étant l’instrument. » (ibidem, 250 et 251)

7Le strict point de vue de l’économiste, que notre auteur semble vouloir adopter, nous situe assez loin de Marx. Pourtant, quand il parle de son prédécesseur, Schumpeter s’efforce toujours de montrer que l’apport essentiel de Marx est celui qu’il a fourni dans les trois livres du Capital, et que dans cette œuvre il ne se comporte pas en philosophe. Ceux, notamment, qui voient dans la philosophie de Hegel la clef du système de Marx sont, selon Schumpeter, dans une complète erreur :

« Ils commettent à mon avis, écrit-il, une erreur et ne font pas justice à la valeur scientifique de Marx. Certes, celui-ci se complaisait à certaines analogies formelles que l’on peut constater entre son argumentation et celle de Hegel. Il aimait confesser son hégélianisme et user de la phraséologie hégélienne. Un point, c’est tout. Nulle part Marx ne trahit la science positive en faveur de la métaphysique. » (Schumpeter, 1942, 72)

8Connaissant cette volonté que manifeste Schumpter de traiter exclusivement l’œuvre de Marx comme celle d’un économiste, on est déjà un peu moins surpris de la double admiration de Marx et de Walras que l’on rencontre chez lui.

9Schumpeter admire chez Marx la tentative de fonder sur l’économie politique une explication de l’histoire. L’auteur de la Théorie de l’évolution économique ne limite pas en effet sa recherche à l’interprétation du monde qu’il a sous les yeux. Il a subi l’influence des économistes de l’école historique allemande, et aussi celle de Max Weber. Il veut situer le capitalisme moderne dans une évolution. Son originalité alors tient à ce qu’il croit possible de mettre l’économie politique pure à la base de l’explication de l’histoire, à la manière dont Marx a construit son système en s’inspirant de Ricardo.

10L’insuffisance du marxisme, pense-t-il, tient seulement au fait que l’économie politique ricardienne n’est pas satisfaisante, parce que la théorie de la valeur-travail est erronée. Walras et Wieser ont découvert dans l’utilité marginale la véritable source de la valeur des biens. C’est donc maintenant sur la nouvelle économie politique qu’il faut faire reposer l’interprétation de l’histoire.

11Mais quel rapport, dira-t-on, est-il possible d’établir entre la théorie de l’équilibre général et une explication des transformations de la société ? Il semble que Walras se soit assez peu soucié de replacer dans l’histoire humaine l’économie dont il fait la théorie, et qu’il présente plutôt cette économie comme quelque chose d’intangible. Schumpeter n’aurait pas nié, en effet, que l’économie politique marginaliste s’intéresse peu à l’histoire ; mais il pense qu’il faut élargir son horizon et réaliser en somme la synthèse de l’école historique et de l’école de l’économie politique pure. En prenant conscience de cette intention fondamentale de l’économiste autrichien, on peut comprendre la façon dont il édifie son propre système de pensée à partir de l’opposition qu’il établit entre le « circuit » et l’« évolution ».

12L’économie du « circuit », chez Schumpeter, est une économie sans entrepreneur, sans capital, sans profit. C’est en somme l’économie walrasienne dans la situation de l’équilibre général puisque Walras déclare que, dans une telle situation, le profit est nul, de sorte que l’entrepreneur, devant vivre grâce aux ressources qu’il obtient comme salarié ou comme capitaliste, est pratiquement éliminé. On est tenté aujourd’hui de penser qu’un tel modèle est peu apte à faire comprendre l’évolution réelle de l’économie. C’est pourtant en s’en inspirant que Schumpeter pense trouver le moyen de corriger la théorie de Marx afin de justifier la vision marxiste de l’histoire. Dire, en effet, qu’il n’y a pas de profit du capital dans la situation d’équilibre général, ou dans le « circuit », c’est rejoindre d’une certaine manière le point de vue de Marx selon lequel le capital, en lui-même, est improductif. Sans avoir besoin d’utiliser la théorie de la plus-value qui est malencontreusement fondée sur la conception de la valeur-travail, on pourra donc soutenir que le capitalisme doit disparaître parce qu’à un certain moment les circonstances particulières qui engendrent le profit auront disparu.

« Il suffit, écrit Schumpeter, de considérer l’objectif analytique de Marx pour reconnaître qu’il n’était nullement obligé d’accepter le combat sur le terrain où il est si facile de le battre /…/ Cette facilité n’existe en effet qu’aussi longtemps que la théorie de la plus-value ne représente pour nous qu’une thèse relative au fonctionnement d’une économie statique en état d’équilibre parfait. Étant donné que Marx visait à analyser, non pas un état d’équilibre que, selon lui, la société capitaliste ne saurait jamais atteindre, mais, tout au contraire, un processus de transformation incessante dans la structure économique, les critiques qui lui sont opposées ne sauraient être tenues pour absolument décisives. Même si elles ne peuvent se manifester en équilibre parfait, les plus-values peuvent néanmoins être constamment présentes parce que le régime ne permet jamais à l’équilibre de s’établir. Même si elles tendent continuellement à disparaître, ces plus-values peuvent néanmoins toujours exister parce qu’elles sont incessamment recrées. Une telle défense ne saurait certes sauver ni la théorie de la valeur-travail, notamment dans le cas où elle est appliquée à la marchandise travail elle-même, ni l’argumentation relative à l’exploitation telle qu’elle est formulée par Marx. Mais elle nous permet d’interpréter plus favorablement sa conclusion. » (ibidem, 96 et 97)

13La conclusion dont il s’agit ici, c’est la disparition nécessaire du mode de production capitaliste. Et Schumpeter soutient que l’on peut défendre cette conclusion en s’appuyant sur l’idée qu’il n’y a pas de profit dans la situation d’équilibre. L’ambiguïté de la pensée schumpeterienne est ici particulièrement manifeste. L’économiste autrichien peut passer pour un défenseur du libéralisme économique en raison de sa théorie de l’entrepreneur dynamique qui, brisant le « circuit », entraîne l’économie dans la voie de l’évolution. Pourtant cette même théorie de l’entrepreneur dynamique est chez lui la base d’une vision extrêmement pessimiste de l’avenir de l’économie de marché. Il lui suffit en effet de poser la nécessité du déclin de l’esprit d’entreprise, conséquence de la bureaucratisation des tâches de direction économique, pour être en mesure de prophétiser, lui aussi, la fin prochaine du capitalisme :

« Comme l’initiative capitaliste, écrit-t-il, de par ses réussites mêmes, tend à automatiser les progrès, nous conclurons qu’elle tend à se rendre elle-même superflue – à éclater en morceaux sous la pression de son propre succès. L’unité industrielle géante parfaitement bureaucratisée n’élimine pas seulement, en expropriant leurs possesseurs, les firmes de taille petite ou moyenne, mais, en fin de compte, elle élimine également l’entrepreneur et exproprie la bourgeoisie en tant que classe appelée à perdre, de par son processus, non seulement son revenu, mais encore, ce qui est infiniment plus grave, sa raison d’être. » (ibidem, 231 et 232)

14Engagée dans cette voie, la réflexion schumpéterienne va très loin : notre auteur soutient que le socialisme triomphera parce qu’il permettra d’obtenir une production plus abondante que celle qui est obtenue en régime capitaliste, sans faire appel au mobile du profit. On peut de nouveau s’étonner de trouver cette affirmation sous la plume d’un disciple de Walras. Pourtant il faut rappeler qu’il est arrivé à la théorie néo-classique de l’économie la même mésaventure qu’à l’économie politique ricardienne. Élaborée en vue de la défense de l’entreprise privée, la théorie marginaliste a ensuite été utilisée pour la défense du socialisme par de brillants économistes, notamment par Oscar Lange.

15Une fraction de l’école néo-classique, dans la première moitié du 20e siècle, a soutenu que l’on obtiendrait des résultats excellents dans une économie socialiste si l’on demandait aux planificateurs et aux directeurs des entreprises de mettre en vigueur les règles de calcul qui disait-on, sont appliquées de façon très imparfaite dans les économies capitalistes : égalité de l’offre et de la demande, égalité des coûts marginaux de production aux prix d’équilibre, abaissement au niveau minimum des coûts moyens, etc… Cette idée est reprise dans Capitalisme, socialisme et démocratie, et l’affirmation de l’efficience supérieure d’une économie planifiée y est prononcée de façon catégorique :

« Le conseil central, écrit Schumpeter, pourrait (et jusqu’à un certain point devrait) faire fonction de diffuseur de renseignements et de coordinateur de décisions – tout au moins au même degré qu’un bureau de cartel disposant de pleins pouvoirs. L’existence d’un tel cerveau central réduirait immensément la quantité de travail à accomplir par les cerveaux-relais des gérants, et l’intelligence requise pour faire fonctionner un tel système serait beaucoup moins grande que celle qui est nécessaire pour piloter une entreprise de quelque importance à travers les courants et les brisants de l’économie capitaliste. » (ibidem, 297)

16À partir du marginalisme, Schumpeter retrouve donc les conclusions de Marx relativement à la meilleure utilisation des forces productives par le socialisme. Et l’économiste autrichien partage également les vues de Marx sur la possibilité de concilier la planification économique avec la démocratie politique :

« La société socialiste, écrit-il, aurait moins besoin de compter sur la discipline autoritaire que ce n’est le cas dans notre société de capitalisme entravé. » (ibidem, 331 et 332)

17Bien qu’il soit très étonnant, cet éloge du socialisme ne nous éloigne pas de Walras autant qu’il pourrait sembler. Car c’est la conception walrasienne d’un maximum de satisfactions obtenu par l’application de lois économiques toutes simples qui est la base des analyses de Schumpeter comme de celles de Lange. L’admiration pour le jeu du marché, tel qu’ils le conçoivent, conduit paradoxalement les deux auteurs à adopter une vision extrêmement optimiste des effets de la planification. Puisque les lois de l’économie sont simples, pensent-ils, il devrait être aisé de faire fonctionner une économie socialiste.

18Par l’intermédiaire des économistes néo-classiques partisans du « socialisme de marché », Schumpeter rejoint donc Marx assez aisément. Mais on peut remarquer qu’il se comporte aussi, d’une certaine manière, comme l’héritier de toute la tradition de l’économie politique libérale qui tend à minimiser le rôle de l’État :

« La meilleure formule, écrit-il, consiste à dire que l’État, issu des heurts et des compromis entre les régimes féodaux et la bourgeoisie, constitue une partie des cendres dont naîtra le phénix socialiste /…/ Certes le socialisme peut être constitué par un acte de l’État. Mais rien n’empêche, à mon sens, de dire que l’État meurt en accomplissant cet acte – comme l’avait indiqué Marx, et comme Lénine l’a répété. » (ibidem, 274)

19Ce ralliement à Marx et à Lénine d’un économiste libéral est évidemment surprenant. Il nous invite à réfléchir au fait que l’économie politique libérale et le marxisme ont un point de départ commun dans l’individualisme et l’empirisme de la philosophie des Lumières. Et l’on peut conclure en disant que la réflexion sur l’œuvre de Joseph Schumpeter conduira sans doute à mettre en question les fondements sur lesquels a reposé jusqu’à présent la science de l’économie.

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Bibliographie

Schumpeter (J), Theorie der wirtschaflichen Entwicklung, Leipzig, 1912. Traduction française, Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz, 1935.

Schumpeter (J), Capitalism, Socialism and Democracy, New York, 1942. Traduction française, Capitalisme, socialisme et Démocratie, Paris, Payot 1951.

Schumpeter (J), Hisory of Economic Analysis, New York, 1954. Traduction française, Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 1983.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Henri Denis, « La pensée de Schumpeter face à celles de Marx et de Walras », Revue Interventions économiques [En ligne], 46 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 01 mars 2014. URL : http://interventionseconomiques.revues.org/1543

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    • Titre :
      Interventions économiques
      En bref :
      Revue consacrée à l’économie politique, à la sociologie économique, au travail et à l’emploi, au développement et à la mondialisation
      A journal dedicated to political economy, economic sociology, work and employment, development and globalization
      Sujets :
      Économie, Sociologie économique, Économie politique
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      Diane-Gabrielle Tremblay
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      Association d’Économie Politique
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