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La réception de la littérature hébraïque en France
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Le dossier

La réception de la littérature hébraïque en France

The Reception of Israeli Literature in France
תקבלותה של הספרות הישראלית בצרפת
Zohar Shavit
p. 317-340

Résumés

La réception de la littérature israélienne en France. Ce papier traite de l’histoire de l’accueil de la littérature israélienne en France de la création de l’État jusqu'à nos jours. Il est basé sur des études statistiques des traductions ainsi que de commentaires et critiques publiés dans des revues françaises pendant cette période. Le principal événement littéraire étudié est le « Salon du livre » avec la littérature israélienne comme invitée d'honneur qui a eu lieu à Paris en mars 2008. Z. Shavit prétend que, en dépit de la popularité de certains écrivains d'Israël en France, comme David Grossman, Amos Oz et AB Yehoshua, le principal intérêt du public et plus encore, des médias, est de nature politique et non pas littéraire.

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Notes de la rédaction

Article écrit dans le cadre du projet “Programming Cultural Contacts. The Functions and Politics of Intercultural Contacts. Case Study: Translation of Israeli Literature into French (With Prof. Gideon Toury), subventionné par la Israeli Science Foundation.

Texte intégral

Je remercie vivement Dorit Shilo, Yuval Amit et Irit Halavi pour leur contribution à l’élaboration de cet article.

  • 1 Citation d’Olivier Nora dans : France Sarfatti, « L’édition française face à la littérature israéli (...)

« À la différence d’autres écrivains étrangers,
quand on parle d’un auteur israélien,
dans l’oreille du public, il est israélien avant d’être auteur1. »

1Les visiteurs venus à Paris en mars 2008 n’ont pas manqué de constater la présence ostensible de la littérature israélienne. La plupart des librairies, grandes ou petites, exposaient dans leurs vitrines et sur leurs stands au centre du magasin les livres traduits de l’hébreu auxquels s’ajoutaient parfois des ouvrages sur Israël, le judaïsme et le conflit israélo-arabe. Lectures publiques, suppléments littéraires, émissions de radio et de télévision ont été consacrés aux écrivains israéliens.

2Toute cette effervescence s’est manifestée à l’occasion du Salon du livre 2008 dont Israël a été l’invité d’honneur avec la participation de 39 écrivains. D’après les données fournies par l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque, plus de 40 titres traduits de l’hébreu ont été publiés cette année, ou plus précisément 33 en prose [ !], 5 en poésie et 4 anthologies.

  • 2 Cf. Nicole Zand, « ‘Belles étrangères’ d’Israël », Le Monde, Livres Idées, 1er avril 1994. (...)
  • 3 Alain Vildart, « ‘Belles étrangères’ : la chaise vide », La Nouvelle République, 12 avril 1994, cit (...)
  • 4 Dans son article du 1er avril 1994 (op.cit.), Nicole Zand parle d’une « littérature peu connue ». (...)
  • 5 Les données varient selon les sources comme, par exemple, l’Index Translationum de l’UNESCO ou le F (...)
  • 6 Cf. Mais c’est de l’hébreu ! L’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque, Tel-Aviv, 2 (...)
  • 7 Op. cit.
  • 8 Cf. le tableau joint en annexe.

3Cette invitation constitue une nouvelle tentative d’exploiter la plateforme culturelle pour « réchauffer » les relations entre la France et Israël. L’étape précédente se situe après la signature des accords d’Oslo (1993), avec 11 écrivains invités dans le cadre des « Belles étrangères » (1994), manifestation créée en 1987 à l’initiative de Jean Gattegno2, alors directeur du livre au ministère de la Culture, chargé de favoriser la traduction des littératures étrangères en collaboration avec des institutions représentatives des pays d’origine. Bien que critiquée par la presse3 pour son faible retentissement sur la scène culturelle française, il apparaît que la participation même aux « Belles étrangères » a contribué à une augmentation significative des traductions de l’hébreu en français. Pour la période 1993-2003, leur nombre, au total 155 titres, a doublé par rapport à la décennie précédente. Peu connue à l’époque4, la littérature israélienne est aujourd’hui largement diffusée en France comme en témoignent les chiffres5. D’après les dernières statistiques établies par l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque6, 460 titres ont été publiés entre 1931 et 2008, dont 272 en prose (à partir de 1931), 61 en poésie (à partir de 1945), 34 anthologies (depuis 1946), 39 pour la jeunesse (depuis 1946), 22 revues littéraires/éditions spéciales (à partir de 1949), 22 pièces de théâtre (à partir de 1952). D’après la thèse de Yuval Amit7, les chiffres sont probablement supérieurs si on y ajoute des publications privées ou occasionnelles8.

  • 9 Actes Sud a même racheté la maison d’édition Sinbad, spécialisée dans la traduction de la littératu (...)

4L’intérêt pour la littérature israélienne se manifeste également dans le fait que des maisons d’édition aussi importantes que Gallimard, Actes Sud, Seuil, Calmann-Lévy ou Fayard publient des livres traduits de l’hébreu, certaines ayant même créé une collection particulière dans le cadre d’une politique centrée sur la traduction de littératures « minoritaires » (coréenne, scandinave, arabe)9.

5Le présent article tente d’exposer les raisons de l’intérêt grandissant pour la littérature israélienne en France et s’interroge sur la nature de cet intérêt et ses motivations.

Pourquoi les éditeurs choisissent-ils de publier des livres traduits de l’hébreu ?

6Ce choix n’est certainement pas motivé par la réussite financière. Comparé aux ventes réalisées en Israël, en Allemagne et en Italie, le nombre d’exemplaires vendus en France est relativement réduit, à l’exception de quelques ouvrages populaires ou d’autres, couronnés par des prix prestigieux. La consultation du site Amazon.com montre qu’une grande partie des livres israéliens, y compris ceux qui ont été traduits en français il y a quelques années à peine, ne sont plus en rayon.

  • 10 Prix attribué pour Le Jour de la comtesse, troisième volet du Palais des vases brisés.
  • 11 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 86.
  • 12 France Sarfatti, op.cit.
  • 13 Ibid.
  • 14 Nicole Zand, « Des cicatrices dans le crâne », Le Monde des livres, 12 avril 1991.
  • 15 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 94.
  • 16 Claudia Schilke, « Littérature israélienne en Allemagne », Deutschland, 4/2000, pp. 36-37.
  • 17 Ronith Porian « Millionnaires dès la première édition » [hébreu], The Marker Week, 25 novembre 2008 (...)

7Selon Madeleine Neige, l’attribution du prix Médicis à David Shahar en 198110 (deux ans après la signature de l’accord de paix avec l’Égypte) a fait grimper les ventes de cinq mille à vingt mille exemplaires11. Après avoir obtenu le prix Femina étranger en 1988, Amos Oz aurait vendu trente mille exemplaires de La Boîte noire12, tandis que La Troisième sphère n’aurait pas atteint la barre des cinq mille contre cinquante mille en Allemagne13. Vendu à cent mille exemplaires en Italie, Voir ci-dessous : amour de David Grossman n’a pas dépassé en France le seuil de cinq mille14 – chiffre considéré cependant comme un succès, comparé à ceux réalisés ultérieurement pour Le Sourire de l’agneau (1995) et Les Exilés de la Terre promise (1995)15. Un article de Deutschland (2000) dans sa version hébraïque décrit l’exceptionnelle réussite de certains écrivains israéliens en Allemagne dont les ventes se comptent par dizaines de milliers d’exemplaires, voire plus. Le record de quatorze millions est détenu par Efraïm Kishon. Aucun écrivain israélien n’a connu un tel triomphe, mais d’après le Deutschland, les romans de Batya Gour, de Dorith Rabinyan16 et, après 2000, de Zeruya Shalev17 ont été vendus à des centaines de milliers d’exemplaires.

  • 18 Ibid.

8Un article du The Marker Week, intitulé « Millionnaires dès la première édition » raconte en détail la réussite des écrivains israéliens à l’étranger. Les chiffres sont révélateurs, même si l’on considère ces données avec précaution, compte tenu de leur caractère spéculatif, les éléments provenant de sources financièrement intéressées. Efraïm Kishon a été traduit en 34 langues et ses droits d’auteur ont atteint 20 millions de dollars. Amos Oz en 32 langues avec 6 millions de dollars. David Grossman en 19 langues avec 2,5 millions de dollars, tandis que A.B. Yehoshua, dont les droits se montent également à 2,5 millions de dollars a été traduit en 18 langues, comme Zeruya Shalev qui aurait reçu un million trois cent mille dollars. Loin derrière eux, Agnon, certes traduit en 23 langues, mais avec seulement trois cent mille dollars et tout en bas de la liste, Yehoshua Kenaz, avec 27 langues et seulement cent mille dollars, Yaacov Shabtaï, 10 langues et soixante mille dollars ; enfin, H.N. Bialik – le plus pitoyable – traduit en 12 langues avec cinquante mille dollars18.

9Il convient de rappeler que les éditeurs ne prennent pas, en vérité, de si grands risques financiers puisque souvent, l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque ou l’agent littéraire prennent en charge les frais de traduction. Les maisons d’édition peuvent aussi bénéficier d’une aide accordée par des organismes tels que « Les Belles Étrangères » ou le CNL (Centre national du livre) qui subventionne la traduction d’une centaine de livres par an. Parmi les romans qui ont bénéficié de cette aide : Voir ci-dessous : Amour de Grossman (Seuil, 1991), Trois histoires d’amour de Yaël Hedaya (Actes Sud, 2002) et Infiltration de Yehoshua Kenaz (Stock, 2003). D’après les différents entretiens que j’ai pu avoir, il apparaît que la plupart des éditeurs arrivent à couvrir ainsi les frais de traduction et de publication.

  • 19 D’après Simon Mirski, lecteur de la littérature hébraïque chez Gallimard. Cf. France Sarfatti, op.c (...)

10La situation de la littérature traduite de l’hébreu en France n’est probablement pas différente des autres langues minoritaires qui ne se vendent pas très bien non plus19. Il est cependant clair que l’intérêt des éditeurs français pour la littérature israélienne ne s’explique pas par des motifs financiers.

  • 20 Pour une description détaillée voir Gisèle Sapiro, op.cit.

11Je considère que l’intérêt grandissant constaté depuis les années quatre-vingt-dix20 résulte d’une évolution interne dans le domaine des Lettres en France, doublée d’un changement politique à l’égard d’Israël, sans oublier l’omniprésence de ce dernier dans les différents médias compte tenu de la « situation », du conflit israélo-arabe, de l’accord de paix avec l’Égypte, des deux Intifadas et des accords d’Oslo.

12À la fin des années quatre-vingt, la France a décidé de « dégeler » ses relations avec Israël. Décision facile à réaliser dans le domaine culturel, doté d’une grande visibilité et qui ne risque pas de sanctionner les échanges avec les pays arabes. Cette décision provoque une série d’actions coûteuses comme, par exemple, l’acquisition d’un bâtiment classé à Tel-Aviv destiné à abriter le Centre culturel français. Une opération sans précédent dans les relations franco-israéliennes qui se chiffre en millions, à laquelle s’ajoute également l’attribution d’un important budget à l’organisation de la saison française, Voilà, inaugurée le 16 mai 2006 en présence du ministre des Affaires étrangères d’alors, Philippe Douste-Blazy, ou le renouvellement et la consolidation de l’accord avec le CNC – le Centre cinématographique de coproduction France/Israël – comme en témoignent les nombreux films produits depuis sa signature ; enfin, l’invitation de pas moins de 39 écrivains israéliens au Salon du livre 2008 (à titre de comparaison, on rappellera qu’en 2007, 31 écrivains indiens ont été invités).

  • 21 Je remercie M. Emmanuel Halperin qui a attiré mon attention sur ce discours.

13Le ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin s’est clairement exprimé sur ce sujet dans un discours prononcé à Jérusalem le 23 mai 200321 :

« Une fois de plus le Moyen-Orient vient de connaître l’épreuve d’une guerre, une fois de plus nous sommes confrontés au terrorisme et à l’intégrisme, toujours à la haine et à l’intolérance : c’est un immense défi, que nous devons relever ensemble. Nous le voyons bien : l’insécurité crée l’urgence, crée l’exigence.

  • 22 C’est moi qui souligne.

Et au-delà des circonstances, le rendez-vous entre nos deux nations est dicté par une ambition commune. C’est pour cela que nous devons donner un élan, un nouvel élan à nos relations. Recréons la confiance, développons l’échange, le dialogue et la coopération et ce, dans tous les domaines où Israéliens et Français aspirent à faire fructifier leur héritage, à mobiliser leur énergie pour construire l’avenir : l’art, la science, la culture, la recherche22. »

14Les références quasi quotidiennes au conflit israélo-palestinien dans les médias français qui exposent l’opinion publique à ce qui se passe en Israël, doublées d’une décision politique d’améliorer les relations entre les deux pays favorisent la présence de la culture israélienne en France, notamment dans le domaine de la littérature et du cinéma.

15Par conséquent, cette activité culturelle est perçue dans sa dimension politique et pas nécessairement artistique. Il en résulte une nette préférence pour les écrivains engagés et de l’indifférence vis-à-vis de ceux dont les œuvres – souvent de grande valeur ou de valeur supérieure – sont dénuées de tout message politique.

16Je formulerais donc deux hypothèses :

  • La littérature israélienne est considérée essentiellement comme une expression supplémentaire de la politique israélienne.

    • 23 Charlotte Pudlowaki, « David Grossman, Amos Oz et A.B. Yehoshua : écrire en temps de guerre », Bibl (...)

    La France se sert de la littérature israélienne comme d’une plateforme politique, ou, selon la formule presque innocente de Charlotte Pudlowaki, étudiante en journalisme, dans Le Nouvel Observateur : « Mais parler de littérature, pour ces auteurs engagés d’un pays en guerre, c’est bien souvent aussi parler d’autre chose. De politique »23.

17Cette plateforme a trouvé un champ fertile dans les activités culturelles en France comme en Israël :

  • 24 Emmanuel Moses que j’ai interrogé à Paris le 16 janvier 2003 a déclaré : « À l’instar des littératu (...)

1 Un changement des mentalités dans le domaine culturel en général et sur le marché du livre en particulier qui a ouvert le public français aux civilisations étrangères24, minoritaires ou exotiques.

2 La fondation d’une institution intitulée les « Belles étrangères » qui doit justifier son existence par des subventions accordées aux littératures « autres », de préférence minoritaires.

3 L’activité de l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque qui doit justifier son existence par des ventes à l’étranger, le tiers de son budget provenant de la cession des droits d’auteurs.

  • 25 Il convient de souligner que la plupart des traductions en français se font actuellement de l’hébre (...)

4 La formation de traducteurs professionnels qui, dans leur propre intérêt, jouent souvent le rôle d’agents littéraires pour promouvoir un livre qu’ils souhaitent traduire25. À ces traducteurs, généralement spécialisés dans la traduction du même auteur, s’ajoutent aussi de nouveaux venus, maîtrisant les deux langues et familiers de la vie culturelle en Israël (comme Jean-Luc Allouche qui s’engage dans cette voie après avoir été le correspondant de Libération en Israël).

5 L’émergence de médiateurs professionnels (agents littéraires, directeurs de collections consacrées à la littérature hébraïque), intéressés au premier chef par cette promotion. Ces derniers forment des réseaux auxquels s’associent des institutions telles qu’instituts de traductions, fondations, ambassades, attachés culturels, journalistes, éditeurs, mais aussi des personnes privées : responsables de collections, critiques et écrivains.

  • 26 Pour Histoire d’une vie, Paris, L’Olivier, 2004.

18Cette activité connaît des hauts et des bas en fonction de l’intérêt porté à Israël, avec une nette intensification en période de crise ou d’instabilité politique. Même les prestigieux prix littéraires réservés aux littératures étrangères, le prix Médicis et le prix Femina, attribués à David Shahar, à Amos Oz ou à Aharon Appelfeld26, correspondent à ces pics d’intérêt. Le premier a été primé en 1981 après la signature des accords de paix avec l’Égypte, le second en 1988 au plus fort de la première Intifada, tandis que le troisième a été couronné en 2004, au moment de la seconde Intifada.

19Dans sa préface au fascicule publié à l’occasion du Salon du livre en 2008, Nilli Cohen, directrice de l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque, établit un rapport entre les événements politiques et l’intérêt porté à la littérature israélienne en France :

  • 27 Nilli Cohen, « Avant-propos », Mais c’est de l’hébreu !, op. cit., p. 6.

« Une des études que nous avons réalisées montre également que pendant les périodes de crise au Moyen-Orient, on constate un net déclin de l’intérêt pour la littérature israélienne sur les marchés français et européen en général : un auteur israélien interviewé dans les médias sera alors plutôt interrogé sur des questions d’ordre politique que sur son nouveau livre27. »

20Le tableau que révèle ma recherche paraît plus percutant. L’engouement pour la littérature israélienne croît justement en période de crise ; les écrivains à succès sont toujours interrogés sur des problèmes politiques et ils s’y prêtent généralement volontiers. Qui plus est, la dimension politique dans la littérature constitue le plus souvent une condition sine qua non à la traduction de l’hébreu en français.

  • 28 Nicolas Weil et Nicole Zand « Israël vers le multiculturisme », Le Monde des livres, 19 mai 1995 : (...)

21Une analyse historique de la réception de la littérature israélienne en France montre clairement une nette préférence pour les œuvres qui offrent la possibilité d’une interprétation politique. Sans oublier l’importance, parfois exclusive, accordée aux positions politiques des écrivains à succès. Le Vent jaune est le premier livre de Grossman traduit en français, en 1988, un an après sa publication en Israël. Pour des raisons analogues, Grossman n’a aucun mal à faire paraître en France, en 1995, son essai sur la condition des Arabes israéliens, Les Exilés de la Terre promise, trois ans à peine après l’édition hébraïque. Le Sourire de l’agneau, traduit la même année, soit douze ans après sa publication en Israël (1983), est considéré comme l’un des premiers romans sur les territoires occupés28. Ces écrivains sont sollicités pour écrire des essais politiques, publiés exclusivement à l’étranger. Les titres correspondent à la politisation de la littérature israélienne en Europe. L’un de ces livres écrits sur commande par Amos Oz s’intitule Aidez-nous à divorcer ! Israël Palestine : deux États maintenant (Gallimard, 2003), publié ensuite sous le titre Comment guérir un fanatique (Gallimard, 2006). L’essai de David Grossman s’intitule Dans la peau de Gisela : politique et création littéraire (Seuil, 2008), celui de A.B. Yehoshua, Israël : un examen moral (Calmann Lévy, 2005), tandis que celui de Batya Gour, qui jouit d’un grand succès commercial, paraît sous le titre Jérusalem, une leçon d’humilité (Gallimard, 2000).

  • 29 Charlotte Pudlowaki, op.cit.

22Perçu comme un ambassadeur d’Israël, certes pas officiel, Amos Oz est un hôte recherché sur les scènes les plus prestigieuses en France ; il est souvent sollicité pour publier des articles d’opinion dans la presse intellectuelle : Le Monde, Libération et Le Nouvel Observateur. A.B. Yehoshua et David Grossman jouissent du même statut ; les trois représentent, selon Le Nouvel Observateur, « le beau visage d’Israël »29 :

« Hier au Salon du livre, Israël a montré son plus beau visage, celui de la tolérance, de la pensée foisonnante et de l’espoir. C’était celui de David Grossman, Amos Oz et Abraham B. Yehoshua. »

  • 30 Bernard Loupias « David Grossman : “Ce pays devrait être une aventure spirituelle” », Bibliobs.nouv (...)

23Lors d’un entretien avec David Grossman, le médiateur Bernard Loupias définit ce triumvirat comme la « conscience nationale israélienne »30 :

« Il y a des années qu’avec vos amis Amos Oz, A.B. Yehoshua, vous ne cessez d’interpeller vos dirigeants et les consciences de vos concitoyens. Pensez-vous être entendus ? »

  • 31 Patrick Duval, « Israël dans tous ses états », Télérama, 14 décembre 1988, p. 60.

24Articles, entretiens et soirées littéraires situent encore et toujours les auteurs israéliens dans un contexte politique ; leur travail d’écrivains n’est mentionné qu’accessoirement, une sorte de passage obligé avant le « vrai » débat, le débat politique. « On l’appelle le Sartre israélien », écrit Patrick Duval de Télérama31 au sujet d’Amos Oz considéré comme un homme qui « a toujours voulu concilier son métier d’écrivain et son engagement politique. Farouche partisan de l’État hébreu (sic) il prône également le dialogue avec les Palestiniens ». Dans ce même article, le journaliste insiste particulièrement sur l’implication d’Amos Oz au sein de La Paix maintenant, l’écrivain étant présenté comme le cofondateur du mouvement :

« À quarante-neuf ans, Amos Oz est aujourd’hui l’écrivain israélien le plus célèbre et reste un militant actif du mouvement La Paix maintenant qu’il a fondé avec ses amis de la gauche israélienne. »

  • 32 Marie-Laure Germon, « La gauche israélienne est inefficace », Le Figaro.fr, 15 octobre 2007.
  • 33 Charlotte Pudlowaki, op.cit.

25Le Figaro littéraire titre son entretien avec Alona Kimhi « La gauche israélienne est inexistante et inefficace »32, tandis que l’article du Nouvel Observateur consacré à la table ronde avec A.B. Yehoshua, Amos Oz et David Grossman s’intitule « Écrire en temps de guerre »33.

  • 34 Nicolas Weil et Nicole Zand, op.cit.

26Pratiquement tous les articles que j’ai compulsés soulignent l’engagement politique des écrivains de gauche, à l’instar de ces premières phrases de Nicolas Weil et de Nicole Zand34 :

« L’image classique de l’écrivain israélien contemporain est celle d’un homme de gauche, pacifiste, profondément engagé dans la vie politique de son pays, et reconnu à l’étranger pour s’opposer à l’occupation des territoires. »

  • 35 Marie-Laure Germon, op.cit.
  • 36 Vincent Hugeux, « Les Israéliens vivent l’Histoire, pas la vraie vie », L’Express, 30 novembre 2000 (...)

27Amos Oz est donc le fondateur de La Paix maintenant, Alona Kimhi « une femme de gauche »35 et David Grossman est bien plus qu’un simple « homme de gauche »36 :

« On appelle cela un « dommage collatéral ». Durement réprimée, l’Intifada qui endeuille la Cisjordanie et la bande de Gaza depuis le 28 septembre aura ébranlé, voire réduit au mutisme, la gauche pacifiste israélienne. […]

Pourtant, quelques voix émergent de ce brouhaha. Notamment celle de l’écrivain David Grossman. Dans un tel contexte, il faut une bonne dose de courage pour se dire plus proche d’un Palestinien laïque que d’un colon, préconiser le démantèlement des implantations juives et stigmatiser les discriminations infligées aux Arabes d’Israël.. »

28Il convient de souligner que la politisation de la littérature n’apparaît pas dans les déclarations officielles. Bien au contraire. Les directeurs des grandes maisons d’édition auront tendance à insister sur la grande qualité littéraire de ces œuvres, ignorant l’aspect politique ; ils affirment que l’absence de succès financier ne leur fait pas peur, l’accueil favorable réservé à la littérature israélienne dans les médias en général et chez les critiques littéraires en particulier, n’étant pas moins important, selon eux, que le succès commercial.

  • 37 France Sarfatti, op.cit.

29En parlant de David Grossman, Anne Freyer (responsable de la littérature étrangère au Seuil) affirme37 :

« Mais nous avons le succès critique, certainement, et cela compte autant que le succès commercial. Il faut au moins l’un des deux : soit une vente correcte, soit une bonne réception critique. »

  • 38 Ibid.

30Olivier Nora chez Calmann-Lévy est du même avis38 :

« Le marché n’a pas toujours sanctionné nos efforts, mais nous persévérons quand même. C’est essentiel pour un catalogue d’avoir des auteurs importants qui resteront. »

  • 39 Ibid.

31Dans un entretien accordé à France Sarfatti, Marie-Catherine Vacher, rédactrice littéraire chez Actes Sud, affirme que la littérature israélienne ne déçoit jamais39 :

« C’est une littérature extrêmement riche, féconde, d’une très haute tenue, d’une grande inventivité, étonnamment vivace par rapport au caractère restreint du pays. »

Les conditions de réception de la littérature israélienne

32Les éditeurs sont donc motivés par l’accueil favorable réservé à la littérature chez les critiques littéraires. Mais quelles sont les préoccupations de ces critiques ? Quels sont les sujets abordés dans les entretiens et quel est l’objet des soirées littéraires qui célèbrent les nouveaux livres traduits de l’hébreu ?

  • 40 En grande partie grâce à Dorit Shilo.

33En 2002, au cours de ma recherche sur la traduction de la littérature israélienne en France, j’ai suivi de près ce type d’événements littéraires ainsi que les critiques publiées dans la presse, y revenant40 après le dernier Salon du livre en mars 2008.

34Entretiens et articles mettent en avant, presque sans exception, les questions politiques : on exprime son soutien au démantèlement des colonies juives, aux accords d’Oslo, à l’évacuation des territoires, au dialogue avec les Palestiniens, les Syriens et le Hamas, à la création d’un État palestinien, etc. Les écrivains les plus en vogue (excepté les auteurs de romans policiers) sont ceux qui suscitent un intérêt politique, notamment Amos Oz, A.B. Yehoshua et David Grossman (le cas de Aharon Appelfeld est différent, ses interviews portent sur l’impact politique et historique de la Shoah et doivent être traités séparément). Il convient de souligner qu’il ne s’agit pas d’un entretien ou d’un article isolé, centré aussi sur l’engagement politique de l’auteur, mais du fait qu’on aborde rarement d’autres questions et qu’on ne parle pratiquement pas du livre. Autrement dit : journalistes et critiques ne s’intéressent pas à l’univers romanesque, mais à celui dans lequel vit le romancier. L’œuvre n’est donc qu’une excuse, un cintre où l’on accroche une discussion politique avec des écrivains, invités en apparence pour leurs livres et non pour leur engagement politique.

  • 41 Patrick Duval, op.cit. pp. 60-61.

35L’amorce du changement apparaît déjà à la fin des années quatre-vingt. Toutes les questions posées à Amos Oz, lauréat du Prix Femina étranger en 1988, portent sur ses positions politiques et pas une seule ne mentionne le livre primé. Les exemples suivants illustrent l’esprit de cet entretien41 :

« Pensez-vous que l’on puisse comparer la récente proclamation à Alger de l’État palestinien à celle d’Israël ?
Ne pensez-vous pas, tout de même, que c’est un pas vers la paix ?
Y a-t-il vraiment de la place pour deux pays ?
Vous avez souvent dit, écrit que les Palestiniens risquaient de devenir les Juifs des Juifs. »

  • 42 Vincent Hugeux, op.cit.

36Seule une question sur quinze posée à David Grossman dans L’Express42 se réfère indirectement à l’écriture de l’auteur, et même celle-ci le ramène à la politique : « L’écriture est-elle une évasion, un moyen d’échapper à une écrasante réalité ? »

37Afin de marquer le cinquantième anniversaire de l’État d’Israël, la revue Autrement a choisi de présenter le pays dans une série d’entretiens avec des écrivains israéliens : Israël Autrement : des écrivains et des artistes témoignent (Actes Sud, 1998). Même Emmanuel Moses qui, lors de son entretien avec moi, avait émis des réserves quant à la politisation de la littérature israélienne, a entrepris de publier à cette occasion un livre de dialogues entre Yoram Kaniuk et Émile Habibi : La Terre des deux promesses (Actes Sud, 1996).

38En 2002, au moment où je menais ma recherche, j’ai participé à plusieurs événements organisés en l’honneur des écrivains israéliens. La parution d’un livre servait aussi de prétexte à un débat politique et toute rencontre avec des auteurs israéliens tournait autour de l’actualité. Plusieurs journalistes et écrivains ont été conviés par Élie Barnavi, alors l’ambassadeur d’Israël en France, à un dîner avec Amos Oz : Alexandre Adler, Jean Daniel, Pierre Assouline, Michel Rocard, Jean-Luc Allouche, Olivier Nora, l’actrice Anouck Aimé, le directeur littéraire de Gallimard Jean Matern, ainsi que Sylvie Cohen, la traductrice de Seule la mer, le livre qui était à l’origine de cette invitation. La discussion portait sur des sujets politiques, sans la moindre référence au roman (ne serait-ce que pour faire semblant). Tous les participants interrogeaient l’auteur sur la situation et Jean Daniel a même provoqué une minitempête en rappelant, très poliment, le « massacre à Djenin ». Un autre événement s’est tenu dans des circonstances moins intimes, dans le cadre du Salon du livre 2002, lors d’une session organisée le 23 mars avec A.B. Yehoshua, Élie Barnavi et Marc Weitzmann. Ce dernier a présenté Yehoshua comme l’un des écrivains les plus importants non seulement en Israël, mais dans le monde. Ce fut la seule fois où l’on mentionnait sa qualité d’écrivain, le reste du débat portait sur le conflit, sous l’impulsion de Yehoshua lui-même qui avait déclaré dès le début ne vouloir parler que de politique et non de livres.

  • 43 Nicole Zand (1991, 1994), op.cit. ; Nicolas Weil et Nicole Zand, op.cit.

39L’analyse des articles publiés dans la presse la plus influente montre que cette tendance s’est considérablement accrue ces dernières années. Dans les années quatre-vingt-dix, les articles de Nicole Zand, par exemple, accordaient une large place à la dimension littéraire, même lorsque le problème politique y était abordé43. En ce début de xxie siècle, les entretiens avec les auteurs israéliens traitent principalement de questions politiques.

  • 44 Bernard Loupias, op.cit.

40Une grande partie des questions posées par Bernard Loupias à David Grossman dans un entretien pour Le Nouvel Observateur en 200844, portent sur l’implication politique des jeunes écrivains israéliens. Serait-ce possible qu’ils ne soient vraiment pas engagés ou peut-être, leur implication se traduit-elle d’une autre manière ?

« Des auteurs comme Amos Oz, A.B. Yehoshua, Yehoshua Kenaz et vous-même avez imposé la littérature israélienne dans le monde. Une nouvelle génération d’écrivains arrive. Que vous inspire-t-elle, dans la mesure où elle n’est pas aussi impliquée que la vôtre dans le débat public ?
Dans un pays comme Israël, le lien entre ce qui se passe autour de vous et en vous est plus crucial qu’ailleurs, plus intense. Je viens de rencontrer une dizaine de jeunes auteurs israéliens et j’ai le sentiment que, même chez ceux qui ont choisi de ne pas se confronter directement à ce qu’on appelle ici « la situation », celle-ci est toujours présente en filigrane dans leurs livres … Qu’en pensez-vous ? »

41Notons le postulat que cache cette question, comme une sorte de récrimination adressée à la jeune génération : Vous et vos camarades, vous êtes dignes de louanges, car vous avez réussi à intéresser les lecteurs à la littérature israélienne grâce au message politique contenu dans vos livres. Comment ces jeunes osent-ils l’ignorer ?

  • 45 Entretien avec Emmanuel Moses du 16 janvier 2003, op.cit.
  • 46 Un article sur l’œuvre de Kenaz est publié dans le journal du Web Fondation d’entreprise La Poste, (...)

42En France, on considère que l’engagement politique des écrivains israéliens est une condition préalable à leur succès. En effet, les médiateurs entre le lecteur français et les traductions de l’hébreu admettent difficilement l’existence d’une littérature israélienne non engagée qui ne se positionne pas directement par rapport au « conflit » et à « la situation ». Même des livres apolitiques, traduits soi-disant pour leur qualité littéraire, ont eu droit à une interprétation politique. Emmanuel Moses45 m’a parlé du mécontentement exprimé par Yehoshua Kenaz quant à l’interprétation politique de ses romans46 :

« Kenaz, qui n’est pas un écrivain engagé, m’a raconté qu’on a tenté de le faire après la publication de chacun de ses livres. Dans Le Monde, par exemple, il y avait cette journaliste, Nicole Zand, qui voulait politiser ses livres et ça le rendait fou, ça l’exaspérait. On avait donc essayé de lire ses romans de cette façon, à travers ces lunettes. C’est vrai. Mais je pense, qu’ils ont un peu laissé tomber, sauf quand le livre le suggère vraiment, chez des écrivains comme Grossman ou dans certains romans d’Amos Oz. Comme vous le savez, on vient de publier maintenant Alona Kimhi et Zeruya Shalev qui ont réussi, alors que ni leurs œuvres, ni les critiques ne sont politiques. C’est-à-dire, on les a traitées comme n’importe quelle littérature – serbe, cubaine ou tout autre. »

  • 47 Nicolas Weil, « Kafka est arrivé à Tel-Aviv », Le Monde des livres, 7 janvier 1994.
  • 48 Émilie Grangeray, « Kafka en Israël ». Le Monde, 6 décembre 2003.

43Néanmoins, les entretiens avec Alona Kimhi ainsi que l’interprétation politique, certes nuancée, des œuvres d’Etgar Keret et d’Orly Castel-Bloom semblent prouver le contraire de l’hypothèse avancée par Emmanuel Moses. Dans un article intitulé « Kafka est arrivé à Tel-Aviv », Nicolas Weil47 affirme que Dolly city constituerait désormais le négatif de toutes les valeurs de la société israélienne. Neuf ans après, Émilie Grangeray publie dans Le Monde un article sur Etgar Keret intitulé « Kafka en Israël ». Une grande partie de l’article est consacrée aux propos de l’écrivain sur la dimension politique de son œuvre48 :

« Beaucoup de critiques me reprochent de ne pas être assez politique […]. Je crois de toute façon que c’est une erreur de penser que la politique et la vie réelle sont dissociées. Kafka vous fait voir les choses qui sont à l’intérieur de vous, il vous administre une gifle qui vous révèle et vous ramène à la réalité. »

  • 49 France Sarfatti, op.cit.
  • 50 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 90.

44Seuls les romans policiers de Michaël Bar Zohar, Shulamith Lapid et Batya Gour semblent avoir échappé à cette politisation. Jean‑Bernard Blandenier, responsable des traductions chez Fayard, explique le succès commercial de Batya Gour par le simple fait que ses livres, vendus à une dizaine de milliers d’exemplaires, vont droit au cœur du lecteur : « Ses livres plaisent, ses personnages aussi »49. Dans une interview avec Gisèle Sapiro, Olivier Bétourné chez Fayard déclare que la nationalité israélienne de Batya Gour n’est pour rien dans la décision de publier ses romans : « Donc là, c’est un choix d’auteur. Alors, c’est Israël, il se trouve qu’elle est citoyenne israélienne, mais est-ce qu’il y a une nécessité là ? Et bien ! Je n’en sais rien. »50

Conclusion : Quelles sont les implications de cette politisation ?

45La littérature israélienne intéresse le lecteur français parce qu’elle raconte un récit politique. Elle n’est pas jugée pour sa qualité au même titre que les littératures dominantes telles que l’anglaise, l’allemande ou l’italienne. Qui plus est, même comparée à d’autres littératures minoritaires, elle est clairement considérée comme une plateforme politique, ainsi que l’affirme Olivier Nora dans le texte cité en exergue :

  • 51 France Sarfatti, op.cit.

« À la différence d’autres écrivains étrangers, quand on parle d’un auteur israélien, dans l’oreille du public, il est israélien avant d’être auteur51. »

46Les positions politiquement « correctes » des écrivains israéliens et leur bonne volonté d’en parler garantissent leur acceptation sur le marché du livre en France. Peu d’écrivains de la droite israélienne ont été traduits en français et lorsque ce fut le cas, on préférait évoquer d’autres sujets que leurs opinions politiques ; pour David Shahar, par exemple, on se référait à la mystique juive. En raison de cette focalisation sur la « situation », le marché français est particulièrement ouvert aux écrivains arabes israéliens, Émile Habibi dans le passé, Sayed Kashua au moment du Salon du livre 2008.

  • 52 Gisèle Sapiro, op.cit, p. 90.

47Il est difficile de trouver une maison d’édition pour des écrivains d’une grande qualité littéraire, mais d’un faible degré de politisation, comme en témoigne Emmanuel Moses52 dans ses tentatives de placer Yoël Hoffman et avant lui, Shabtaï, Kenaz et même Agnon.

48Souvent, l’interprétation tendancieuse déforme et force le sens de l’œuvre pour y introduire une dimension politique, comme le montrent clairement les citations se référant à Etgar Keret et Yehoshua Kenaz.

  • 53 Benny Ziffer, « La partie beurrée de la baguette », supplément hebdomadaire du Haaretz, 21 mars 200 (...)

49On parle parfois de littérature israélienne sans en parler véritablement ; l’intérêt porté aux positions politiques de l’écrivain n’est pas motivé par la lecture de ses œuvres. Durant le Salon du livre 2008, Benny Ziffer53 a décrit un groupe de politiciens et d’hommes de lettres réunis autour d’un dîner chez Mario Bettati, conseiller du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner. Invités pour honorer la littérature israélienne, ils connaissaient tous les noms des écrivains, sans avoir lu un seul de leurs livres. Bien entendu, il s’agit peut-être de personnalités impliquées dans la vie publique peu intéressées par les belles-lettres, mais il se peut aussi que le débat sur la littérature israélienne se substitue au débat politique plus souvent qu’il n’y paraît :

« Lorsque ce fut mon tour d’intervenir, j’ai fait un sondage rapide auprès des invités, pour la plupart, conseillers de Bernard Kouchner et hommes de lettres parisiens. Vous connaissez les grands noms de la littérature israélienne, ai-je dit, mais qui d’entre vous a vraiment lu un de leurs livres ? Tous ont avoué n’en avoir jamais lu un seul. J’avais donc la solution de l’énigme. Le stand qui devait honorer Israël au Salon du livre n’était que l’écorce de la littérature israélienne, et ici, personne n’en attendait davantage. »

  • 54 Nicolas Weil le signale dans son article paru en 1994 dans Le Monde (lorsqu’il justifie le choix d’ (...)

50La politique des traductions de l’hébreu en français crée un paysage très différent de celui de la littérature hébraïque, tant sur le plan historique que dans la représentativité accordée aux écrivains. Les traductions ignorent l’histoire de cette littérature et de ce fait, une grande partie de son riche patrimoine n’existe pas pour le lecteur français. Des générations entières ont été gommées de ce paysage : Haïm Hazaz et Moshe Shamir, Nathan Alterman et Avraham Shlonsky, Léa Goldberg et Alexandre Penn, Itzhak Lamdan et Saül Tchernikhovsky, Nathan Zach et Dalia Ravikovitch. Certains sont inclus dans des anthologies, d’autres n’ont pas eu cette chance. La littérature hébraïque telle qu’elle apparaît en français ne représente ni la même hiérarchie ni la même échelle de valeurs54. Il se peut que l’intérêt grandissant pour Israël et sa culture permette à d’autres poètes et romanciers d’être traduits. Mais il se peut également que devant la politisation de la littérature israélienne et l’impossibilité d’interroger sur l’actualité certains écrivains déjà morts, ou d’autres encore vivants, ce paysage continue à refléter les conceptions politiques de la société israélienne et non sa dimension culturelle et ses valeurs.

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Bibliographie

prose

anthologies

jeunesse

poésie

pièces de théâtre

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5

4

4

2

1931-1959

14

4

2

3

2

1960-1969

30

1

---

4

1

1970-1979

55

5

6

6

8

1980-1989

85

10

14

19

4

1990-1999

103

7

11

26

5

2000-2008

AMIT, Yuval (2008), Exportation de la culture israélienne – l’implication des différentes institutions dans la traduction de l’hébreu en français (sous la direction des Professeurs Gidon Tory et Zohar Shavit), Université de Tel-Aviv, École des sciences de la culture.

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ZIFFER, Benny (21.03.2008), « La partie beurrée de la baguette », in supplément hebdomadaire du Haaretz.

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Notes

1 Citation d’Olivier Nora dans : France Sarfatti, « L’édition française face à la littérature israélienne ». Actualité juive, 21 mars 1996.

2 Cf. Nicole Zand, « ‘Belles étrangères’ d’Israël », Le Monde, Livres Idées, 1er avril 1994.

3 Alain Vildart, « ‘Belles étrangères’ : la chaise vide », La Nouvelle République, 12 avril 1994, cité par Gisèle Sapiro, dans « L’importation de la littérature hébraïque en France. Entre communautarisme et universalisme », Actes de la recherche en sciences sociales 2002/2, 144, p. 88.

4 Dans son article du 1er avril 1994 (op.cit.), Nicole Zand parle d’une « littérature peu connue ».

5 Les données varient selon les sources comme, par exemple, l’Index Translationum de l’UNESCO ou le First Search du OCLC, Online Computer Library Center. Certaines répertorient aussi la non-fiction et la littérature populaire, d’autres incluent les éditeurs agissant en dehors de la France ou des maisons d’édition à l’existence éphémère. Aucune source ne fournit des données univoques. Les statistiques sont par ailleurs contradictoires. Cette divergence résulte, entre autres, du fait que les grandes bibliothèques ne considèrent pas la langue comme un critère autonome de classification ; les traductions ne constituent pas un élément bibliographique. Les renseignements sont principalement fournis par des institutions prises dans ces enjeux (comme, par exemple, l’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque), ne pouvant, de ce fait, brosser un tableau précis de la situation. De plus, chaque source traite différemment les rapports entre les rééditions et les nouveaux titres, ne procédant parfois à aucune distinction entre les deux ; certaines sources indiquent la traduction par son lieu de publication, incluant ainsi dans les traductions des livres parus en Israël, mais composés dans une autre langue que l’hébreu. D’après Johan Heilbron dans « Towards a Sociology of Translation », European Journal of Social Theory 2 (1999, p. 429-444), le problème est dû aux différentes définitions du mot « livre », notamment dans le traitement des manuels scolaires, publications gouvernementales et administratives, thèses, etc.) Cf. l’analyse détaillée de Yuval Amit dans sa thèse Exportation de la culture israélienne – l’implication des différentes institutions dans la traduction de l’hébreu en français (sous la direction des Professeurs Gidon Toury et Zohar Shavit), Université de Tel-Aviv, École des sciences de la culture, 2008, p. 12-14 [hébreu].

6 Cf. Mais c’est de l’hébreu ! L’Institut pour la Traduction de la Littérature hébraïque, Tel-Aviv, 2008, p. 53-95.

7 Op. cit.

8 Cf. le tableau joint en annexe.

9 Actes Sud a même racheté la maison d’édition Sinbad, spécialisée dans la traduction de la littérature arabe.

10 Prix attribué pour Le Jour de la comtesse, troisième volet du Palais des vases brisés.

11 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 86.

12 France Sarfatti, op.cit.

13 Ibid.

14 Nicole Zand, « Des cicatrices dans le crâne », Le Monde des livres, 12 avril 1991.

15 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 94.

16 Claudia Schilke, « Littérature israélienne en Allemagne », Deutschland, 4/2000, pp. 36-37.

17 Ronith Porian « Millionnaires dès la première édition » [hébreu], The Marker Week, 25 novembre 2008, pp. 8-14.

18 Ibid.

19 D’après Simon Mirski, lecteur de la littérature hébraïque chez Gallimard. Cf. France Sarfatti, op.cit.

20 Pour une description détaillée voir Gisèle Sapiro, op.cit.

21 Je remercie M. Emmanuel Halperin qui a attiré mon attention sur ce discours.

22 C’est moi qui souligne.

23 Charlotte Pudlowaki, « David Grossman, Amos Oz et A.B. Yehoshua : écrire en temps de guerre », Biblios.nouvelobs.com, 15 mars 2008.

24 Emmanuel Moses que j’ai interrogé à Paris le 16 janvier 2003 a déclaré : « À l’instar des littératures périphériques, peu connues, la littérature hébraïque a été traduite, vraiment par à coup. Puis soudain – non, pas soudain, mais – je crois qu’après des années, les éditeurs sont arrivés à la conclusion que ces pays et ces langues pouvaient avoir aussi une richesse culturelle et qu’il fallait tout faire pour les traduire et les faire connaître au lecteur français ; au moment où on lançait la collection hébraïque, on démarrait aussi, par exemple, une collection coréenne. J’ai une amie qui a fondé une maison d’édition pour des œuvres traduites du hongrois. Ce sont des choses qu’on ne voyait pas avant. Ça s’est produit vraiment à partir des années 1980-1985. »

25 Il convient de souligner que la plupart des traductions en français se font actuellement de l’hébreu, alors qu’autrefois, on traduisait souvent de l’anglais. Dans certains cas, les traducteurs n’étaient même pas conscients du fait que le livre, à l’origine, avait été écrit en hébreu. Yehiel Dinur Ka-Tsetnik, par exemple, a été présenté comme un auteur américain (cf. Rémy Roure, Le Figaro littéraire, 1959) ou yiddish (cf. Arnold Mandel, Le Monde juif, mars 1959), cité par Gisèle Sapiro, op.cit, p. 83.

26 Pour Histoire d’une vie, Paris, L’Olivier, 2004.

27 Nilli Cohen, « Avant-propos », Mais c’est de l’hébreu !, op. cit., p. 6.

28 Nicolas Weil et Nicole Zand « Israël vers le multiculturisme », Le Monde des livres, 19 mai 1995 : « David Grossman reste, cependant, l’auteur engagé de l’un des premiers romans écrits en hébreu, au début des années 80, sur l’occupation de la Cisjordanie (Le Sourire de l’agneau, Seuil, 1998) ».

29 Charlotte Pudlowaki, op.cit.

30 Bernard Loupias « David Grossman : “Ce pays devrait être une aventure spirituelle” », Bibliobs.nouvelobs.com, 14 mars 2008.

31 Patrick Duval, « Israël dans tous ses états », Télérama, 14 décembre 1988, p. 60.

32 Marie-Laure Germon, « La gauche israélienne est inefficace », Le Figaro.fr, 15 octobre 2007.

33 Charlotte Pudlowaki, op.cit.

34 Nicolas Weil et Nicole Zand, op.cit.

35 Marie-Laure Germon, op.cit.

36 Vincent Hugeux, « Les Israéliens vivent l’Histoire, pas la vraie vie », L’Express, 30 novembre 2000.

37 France Sarfatti, op.cit.

38 Ibid.

39 Ibid.

40 En grande partie grâce à Dorit Shilo.

41 Patrick Duval, op.cit. pp. 60-61.

42 Vincent Hugeux, op.cit.

43 Nicole Zand (1991, 1994), op.cit. ; Nicolas Weil et Nicole Zand, op.cit.

44 Bernard Loupias, op.cit.

45 Entretien avec Emmanuel Moses du 16 janvier 2003, op.cit.

46 Un article sur l’œuvre de Kenaz est publié dans le journal du Web Fondation d’entreprise La Poste, à l’occasion de la projection du film d’Amos Gitaï Alila, d’après le roman de Kenaz Retour des amours perdus.

47 Nicolas Weil, « Kafka est arrivé à Tel-Aviv », Le Monde des livres, 7 janvier 1994.

48 Émilie Grangeray, « Kafka en Israël ». Le Monde, 6 décembre 2003.

49 France Sarfatti, op.cit.

50 Gisèle Sapiro, op.cit., p. 90.

51 France Sarfatti, op.cit.

52 Gisèle Sapiro, op.cit, p. 90.

53 Benny Ziffer, « La partie beurrée de la baguette », supplément hebdomadaire du Haaretz, 21 mars 2008.

54 Nicolas Weil le signale dans son article paru en 1994 dans Le Monde (lorsqu’il justifie le choix d’un roman de Orly Castel-Bloom retenu pour la traduction) : « On pourrait s’étonner de voir un éditeur français s’empresser de traduire un auteur aussi novice alors que tant de classiques de la littérature hébraïque contemporaine demeurent ignorés. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Zohar Shavit, « La réception de la littérature hébraïque en France », Yod, 14 | 2009, 317-340.

Référence électronique

Zohar Shavit, « La réception de la littérature hébraïque en France », Yod [En ligne], 14 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2011, consulté le 07 mars 2014. URL : http://yod.revues.org/416 ; DOI : 10.4000/yod.416

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