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Le changement incrémental et « par le bas » d’un système de gestion des droits : le cas de la complémentaire santé gratuite ou aidée en France
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Le changement incrémental et « par le bas » d’un système de gestion des droits : le cas de la complémentaire santé gratuite ou aidée en France

Héléna Revil
p. 141-160

Résumé

En France, l’accès aux droits sociaux des populations précaires constitue l’une des orientations stratégiques actuelles de la Sécurité sociale. L’affichage politique affirme une volonté d’organiser le système de prestations autour de l’amélioration de l’accès pour tous et les Conventions d’objectifs et de gestion (COG – NDLR : une liste des acronymes se trouve en fin d’article) signées entre l’Etat et les organismes nationaux de la Sécurité sociale avancent comme prioritaires des objectifs d’amélioration de l’accès des personnes précaires à leurs droits. Au-delà des objectifs affichés, observe-t-on un changement dans les pratiques de gestion des droits par les organismes sociaux chargés de rendre effectif cet accès ? Cette communication s’appuie sur un projet local impliquant des organismes sociaux et de recherche qui a produit une méthode de détection du non recours à deux dispositifs de l’Assurance maladie. L’auteure cherche à déterminer si ce projet constitue ou participe d’un changement en matière de gestion des droits par la branche Maladie de la Sécurité sociale.

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Texte intégral

  • 1 Le non recours renvoie à toute personne éligible à une prestation et qui ne la reçoit pas, quelle q (...)
  • 2 La loi cadre de lutte contre les exclusions de 1998 apporte une consécration législative et tend à (...)

1En France, depuis les années 1980, les thématiques de l’accès aux droits sociaux et du non recours1 ont progressivement été mises sur le devant de la scène2. L’accès aux droits constitue notamment l’une des orientations stratégiques de la Sécurité sociale. L’affichage politique affirme une volonté d’organiser le système de prestations autour de l’amélioration de l’accès pour tous, dans une logique de performance et de qualité de service, en favorisant notamment la prospection des bénéficiaires potentiels et la détection du non recours. Parallèlement, les Conventions d’objectifs et de gestion (COG) signées entre l’Etat et les organismes nationaux de la Sécurité sociale avancent comme prioritaires des objectifs d’amélioration de l’accès des personnes précaires à leurs droits. Au-delà des objectifs affichés, observe-t-on un changement dans les pratiques de gestion des droits par les organismes sociaux chargés de rendre effectif cet accès ?

2Nous considérons qu’il existe deux types principaux de changement (Watzlawick et al., 1975) : celui qui se produit au sein d’un système qui reste lui-même invariant et le changement qui, au contraire du premier type, modifie profondément le système ainsi que ses caractéristiques originelles. Dans notre cas, le changement de type 1 consisterait en une adaptation à la marge des procédures de gestion des droits CMU C et ACS mises en œuvre par les organismes locaux de l’Assurance maladie et ne serait pas nécessairement durable. Le changement de type 2 verrait le système de liquidation industrielle (Mazet, 2007) de cette administration se transformer au profit d’un système davantage prospectif, individualisant et assis sur une connaissance des besoins spécifiques des populations précaires. En ce qui concerne le changement de type 1, l’enjeu porte principalement sur l’amélioration des systèmes de prestation existants de façon à accroître l’effectivité des droits. Le type 2 induit quant à lui une critique de l’offre publique en dépassant la seule modification de la matérialité de l’offre.

  • 3 Une personne ne perçoit pas une prestation parce qu’elle ne l’a pas demandée.
  • 4 Les minima pris en compte dans cette expérimentation sont les suivants : Revenu Minimum d’Insertion (...)
  • 5 Etablissement public national à caractère administratif créé par la loi du 27 juillet 1999, le Fond (...)

3Cette communication, après être revenue sur la complexité du repérage des phénomènes de non recours, s’intéresse à un projet local visant à construire une méthode ad hoc de détection du non recours primaire3 à la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU C) et à l’Aide complémentaire santé (ACS) au sein de populations allocataires de minima sociaux4. Ce projet, qui s’est inscrit dans la continuité d’une étude commanditée par le Fonds CMU5 sur le non recours à la CMU C des allocataires du RMI (Revil, 2006) avait aussi pour but de tester auprès des populations en non recours des actions d’information et d’explication des droits. Il a impliqué les deux Caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) et Caisses d’allocations familiales (CAF) de l’Isère, la Caisse régionale d’assurance maladie (CRAM) Rhône-Alpes ainsi que l’Observatoire des non recours aux droits et services (ODENORE). Stagiaire puis doctorante sous la direction du responsable scientifique de l’observatoire, nous avons participé à cette expérimentation depuis son commencement et réalisé ainsi un travail d’observation participante au sein de la Caisse primaire de Grenoble, pilote institutionnel du projet. Notre implication a dépassé celui d’observatrice dans la mesure où nous avons participé à la construction de la méthode de détection du non recours en travaillant aux côtés des agents des cellules « informatique » et « réglementation » mais aussi en participant à l’ensemble des Comités de pilotage et réunions concernant de près ou de loin l’expérimentation locale. Nous avons parallèlement effectué des entretiens avec les différents acteurs impliqués dans le projet. Le responsable de l’observatoire et la chargée d’études ont également participé aux Comités de pilotage, la création de la méthode s’intégrant pour l’observatoire dans une logique de moyen – et non de résultats – pour disposer d’informations de première main sur le non recours à la CMU C et à l’ACS. La méthode produite – basée essentiellement sur des échanges de fichiers dématérialisés et sur l’application de requêtes informatiques – a, après quelques ajustements, été généralisée à l’ensemble du réseau des Caisses primaires de France par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS).

4Après être revenus sur la condition majeure de la détection du non recours primaire à la CMU C et à l’ACS – le partage d’informations sur les publics entre organismes sociaux – nous nous demanderons si cette expérimentation et sa généralisation constituent – localement – ou participent – nationalement – d’un changement au sein de la branche Maladie, changement dans la manière de gérer les prestations ciblées CMU C et ACS afin de rendre l’accès à ces droits effectif pour les populations en situation de précarité.

I. Rendre visible le non recours à partir des fichiers de gestion courante des organismes sociaux

I.1. Une opération complexe, des systèmes d’information impréparés

5En matière de protection sociale, l’institutionnalisation des problématiques de l’accès aux droits et du non recours se fait récemment et parallèlement à la routinisation de la pratique du ciblage visant à concentrer les moyens publics sur les populations qui en ont le plus besoin (Borgetto, 2003). A l’heure actuelle, pour améliorer l’accès aux droits sociaux ciblés, les mesures envisagées par les pouvoirs publics visent à créer de l’information sur les populations en difficulté (Warin 2007) et notamment sur celles en situation de non recours. Il semble en effet que, malgré le nombre croissant de statistiques sur le social, une partie de la réalité ne soit pas encore mise en lumière (Warin, 2006). Le repérage des populations en situation de non recours, demandé par certaines institutions, notamment par l’IGAS en 2005 dans son rapport « Quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent rien ? », ne semble pas être évident à mettre en œuvre par les organismes qui gèrent et servent les prestations ciblées.

6Détecter les personnes en situation de non recours à un droit suppose de déterminer la population éligible à ce droit pour ensuite identifier, en son sein, les individus qui ne le perçoivent pas. De la même manière, un taux de non recours correspond au ratio de la population qui ne perçoit pas sa prestation sur le total des individus éligibles (Math, Van Oorschot, 1996). Ces opérations de repérage peuvent notamment être effectuées à partir des bases de données des organismes qui gèrent et servent les droits sociaux ciblés. Cependant, elles se heurtent à des difficultés méthodologiques récurrentes, en particulier l’absence d’informations initiales suffisantes du fait que les systèmes de données administratives n’ont pas été conçus dans cette perspective. Historiquement, chaque système a en effet été pensé selon des logiques spécifiques, pour des missions bien particulières et propres à chaque organisme. Si certains outils ont, dès leur construction, intégré des fonctions dépassant le traitement quotidien des prestations, d’autres ont été conçus uniquement pour effectuer le travail de gestion et non pour engendrer des statistiques ou des décomptes de bénéficiaires. La prospection des bénéficiaires et le repérage du non recours à partir des fichiers de gestion courante des organismes sociaux ne sont donc pas donnés a priori mais relèvent de la mise en place d’une méthode ad-hoc spécifique qui permettra de cibler les bénéficiaires potentiels et de mettre ensuite en exergue ceux qui se trouvent en non recours.

I.2. L’incapacité technique des Caisses primaires à détecter les bénéficiaires potentiels de la CMU C et de l’ACS

  • 6 Pour davantage de précisions sur le protocole de détection du non recours à la CMU C et à l’ACS des (...)

7L’expérimentation locale visant à produire une méthode de détection du non recours primaire à la CMU C et à l’ACS (Revil, 2008) permet une illustration intéressante de la complexité de ce type de processus6. Un organisme local de Sécurité sociale « connaît », dans ses bases de données, la grande majorité des personnes de sa circonscription relevant du régime général. Toute personne salariée est, dans les faits, « assuré social de base du régime général ou ayant-droit ». Prospecter les bénéficiaires potentiels de la CMU C et de l’ACS signifierait qu’une CPAM est en capacité d’identifier ces personnes et de les « extraire » de la population globale qu’elle gère. Pour ce faire, l’organisme devrait être en capacité de calculer le montant annuel des ressources de chaque assuré afin de déterminer un droit potentiel à l’un ou l’autre des dispositifs, ces prestations étant en effet attribuées sous conditions de ressources. Or, les CPAM ne connaissent pas les ressources des personnes si celles-ci n’ont pas demandé à bénéficier de la CMU C ou de l’ACS. Dans le cadre de ses missions traditionnelles de remboursement des soins ou de paiement des indemnités journalières, l’Assurance maladie n’a pas besoin d’informations concernant les revenus ; l’institution ne dispose par conséquent d’aucune donnée sur les ressources des assurés et ayant droits. Le seul moment où une personne fournit des éléments concernant ses revenus à une Caisse primaire est justement celui de l’ouverture d’un droit CMU C ou ACS. Or, dans le cadre des opérations de prospection des droits, les personnes que les caisses souhaitent mettre en visibilité sont précisément celles qui sont en non recours primaire et qui n’ont par conséquent pas demandé l’ouverture de leur droit.

  • 7 L’ouverture d’un droit à la CMU C pour un allocataire du RMI ne nécessite donc pas de calcul de res (...)
  • 8 Les CAF assurent le paiement du RMI.
  • 9 Informations provenant de la documentation de référence de l’application Cristal, « Echanges organi (...)

8Pour préciser notre pensée, prenons l’exemple des allocataires du RMI qui ont, du fait de leur statut, automatiquement droit à la CMU C. Au moment de la définition du public cible de la prestation, le gouvernement a en effet décidé que les allocataires du RMI seraient admis de plein droit dans le dispositif du fait du montant annuel de leurs ressources7. Dès la création de la loi CMU, des échanges dématérialisés ont été instaurés entre branche Famille8 et branche Maladie pour améliorer la continuité de gestion de ces droits connexes. Depuis avril 2000, les CAF fournissent donc mensuellement à la CNAMTS les modifications concernant les dossiers RMI, la Caisse nationale se chargeant ensuite de transférer les informations vers les organismes de base, CPAM pour le régime général9. Du fait de l’existence de ces échanges de données, on pourrait faire l’hypothèse qu’une CPAM est en capacité de connaître assez précisément la population allocataire du RMI et de réaliser un focus sur celle-ci. Or, les informations fournies par les CAF ne sont pas systématiquement traitées par les CPAM. Elles servent principalement pour des modifications et des mises à jour de dossiers « au coup par coup ». Parallèlement, les dysfonctionnements informatiques ne peuvent pas être niés et les chaînes de traitement de l’information échangée demeurent souvent obscures.

9A l’instar de ce que nous venons d’évoquer et dans la mesure où les opérations de prospection et de repérage du non recours ne font pas partie des missions originelles de la branche Maladie, ses fichiers de gestion courante ne sont pas préparés à de tels exercices. Ils n’ont été conçus ni pour construire des statistiques, ni pour réaliser des « focus » sur telle ou telle population. L’organisation de l’Assurance maladie étant à l’origine essentiellement centrée sur le remboursement des assurés, les CPAM gardent la trace de personnes qui ont quitté la caisse ou qui ont changé d’immatriculation, pour payer des décomptes qui arrivent en retard. Parallèlement, les mécanismes de maintien de droits obligent à conserver les dossiers informatiques de personnes qui sont désormais rattachées à un autre organisme et à laisser ouverts des régimes qui ne correspondent plus à la situation des assurés, notamment par rapport à l’emploi.

10Quoi qu’il en soit, le constat principal est qu’un travail essentiellement centré sur les bases de données des CPAM ne permet pas d’identifier de manière exhaustive les bénéficiaires potentiels des dispositifs CMU C et ACS. Or, cette étape d’identification constitue le point d’appui majeur pour détecter dans un second temps les personnes en situation de non recours à ces prestations. L’expérimentation locale a démontré que le repérage des populations en situation de non recours primaire ne peut se faire de manière unilatérale à partir des bases de données des organismes locaux de l’Assurance maladie.

II. De la constitution d’un groupe d’acteurs pour repérer le non recours

II.1. Le déficit d’une idée commune sur l’accès aux droits

11Dans cette mesure, les opérations de prospection nécessitent de réaliser le ciblage des populations éligibles à la CMU C et à l’ACS d’une autre manière. La Caisse primaire est ainsi contrainte de mobiliser les informations d’autres organismes. « Demandeuse » de données sur les publics cibles de ses dispositifs, elle engage alors une étape de repérage des organisations « ressources » de son environnement vers lesquelles s’ouvrir pour récupérer les informations nécessaires. Si l’on reste dans le cadre du RMI, l’organisation « ressource » est la Caisse d’allocations familiales qui paie la prestation RMI. Elle détient en effet des informations sur l’ensemble des allocataires d’une circonscription, population potentiellement bénéficiaire de la CMU C et sur laquelle se porte l’intérêt de la Caisse primaire. Le mécanisme est le même en fonction des publics cibles que la CPAM tend à définir ; si l’objectif est de détecter les personnes en non recours à la CMU C ou à l’ACS au sein des allocataires du minimum vieillesse, elle se tournera vers les CRAM qui servent cette prestation. Nous ne voulons pas entrer dans les détails mais montrer que dans l’optique de définir une population potentiellement bénéficiaire de ses propres dispositifs, la Caisse primaire se tourne vers les organisations de son environnement de manière à recevoir l’information qui lui fait défaut. Elle tend ainsi à se constituer des « relais » pour réduire ses lacunes informationnelles.

12C’est donc sur la base d’un partage d’informations que se constituent des liens nouveaux entre des acteurs collectifs d’un même territoire. Car si les échanges ponctuels de données entre branches de la Sécurité sociale existent, le partage de volumes importants d’informations sur les publics et plus encore l’échange d’éléments de ressources par fichiers dématérialisés pour déterminer l’éligibilité potentielle des allocataires CAF ou CRAM à la CMU C ou ACS constitue une pratique méconnue des organisations qui nous intéressent. Afin de repérer les populations en non recours par un partage de l’information sur les publics, un groupe composé d’acteurs issus des différents organismes susmentionnés se forme localement : la Caisse primaire en est le pilote institutionnel, tandis que l’Observatoire des non recours endosse le rôle de pilote scientifique. Des objectifs sont alors déclinés dans une convention de collaboration scientifique.

13Nous avons ainsi observé la mise en place au niveau local d’un groupe d’acteurs pour travailler cette question du non recours aux dispositifs de l’Assurance maladie. Ces acteurs se sont réunis de manière régulière à l’occasion de Comités de pilotage et ont ainsi eu des échanges fréquents sur une période longue. Au-delà des réunions formelles, certains d’entre eux travaillaient quotidiennement ensemble pour co-construire la méthode ad-hoc de détection du non recours, rédiger les demandes à la CNIL, comprendre les différentes réglementations, penser les requêtes informatiques, … L’ensemble de ces activités prenant place dans un projet commun, nous avons émis l’hypothèse que ce groupe d’acteurs possédait en apparence les caractéristiques d’un réseau thématique d’action publique. Les réseaux « de projet » (Gaudin, 1995) se créent en vue de la réalisation d’un objectif précis et les interactions entre les acteurs qui y participent sont limitées à un problème préalablement posé. Ils sont constitués d’acteurs aux logiques hétérogènes mais qui partagent un enjeu et tendent à mener à bien un projet dans un temps limité. Cependant, nous avons rapidement constaté l’absence du côté des acteurs institutionnels d’une idée claire du « pourquoi et du comment faire de l’accès aux droits ? » ; il n’y avait pas de vision organisationnelle commune de l’enjeu à travailler cette question du non recours.

14Notons que c’est le pilote scientifique qui a proposé de cadrer les relations du groupe par la rédaction d’une convention de collaboration scientifique précisant les trois objectifs principaux du projet : la production d’une méthode de repérage du non recours, la compréhension du phénomène et la mise en place d’actions expérimentales en matière d’information auprès des bénéficiaires. Il semble en effet important de séparer les deux types de pilotage du projet ; le pilote scientifique avait, dans une logique de moyen – création d’informations quantitatives et qualitatives sur le non recours, analyse compréhensive et expérimentation d’actions d’information de manière à tester des hypothèses de recherche – une idée claire de la manière de prendre en main cette question du non recours. Les acteurs institutionnels ne se sont, quant à eux, que peu préoccupés de clarifier en amont les enjeux du projet, ni de replacer celui-ci dans une réflexion globale sur l’accès aux droits au sein de la Sécurité sociale. Or, l’un des facteurs qui permet, selon nous, à l’action collective de faire « réseau » est le partage d’une idée commune (Massardier, 2003) du « pourquoi agir ? » et du « que veut-on obtenir ? ». Cela ne signifie aucunement que les acteurs impliqués dans un projet sont d’accord sur tout mais seulement qu’ils poursuivent une idée claire et partagée de la ou des raisons de leur action collective. Marsh et Rhodes (1992), dans leur définition des réseaux thématiques, évoquent ainsi un assemblage d’acteurs aux logiques hétérogènes mais qui partagent un enjeu. Les acteurs institutionnels locaux n’ont pas échangé sur leurs perceptions de l’accès aux droits, sur les travaux déjà réalisés en la matière, sur le positionnement quant à cette thématique des différentes branches de la Sécurité sociale et sur les enjeux associés.

15Il est, par ailleurs, important de rappeler que la problématique du non recours a été importée au sein de la Caisse primaire locale par un acteur extérieur, le Fonds CMU qui souhaitait réaliser des études sur cette thématique dans le cadre de sa mission de suivi de l’application des dispositifs CMU C et ACS. La Caisse locale constituait, lors de l’étude réalisée par l’ODENORE sur le non recours à la CMU C des allocataires du RMI, le « terrain » par la mise à disposition de ses fichiers de gestion courante. Notons que la décision de mettre à disposition les fichiers de la caisse pour effectuer ce travail a été prise par un ex-dirigeant qui, au moment du lancement de l’étude, venait de partir à la retraite. Si cet acteur était individuellement et de par ses activités militantes intéressé par la thématique de l’accès aux droits, il n’en a pas été de même pour le dirigeant qui a récupéré le dossier certes au moment du démarrage des investigations mais en aval des discussions menées entre le Fonds CMU, l’ODENORE et l’ex-dirigeant.

16Quoiqu’il en soit, le fait que la question du non recours aux dispositifs de la complémentaire santé gratuite ou aidée soit importée par le Fonds CMU et que le dirigeant chargé du dossier n’ait pas en amont d’intérêt particulier pour cette thématique ont participé à ne pas poser une idée précise et partagée à la base du projet. Découlant de cela, aucune consigne globale visant l’amélioration de l’accès aux droits n’a été donnée au sein des organisations impliquées dans le processus expérimental. Au sein de l’organisation pilote, la création de la méthode de détection du non recours a pourtant demandé l’investissement de différents services, de la cellule informatique au service chargé de liquider les dossiers CMU C et ACS, en passant par le correspondant local de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL). Aucun cadrage général n’a été fait à destination de ces différents services si bien que certains techniciens informatiques ne savaient absolument pas pourquoi ils mettaient en place un nouveau système de requêtes sur leur système d’informations. N’omettons pas de dire que la Direction générale de l’organisation pilote ne voyait aucunement l’intérêt de travailler ces questions d’accès aux droits et qu’elle privilégiait la réponse aux objectifs gestionnaires et comptables de la Convention d’objectifs et de gestion ainsi que la question de la lutte contre la fraude. C’est ce qui nous pousse à dire que l’expérimentation s’est faite en milieu « hostile ».

II.2. L’implication d’acteurs individuels stratégiques

17Si ce n’est pas une vision commune de l’accès aux droits, du non recours et des enjeux associés à cette thématique qui expliquent l’engagement des acteurs dans ce projet, qu’est-ce qui les a poussés à s’investir ? Au moment où la Caisse primaire a demandé l’investissement des relais informationnels dans le projet, ceux-ci auraient en effet pu refuser. Ils ne l’ont pourtant pas fait. Partant de l’hypothèse que les acteurs – collectifs et individuels – ne s’investissent pas dans une relation à sens unique (Friedberg, 1993), nous nous sommes demandés les raisons qui ont poussé CAF et CRAM à s’engager dans l’expérimentation sur le non recours à la CMU C et à l’ACS.

18Notre avis est que ces raisons sont davantage à rechercher du côté des acteurs individuels que collectifs. Les acteurs collectifs que constituent la CPAM, la CAF et la CRAM ont légitimé leur engagement par la présence, au sein de leurs COG respectives, d’objectifs généraux en matière d’accès aux droits. Il nous semble cependant que ce cadrage contractuel n’a été que le « prétexte » mobilisé par des acteurs individuels stratégiques, en situation de responsabilité localement, ayant chacun un intérêt particulier – promotion au sein de l’organisation, recueil d’informations pertinentes pour des missions quotidiennes, valorisation de l’outil informatique et des techniques de « marketing social », mise en valeur d’une branche par rapport aux autres – à s’impliquer dans cette expérimentation. Dans le cadre des échanges d’informations sur les publics, le dirigeant de la Caisse primaire n’interagissait en effet pas avec des « relais » abstraits, mais avec un nombre limité d’interlocuteurs concrets qui sont devenus des correspondants privilégiés. Dans chaque organisme local, un acteur particulier participait au projet et était présent à l’ensemble des Comités de pilotage pour co-construire la méthode ad hoc de détection du non recours. Chacun était guidé par des intérêts propres et cherchait à percevoir les caractéristiques, contraintes et exigences de son environnement de manière à mieux le maîtriser ou en tout cas à le rendre favorable à sa stratégie. Se sont donc progressivement mis en place ce que nous avons appelé des « jeux d’opportunité » entre des acteurs individuels poursuivant des buts spécifiques ; chacun s’est investi dans le projet car il y voyait une opportunité pour réaliser ses propres objectifs. Si nous prenons le cas du dirigeant de la Caisse primaire – que nous avons dit peu intéressé par les questions d’accès aux droits avant cette expérimentation –, la stratégie était d’améliorer son positionnement au sein de son organisation et d’être promu à un échelon supérieur de direction par la réussite d’un travail d’innovation sur un sujet assez peu travaillé au sein de l’organisation. La première étude réalisée pour le Fonds CMU ayant mis en lumière un volume important d’allocataires en non recours et l’ampleur du travail à accomplir pour améliorer l’accès à la complémentaire santé de certaines populations, le dirigeant a perçu dans la thématique du non recours une opportunité pour mettre en place une stratégie individuelle de promotion au sein de son organisation. La mise en place de ces jeux entre dirigeants d’organismes sociaux a rapidement conduit à mettre de côté le pilote scientifique.

19Tout au long de la réalisation du projet, les jeux ont été instables car perpétuellement soumis à la réussite ou à l’échec des stratégies des différents acteurs. Chacun devait s’adapter aux modifications de stratégie du pilote, aux changements stratégiques de comportements des autres acteurs individuels mais aussi à l’apparition de nouvelles opportunités. Nous verrons cela un peu plus loin lorsque nous aborderons le processus de généralisation de l’outil. Parallèlement, les jeux locaux étaient temporellement changeants : par exemple, au démarrage de l’expérimentation, la Caisse primaire avait absolument besoin de récupérer de la ressource informationnelle, se trouvant ainsi dans une situation de dépendance vis-à-vis de ses « fournisseurs ». Ceux-ci étaient au contraire dans une position privilégiée leur permettant d’imposer leurs points de vue quant à la construction de la méthode de détection du non recours mais aussi quant à la sollicitation de contreparties.

20Cette relation asymétrique explique en partie l’engagement des acteurs individuels dans le projet de la Caisse primaire. Dans la mesure où le dirigeant de la CPAM était dépendant des informations des CAF et des CRAM pour la réussite du projet, il a accepté, d’une part de laisser une place aux acteurs individuels de la CAF et de la CRAM dans la construction du processus d’échange de données et, d’autre part de répondre favorablement à leurs demandes de contreparties – retour d’informations sur des publics de la CPAM, par exemple. D’autre part, certains acteurs, du fait du poste occupé ou de compétences particulières, avaient une marge de manœuvre plus importante qu’ils ont différemment mis à profit : citons l’exemple du dirigeant d’un organisme « relais » compétent en informatique et occupant un poste important au sein de la sous-direction des études et de l’informatique dans sa propre organisation. Il détenait du pouvoir dans la mesure où la méthode à mettre en place était assise sur un protocole informatique. Il a ainsi pu davantage que les autres imposer ses points de vue quant à la construction de la méthode. Parallèlement, étant perçu par le dirigeant de la Caisse primaire comme indispensable pour la réussite du projet, il pouvait demander davantage de contreparties et les voyait fréquemment acceptées. Postes et compétences ont ainsi été des ressources dans les jeux qui se sont institués localement.

21Si nous synthétisons, nous pouvons dire que l’engagement des acteurs dans le projet a relevé davantage de stratégies individuelles visant des buts spécifiques que d’une volonté commune de travailler la question de l’accès aux droits des populations précaires dans le cadre d’une vision partagée. C’est pourquoi les compétences de chacun, le fait de détenir de l’information sur les publics intéressant les autres acteurs mais aussi les capacités inégales à comprendre les jeux et à en faire bouger les règles ont constitué des ressources centrales tout au long du processus d’expérimentation. La détection des populations en situation de non recours primaire à la CMU C et à l’ACS a contraint les organismes sociaux des différentes branches de la Sécurité sociale à partager de l’information sur leurs publics, les fichiers de gestion courante des Caisses primaires n’étant pas préparés à ce type de missions récentes. En ce sens, on a observé un changement temporaire des pratiques des organismes sociaux locaux allant vers le décloisonnement des systèmes d’informations et la mutualisation des moyens. Bien que stratégiques, les acteurs institutionnels locaux sont cependant restés dans une rationalité limitée car ils n’ont jamais été en capacité de penser le changement complet du mode de gestion des droits CMU C et ACS à eux seuls. Ils ne disposaient en effet ni de l’ensemble de l’information nécessaire ni de directives nationales explicites pour porter ce changement total.

III. Vers un changement « par le bas » de la gestion des droits

III.1. Une application nationale opportune

22Après un an de travail commun, le groupe d’acteurs qui s’est mis en place localement a donc réussi à définir une méthode de détection du non recours basée sur le partage d’informations selon un protocole informatique précis. Ce protocole a été utilisé localement pour identifier les allocataires de minima sociaux en situation de non recours à la CMU C ou à l’ACS. Ces personnes ont ensuite été informées de leurs droits potentiels par courrier et enquêtées par questionnaires afin de mieux comprendre leur situation. Les envois de courriers ont permis l’ouverture de droits pour une partie des bénéficiaires potentiels mais tous n’ont pas donné suite au courrier de la Caisse primaire. Avant même d’être expérimenté au sein d’un autre territoire, le protocole méthodologique a été récupéré par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés pour être appliqué de manière descendante à l’ensemble du réseau des Caisse primaires françaises. Voyant que l’outil créé localement était généralisé par circulaire à l’ensemble du territoire français, nous nous sommes demandés si ce transfert était sous-tendu par une volonté de la CNAMTS de changer profondément la manière de gérer les prestations ciblées telles la CMU C et l’ACS en automatisant des processus de prospection des bénéficiaires potentiels et de détection du non recours. L’observation et les entretiens menés auprès de responsables de l’organisation nous incitent à répondre par la négative.

  • 10 En 2005, lors de la réforme de la loi organique relative aux lois de financement de la Sécurité soc (...)

23La reprise de l’outil par la CNAMTS s’est en effet faite rapidement et dans le but de répondre à une demande de la Direction de la Sécurité sociale (DSS) du Ministère de la Santé. L’objectif était de faire monter en charge le dispositif de l’ACS. Dès sa création, cette aide a peiné à trouver son public ; en 2006, après deux ans de mise en œuvre, seules 300 000 personnes en bénéficiaient alors que la population cible était estimée à 2,2 millions de personnes (Négroni, 2008). Dans ce contexte, la généralisation du protocole de détection à l’ensemble des Caisses primaires françaises visait à identifier les bénéficiaires potentiels de l’ACS pour les informer par courrier de leur droit. Il s’agissait d’une massive campagne de droits potentiels destinée à faire « consommer » cette aide dont le nombre de bénéficiaires effectifs constitue l’un des indicateurs de l’objectif d’accès aux soins contenu dans le Programme de qualité et d’efficience10 de la branche maladie. Parallèlement, le programme 183 de la LOLF relatif à la protection maladie tend par son objectif premier à « garantir l’accès aux soins des personnes disposant de faibles ressources (…) et à veiller à la bonne effectivité [des] droits [CMU C et ACS] ». La DSS, confrontée à la difficile montée en charge de l’ACS et devant rendre des comptes dans le cadre de la LOLF, a contraint la CNAMTS à repérer au sein de son réseau d’opérateurs territoriaux les initiatives relatives à l’ACS pouvant permettre d’améliorer rapidement l’effectivité du dispositif. Le travail réalisé en Isère ayant abouti à la mise en place d’un protocole méthodologique pour prospecter les bénéficiaires potentiels de la CMU C et de l’ACS, la CNAMTS a donc imposé la « remontée » du protocole informatique qui a été rapidement retravaillé pour être appliqué de manière descendante au réseau des Caisses primaires.

  • 11 Extrait d’un entretien mené auprès d’un membre de la Direction de la réglementation de la CNAMTS. (...)

24L’observation de la manière de généraliser le protocole nous amène à dire qu’il n’y avait aucune volonté de la CNAMTS de modifier en profondeur les modes de faire des opérateurs locaux en matière d’accès aux droits. Le transfert s’est fait « dans la précipitation11 » et sous la contrainte. L’attention s’est dans ce cadre portée sur la reprise du « produit fini » de l’expérimentation locale et non sur la compréhension du processus qui a mené à sa création. Les quelques discussions qui ont eu lieu avant la généralisation entre le national et le local n’ont d’ailleurs impliqué que le pilote institutionnel de l’expérimentation sans explication ni même information de ses partenaires locaux, marginalisant ainsi définitivement le pilote scientifique. Les réunions ont uniquement visé à préciser des points du protocole technique sans aucune présentation globale du processus expérimental mené localement ni de re-contextualisation de l’outil dans un processus général d’amélioration de l’accès aux droits. Aucune présentation inter-organisationnelle n’a été faite au niveau national, la méthode étant pourtant assise sur l’échange de données et le décloisonnement des systèmes informatiques des CPAM, CAF et CRAM.

  • 12 Extrait d’un entretien mené avec le dirigeant de l’un des organismes impliqués dans l’expérimentati (...)

25La généralisation opportune et imposée a d’ailleurs contribué à mettre en exergue le « manque de portage commun localement12 » mais aussi et surtout le défaut d’une idée précise et partagée à la base du projet, idée que les acteurs auraient pu défendre collectivement au niveau national. Au lieu de renforcer les liens entre acteurs locaux autour d’un projet a priori probant puisqu’intéressant les instances décisionnelles de la Sécurité sociale, le processus de généralisation a contribué à déstabiliser le groupe localement constitué et à en modifier les règles du jeu.

26Les résultats de l’application de l’outil dans d’autres caisses n’ont d’ailleurs pas été nécessairement concluants si l’on en croit les remontées faites par les caisses locales qui ont noté de multiples difficultés techniques et de nombreuses incompréhensions quant aux finalités de cette application. Nous ne rentrerons pas ici dans les détails des résultats de l’application à l’ensemble du territoire – dont nous n’avons d’ailleurs pas l’entière visibilité. Nous pouvons simplement noter que la généralisation, effectuée avant même que la méthode ne soit testée sur un autre territoire – comme le demandait le pilote scientifique –, a fait ressortir son caractère contingent. Construit dans un contexte local particulier, organisé par des jeux d’acteurs stratégiques et non guidé par une idée précise de l’accès aux droits, le protocole n’était pas nécessairement « répliquable » ailleurs de manière immédiate : il s’inscrivait dans un contexte d’action particulier, local et contingent.

27A l’heure actuelle, la généralisation du protocole de détection du non recours à la CMU C et à l’ACS ne signifie pas, selon nous, un changement dans les modes de faire de l’accès aux droits au sein de l’Assurance maladie, le transfert ayant été imposé à la CNAMTS qui n’avait quant à elle pas l’intention de travailler directement la thématique de l’accès aux droits pourtant affichés dans sa COG. Par ailleurs, la contingence de la méthode – encore expérimentale – n’a pas permis de modifier durablement la manière de mobiliser les systèmes d’information dans le but d’améliorer la gestion des prestations ciblées. La CNAMTS n’a d’ailleurs pas donné, au sein de la circulaire de généralisation, de consignes générales quant à la systématisation ou à l’automatisation de la procédure de détection des situations de non recours à l’ACS ou à la CMU C.

III.2. L’effet « cliquet » de l’expérimentation locale, un possible changement incrémental

28Malgré cela, il nous paraît important de noter que la généralisation du protocole a participé à replacer la question de l’accès aux droits CMU C et ACS dans les discussions internes à la CNAMTS. Ce n’est cependant qu’après l’avoir généralisé qu’une réflexion s’est engagée au sein de l’institution dans le cadre d’un groupe de travail intitulé « accès aux soins et aux droits des publics précaires ».

29Ce groupe a une antériorité au sein de l’organisation ; il a été créé suite à la forte médiatisation du rapport de J. F. Chadelat – directeur du Fonds CMU – sur les refus de soins envers les patients bénéficiant de la CMU C (Chadelat, 2006). Participent à ce groupe de travail animé par la Direction déléguée à la gestion et à l’organisation des soins (DDGOS), des membres des missions « conciliation » et « réglementation », de la Direction générale des opérations mais aussi les dirigeants de trois CPAM dont le pilote institutionnel de l’expérimentation locale. Jusqu’en 2008, les investigations du groupe ont porté uniquement sur les refus de soins. Mais sollicité par la DSS et par le Fonds CMU sur la question de l’accès aux droits en matière de complémentaire santé gratuite et aidée, le responsable du groupe de travail a pris la décision d’étendre les investigations à l’accès aux droits CMU C, ACS et AME.

30Les objectifs du groupe consistent actuellement à définir des taux de non recours, à améliorer l’information des bénéficiaires potentiels en la rendant plus accessible, à mettre en cohérence les initiatives locales en matière de croisement de fichiers internes à l’Institution afin de mieux détecter l’éligibilité aux dispositifs de protection et à optimiser les transmissions de fichiers avec les CAF et les CRAM. Nous constatons que l’expérience locale a créé ce que nous appelons « un effet cliquet » ; ayant la possibilité de quantifier et d’identifier des populations en non recours, il est difficile pour l’institution de revenir en arrière et de ne pas s’appuyer sur la méthode mise au point localement pour penser une systématisation de ce type de processus. Malgré les limites de l’application à l’ensemble du réseau des Caisses primaires, le travail effectué localement a en effet permis de déterminer une direction à suivre en matière d’accès aux droits à savoir celle du développement de partenariats interbranches et du décloisonnement des systèmes d’informations.

31Si au moment de la généralisation, l’intérêt s’est porté sur des aspects techniques, la réflexion qui s’esquisse désormais au sein du groupe de travail est guidée par une idée précise, à savoir la détection de l’éligibilité aux dispositifs de protection complémentaire par l’échange et le partage d’informations sur les publics. La connaissance de l’expérimentation locale a implicitement conduit la CNAMTS à aller de l’avant en fournissant non pas un produit clef en main mais des constats précis sur la base desquels il est possible de penser la réforme du système de prestations par l’automatisation de mécanismes de ciblage des bénéficiaires potentiels et de détection en leur sein des situations de non recours. Ces constats locaux s’inscrivent dans un contexte où des évolutions de grande ampleur se préparent telle la constitution à plus ou moins long terme du Répertoire national commun de la protection sociale visant le partage des informations sur les publics par l’ensemble des branches de la sécurité sociale.

IV. Conclusion

32Au niveau local, la détection des populations en situation de non recours primaire à la CMU C et à l’ACS a contraint les organismes sociaux des différentes branches de la Sécurité sociale à partager de l’information sur leurs publics, les fichiers de gestion courante des Caisses primaires n’étant pas préparés à ce type de missions récentes. La question du repérage des populations en difficulté ne se posait en effet pas lorsque les aides étaient accordées à tous sans condition (Renard, 2003). En ce sens, on a observé dans le cadre du projet une modification temporaire des pratiques des organismes sociaux locaux allant vers le décloisonnement des systèmes d’informations et la mutualisation des moyens. Si nous en revenons à nos types de changement, il semble que nous pouvons évoquer un changement de type 1 qui a consisté en une adaptation temporaire des procédures de gestion des droits CMU C et ACS mises en œuvre par les organismes locaux de l’Assurance maladie. Cependant, le projet local n’étant pas guidé par une idée commune de l’accès aux droits ni par une volonté réelle de modifier de manière pérenne la gestion locale des prestations ciblées de l’Assurance maladie pour améliorer l’accès à leurs droits des allocataires de minima sociaux, le changement n’a été que temporaire. Les acteurs institutionnels se sont engagés dans ce projet en fonction d’intérêts individuels et se sont saisis de la thématique du non recours de manière opportune pour mettre en place des stratégies personnelles au sein de leurs organisations respectives. Malgré l’existence localement et pendant un temps d’un groupe d’acteurs agissant pour mettre en place une méthode de détection du non recours, nous ne pouvons pas parler d’un changement permanent et durable quant à la manière de gérer les prestations CMU C et ACS. Le projet, pourtant récupéré par les instances nationales, n’a pas encore donné lieu à la systématisation des échanges d’informations sur les publics. La demande d’application de la méthode dans l’ensemble des Caisses primaires n’avait en ce sens pas vocation à changer durablement le mode de gestion des droits ciblés puisqu’il n’était pas demandé par la CNAMTS aux caisses locales de renouveler régulièrement l’application de ce protocole de partage d’informations entre organismes sociaux.

  • 13 COG de la branche Maladie, partie 1.2.1.3 du chapitre 1 : placer la gestion du risque au cœur de l’ (...)

33Cependant et bien que répondant à une demande précise de la DSS, la généralisation de la méthode locale a conduit à replacer la question de l’accès aux droits CMU C et ACS dans les discussions internes à la CNAMTS en apportant des constats précis à partir desquels se saisir de cette thématique. L’expérimentation locale a démontré qu’il était possible d’organiser différemment le système de gestion de ces prestations en le rendant davantage prospectif. La Convention d’objectifs et de gestion (COG) signée entre la CNAMTS et l’Etat pour la période 2006-2009 stipule que les opérateurs locaux – les Caisses primaires d’assurance maladie – sont tenues de « gérer attentivement la CMU et de promouvoir l’ACS13 afin de faciliter l’accès aux soins des populations précaires ». Même si la formule est sibylline, ces objectifs sont présents dans le document de pilotage stratégique de la branche Maladie. Actuellement pour leur donner une réalité objective, les organismes nationaux prennent appui sur les expériences empiriques locales. La CNAMTS, en parallèle au groupe de travail national impliquant des dirigeants locaux, est en effet en train d’organiser des réunions inter régionales sur le thème de l’accès aux droits pour recueillir les « bonnes pratiques » locales. L’appui pris sur les expériences empiriques locales cache certainement une absence de clarté, de direction et de consistance des objectifs stratégiques nationaux en matière d’accès aux droits. Du côté de la CNAMTS, certains laissent en effet entendre qu’en ce qui concerne cette thématique, le changement se fera « par le bas » et ne portera que sur l’amélioration des systèmes de prestations existants de façon à accroître l’effectivité des droits. Pour l’instant, il n’est pas question de bouleverser le système de liquidation industrielle au profit d’un système davantage prospectif, individualisant et assis sur une connaissance des besoins spécifiques des populations précaires.

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Bibliographie

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Annexe

Liste des acronymes

AAH : Allocation Adulte Handicapé

ACS : Aide à la Complémentaire Santé

AME : Aide Médicale d’Etat

API : Allocation Parent Isolé

CAF : Caisse d’Allocations Familiales

CMU B : Couverture Maladie Universelle de Base

CMU C : Couverture Maladie Universelle Complémentaire

CNAF : Caisse Nationale des Allocations Familiales

CNAMTS : Caisse Nationale d’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés

CNIL : Commission Nationale Informatique et Liberté

CPAM : Caisse Primaire d’Assurance Maladie

CRAM : Caisse Régionale d’Assurance Maladie

COG : Convention d’Objectifs et de Gestion

DSS : Direction de la Sécurité Sociale

Fonds CMU : Fonds de financement de la protection complémentaire de la Couverture Universelle du risque maladie

IGAS : Inspection Générale des Affaires Sociales

LOLF : Loi Organique relative aux Lois de Finances

PQE : Programme Qualité et Efficience

ODENORE : Observatoire des Non Recours aux droits et services

RMI : Revenu Minimum d’Insertion

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Notes

1 Le non recours renvoie à toute personne éligible à une prestation et qui ne la reçoit pas, quelle que soit la raison – source ODENORE http://odenore.msh-alpes.prd.fr

2 La loi cadre de lutte contre les exclusions de 1998 apporte une consécration législative et tend à garantir sur l’ensemble du territoire l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux.

3 Une personne ne perçoit pas une prestation parce qu’elle ne l’a pas demandée.

4 Les minima pris en compte dans cette expérimentation sont les suivants : Revenu Minimum d’Insertion (RMI), Allocation Adulte Handicapé (AAH), Allocation Parent Isolé (API), Allocations du minimum vieillesse.

5 Etablissement public national à caractère administratif créé par la loi du 27 juillet 1999, le Fonds CMU poursuit deux missions principales ; d’une part, il finance la Couverture Maladie Universelle Complémentaire et l’Aide à la Complémentaire Santé, d’autre part, il est chargé de suivre et d’analyser l’application sur le terrain de ces dispositifs.

6 Pour davantage de précisions sur le protocole de détection du non recours à la CMU C et à l’ACS des allocataires de minima sociaux, voir Revil, H., « Identifier des populations en non recours aux dispositifs de l’Assurance maladie : proposition de méthode », Recherches et Prévisions, n° 93, 2008, pp. 102-109.

7 L’ouverture d’un droit à la CMU C pour un allocataire du RMI ne nécessite donc pas de calcul de ressources de la part de la Caisse primaire.

8 Les CAF assurent le paiement du RMI.

9 Informations provenant de la documentation de référence de l’application Cristal, « Echanges organismes sociaux », CNAF, juillet 2006.

10 En 2005, lors de la réforme de la loi organique relative aux lois de financement de la Sécurité sociale, le législateur a souhaité ajouter au projet de loi une annexe présentant les grands objectifs poursuivis par les politiques de Sécurité sociale et mesurant les progrès réalisés. Par ce type de programme, il s’agit de transposer à la sphère sociale la logique « objectifs-résultats » à l’œuvre dans les projets annuels de performance associés aux projets de loi de finances. En ce sens, les programmes de qualité et d’efficience (PQE) ont l’ambition d’appréhender de façon globale l’impact des politiques de sécurité sociale sur les conditions de vie des Français.

11 Extrait d’un entretien mené auprès d’un membre de la Direction de la réglementation de la CNAMTS.

12 Extrait d’un entretien mené avec le dirigeant de l’un des organismes impliqués dans l’expérimentation.

13 COG de la branche Maladie, partie 1.2.1.3 du chapitre 1 : placer la gestion du risque au cœur de l’action de l’Assurance maladie.

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence papier

Héléna Revil, « Le changement incrémental et « par le bas » d’un système de gestion des droits : le cas de la complémentaire santé gratuite ou aidée en France », Pyramides, 17 | 2009, 141-160.

Référence électronique

Héléna Revil, « Le changement incrémental et « par le bas » d’un système de gestion des droits : le cas de la complémentaire santé gratuite ou aidée en France », Pyramides [En ligne], 17 | 2009, mis en ligne le 07 décembre 2011, consulté le 06 mars 2014. URL : http://pyramides.revues.org/629

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Auteur

Héléna Revil

Doctorante en science politique, laboratoire PACTE/ Politique – Organisations, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, helena.revil@iep-grenoble.fr

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