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Gestion des risques naturels et prise en compte du développement durable : un lien équivoque. Le cas du sud grenoblois
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Gestion des risques naturels et prise en compte du développement durable : un lien équivoque. Le cas du sud grenoblois

Lauren Andres et Géraldine Strappazzon
p. 29-39
Traduction(s) :
Natural hazard management and sustainable development: a questionable link

Résumé

Cet article questionne la nature du lien envisageable entre risque naturel et développement durable à travers l’étude du territoire du sud grenoblois, soumis notamment à deux aléas naturels majeurs : le mouvement de terrain de grande ampleur dit des « Ruines de Séchilienne » et les probables crues de la Romanche et du Drac. Trois étapes structurent cette réflexion questionnant la transition supposée entre une gestion des risques naturels et une gestion durable des territoires soumis aux risques naturels : une association toute relative, un lien logique mais limité sur le terrain, une relation surtout indirecte. Les interactions identifiées, en termes législatifs mais aussi idéels et opérationnels, entre risque et durabilité se révèlent ainsi complexes et ne sont pas forcément explicites ; elles dépendent en particulier de multiples échelles territoriales (nationales à locales), confrontant alors pour l’essentiel des stratégies d’acteurs – porteurs des décisions ou du savoir technique – distinctes.

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Texte intégral

  • 1  Nous considérons ici que le terme aléa renvoie à « la possibilité (ou non) d’apparition d’un phéno (...)
  • 2  Les enjeux correspondent à des personnes et/ou des biens, susceptibles d’être affectés par un phén (...)

1Risques majeurs et développement durable occupent aujourd’hui une part prédominante dans les discours et les champs d’action des politiques publiques. La caractérisation et la gestion du croisement d’un aléa1et d’enjeux socio-économiques2assortis d’une certaine vulnérabilité d’une part, et la prise en compte du devenir environnemental, économique et social d’un territoire et de sa population d’autre part, semblent constituer deux préoccupations contiguës. En ce sens, il apparaît opportun d’établir et de questionner la conjugaison possible entre risque majeur et développement durable.

2Ce lien est au moins de trois natures différentes : épistémologique, technique et communicationnel. D’abord, les contenus épistémologiques des deux termes sont proches : portés par les revendications écologistes, les thématiques du risque et de la durabilité émergent conjointement, préfigurant leur usage contemporain. Ensuite, les réglementations récentes, tout comme les démarches d’aménagement, tendent à associer de fait ces deux approches. Enfin, le risque, tout comme le développement durable, s’apparente à des objets de discours, portés par les acteurs publics et privés mais aussi par les journalistes, les membres de la société civile ou encore les experts. Les modalités de validité de ces relations peuvent être – de ce fait – plus ou moins marquées. Au cœur de celles-ci s’observent les stratégies des acteurs, porteurs des décisions ou des savoirs techniques, qui se révèlent dans leurs discours.

3La loi Barnier, relative au renforcement de la protection de l’environnement, instaure en 1995 le principe de précaution en France et réunit, pour la première fois, de manière explicite, risque et développement durable. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur les mutations engendrées dès lors par cette association : sommes-nous passés d’une gestion des risques naturels à une gestion durable des territoires soumis aux risques naturels ?

  • 3  Évocation d’éboulements et crues de la Romanche au moins depuis le XVIIe siècle (Cœur, 1995). (...)

4L’étude du sud grenoblois, confronté tout particulièrement au mouvement de terrain de grande ampleur des « Ruines de Séchilienne » ainsi qu’au risque d’inondation (de la Romanche et du Drac), nous permettra de préciser la construction de la relation entre risque et développement durable et de suggérer la manière dont la durabilité a investi progressivement la gestion des risques naturels. L’intérêt de ce territoire est double : premièrement, le sud grenoblois entretient un rapport historique privilégié avec les risques naturels3, favorisant une forte « culture du risque » ; deuxièmement, la loi Barnier a été appliquée, pour la première fois et dans toute sa dimension, vis-à-vis de ce risque d’éboulement des « Ruines ». Pour confronter le contenu de l’action publique en la matière, nous nous intéressons spécifiquement aux positionnements des acteurs locaux : en complément d’une recherche bibliographique (rassemblant des données scientifiques et techniques, historiques, réglementaires), quinze entretiens semi-directifs ont été réalisés entre août et décembre 2006. Trois étapes d’analyse structurent donc cet article : une relation entre risque et durabilité incertaine (I), mais possible (II), pouvant relever d’effets indirects (III).

Figure 1. La vallée de la Romanche et les Ruines de Séchilienne – au premier plan, la commune de Séchilienne, la RN 91 menant à Bourg d’Oisans et la Romanche.

Figure 1. La vallée de la Romanche et les Ruines de Séchilienne – au premier plan, la commune de Séchilienne, la RN 91 menant à Bourg d’Oisans et la Romanche.

Figure 2. L’Ile Falcon aujourd’hui : la quasi-totalité des bâtiments ont été démolis – panorama du haut du Mont Sec.

Figure 2. L’Ile Falcon aujourd’hui : la quasi-totalité des bâtiments ont été démolis – panorama du haut du Mont Sec.

Risque et durabilité : une interaction discutable…

  • 4  Art. R. 111-3 abrogé : « La construction sur des terrains exposés à un risque naturel […] peut, si (...)
  • 5  Loi qui créé dans ses décrets d’application l’établissement des Plans d’Exposition aux Risques (PE (...)
  • 6  Le risque d’effondrement est successivement estimé à : 2 millions de m3, puis 5, puis 10, puis 50, (...)

5Poser l’hypothèse d’une relation entre risque et durabilité ne va pas de soi. Alors que ces dix dernières années semblent être favorables à une articulation idéelle et concrète de ces deux orientations de l’action publique, il n’en est pas de même dans les années 1980. Outre le fait que le développement durable n’est pas encore promu comme référentiel des politiques publiques, l’identification et la gestion administrative des risques naturels sont quant à elles balbutiantes. Après un décret de 1955 – modifié en 1961 puis en 1977 – établissant l’article R. 111-3 du Code de l’Urbanisme4(Besson, 2005 : 432), la loi de 1982, dite d’indemnisation des catastrophes naturelles5, jette les bases d’une politique de prévention des risques naturels, qui sera ensuite complétée par la loi Montagne (1985) et la loi de sécurité civile (1987). Le cadre réglementaire se précise donc au fil des décennies 1980-1990, avec notamment le développement d’outils législatifs novateurs. Ce contexte national se traduit explicitement sur le territoire du sud grenoblois, avec la caractérisation, dans les années 1985, du glissement de terrain de grande ampleur, dit des « Ruines de Séchilienne ». Ce dernier, localisé sur Séchilienne et menaçant directement un hameau de la commune voisine de Saint-Barthélémy de Séchilienne, monopolise les acteurs locaux et suscite à la fois inquiétudes et tensions au sein des populations concernées (Decrop, Dourlens, Vidal-Naquet, 1997 ; Decrop, 2004) ; celles-ci sont d’autant plus fortes que, pendant 10 ans, les experts comme les pouvoirs publics (tout particulièrement l’État) débattent sur l’ampleur6et l’échéance de l’événement, sans parvenir à s’entendre. Plusieurs hypothèses se dégagent, et il est très vite établi qu’» un effondrement majeur de la montagne créerait sur la Romanche un barrage, qui aurait toute chance de se rompre, libérant une vague dévastatrice et engendrant une catastrophe » (Huet in Boisivon, 2007 : 115), tant en amont (dont l’économie repose sur la circulation dans la vallée) qu’en aval (où sont implantées sept usines classées Seveso « seuil haut »). Dans ce contexte flou où l’incertitude – entendue comme l’éventualité que survienne un événement dangereux sans que sa probabilité soit connue – domine, la prise en compte de cette « présomption de risque » (Badré, Huet, 2006 : 65) se caractérise par des analyses, des décisions et des actions hésitantes, voire contradictoires, allant à l’encontre d’une planification efficace, et par-delà éventuellement durable. Sans certitude, il n’est pas envisageable d’anticiper sur des actions d’aménagement globales. De même, le problème des « Ruines » demeure dans un premier temps cloisonné dans les seules limites communales de Saint-Barthélemy, bornant le débat et la recherche de solution dans « un face à face État-commune stérile, qui évacue les autres partenaires locaux, publics ou privés » (Servoin, 1997 : 7), rendant impossible toute action de développement global.

  • 7  Notamment, son article 11 stipule : « lorsqu’un risque prévisible de mouvements de terrain […] men (...)
  • 8  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 23 août 2006. Notons que ce (...)

6Comme le souligne la sociologue G. Decrop (1995 : 29), le cas des « Ruines » confronte à la fois une incertitude conjoncturelle à court terme tributaire des décisions administratives et réglementaires, une incertitude scientifique à moyen terme (qui persistera jusqu’en 2000) et une incertitude structurelle irréductible (quand et comment la montagne va-t-elle tomber ?). Deux types d’actions définissent alors la mobilisation des acteurs publics : l’une, transversale, réside en la réalisation de parades techniques (déplacement de la RN 91, édification d’un merlon de protection, création d’un chenal de dérivation pour la Romanche…) ; l’autre, localisée, se concentre sur le territoire de l’Ile Falcon, hameau de la commune de Saint-Barthélemy, directement affecté par l’hypothétique éboulement. Dès 1987, toute autorisation d’urbanisme y est suspendue via l’application d’un arrêté R. 111-2, procédure courante pour l’époque mais inadaptée, immobilisant les populations sous la menace (Decrop, Dourlens, Vidal-Naquet, 1997). Le devenir du hameau n’est précisé qu’en 1995 avec la promulgation de la loi Barnier, instaurant des mesures de sauvegarde des populations menacées par certains aléas naturels majeurs7. En vertu du décret interministériel du 31 mai 1997, les 115 hectares de l’Ile Falcon (soit 300 habitants, 94 maisons et des équipements publics) sont expropriés au motif du risque d’éboulement, sans aucune mesure d’accompagnement pour la population ou la collectivité. Ce deuxième volet des actions préventives positionne la commune dans une situation de crise aiguë, tant économique que sociale : elle perd un tiers de sa population et de ses ressources fiscales et se doit de reconsidérer son développement avec un hameau en moins. En 1998, elle s’engage dans une démarche prospective de redéveloppement, financier, démographique et social, grâce à un « plan de redynamisation », visant à « retourner une situation de catastrophe naturelle envisageable en un potentiel de développement »8. Ce programme politique tente de concilier – de manière marginale certes et à un niveau micro-local – prise en compte du risque et durabilité, inscrivant ce territoire meurtri dans une visée de développement économique minimal ; le volet social de la durabilité étant quant à lui pour l’instant problématique, financièrement et psychologiquement, du fait, à l’heure actuelle, du départ non résolu des six familles restantes de l’Ile Falcon. Ces personnes refusent de partir pour diverses raisons (économiques et identitaires essentiellement) ; cela remet en cause l’impératif participatif sous-jacent à la durabilité sociale (promu par la déclaration de Rio de 1992), garant de l’implication de l’ensemble des acteurs territoriaux dans la prise de décision.

7Il est intéressant de noter que malgré l’ampleur spatiale des conséquences engendrées par la réalisation d’un tel risque, le problème des « Ruines » reste micro-localisé puisque, pendant près de vingt ans, la perception du risque est moindre dans les communes situées en amont et en aval. Ce raisonnement à l’échelle du territoire de l’aléa, et non pas du territoire du risque (comprenant le périmètre de l’aléa et de ses effets induits), est encouragé par la loi de 1982, qui avec l’établissement des PER, insiste sur l’aspect communal. Jusqu’à la loi Barnier et l’introduction de la notion de « bassin de risque » (Veyret in Boisivon, 2007 : 117), les communes en amont et en aval des « Ruines » n’ont ainsi pas de motifs pour s’investir. Ce blocage juridique va à l’encontre d’une stratégie plus globale à l’échelle de ce territoire du sud grenoblois, et par-delà une planification à long terme, potentiellement durable. Celles-ci sont également complexifiées par la difficile articulation entre les référentiels de l’action publique, mobilisés de manière variable, selon le niveau de décision concerné. À titre d’illustration, dans le cas des « Ruines », le référentiel économique se décline selon divers enjeux oscillant entre celui du devenir d’une commune, le bon fonctionnement de la desserte locale par la RN 91 ou encore l’accès aux stations de skis… Ainsi, avec l’utilisation de la notion de bassin de risque, le champ de territorialisation du risque se trouve élargi, et permet une meilleure intégration des multiples acteurs en présence. Cela s’inscrit hypothétiquement en faveur d’une articulation plus directe, bien que progressive, entre risque naturel et développement durable.

… mais envisageable, quoique délicate en pratique

  • 9  Selon la Loi Voynet, « la politique d’aménagement et de développement durable du territoire permet (...)

8La deuxième moitié des années 1990 est marquée par le renforcement et le développement d’outils et de réglementations en matière de risques naturels, incitant à leur affichage. Les lois (notamment Barnier en 1995, Bachelot en 2003 et modernisation de la sécurité civile en 2004), circulaires, décrets et arrêtés, se succèdent et définissent le cadre de la gestion administrative actuelle des risques majeurs. Dans le même temps, le développement durable devient un axe majeur de l’action publique en France directement associé à l’aménagement du territoire dans la loi Chevènement (1999) et la loi Voynet (2000)9. Dès lors, leur interaction dès 1995, laisserait présager une meilleure conjugaison du risque naturel et du développement durable. Or, celle-ci se révèle extrêmement délicate, tendant à renforcer un lien communicationnel et institutionnel plutôt que pratique.

9En ce qui concerne le sud grenoblois, le lien entre risque naturel et développement durable, jusqu’en 2000, est posé de manière localisée, à travers la question des « Ruines » qui a tendance à masquer d’autres risques majeurs pourtant identifiés. Il s’avère que le contenu de cette relation s’étend par la remise en lumière du risque d’inondation qui réinvestit les champs de prévention et d’action des acteurs publics, et ce pour deux raisons.

  • 10  Collège mandaté par le Ministère de l’Écologie et du Développement Durable (MEDD).
  • 11  Jusque-là, les études avaient porté pour l’essentiel sur le risque lui-même et son évolution, et m (...)

10Tout d’abord, l’incertitude scientifique vis-à-vis des « Ruines » est réduite avec la publication de trois rapports principaux. Les rapports dits « Panet I » (2000) et « Panet II » (2003), issus du travail d’un comité d’experts internationaux10sous l’égide du Professeur Marc Panet, permettent de déterminer avec plus de précisions la nature du risque lié à l’éboulement des « Ruines de Séchilienne », en particulier en ce qui concerne le risque à court terme, qui pourrait se matérialiser par un éboulement en plusieurs phases de 3 millions de m3. Tenant compte des résultats présentés dans ces rapports, un plan d’action en dix mesures est lancé par le Préfet de l’Isère en 2004, avec notamment la mise en place d’un comité d’experts permanent et l’étude des différentes parades techniques permettant de faire face au risque11. En 2005, une mission conduite par des ingénieurs des ponts et chaussée et du génie rural des eaux et des forêts sous la direction de Philippe Huet, ingénieur général, remet également son rapport, dit rapport « Huet ». Celui-ci détermine les conséquences économiques de l’éboulement et propose d’étudier des parades aux scénarios à moyen et long terme. Trois types d’actions sont préconisés : des parades routières, des parades hydrauliques et la gestion des crises et du droit des sols.

  • 12  Caractérisée par un régime de crue rapide.
  • 13  Étude réalisée par le bureau d’études grenoblois SOGREAH.
  • 14 Le Plan de Prévention du Risque Inondation a été prescrit par arrêté préfectoral en août 2005 (l’in (...)

11Ensuite, de manière transversale et dans une visée prospective, le contexte réglementaire évolue ; la prévention des menaces naturelles de tous ordres (avalanches, crues, séismes, éboulements…) amène un affichage systématique des risques, avec une approche en terme de bassins. Concernant le risque d’inondation, des études relatives au Drac et à la Romanche12sont réalisées en 199913, et un PPRI14est prescrit, à l’échelle de la basse vallée Romanche.

12L’ensemble de ces études traduit l’évolution majeure de ces dernières années à savoir la non-sectorialisation territoriale des risques. Celle-ci autorise une vision globale du territoire en termes de développement, mais entre en conflit avec les délimitations politique et administrative (communauté de communes, syndicat, bassin…) engendrant une complexification des systèmes d’acteurs en présence. Les champs de compétences, mais aussi les intérêts et enjeux divergents visés par les uns et les autres ne sont pas forcément compatibles. Cette situation, source éventuelle de tensions, va à l’encontre d’un développement serein et harmonieux du territoire. Il tend alors à rendre le lien entre risque et développement durable relativement faible.

  • 15  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 29 septembre 2006.
  • 16  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 14 septembre 2006.

13En effet, avec la réalisation des PPRI et la remise en lumière du risque de crue centennale de la Romanche, le développement urbain et économique des plus grosses communes du sud grenoblois, Vizille et Bourg d’Oisans, se trouve profondément remis en cause. Les conséquences directes qui en résultent sont importantes sur leur gestion et leur planification foncière. L’urbanisation de Vizille se trouve bloquée depuis plus de quatre ans. La plus grande partie des nouveaux projets d’urbanisation (de zones d’activités, de construction de logements, de transformation des locaux, de requalification de friches industrielles) sont désormais caducs et dépendants des prochains rapports d’expertises et de la mise en place de parades, telles que la consolidation des digues. Actuellement, les impacts de ce non-développement ne sont pas encore visibles : progression d’1 % par an de la population depuis 1999 jusqu’en 2004, augmentation des valeurs immobilières à l’image de l’agglomération grenobloise15… Néanmoins, il est certain, qu’in fine, les impacts de ces blocages se feront sentir sur les finances communales (baisse des impôts locaux…). Cette suspension de l’urbanisation vizilloise affecte également le développement économique de la communauté de communes du sud grenoblois, qui comptait sur les réserves foncières vizilloises. Avec les mêmes conséquences, Bourg d’Oisans voit également son urbanisation bloquée, toute la zone en plaine étant touchée. Dans les deux cas, la situation est loin d’être clarifiée à l’heure actuelle et les élus locaux sont amers : « Entre les Ruines de Séchilienne, la crue centennale de la Romanche à 1 000 m3/s. à Vizille, on est en train de faire mourir une vallée. Car quand on bloque la constructivité et le développement de l’activité économique, on en fait un désert ou une réserve d’indiens »16. Ces situations d’instabilité vont à l’encontre de toute vision durabiliste de ces territoires et tendent même à compromettre, dans la pratique, la conjugaison entre développement durable et risques naturels. Il ne faut pourtant pas s’arrêter à ces premiers constats de terrain. La difficile articulation de ces deux enjeux puise dans le fondement même du développement durable et il s’avère que c’est dans ses effets indirects que la gestion des risques contribue à promouvoir un territoire durable.

Une articulation davantage indirecte ?

  • 17  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 18 septembre 2006.
  • 18  Au cours de nos entretiens, chaque élu a explicité « sa » définition du développement durable. (...)

14Alors que le cadre législatif du risque s’étoffe au fil des années, il n’en est rien pour ce qui est du développement durable. Même si de nombreux chercheurs (Jollivet, 2001 ; Guermon, Mathieu, 2005) s’entendent pour dire que le développement durable a envahi l’ensemble des champs de l’action et des politiques publiques, il fait l’objet de généralisations abusives, devenant un « horizon programmatique plus qu’une réalité rigoureuse et immédiatement opérationnelle » (Mancebo, 2006 : 20). Cela conduit certains professionnels de l’aménagement à éviter son emploi : « Si on veut savoir de quoi on parle, il vaut mieux l’éviter. Chacun y met ce qu’il a envie derrière, et après on aura l’impression de toujours se comprendre et être d’accord, mais en réalité on ne sera d’accord sur rien »17. Ce concept est ainsi encore perçu comme flou et vague, telle une « notion valise dans laquelle chacun peut mettre ses propres préoccupations et objectifs » (Ascher, 1998 : 10). À cette permissivité sémantique sont associés les revers de son sur-emploi médiatique, accentuant alors sa perte de contenu au profit d’un usage communicationnel et instrumentalisé. Concrètement, sur le terrain, pour les acteurs locaux, cela se traduit par une attitude contradictoire : un positionnement hésitant quant à son utilisation et à sa définition18mais un emploi néanmoins quasi-obligé comme orientation politique programmatique. En ce sens, le développement durable fait alors clairement l’objet non seulement d’une territorialisation dans la déclinaison de ses grands principes d’action mondiaux à un échelon local, mais aussi d’une appropriation et d’une différenciation par les acteurs locaux, selon différents paramètres : positionnement militant, interprétations disciplinaires, culture politique des populations ou encore opportunisme politique (Andres, Faraco, 2007).

  • 19  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 18 septembre 2006.
  • 20  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 23 août 2006.
  • 21  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 14 septembre 2006.
  • 22  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 14 septembre 2006.

15De la sorte, les élus du sud grenoblois rencontrés, s’inscrivent dans le contexte actuel où planification territoriale tend à s’associer à durabilité. Pour autant, tout en reconnaissant le lien évident entre la protection contre les risques naturels et le développement durable du territoire concerné, ils émettent diverses réserves relatives aux désagréments rencontrés récemment, en matière d’inconstructibilité notamment. Ils soulèvent en ce sens la distorsion fréquente entre les réglementations et les directives, et les particularismes territoriaux : difficultés d’adaptabilité, vision transversale limitée entre les différents aléas et les impacts sociaux, économiques, politiques, à différentes échelles. Dès lors, pour certains, l’enjeu de l’action publique se situe dans un meilleur discernement de l’admissibilité du risque19et dans une limitation des dérives de sa sectorisation excessive. « Maîtriser la nature à tout prix, oui, on peut le faire, mais peut-être qu’on peut construire différemment. À vouloir canaliser la Romanche, on augmente la vitesse et on augmente le risque »20. Au-delà, par les lourdes répercussions du principe de précaution, le volet économique du développement semble, pour les acteurs publics locaux, le plus difficilement compatible : « si l’on prend la lecture du risque, dans les Alpes, par l’État français, on n’est absolument pas dans le durable, car on n’est pas dans l’économique. Risque et durabilité pourraient être compatibles mais aujourd’hui ils ne sont pas gérés de telle façon »21. Les élus du sud grenoblois apportent donc une vision opérationnelle, pragmatique du lien, plus ou moins fort, entre risque et durabilité, fortement territorialisé au niveau local. Cette appropriation ne se retrouve pas forcément chez les professionnels de l’aménagement et de la gestion des risques qui formalisent de manière plus technique et transversale ce lien : « Le but est de faire converger les intérêts entre le développement durable et la prise en compte du risque. On doit le faire en prenant en compte toutes les dimensions économiques, sociales et environnementale. »22

  • 23  Propos recueilli lors d’un entretien avec le directeur du Schéma de Cohérence Territoriale de la r (...)

16Pour autant, sur le terrain et dans les pratiques urbanistiques communales et intercommunales, il s’avère qu’un lien implicite, idéellement, mais explicite sur terrain, est en train d’émerger entre la gestion préventive des risques naturels et une planification durable. En effet, des problèmes d’inconstructibilité liés au risque de crue centennale découlent un requestionnement de l’aménagement durable du sud grenoblois ; les orientations données par le Schéma Directeur de la région grenobloise (2000) sont réinterrogées. Vizille y est affirmé comme un pôle urbain à développer. Or, avec le blocage de l’urbanisation, son rôle de bourg-centre peut, à terme, être remis en cause. Dès lors, comment pallier cette multiplication des zones inconstructibles, gérer le risque tout en continuant à développer une commune ? À l’image de la ville-centre de Grenoble qui, du fait de son périmètre foncier réduit (1 830 hectares), a dû très tôt reconsidérer son développement sur les tissus bâtis existants, les communes soumises au risque comme Vizille ou Bourg d’Oisans doivent aujourd’hui repenser leurs développements et se reconstruire sur elles-mêmes. Alors que la contrainte foncière en tant que telle est motrice de l’application du principe de renouvellement urbain à Grenoble, c’est la prise en compte du risque qui semble favoriser aujourd’hui cette reconquête du foncier disponible et mutable dans les communes périurbaines du sud grenoblois. Or, cet impératif va dans le sens d’un développement durable, protecteur des espaces naturels et agricoles. En effet, comme le souligne le directeur du SCOT de la région grenobloise, cette action « d’économie de l’espace » vise à « retrouver des lieux de développement permettant cette offre de logements ou d’activités économiques dans des tissus déjà peu ou bien occupés ». Cela permet de mettre en place « une dynamique de développement plus durable »23, possible du fait de l’existence de ces risques naturels majeurs. En ce sens, les risques peuvent être considérés comme un facteur indirect, incitatif, en d’autres termes comme une « contrainte dynamisante » favorable à un aménagement et une gestion foncière plus durable des zones bâties et non bâties de demain.

Conclusion

17L’analyse de la gestion des risques naturels, dans un premier temps à travers le cas des « Ruines de Séchilienne » puis via le risque d’inondation de la Romanche, a donc permis de révéler, à l’échelle du territoire localisé du sud grenoblois, la manière dont risque naturel et développement durable peuvent être conjugués. Cette articulation n’apparaît d’abord pas manifeste, notamment parce que l’éventail des outils juridiques ne permet pas d’envisager le risque comme élément à prendre en compte dans l’aménagement du territoire, mais aussi parce que le problème des risques souffre d’une trop grande incertitude, dont le champ de territorialisation reste cloisonné dans les limites communales. Le développement durable ne fait alors l’objet que d’affichage communicationnel et politique marginal. Ensuite, alors que risque et durabilité sont explicitement réunis juridiquement, leur articulation opérationnelle se révèle plus délicate. En dépit d’une approche renouvelée en termes de périmètre de risque et de connaissances scientifiques accrues, la prévention des risques peut aller à l’encontre d’une planification durable d’un point de vue économique et social. L’interaction entre ces deux enjeux de l’action publique est ainsi compromise par la diversité des processus d’appropriation et de territorialisation du développement durable. Néanmoins, c’est à travers les contraintes relatives à la gestion des risques, qu’apparaissent des effets indirects (meilleure gestion foncière et promotion du renouvellement urbain) prônant des espaces plus durables.

18Bien que le lien entre risque et durabilité semble aller de soit, sa pertinence se révèle fragile dans les faits, notamment au niveau technique et communicationnel. Finalement, le basculement envisagé entre une gestion des risques naturels et une gestion durable des territoires soumis aux risques naturels ne s’avère pas si évident. Il ne doit pas être appréhendé comme un processus linéaire et doit surtout être pensé dans toute sa complexité, en tenant compte par exemple de la diversité des outils, des systèmes d’acteurs et des juxtapositions de délimitations spatiales (périmètres des risques, territoires politique et administratif…). Désormais, se pose la question de la transposition de cette analyse à d’autres cas d’études et notamment à d’autres types de risques (naturels ou technologiques). Probablement, la construction de ce lien entre risque et durabilité sera là encore fonction des types de risques (rupture de barrage, risque industriel, avalanche, séisme…), des territoires concernés et des stratégies d’acteurs en présence.

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MANCEBO F., 2005. – Développement durable. Armand Colin.

PANET M., BONNARD C., DESVARREUX P., ET AL., 2004. – Versant des Ruines de Séchilienne. Rapp. collège exp., dit « Panet II », Simecsol.

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STEPHENSON R.S., 1991. – Catastrophes et développement, PNUD, DHA.

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Notes

1  Nous considérons ici que le terme aléa renvoie à « la possibilité (ou non) d’apparition d’un phénomène naturel résultant de facteurs ou de processus qui échappent en partie à l’homme » (Besson, 2005 : 554).

2  Les enjeux correspondent à des personnes et/ou des biens, susceptibles d’être affectés par un phénomène naturel.

3  Évocation d’éboulements et crues de la Romanche au moins depuis le XVIIe siècle (Cœur, 1995).

4  Art. R. 111-3 abrogé : « La construction sur des terrains exposés à un risque naturel […] peut, si elle est autorisée, être subordonnée à des conditions spéciales. Ces terrains sont délimités par arrêté préfectoral […] ».

5  Loi qui créé dans ses décrets d’application l’établissement des Plans d’Exposition aux Risques (PER).

6  Le risque d’effondrement est successivement estimé à : 2 millions de m3, puis 5, puis 10, puis 50, puis 100.

7  Notamment, son article 11 stipule : « lorsqu’un risque prévisible de mouvements de terrain […] menace gravement des vies humaines, l’État peut déclarer d’utilité publique l’expropriation […] ».

8  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 23 août 2006. Notons que ce positionnement, attribuant une valeur positive à la catastrophe, comme source de développement, se retrouve chez différents auteurs comme Stephenson (1991).

9  Selon la Loi Voynet, « la politique d’aménagement et de développement durable du territoire permet un développement équilibré de l’ensemble du territoire national alliant le progrès social, l’efficacité économique et la protection de l’environnement ».

10  Collège mandaté par le Ministère de l’Écologie et du Développement Durable (MEDD).

11  Jusque-là, les études avaient porté pour l’essentiel sur le risque lui-même et son évolution, et moins sur les parades.

12  Caractérisée par un régime de crue rapide.

13  Étude réalisée par le bureau d’études grenoblois SOGREAH.

14 Le Plan de Prévention du Risque Inondation a été prescrit par arrêté préfectoral en août 2005 (l’inondation de la Romanche et l’éboulement des « Ruines de Séchilienne » sont pris en compte).

15  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 29 septembre 2006.

16  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 14 septembre 2006.

17  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 18 septembre 2006.

18  Au cours de nos entretiens, chaque élu a explicité « sa » définition du développement durable.

19  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 18 septembre 2006.

20  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 23 août 2006.

21  Propos recueilli lors d’un entretien avec un élu du sud grenoblois le 14 septembre 2006.

22  Propos recueilli lors d’un entretien avec un technicien de la DDE Isère le 14 septembre 2006.

23  Propos recueilli lors d’un entretien avec le directeur du Schéma de Cohérence Territoriale de la région grenobloise le 1er septembre 2006.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. La vallée de la Romanche et les Ruines de Séchilienne – au premier plan, la commune de Séchilienne, la RN 91 menant à Bourg d’Oisans et la Romanche.
URL http://rga.revues.org/docannexe/image/133/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Figure 2. L’Ile Falcon aujourd’hui : la quasi-totalité des bâtiments ont été démolis – panorama du haut du Mont Sec.
URL http://rga.revues.org/docannexe/image/133/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 308k
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Pour citer cet article

Référence papier

Lauren Andres et Géraldine Strappazzon, « Gestion des risques naturels et prise en compte du développement durable : un lien équivoque. Le cas du sud grenoblois », Revue de Géographie Alpine | Journal of Alpine Research, 95-2 | 2007, 29-39.

Référence électronique

Lauren Andres et Géraldine Strappazzon, « Gestion des risques naturels et prise en compte du développement durable : un lien équivoque. Le cas du sud grenoblois », Revue de Géographie Alpine | Journal of Alpine Research [En ligne], 95-2 | 2007, mis en ligne le 19 janvier 2009, consulté le 07 mars 2014. URL : http://rga.revues.org/133 ; DOI : 10.4000/rga.133

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Auteurs

Lauren Andres

UMR Pacte Laboratoire Territoires, Institut d’urbanisme de Grenoble, Université Pierre Mendes France andres.lauren@free.fr

Géraldine Strappazzon

GRESEC – EA 608, UFR Sciences de la Communication, Université Stendhal – Grenoble III geraldine.strappazzon@wanadoo.fr

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Droits d’auteur

© Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine

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