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À la croisée des chemins : les premiers chrétiens et leur quête identitaire
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À la croisée des chemins : les premiers chrétiens et leur quête identitaire

Steeve Bélanger
p. 137-169
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christianisme, identité
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Texte intégral

  • 1  Sur le cycle d’évolution d’un groupe, voir S. Worchel, « Les cycles des groupes et l’évolution de (...)
  • 2  D. Oberlé, « Vivre ensemble. Le groupe en psychologie sociale », dans C. Halpern&J.-C. Ruano-Borba (...)
  • 3  C. H. Cooley,Human Nature and the Social Order, New York, C. Scribner’s Sons, 1902. 
  • 4  E. Marc, « La construction identitaire de l’individu », dans C. Halpern&J.-C. Ruano-Borbalan (eds. (...)
  • 5  « L’environnement joue un rôle crucial dans la formation de l’identité (individuelle ou collective (...)

1Au sein d’une société, les groupes constituent des acteurs sociaux importants. Or, comme tout acteur social, les groupes sont appelés à traverser diverses phases au cours leur existence1. À l’intérieur de ce cycle d’évolution, les deux premières phases, soit celle de la formation et de l’identification, sont cruciales pour le processus de construction identitaire. En effet, après s’être assemblé autour d’un noyau fondateur, le groupe prend premièrement conscience de son existence en tant qu’entité distincte. Cette prise de conscience le conduit à circonscrire les limites qui le définissent dans son unicité par rapport aux autres groupes de la société ambiante. Parallèlement et de manière concomitante, le groupe entre en interactions avec l’Autre ce qui l’oblige à définir sa place à l’intérieur des relations intergroupales. Or, cette présence de l’Altérité joue un rôle déterminant dans le processus de construction identitaire. Il ne saurait y avoir d’identité sans interactions entre le Soi et l’Autre, car « les caractéristiques du groupe, ses finalités, ses enjeux n’acquièrent de signification que dans la confrontation avec d’autres groupes et les évaluations qui en découlent »2. La théorie du looking-glass self, développée au début du XXe siècle par les interactionnistes tels que C. H. Cooley3, définit l’Altérité comme une unité représentationnelle qui agit tel « un miroir dont [le groupe] a besoin pour se reconnaître lui-même »4. Dans cette optique, l’image du Soi projetée par l’Autre s’élabore à travers l’interaction, plus ou moins directe, entre deux ou plusieurs groupes. La perception, la représentation et les interactions du Soi et de l’Autre constituent ainsi des facteurs interdépendants qui influent directement sur le processus de construction identitaire. Des études modernes montrent que ces facteurs sont dictés par le contexte dans lequel s’inscrit cette rencontre entre le Soiet l’Autre5. Par conséquent, la nature et les modes des interactions groupales se concrétisent à l’intérieur de contextes relevant de réalités historiques particulières qu’il convient de circonscrire afin de saisir le processus de construction identitaire d’un groupe en émergence tels que celui des chrétiens.

2C’est au cours des Ier et IIe siècles que les chrétiens amorcèrent les premières étapes du cycle d’évolution de leur groupe. Cette période de naissance et de formation est caractérisée par une double réalité historique : l’émergence du christianisme dans l’univers judaïque suivie rapidement par son ouverture sur le monde gréco-romain. Cette réalité confronta les premiers chrétiens à une altérité plurielle, constituée à la fois de Juifs et de gentils, ce qui accentua la nécessité de circonscrire les limites de leur identité. En raison de l’origine du mouvement chrétien, ces rencontres intergroupales, entre les Juifs et les chrétiens et entre ceux-ci et les gentils, ne devaient ni se situer sur le même niveau, ni recouvrir les mêmes enjeux identitaires. De même, elles ont probablement été marquées par des contextes particuliers qui façonnèrent la perception et la représentation du Soi et de l’Autreorientant par le fait même la nature et les modes interactionnelles. En analysant ces différents aspects du processus de construction identitaire dans les premiers témoignages historiques sur le christianisme ancien, on tentera de cerner les enjeux qui ont guidé la constitution de certaines normes et valeurs caractérisant l’identité chrétienne au cours des deux premiers siècles.  

  • 6  Il convient de prendre en considération cette diversité intragroupale lorsqu’on cherche à pénétrer (...)

3D’emblée, posons les limites de cette enquête. Il ne saurait être question d’identité, de normes et de valeurs chrétiennes sans tenir compte du fait que le christianisme n’a jamais existé sous une forme monolithique. Par conséquent, il est préférable de parler de christianismes plutôt que d’un christianisme primitif pour rendre compte de la réalité groupale de cette nouvelle religion émergente6. Précisons également qu’à cette époque, la frontière entre les divers courants chrétiens, qui se sont indéniablement influencés, voire concurrencés les uns les autres, n’était pas toujours claire, ni étanche. Parmi ces mouvements, le courant pagano-chrétien connut de plus en plus de succès à partir de la seconde moitié du Ier siècle et finit par devenir le courant dominant du christianisme ancien au cours du IIe siècle. Ce mouvement, amorcé par la prédication des Hellénistes et propulsé par l’activité missionnaire de Paul, se caractérisait, entre autres, par sa perspective universaliste du message chrétien, s’éloignant ainsi des multiples courants majoritairement judéocentriques, ce qui se refléta dans la constitution même du groupe pagano-chrétien. En effet, si les débuts de ce mouvement furent marqués par une intégration progressive de membres originaires de la gentilité, ceux-ci devinrent rapidement majoritaires, reléguant ainsi les Juifs convertis dans une position minoritaire au sein du groupe. Il est aisé de comprendre que ce fut par le biais de ce groupe que se concrétisa plus amplement la rencontre entre les chrétiens et la gentilité. En suivant, dans la mesure du possible, l’évolution de ce groupe dans sa relation avec l’altérité, tant juive que païenne, nous pouvons accéder au processus par lequel celui-ci a construit son identité. Ainsi, après avoir brièvement présenté les différents témoignages sur le christianisme du Ier et IIe siècle, une attention particulière sera portée aux contextes dans lesquels s’inscrivent les premières interactions entre les chrétiens et cette altérité multiple. La perception et la représentation des chrétiens par l’altérité juive et païenne seront ensuite abordées afin de comprendre leurs incidences sur la nature et les modes interactionnelles entre les groupes en présence, ce qui conduira finalement à l’examen des principaux enjeux identitaires qui découlent directement du rapport du Soi à l’Autre et qui ont été déterminants pour la constitution de certaines normes et valeurs chrétiennes durant cette période.

I. La rencontre du Soi et de l’Autre : témoignages et contextes interactionnels

  • 7  Relatant majoritairement des événements qui leur sont antérieurs, ces trois contemporains, apparte (...)
  • 8  Pline, Lettres X, 96-97. Sur la chronologie de la correspondance de Pline le Jeune, voir L. Vidman (...)
  • 9  Par rapport au siècle précédent, l’ère des apologistes (milieu IIe–début IIIe siècle) dénote déjà (...)
  • 10  Pour agir à titre de mémoire, une œuvre doit être proposée, reçue et partagée par une communauté. (...)

4Les premières rencontres entre le Soi et les Autres nous ont été relatées de manière plus ou moins explicite par divers auteurs du Ier et du IIe siècle. Bien évidemment, le corpus néo‑testamentaire offre un éventail beaucoup plus large et varié de témoignages sur ces interactions groupales que celui des sources externes au christianisme, ce qui s’avère révélateur du peu d’intérêt que les gentils ont accordé, dans un premier temps, à ce nouveau mouvement religieux. En effet, pour la période correspondant aux phases de formation et d’identification du groupe chrétien, seuls Suétone, Tacite et Pline le Jeune firent explicitement mention de ce mouvement religieux dans leurs écrits7. Par conséquent, la date de rédaction de la lettre de Pline le Jeune sur les chrétiens et de la réponse de Trajan, soit l’an 112, fixe en aval la limite chronologique de la période qui sera étudiée8. Outrepasser celle-ci conduirait à aborder d’autres phases du cycle d’évolution du groupe chrétien et un niveau interactionnel différent de celui de la période de formation et d’identification del’identité chrétienne9. En amont, la borne chronologique peut être fixée à l’origine même du mouvement chrétien, soit autour de l’an 30, période au cours de laquelle se sont formées les communautés hiérosolymitaines. Parmi les sources néo-testamentaires, les Actes des apôtres ont été privilégiés, car ils constituent la première véritable réflexion identitaire qui élabora soigneusement, par le biais d’une historiographie à visée apologétique, une reconstitution mémorielle, sélective et répondant à des objectifs précis, des premières communautés chrétiennes10. Ces sources s’avèrent donc de précieux témoignages sur le processus de construction de l’identité chrétienne dont l’analyse comparative tend à montrer l’existence de nombreuses similitudes contextuelles.

  • 11  Ac 1.8. Ce passage annonce dès le début du récit que la proclamation de la Bonne Nouvelle devait s (...)
  • 12  Tout au long du récit, l’auteur dépeint constamment les apôtres comme des témoins (μάρτυρες) du Re (...)

5L’auteur des Actes des apôtres mit en scène de multiples interactions entre les chrétiens et l’altérité juive et païenne. De Jérusalem à Rome, c’est d’abord cette rencontre avec l’Autre qui nous est narrée à travers l’activité missionnaire des premiers chrétiens. C’est d’ailleurs sur cette dernière parole du Ressuscité, véritable clé de lecture du second volume du diptyque lucanien, que s’ouvre le récit : « vous recevrez une puissance à la venue de l’Esprit-Saint sur vous, et vous serez mes témoins, aussi bien dans Jérusalem que dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux confins de la terre »11. Tout au long de l’histoire racontée, la fonction assumée par les apôtres, par les Hellénistes et par Paul est prioritairement celle de témoin du Ressuscité12. Délibérément, l’auteur, par ses choix narratifs, caractérisa cette prédication chrétienne de l’ère apostolique par une double réalité.

  • 13  Il est révélateur de constater que l’auteur structura la prédication paulinienne dans cette optiqu (...)
  • 14  « Mais avant toutes ces choses ils mettront la main sur vous, ils vous poursuivront, vous livrant (...)

6D’une part, il s’efforça de montrer que la prédication s’adressa en premier lieu aux Juifs, frères des premières heures, mais que celle-ci, favorisée par l’abolition progressive des barrières limitant l’intégration de non-Juifs au sein de l’Église, s’étendit à la gentilité13. D’autre part, l’auteur focalisa sa rédaction sur la mission chrétienne afin de la présenter comme la concrétisation de la prophétie annoncée aux apôtres par Jésus, montrant ainsi que cette prédication ne se fit pas sans heurts et qu’elle rencontra de vives et nombreuses oppositions14. Le thème du conflit occupe en effet une place privilégiée à l’intérieur des Actes des apôtres, et ce bien avant l’ouverture à la gentilité. Ces oppositions furent à la fois multiples dans leur forme et variées dans leur nature et dans leur intensité : oppositions inter-groupales, surtout avec les Juifs, mais également avec les gentils, intra-ecclésiastiques face à l’entrée des gentils dans l’Église, intellectuelles à Athènes entre Paul et les philosophes et même intrapersonnelles, notamment pour Pierre durant l’épisode de la conversion de Corneille et pour Paul, confronté à sa propre conversion et à la mission à laquelle Dieu le destinait. Ces dissensions, parfois populaires, parfois institutionnalisées, conduisirent à l’arrestation, à l’emprisonnement, à la persécution de même qu’au martyr des premiers chrétiens. Ces interactions conflictuelles ont été portées à leur paroxysme dans la mise en intrigue du procès de Paul à Césarée où les trois principaux groupes (chrétiens, Juifs et gentils) se trouvèrent confrontés les uns aux autres : c’est devant un juge représentant le pouvoir de Rome en province, donc devant un gentil, que Paul dut se défendre des accusations portées contre lui par des Juifs. À l’intérieur de cette procédure judiciaire romaine, ce sont finalement trois identités qui se rencontrèrent.

  • 15  La datation de l’édit de Claude est sujette à discussions, car les sources mentionnant une mesure (...)
  • 16  Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuanis Roma expulit (Suétone, Claude, XXV).
  • 17  Cette mesure n’affecta probablement pas l’ensemble de la communauté juive, numériquement trop nomb (...)
  • 18  La présentation de Chrestos comme un agitateur juif encore vivant, alors que le conflit portait su (...)
  • 19  Lors de son arrivée à Rome, la communauté juive ne porta pas de jugement immédiat à l’égard de Pau (...)

7Dans une autre mesure, Suétone, Tacite et Pline le Jeune relatent une série d’événements historiques à l’intérieur desquels se concrétisa la rencontre intergroupale entre les premiers chrétiens et l’Empire romain. Ces événements ont en commun le fait d’inscrire ces interactions dans un contexte de crise locale conduisant à l’intervention des autorités romaines. En premier lieu, Suétone rapporte que sous le principat de Claude, soit vers 41 ou vers 49-5015, les Juifs de Rome se soulevaient continuellement à l’instigation d’un certain Chrestos16. Pour maintenir l’ordre dans la capitale impériale, le Prince décréta, par la voie d’un édit, de les en expulser17. Ce fut donc dans une certaine confusion interactionnelle et identitaire que se déroula cette rencontre entre les chrétiens et Rome, puisque la mesure affecta indistinctement les chrétiens et les Juifs, montrant ainsi que les autorités romaines ne différenciaient pas encore les deux groupes18. Cette attestation de la présence chrétienne à Rome a le mérite de confirmer qu’à ce moment, les rapports entre les chrétiens et la communauté juive romaine étaient tendus et provoquaient de vives réactions, tout comme cela se le laisse entrevoir dans les Actes des apôtres19. Ces agitations durent être suffisamment importantes pour nécessiter une intervention ponctuelle et locale des autorités romaines.

  • 20  Multa sub eo et animaduersa seuere et coercita nec minius institua (Suétone, Néron, XVI).
  • 21  Tacite, Annales, XV, 44.
  • 22  « (…) on croyait encore que l’incendie avait été commandé. Aussi pour couper court à ces rumeurs, (...)

8Quelques années plus tard, les chrétiens ont de nouveau été confrontés aux autorités romaines. Alors que Suétone insère la persécution des chrétiens parmi une série de « condamnations rigoureuses et de mesures répressives »20 édictées par Néron sans la relier à un événement particulier, Tacite mentionne qu’elle eut pour cause l’incendie de 64 qui ravagea près du tiers de l’Urbs21. Il précise par ailleurs que Néron détourna sur les chrétiens l’accusation qui lui était d’abord adressée, soit celle d’être à l’origine de ce désastre, manœuvre qui avait conduit à leur persécution22. Cette mesure répressive ne semble toutefois pas avoir eu d’écho dans le reste de l’Empire et a probablement été circonscrite à la ville de Rome afin de répondre à une situation de crise locale.

  • 23  Nous passons sous silence la persécution des chrétiens par Domitien qui s’inséra dans une politiqu (...)
  • 24  Pline le Jeune fut envoyé dans cette province sénatoriale à titre de Legatus Augusti ProPraetore. (...)
  • 25  Pline le Jeune se montra inquiet face à la diffusion du christianisme et à son impact sur le dérou (...)

9C’est également dans un contexte local, mais cette fois provincial, qu’eut lieu une autre rencontre entre les chrétiens et l’altérité païenne23. Alors que la province de Bithynie-Pont traversait une période trouble de son histoire, Trajan confia à Pline le Jeune la mission d’y rétablir l’ordre24. Durant sa magistrature, il fut confronté à la progression du christianisme dont les communautés apparaissaient anciennes et profondément ancrées dans la société locale25. Nul doute que cette expansion rapide du christianisme dut provoquer des tensions qui exacerbèrent la population locale, déjà aux prises avec de nombreux problèmes auxquels s’ajoutait la présence chrétienne. Cette vitalité du christianisme a probablement été perçue comme une menace par la population locale qui enclencha alors un processus de protection-défense en portant des accusations contre les chrétiens. Cette situation entraîna l’intervention immédiate du gouverneur de province pour éviter que le conflit ne dégénère et qu’il prenne des proportions incontrôlables. Outre la question de la situation légale du christianisme au sein de l’Empire que soulève cet événement, il montre surtout la précarité d’un groupe minoritaire lorsque le groupe majoritaire, en situation de crise, s’estime menacé. Dans une telle situation, ce dernier n’hésite pas à imputer à l’autre la responsabilité de tous ses maux.

  • 26  S. Worchel, loc. cit., p. 70.
  • 27  P. Mannoni, Les représentations sociales, Paris, PUF, 2003, p. 84.

10En abordant les interactions entre les chrétiens et l’altérité, tant juive que païenne, dans leur contexte particulier, force est d’admettre que l’ensemble des sources expose des relations tendues, voire particulièrement conflictuelles, marquées d’oppositions sporadiques, localisées et liées à un contexte précis plutôt que généralisées. Par le biais de ces interactions, bien plus que des groupes qui se rencontrèrent, ce furent des identités qui se retrouvèrent face à face et qui parfois se heurtèrent. Or, dans un processus de construction identitaire, les conflits « [permettent] de renforcer les limites du groupe et la cohésion dans le groupe »26 face aux autres groupes. Ces situations conflictuelles amenèrent les chrétiens à réfléchir sur les fondements de leur identité afin de définir leur unicité. Par ailleurs, puisque « la façon dont l’autre est représenté oriente la relation que l’on a avec lui »27 et que le groupe a besoin de ce miroir pour se reconnaître, cette réflexion identitaire a nul doute subi l’influence de la représentation que l’Autre, tant Juif que païen, se faisait des chrétiens.

II. Perception et représentation juives et païennes des chrétiens : une question de perspective

  • 28  « L’émergence d’un néologisme est là pour traduire une nouvelle manière d’identifier les éléments (...)
  • 29  Depuis Polybe, χρηματίζω a le sens de « s’appeler / prendre un titre ou un nom », ce que rendent b (...)
  • 30  Ac 11.26. M. Simon a bien noté que cette qualification de chrétiens fut directement liée au passag (...)
  • 31  Ac 11.20.
  • 32  Le suffixe -ιανοι, dérivé du latin -iani,était fréquent pour désigner les partisans d’un dirigeant (...)

11Pour que puisse exister une telle représentation de la part de l’Autre, il fallut, en premier lieu, que s’effectue une prise de conscience de l’existence même des chrétiens. Or, puisque l’identification procède by naming et que « ce qui existe, existe d’avoir été nommé »28, cette prise de conscience impliqua nécessairement l’attribution d’un nom pour désigner la nouvelle réalité groupale. Or, les Actes des apôtres mentionnent que c’est à Antioche, dans les années 40, que pour la première fois, « les disciples reçurent (χρηματίσαι29) le titre de chrétiens (Χριστιανόυς) »30. Il n’est pas anodin que le néologisme pour désigner les chrétiens soit apparu à Antioche, car c’est dans cette ville que la prédication chrétienne s’adressa pour la première fois aux gentils31. Ce fut d’ailleurs probablement ceux-ci qui furent à l’origine cette dénomination32. La création de ce néologisme à Antioche illustre sans nul doute que, dans ce centre culturel où vivait une importante communauté juive au sein d’une population païenne, les chrétiens apparaissaient suffisamment nombreux, différents, novateurs et perturbateurs dans l’environnement pour nécessiter le recours à un nom distinct.

  • 33  Ac 18.12-17. Selon toute vraisemblance, le proconsulat de Gallion se situerait approximativement e (...)
  • 34  Un autre épisode des Actes des apôtres présente une perception païenne similaire à celle de l’auto (...)

12Sans entrer dans le vaste débat portant sur cette question, soulignons que l’attribution de ce nom marqua une certaine différenciation propre à cette ère géographique où le judaïsme était profondément ancré et où s’amorcèrent les premières relations intergroupales et non la création d’un groupe nouveau qui serait due à une séparation entre l’Église et les synagogues. Si les chrétiens représentaient alors un nouveau courant de pensées, justifiant le recours à une dénomination distincte, il serait toutefois surprenant que ceux-ci aient été perçus par les Romains comme un groupe externe au judaïsme. En effet, lorsque Claude chassa les Juifs de Rome, l’autorité romaine ne fit aucune distinction entre ces derniers et les chrétiens. Indistinctement, les deux groupes ont été soumis au même édit impérial. Dans les mêmes années, Gallion, alors proconsul d’Achaïe, refusa d’entamer des poursuites contre Paul, considérant que le débat qui l’opposait aux Juifs de Corinthe était interne au judaïsme et qu’il ne relevait pas de son autorité33. Ces événements tendent plutôt à montrer que, pour l’autorité romaine de l’époque, les chrétiens ne constituaient encore qu’une variante du judaïsme34.

  • 35  πρωτοστάτην τε τῆς τῶν Ναζωραίων αἱρέσεως (Ac 24.5).
  • 36  Mt 2.23 ; Ac 6.14.
  • 37  Le terme aurait probablement reçu ultérieure une réinterprétation symbolique par les disciples afi (...)
  • 38  Dans les relations intergroupales, les groupes ont en effet tendance à percevoir  « les autres gro (...)

13En Judée, les chrétiens ne semblaient pas davantage représenter un mouvement externe au judaïsme. En effet, au cours du procès de Paul à Césarée, celui-ci fut désigné par Tertullus, avocat représentant les dirigeants juifs de Jérusalem, comme «  le chef de file de la secte des Nazôréens »35. Le terme de Ναζωραιο͂ςest utilisé à deux reprises dans le Nouveau Testament pour qualifier Jésus, en référence à Nazareth, ville où il fut élevé36. Or, ce n’est que dans cet épisode de la Passion de Paul que le terme désigne une autre personne que Jésus. Toutefois, cette dénomination ne fut pas employée par les Juifs pour qualifier directement Paul, mais plutôt pour désigner l’ensemble du groupe dont il était le supposé dirigeant. Nazaréens / Nazôréens, traduction grecque du terme hébraïque Nozrîm ou du terme araméen Nozrîn, aurait été l’une des plus anciennes dénominations utilisées par les Juifs de langue sémitique pour désigner les chrétiens de la communauté primitive37. L’utilisation de cette dénomination, malgré les problèmes complexes qu’elle pose, semble indiquer que pour les Juifs, notamment pour les dirigeants de Jérusalem, les chrétiens constituaient bel et bien un groupe uniforme qui se réclamait du Nazaréen. En appliquant indirectement ce terme à Paul, les Juifs le situaient ainsi sur le même plan que les autres chrétiens. Ils n’avaient donc pas encore compris que sa vision du christianisme le distinguait déjà des autres courants judéo-chrétiens. Pour les Juifs de Jérusalem, les Nazaréens formaient un seul et unique groupe homogène38. Toutefois considéraient-ils que ce groupe se situe à l’extérieur des limites du judaïsme ?

  • 39  Ac 5.17 ; 15.5 ; 24.4, 14 ; 26.5 ; 28.22. Dans les Épîtres pauliniens et la seconde Épître de Pier (...)
  • 40  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 122, 137, 142, 162 et 164 ; Antiquités juives, XIII, 171, 2 (...)
  • 41  A. Le Boulluec, La notion d’hérésie dans la littérature grecque (IIe-IIIe siècles). Tome I : De Ju (...)

14La réponse se trouve possiblement dans le terme αἵρεσις qu’utilisa Tertullus pour désigner le mouvement chrétien. Ce terme revient à plusieurs reprises dans les Actes des apôtres : par deux fois, il fut utilisé par des Juifs pour nommer le mouvement chrétien auquel on associait Paul, une autre fois par ce dernier pour désigner le mouvement pharisien auquel il déclara appartenir avant sa conversion de même qu’à deux reprises par le narrateur pour parler du groupe des Sadducéens et des Pharisiens39. Or, le terme n’est pas inusité puisqu’on le retrouve également chez Flavius Josèphe pour désigner, sans nuance péjorative ni jugement de valeurs, les différents courants du judaïsme de la période du Second Temple40. Ce dernier avait lui-même emprunté le terme à la littérature grecque de son époque où αἵρεσις avait particulièrement le sens « d’école de pensées / de tendance / de doctrine philosophique ou religieuse particulière ». Comme l’a souligné A. Le Boulluec, pour Flavius Josèphe, αἵρεσις excluait toute notion d’association séparée, autonome, puisque les groupes qu’il définissait comme tels étaient partie intégrante du peuple juif41. Par conséquent, en définissant le mouvement chrétien comme une αἵρεσις, ni les Juifs de Jérusalem, ni ceux de Rome ne le percevaient comme un groupe externe au judaïsme. À l’époque de Paul, le christianisme devait encore être considéré par les Juifs comme un des multiples mouvements judaïques, d’autant plus qu’il n’existait pas à cette époque d’autorité centralisée qui aurait pu imposer une orthodoxie ou exclure les chrétiens du judaïsme.

  • 42  Ac 24.14.
  • 43  M. Sachot, L’invention du Christ. Genèse d’une religion, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 123-126 ; A. (...)

15Toutefois, dans la plaidoirie qu’il adressa au gouverneur Félix, Paul préféra user d’un autre terme pour qualifier le mouvement chrétien : « Je reconnais ceci cependant devant toi : c’est selon la Voie (τὴν ὅδον) appelée par eux une secte (αἵρεσι), que je rends un culte au Dieu de nos Pères (…) »42. Par cette affirmation, il est évident que le Paul lucanien ne désirait pas placer le christianisme émergeant sur le même plan que les autres sectes juives car, pour lui, le mouvement chrétien n’était pas une secte parmi tant d’autres, mais représentait plutôt une Voie unique, celle de Dieu, qui les surpassait toutes43. Cette importante nuance apportée par Paul illustre que le processus de différenciation identitaire des chrétiens s’était amorcé, ce qui engendra une distanciation progressive face au judaïsme, sans toutefois résulter en une séparation.

  • 44  En accusant les chrétiens du crime d’incendie, ceux-ci devaient être reconnus comme formant une co (...)

16L’amorce de ce processus de séparation, combinée aux multiples conflits qui opposèrent les Juifs et les chrétiens, attirant sur ces derniers l’attention des autorités romaines, favorisa certainement la différenciation de la part des païens comme en témoigne la persécution néronienne qui n’affecta nullement les Juifs44. Après cet événement, les chrétiens formaient clairement dans l’esprit des Romains un groupe spécifique, distinct des Juifs. Ainsi, à l’époque de Trajan, cette question n’était plus d’actualité comme le montre la catégorisation de Pline le Jeune qui considéra d’office les chrétiens comme une hétairie (haeteria), c’est-à-dire une association, une confrérie, confirmant ainsi que depuis Néron, les chrétiens étaient véritablement perçus comme un groupe distinct et autonome. Cette prise de conscience concrétisée, l’altérité juive et païenne se forgea une image des chrétiens qui orienta les rapports qu’ils ont entretenus avec eux et ces interactions groupales influèrent sur cette représentation.

  • 45  Ac 21.21.
  • 46  Οὗτός ἐστιν ὁ ἄνθρωπος ὁ κατὰ τοῦ λαοῦ καὶ τοῦ νόμου καὶ τοῦ τόπου τούτου πάντας πανταχῇ διδάσκων: (...)
  • 47  Selon D. G. Dunn, le monothéisme, la foi en l’élection, la Torah et le Temple de Jérusalem représe (...)
  • 48  Ac 24.5. Le rédacteur des Actes des apôtres est le seul auteur du Nouveau Testament à désigner par (...)
  • 49  « Poursuis ta, route, parce que je vais t’envoyer, moi, au loin, chez les Nations » (Ac 22.21) ; « (...)

17D’une part, les conflits qui opposèrent les Juifs et les chrétiens déterminèrent la représentation que les premiers se firent des seconds. Pour plusieurs d’entre eux, les chrétiens ont été perçus et représentés comme une menace ce dont témoignent, entre autres, les accusations portées contre Paul. Dans l’épisode de la Passion de Paul, une rumeur circulant à son sujet prétendait en effet qu’il enseignait aux Juifs dispersés de déserter Moïse, de ne plus circoncire les enfants et de ne plus se conformer aux coutumes ancestrales45. Peu de temps après, alors qu’il se trouva confronté au peuple de Jérusalem, il fut de nouveau accusé d’enseigner contre le peuple juif, contre la Loi et contre le Temple46. Or, ces éléments à l’époque du Second Temple comptaient parmi les fondements de l’identité juive47. Par conséquent, Paul a été perçu et représenté par les Juifs comme une menace identitaire, un fléau (λοιμός) suffisamment important pour réclamer sa mort48. De même, dans les discours apologétiques de Paul, les points de rupture avec ses interlocuteurs juifs concernaient l’ouverture aux gentils, donc l’universalisme du message chrétien, et la croyance en la résurrection, sous-entendu en Jésus mort et ressuscité, deux éléments constitutifs de l’identité pagano-chrétienne de l’ère apostolique49. On le constate encore une fois, à l’intérieur de ces conflits, ce sont donc deux identités qui se sont rencontrées et qui se sont retrouvées en opposition.

  • 50  E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome 2 :Pouvoir, droit et religio (...)
  • 51  Certes, la religio représentait pour les Romains le culte des dieux et les diverses pratiques cult (...)
  • 52  D. Grodzynski, « Superstitio », REA, LXXVI (1974), p. 40.
  • 53  En tant que représentation collective, les clichés mentaux participent activement à la catégorisat (...)
  • 54  Suétone, Néron, XVI.
  • 55  A. Hamman, op. cit., p. 94.
  • 56  Pline, Lettres, X, 96, 1 ; Tacite, Annales, XV, 44.

18D’autre part, la notion au cœur de la perception et de la représentation des chrétiens par l’altérité romaine fut celle de superstitio. Or, en effectuant cette catégorisation socioreligieuse, partagée par les trois auteurs étudiés, une place particulière dans la société romaine fut assignée aux chrétiens, soit celle d’étrangers, de marginaux, donc de hors normes. En effet, depuis Cicéron, ce terme revêtait un sens particulier pour désigner « les pratiques d’une fausse religion considérée comme vaines et basses, indignes d’esprit raisonnable »50 ; il était particulièrement usité pour parler des religions orientales et à mystère, qui suscitèrent un vaste enthousiasme à Rome, mais qui ne manquèrent pas de provoquer une certaine inquiétude au sein de l’élite romaine. Située à l’extérieur de ce qui était considéré comme la norme romaine, soit la religio51, la superstitio en vint, au début du IIe siècle, à désigner le culte étranger, la religion des autres. L’opposition religio / superstitio fixait ainsi une des limites de leur groupe d’appartenance. Pour les intellectuels de l’époque, qui avaient un commun mépris pour la supertitio,celle-ci devint alors synonyme de « peste de l’âme, de folie, de passion, de maladie mentale et d’erreur »52. En définissant le christianisme comme une superstitio, les auteurs latins appliquèrent aux chrétiens les stéréotypes qui recouvraient cette notion53. Pis encore, bien plus qu’une superstitio, le christianisme était considéré par les Romains comme une noua superstitio54. Or, « l’homme romain est un homme de tradition, qui avait une aversion viscérale contre tout ce qui est nouveau »55. Le christianisme était alors doublement condamnable du point de vue des normes de l’identité romaine. Par conséquent, les Romains ont indéniablement perçu et représenté les chrétiens de manière péjorative et n’ont pas hésité à associer ce nom à ces flagitii dont parle Pline le Jeune ou à les rendre coupable de cetodium humani generis mentionné par Tacite56. Cette perception et cette représentation des chrétiens par les Romains contribuèrent à les placer au ban de la société et à générer contre eux méfiance et hostilité. Telle a donc été l’image que les chrétiens ont vue d’eux-mêmes dans le miroir de l’Altérité et par rapport à laquelle ils ont dû construire leur identité.

III. Enjeux, normes et valeurs de l’identité chrétienne

  • 57  Dans sa rédaction, l’auteur de Luc-Actes usa de manière récurrente du procédé de répétition pour r (...)
  • 58  Lc 24.47.

19Le processus de construction de l’identité chrétienne a incontestablement été marqué par ces relations conflictuelles de même que par cette représentation négative des chrétiens forgée par l’Altérité. Ces facteurs influèrent directement sur les enjeux qui ont guidé la constitution de certaines normes et valeurs caractérisant cette identité. Un des premiers enjeux identitaires directement liés à la phase de formation d’un groupe en émergence mena les chrétiens vers la question suivante : à qui s’adressait leur message ou plutôt qui pouvait devenir membre de leur groupe ? L’auteur des Actes des apôtres accorda une attention particulière à cette question qui provoqua de vives tensions entre les Juifs et les chrétiens, mais également entre les diverses communautés chrétiennes57. Pour lui, le groupe chrétien ne pouvait être qu’accessible à tous, car le message chrétien se voulait universel comme l’avait déclaré lui-même le Ressuscité aux apôtres avant son Ascension : « que soit proclamée en [mon] nom la conversion spirituelle pour la rémission des fautes à toutes les Nations, à commencer par Jérusalem »58. Juifs ou gentils, tous devaient avoir la même possibilité de devenir membres du groupe chrétien.

  • 59  Ac 10.28.
  • 60  Ac 10.28.
  • 61  Ac 10.34-35.

20Deux épisodes cruciaux des Actes des apôtres visèrent à justifier, à sanctionner et à encadrer cette perspective universaliste. Dans le premier, Pierre fut confronté à la conversion du centurion romain Corneille, un craignant Dieu. Après avoir été le témoin privilégié d’une vision abolissant la frontière entre le pur et l’impur, l’Esprit lui ordonna de se rendre chez Corneille en dépit de la Loi qui interdisait à un Juif d’être en contact ou de s’approcher d’un étranger59. Cette vision, qui avait convaincu Pierre de « ne qualifier aucun homme de commun ou d’impur »60, le conduisit finalement à déclarer à Corneille et à ses particuliers : « Je me rends compte que Dieu ne considère pas le personnage. Mais celui qui, quelle que soit sa nation, le craint, et opère sa justice, a son accueil »61. Ce constat très paulinien placé dans la bouche de Pierre impliquait que les portes de l’Église étaient maintenant ouvertes à tous ceux qui partageaient une foi commune. C’était la foi et la pitié qui rendaient possible l’entrée d’un membre dans le groupe chrétien et non plus son origine. Par conséquent, l’Alliance n’était plus un privilège réservé aux Juifs, car elle s’étendait désormais à l’ensemble des Nations. La foi devenait ainsi une des limites du groupe d’appartenance permettant de distinguer le « Nous » du « Eux ».

  • 62  Les interdits imposés aux gentils reprenaient et explicitaient certains des commandements noachiqu (...)
  • 63  L’Assemblée de Jérusalem eut également pour conséquence de séparer les champs de prédication : aux (...)
  • 64  Après la destruction du Temple et le révolte juive de 135, la concurrence du christianisme fut un (...)

21Cette intégration des gentils posa toutefois le problème des conditions d’entrée dans la communauté. Devait-on imposer aux gentils un passage par le judaïsme avant de les intégrer à la communauté, ce qui impliquait par le fait même de les obliger à respecter l’ensemble des prescriptions de la Loi, incluant la circoncision ? L’épisode lucanien de l’Assemblée de Jérusalem vise à donner une solution à cette épineuse question. En plus d’entériner l’abolition de la frontière entre le pur et l’impur, cette Assemblée établit les prescriptions à la fois minimales à respecter par les gentils qui désiraient entrer dans l’Église, mais également maximales à leur imposer : s’abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l’impudicité62. Cette décision impliquait par conséquent qu’un passage par le judaïsme n’était plus nécessaire pour devenir chrétien, bien que les convertis d’origine juive avaient toujours la liberté de continuer à respecter intégralement les prescriptions judaïques en vigueur. À partir de ce moment, le christianisme acquit davantage un caractère universel, trouvant en Paul un de ces principaux propagateurs63. Toutefois, cette ouverture à la gentilité fut l’objet de nombreux conflits, non seulement avec les Juifs, mais également entre courants chrétiens, car elle abolissait l’ancienne norme judaïque d’élection exclusive pour la remplacer par une nouvelle norme groupale d’universalisme basée sur la foi. Cette nouvelle perspective contribua fortement à la différenciation groupale, particulièrement après le repli identitaire du judaïsme opéré au cours du IIe siècle64, favorisant alors l’unicité de ce courant chrétien à la fois face au judaïsme et face aux courants judéo-chrétiens.

  • 65  D. Marguerat (2000), op. cit., p. 223.
  • 66  L’unité et la continuité sont deux éléments indissociables qui assurent la cohérence de l’identité (...)
  • 67  Comme nous l’avons mentionné, les gentils reprochaient aux chrétiens leur nouveauté. Pour contrer (...)
  • 68  Ac 21.39, 22.3.
  • 69  J.-N. Aletti a réalisé une fine analyse des interventions divines et de leurs fonctions dans le ré (...)
  • 70  Dans les Actes des apôtres, l’opposition influence fortement le déroulement de l’intrigue : ce fut (...)

22Par ailleurs, comme l’a mentionné D. Marguerat, si le diptyque lucanien prône largement l’universalisme, il n’en demeure pas moins l’un des écrits néo-testamentaires les plus attachés à l’enracinement juif du christianisme65. Cela illustre un deuxième enjeu important du processus de construction de l’identité chrétienne, soit celui d’inscrire le christianisme naissant dans une continuité par rapport à son origine. Or, le sentiment de continuité permet aux groupes de préserver leur identité en leur assurant une cohérence logique. Au cours du processus de construction identitaire, les groupes ont tendance à (re)construire l’histoire de leurs origines, une histoire collective, afin d’affirmer cette continuité tout en occultant les changements et les revirements qui viendraient rompre de manière trop importante l’unité identitaire66. On comprend alors l’insistance de l’auteur de Luc-Actes à montrer que l’histoire des premières communautés chrétiennes s’inscrivait en continuité avec l’histoire d’Israël, thème qui sera abondamment repris par certains apologistes du IIe siècle67. La figure de Paul est à ce titre révélatrice, car malgré ses nombreuses controverses avec les Juifs, il ne cessa de proclamer son appartenance au judaïsme : « Je suis Juif », clame-t-il à deux reprises au cours de sa Passion68. Dans les Actes des apôtres, Paul ne se présenta jamais en rupture, mais plutôt en continuité face à son passé juif. L’histoire de l’Église se situait ainsi en continuité avec Israël. L’ouverture à la gentilité n’était donc pas le produit d’une infidélité aux origines, car elle s’inscrivait dans le plan de Dieu. Les manifestations divines qui guidèrent chaque étape de cette ouverture en étaient la preuve manifeste69. Par conséquent, l’ouverture à la gentilité faisait partie de l’histoire du salut qui se poursuivait donc sans rupture. Dans la conception lucanienne, si les différents conflits provoquèrent un éloignement du judaïsme et conduisirent ultérieurement à une séparation des Juifs et des chrétiens, cette rupture n’était pas l’œuvre, ni la volonté des chrétiens, mais plutôt la conséquence, comme l’a proclamé Paul dans son discours final, de l’aveuglement et du durcissement du cœur des Juifs70. Par cette (ré)appropriation de l’histoire du salut, l’auteur de Luc-Actes assura aux chrétiens la continuité nécessaire à la cohérence de l’identité chrétienne.

  • 71  Lc 23.4, 13-16, 22 ; Ac 23.29 ; 25.25 ; 26.31.
  • 72  « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne (...)
  • 73  Pline, Lettres X, 96, 8.

23Le dernier enjeu identitaire que nous soulignons concerne directement la relation entre les chrétiens et l’Empire romain. Nous avons mentionné qu’au cours des deux premiers siècles, les chrétiens ont été confrontés à plusieurs reprises aux autorités romaines. Dans le diptyque lucanien, le christianisme n’est pas présenté comme opposé à l’Empire romain ou à ses représentants. Que ce soit Jésus ou Paul, ni l’un, ni l’autre n’a été reconnu coupable d’un crime contre l’Empire ou d’actions contrevenant aux lois romaines, car pour chacun d’eux, les autorités romaines ont proclamé à trois reprises leur innocence71. L’auteur de Luc-Actes dépeignait ainsi les hérauts chrétiens de cette période comme des individus respectueux de l’autorité en place, acceptant leur arrestation, leur emprisonnement et leur procès, ce qui rejoint les propos tenus par Paul dans l’Épître aux Romains72. Or, par la suite, ce respect de l’Empire et des autorités fut élevé par certains chrétiens au rang de norme groupale et devint un thème abondamment repris dans la littérature apologétique. L’attitude de conformité adoptée par les chrétiens afin de respecter l’édit de Pline le Jeune semble montrer qu’ils ne remettaient pas en cause l’autorité romaine sur le monde habité et qu’ils se voulaient de bons citoyens respectueux de l’ordre établi73.

IV. L’identité chrétienne : une identité en devenir

24Le processus de construction d’une identité groupale est influencé par une série de facteurs : les interactions groupales, qui se concrétisent dans des contextes particuliers, la perception et la représentation du Soi et de l’Autre, qui engendrent une prise de conscience identitaire et qui conduisent à la dénomination du groupe par l’altérité et l’appropriation d’un nom par le Soi, de même que la constitution de normes et de valeurs groupales. Ces facteurs interdépendants jouent un rôle nécessaire et déterminant dans le processus de construction identitaire. Nous avons montré que les premières interactions entre les chrétiens et l’altérité, tant juive que païenne, ont parfois été de nature conflictuelle et que ces conflits, loin d’être généralisés, découlaient de contextes locaux particuliers. Or, les conflits sont souvent ressentis comme une nécessité par un groupe émergeant, car ils favorisent la mise en lumière des différences avec l’Autre afin de montrer l’aspect unique et irréductible de leur groupe d’appartenance. Les interactions conflictuelles entre les Juifs et les chrétiens et entre ces derniers et les gentils ont indéniablement favorisé une prise de conscience du caractère distinct du christianisme par l’altérité. Toutefois, en raison de la proximité du groupe chrétien avec le judaïsme dont il émerge, cette prise de conscience, tant de la part du Soi que de la part de l’Autre, fut progressive et non spontanée, contribuant durant un certain temps à un flottement de l’identité chrétienne. Une fois cette prise de conscience concrétisée, les chrétiens eurent à délimiter leur identité par la constitution de normes et de valeurs permettant d’affirmer leur particularité. Par conséquent, les principaux enjeux identitaires des chrétiens ont été profondément marqués par ces conflits et leur résolution favorisa une différenciation par rapport aux Juifs.

25Cependant, il ne faut pas réduire le processus de construction de l’identité chrétienne à cette volonté de marquer une distance par rapport à l’Autre. En effet, si un groupe cherche constamment à montrer son caractère unique et distinctif, il tente également de trouver des ressemblances avec les autres. Ainsi, les chrétiens n’ont pas tenté de rejeter totalement l’Autre, car, dans une certaine mesure, ils partageaient avec lui une culture commune dont ils se sont inspirés pour construire leur identité. Cela se constate notamment dans la volonté d’inscrire le christianisme en continuité avec Israël et de faire des chrétiens de bons citoyens de l’Empire romain. À la lumière de cette approche identitaire, nous estimons que la quête identitaire des premiers chrétiens, notamment celle des pagano-chrétiens dont la perspective universaliste allait s’imposer au cours du IIe siècle, était située à la croisée des chemins, entre l’univers judaïque et le monde gréco-romain. Les apologistes poursuivront ultérieurement ce processus de construction identitaire en tentant d’accentuer à la fois les différences et les ressemblances entre les chrétiens et l’Autre et de mieux circonscrire les limites de l’identité chrétienne, encore en devenir.

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Notes

1  Sur le cycle d’évolution d’un groupe, voir S. Worchel, « Les cycles des groupes et l’évolution de l’identité », dans J.‑C. Deschamps (ed.), L’identité sociale. La construction de l’individu dans les relations entre groupes,Saint‑Martin‑d’Hères, Presses Universitaires de Grenoble, 1999, p. 69-83.

2  D. Oberlé, « Vivre ensemble. Le groupe en psychologie sociale », dans C. Halpern&J.-C. Ruano-Borbalan (eds.), Identité(s). L’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2004, p. 123.

3  C. H. Cooley,Human Nature and the Social Order, New York, C. Scribner’s Sons, 1902. 

4  E. Marc, « La construction identitaire de l’individu », dans C. Halpern&J.-C. Ruano-Borbalan (eds.), op. cit., p. 38.

5  « L’environnement joue un rôle crucial dans la formation de l’identité (individuelle ou collective), car les acteurs sociaux sont, dès les premières étapes de leur vie, influencés par leur environnement et les choses qui s’y déroulent et qu’ils vivent. » A. Mucchielli, L’identité. 5e éd. mise à jour, Paris, PUF, 2002, p. 29 ; J.-C. Abric, « Les représentations sociales : aspects théoriques », dans J.-C. Arbic (ed.), Pratiques sociales et représentations, Paris, PUF, 2001, p. 11-36.

6  Il convient de prendre en considération cette diversité intragroupale lorsqu’on cherche à pénétrer au cœur d’un processus de construction identitaire afin d’éviter des contresens ou de généraliser de façon hâtive des observations qui ne s’avèrent valides que pour un courant particulier et dans un contexte donné. Dans une perspective similaire, la tendance actuelle de la recherche sur le judaïsme de la période du Second Temple est de considérer la pluralité des courants juifs qui n’ont « rien de monolithique, de monophonique ». F. Blanchetière, « Comment le même est-il devenu l’autre ? Ou comment Juifs et Nazaréens se sont-ils séparés ? », RSR, 71 (1997), p. 10.

7  Relatant majoritairement des événements qui leur sont antérieurs, ces trois contemporains, appartenant à l’élite romaine  de la fin du Ier et début du IIe siècle, partageaient à la fois une culture et une mentalité communes. À travers leurs écrits, ils témoignent de leur perception et de leur représentation des premiers chrétiens. Bien plus que l’exposition de faits historiques, c’est l’opinion de l’élite romaine qui se trouve exprimée.

8  Pline, Lettres X, 96-97. Sur la chronologie de la correspondance de Pline le Jeune, voir L. Vidman, Étude sur la correspondance de Pline le Jeune avec Trajan, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1972, p. 23-30 ; E. Aubrion, « La Correspondance de Pline le Jeune : problèmes et orientations actuelles de la recherche », ANRW, II, 33, 1 (1989), p. 319-330 ; A. N. Sherwin-White, The Letters of Pliny. A Historical and Social Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 691-712.

9  Par rapport au siècle précédent, l’ère des apologistes (milieu IIe–début IIIe siècle) dénote déjà une plus grande maturité intellectuelle et une conscience identitaire accrue de la part des chrétiens, ce qui leur permit d’entreprendre un dialogue concret, bien que parfois polémique, avec l’altérité juive et païenne. C’est d’ailleurs principalement ad externos que furent rédigés leurs écrits afin de présenter à cette altérité leur doctrine et leur vie communautaire. Il faut par conséquent considérer que le groupe chrétien avait alors dépassé les stades initiaux du cycle d’évolution d’un groupe et qu’il entamait la phase de productivité durant laquelle les spécificités identitaires commencent à s’affermir. Les relations intergroupales se sont donc poursuivies passant de l’apprivoisement à des interactions plus complexes. Sur l’apologétique chrétienne et son contexte rédactionnel, voir B. Pouderon, Les apologistes grecs du IIe siècle,Paris, Cerf, 2005, p. 13-105.

10  Pour agir à titre de mémoire, une œuvre doit être proposée, reçue et partagée par une communauté. Or, la rapide réception des Actes des apôtres et leur place à l’intérieur des premières ébauches d’un canon scripturaire tendent à montrer qu’ils assumèrent véritablement ce rôle de mémoire collective. Cette réception fut un élément déterminant dans le processus de construction de l’identité chrétienne, car la manière dont le groupe se représente ses origines permet de l’inscrire dans une certaine continuité temporelle, sur un même continuum, lui assurant par le fait même l’unité nécessaire à l’élaboration de son sentiment identitaire. D. Marguerat, « Comment Luc écrit l’histoire », dans D. Marguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris / Genève, Cerf / Labor et Fides, 1999, p. 11-42 ; Idem, « Luc, pionnier de l’historiographie chrétienne », RecSR, 92, 4 (2004), p. 513-538 ; E Norelli, « La mémoire des origines chrétiennes  : Papias et Hégésippe chez Eusèbe », dans B. Prouderon & Y.‑M. Duval (eds.), L’historiographie de l’Église des premiers siècles. Actes du colloque de Tours. Septembre 2000. Organisé par l’université de Tours et l’Institut Catholique de Paris, Paris, Beauchesne, 2001, p. 1-22 ; P. Moessinger, Le jeu de l’identité, Paris, PUF, 2000, p. 91-102.

11  Ac 1.8. Ce passage annonce dès le début du récit que la proclamation de la Bonne Nouvelle devait s’amorcer à Jérusalem, mais qu’elle ne pouvait si confiner. Suivant un axe géographique Sud-Est – Nord-Ouest, c’était l’ensemble de l’oikoumène qui était concerné et qui devait recevoir le témoignage des apôtres, préludant par le fait même l’ouverture du christianisme vers l’extérieur. Dans cette démarche, les apôtres n’agiraient pas seuls, car ils trouveraient en l’Esprist-Saint la force nécessaire à l’accomplissement de leur mission. D. Marguerat, « Un christianisme entre Jérusalem et Rome » dans D. Marguerat (1999), op. cit., p. 93-118 ; M. Clavet-Lévêque et R.Nouailhat, « Les Actes des apôtres : l’élaboration d’une idéologie de consensus », DHA, 7 (1981), p. 247-250 ; J.-N. Aletti, Quand Luc raconte. Le récit comme théologie, Paris, Cerf, 1998, p. 22-67.

12  Tout au long du récit, l’auteur dépeint constamment les apôtres comme des témoins (μάρτυρες) du Ressuscité (Ac 1.22 ; 2.32 ; 3.15 ; 5.32 ; 10.39-42 ; 22.18-20 ; 26.16). Dans le Nouveau Testament, la prédication missionnaire se conçoit comme un véritable μαρτύριον qui exprime des convictions personnelles et une identification profonde à la cause défendue. Ce témoignage, qui entraîne une confession publique de la foi, exige de la part de celui qui le rend un investissement absolu, tant de son corps que de son âme, ce qui pouvait ultimement conduire au témoignage suprême, le témoignage de l’être, le sacrifice de la vie. Si l’auteur des Actes des apôtres évite de présenter Paul comme un apôtre, réservant ce titre aux Douze, c’est sur sa qualité de dernier témoin du Ressuscité, choisi par Dieu, qu’il fait reposer sa vocation missionnaire (Ac 22.15 ; 26.16.). Sur la notion de martyr dans le Nouveau Testament, voir C. Spicq, « μάρτυς » dans Lexique théologique du Nouveau Testament, Paris / Fribourg, Cerf / Éditions Universitaires de Fribourg, 1991 (1978), p. 969-974.

13  Il est révélateur de constater que l’auteur structura la prédication paulinienne dans cette optique, reprenant constamment le même schéma stéréotypé. Dans chaque ville qu’il visita, Paul amorçait sa prédication dans la synagogue locale avec laquelle il entra progressivement en conflit, ce qui le conduisit à poursuivre sa mission auprès des gentils. Si Paul ouvrit sa prédication aux gentils, ceux-ci ne remplacèrent cependant pas les Juifs qui constituaient toujours, dans la vision de l’auteur, les premiers destinataires, mais non-exclusifs, de l’Évangile. Ce n’est que le rejet de la part des Juifs qui justifia une prédication amplement orientée vers les gentils (Ac 13.46-47 ; 28.25-28).

14  « Mais avant toutes ces choses ils mettront la main sur vous, ils vous poursuivront, vous livrant aux synagogues et aux prisons, amenés devant les rois et les gouverneurs à cause de mon nom. Il en sortira pour vous un moyen de preuve. Mettez-vous au fond du cœur de ne pas vous exercer d’avance à votre défense ; car je vous donnerai un langage et une sagesse auxquels ne pourront s’opposer ni répondre aucun de vos adversaires. Vous serez encore livrés par vos père et mère, frères, parents, amis ; il y en a de vous qu’ils tueront, et vous serez l’objet de la haine de tous en raison de mon nom. Mais il est impossible que périsse un cheveu de votre tête ; par vos épreuves surmontées vous serez possesseur de votre vie » (Lc 21.12-19). Ces paroles de Jésus sont une véritable prolepse narrative annonçant l’ensemble du second volume lucanien. On y retrouve résumé tous les événements majeurs de l’activité missionnaire des apôtres : le conflit ouvert entre Paul et les synagogues, l’arrestation l’emprisonnement et la captivité de Pierre (Ac 4.1-22 ; 12.3-11), des apôtres (Ac 5.17-21) des fidèles (Ac 8.3) et de Paul (Ac 16.19-40 ; Ac 22.24-28.31) ; la mort d’Étienne (Ac 7.57-60) et celle de Jacques, frère de Jean (Ac 12.2), au cours de la persécution d’Hérode, la comparution de Paul devant les gouverneurs Félix et Festus (Ac 24-26) et du roi Agrippa (Ac 25.23-26.32).

15  La datation de l’édit de Claude est sujette à discussions, car les sources mentionnant une mesure prise par l’empereur à l’encontre des Juifs ne concordent pas. Si Suétone (Claude, XXV), Orose (VII, 6, 15-16) et les Actes des apôtres (18.2) mentionnent l’expulsion des Juifs, Dion Cassius (LX, 6, 6-7), au contraire, précise qu’il était impossible de les chasser de Rome sans provoquer d’agitation. Selon ce dernier, Claude leur aurait plutôt interdit de se réunir. Il est donc impossible de certifier que ces sources renvoient au même événement, mais il serait surprenant, bien que plausible, que Claude ait pris deux mesures similaires dans un laps de temps relativement court. On peut donc vraisemblablement penser qu’il s’agit bel et bien du même édit impérial, ce qui est d’autant plus problématique, car si l’on suit le témoignage de Dion Cassius, l’événement aurait eu lieu en 41, alors que selon Orose, il daterait des années 49-50. Suétone et les Actes des apôtres n’apportent qu’une contribution limitée à ce débat, puisqu’ils ne datent pas avec précision les événements qu’ils rapportent.

16  Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuanis Roma expulit (Suétone, Claude, XXV).

17  Cette mesure n’affecta probablement pas l’ensemble de la communauté juive, numériquement trop nombreuse pour les expulser hors de Rome, mais plutôt ceux qui avaient pris une part active aux conflits opposant les Juifs et les judéo-chrétiens. C. Saulnier & C. Perrot, Histoire d’Israël. Tome 3 : De la conquête d’Alexandre à la destruction du Temple (331 a. C. – 135 a. D.), Paris, Cerf, 1985, p. 304.

18  La présentation de Chrestos comme un agitateur juif encore vivant, alors que le conflit portait sur la propagation par les judéo-chrétiens de son enseignement, montre que Suétone eut très peu d’intérêt pour les chrétiens, n’allant pas jusqu’à vérifier l’information qu’il a probablement retranscrite textuellement des archives impériales tout en conservant l’erreur dans le nom ou la déformation propre à la plèbe. M. Simon, « Le christianisme : naissance d’une catégorie historique » dans M. Simon, Le christianisme antique et son contexte religieux : scripta varia. Tome 2, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1981, p. 316 ; A. Hamman, « Chrétiens et christianisme vus et jugés par Suétone, Tacite et Pline le Jeune » dans Forma Futuri. Studi in onore del cardinal Michele Pellegrino, Turin, Bottege d’Erasmo, 1975, p. 92 ; P. de Labriole, La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, L’artisan du livre, 1942, p. 42-43.

19  Lors de son arrivée à Rome, la communauté juive ne porta pas de jugement immédiat à l’égard de Paul, dont il n’avait pas encore entendu parler, mais ne se priva point pour dépeindre les chrétiens comme un mouvement qui rencontrait partout l’opposition : « la secte en question, il est connu de tous qu’elle est partout contestée » (Ac 28.22). Les Juifs de Rome n’avaient probablement pas oublié le conflit qui, quelques années plus tôt, les avait opposés aux judéo-chrétiens.

20  Multa sub eo et animaduersa seuere et coercita nec minius institua (Suétone, Néron, XVI).

21  Tacite, Annales, XV, 44.

22  « (…) on croyait encore que l’incendie avait été commandé. Aussi pour couper court à ces rumeurs, Néron se trouva des coupables » (Tacite, Annales, XV, 44).

23  Nous passons sous silence la persécution des chrétiens par Domitien qui s’inséra dans une politique répressive s’échelonnant de 89 à 93 et dont l’objectif premier fut d’éliminer toute opposition au régime. Les accusations d’athéisme et de mœurs juives portées à l’encontre de certains opposants, dont le célèbre Flavius Clemens qui fut considéré par une tradition tardive comme un chrétien, laissent présager qu’elles affectèrent également certains chrétiens. Cette persécution semble confirmée par l’Apocalypse, qui témoigne des épreuves que subirent à cette époque les églises orientales (Ap. 1.9 ; 2.3, 13), et indirectement par Pline le Jeune, qui fait état de chrétiens ayant apostasié sous le règne de Domitien (Lettres,X, 96, 6). La persécution domitienne pose toutefois plusieurs problèmes qu’il est impossible d’approfondir dans cette étude, d’autant plus que la nature des accusations, les individus et les communautés affectés de même que les visées et les motivations de la politique impériale complexifient l’analyse des relations intergroupales.

24  Pline le Jeune fut envoyé dans cette province sénatoriale à titre de Legatus Augusti ProPraetore. L’envoi d’un légat impérial dans une province relevant de l’autorité sénatoriale illustre la complexité et l’urgence d’une situation qui requérait l’intervention immédiate de l’Empereur. Il est vrai que la province faisait face à de nombreux problèmes internes, notamment financiers, politiques et juridiques, et était aux prises avec divers conflits intercités, principalement entre Nicée et Nicomédie, Pruse et Apamée. J. Gaudemet, « La juridiction provinciale d’après la correspondance entre Pline et Trajan », RIDA, XI (1964), p. 335-353 ; L. Vidman, op. cit., p. 61-86 ; A. N. Sherwin-White, op. cit., p. 525-526.

25  Pline le Jeune se montra inquiet face à la diffusion du christianisme et à son impact sur le déroulement des cérémonies cultuelles qui, rappelons-le, représentent à la fois un élément de cohésion sociale et un apport économique. Il parut surtout stupéfait de constater que la nouvelle religion avait traversé les frontières urbaines pour se répandre dans les campagnes et les villages environnants (Lettres, X, 96, 9). Cette présence à l’extérieur des grands centres urbains illustre que le prosélytisme chrétien fut actif et vivant et qu’il trouva de nombreux adeptes au sein de la population locale. Il semble en effet que le christianisme se répandit assez tôt dans cette province, probablement d’abord par le biais des communautés juives fondées depuis fort longtemps. Les églises de Bithynie et du Pont, constituées d’une majorité de pagano-chrétiens, sont effectivement déjà mentionnées dans l’adresse de la Première Épître de Pierre (1 P 1.1) dont la rédaction remonte vraisemblablement aux années 75-80. Près de trente ans séparaient donc la fondation des premières communautés chrétiennes et le gouvernement provincial de Pline le Jeune, intervalle qui semble suffisant pour permettre l’expansion du christianisme dans des zones plus reculées. Toutefois, il n’est pas impossible que Pline le Jeune ait, par effet rhétorique, amplifié cette présence chrétienne hors des cités afin de justifier l’action qu’il avait entreprise à leur encontre. Sur la présence de communauté juive dans cette province, voir H.‑L. Fernoux, Notables et élites des cités de Bithynie aux époques hellénistique et romaine, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2004, p. 513-542.

26  S. Worchel, loc. cit., p. 70.

27  P. Mannoni, Les représentations sociales, Paris, PUF, 2003, p. 84.

28  « L’émergence d’un néologisme est là pour traduire une nouvelle manière d’identifier les éléments de l’environnement (…). L’apparition d’un nouveau terme témoigne, en effet, d’une nouvelle manière de se représenter les êtres ou les objets, et leur importance relative. » Idem, p. 59.

29  Depuis Polybe, χρηματίζω a le sens de « s’appeler / prendre un titre ou un nom », ce que rendent bien les traductions de M.-É. Boismard et A. Lamouille et celle d’E. Delebecque. Dans ce sens, les disciples d’Antioche se seraient, selon l’opinion d’E. J. Bickerman, auto-désignés par le nom de chrétiens afin de marquer leur différence par rapport aux autres mouvements juifs. Toutefois, dans l’Épître aux Romains (7.3), χρηματίζω signifie plutôt « être appelé / être nommé ». Il faudrait plutôt opter, à mon avis, sur ce sens de recevoir le nom de chrétiens, comme le fait la TOB et la Bible de Jérusalem, car dans les Actes des apôtres aucun disciple, ni même Paul, ne s’auto-qualifie par ce nom. En effet, la seule autre mention du nom chrétien dans le récit est placée dans la bouche d’Agrippa II (Ac 26.28). Selon la logique du récit, cette appellation provient toujours d’une personne extérieure au groupe chrétien. Ainsi, Paul n’utilise ni le terme de Nazoréen, utilisé par les Juifs, ni celui de chrétien pour désigner le mouvement auquel il se rattache, préférant plutôt parler de la Voie (Ac 24.14). De même, la formation du nom de chrétien rend plausible une désignation provenant des Nations, du monde gréco-romain (voir infra, n. 32). M.‑É. Boismard & A. Lamouille, Les Actes des deux apôtres. Tome I : Introduction–Textes, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et Cie Éditeurs, 1990 ; E. J. Bickerman, « The Name of Christians », HarvTR, 42 (1949), p. 109-124 ; Les Actes des apôtres, traduit et annoté par E. Delebecque, Paris, Belles Lettres, 1982 ; B. Lifshitz, « L’origine du nom des chrétiens », Vigiliae Christianae, 16 (1962), p. 68 ; J. Taylor, « Why were the Disciples First Called “ Christians ” At Antioch ? (Acts 11, 26) », RBi, 101 (1994), p. 81-83.

30  Ac 11.26. M. Simon a bien noté que cette qualification de chrétiens fut directement liée au passage, qui dura une année entière, de Paul et Barnabé à Antioche. On retrouve l’opinion contraire chez J. Taylor qui considère que, dans le Texte Alexandrin, l’appellation n’est pas en lien direct avec le contexte immédiat du récit et que l’auteur aurait saisi l’opportunité pour introduire dans le récit une information isolée. Toutefois, tenant compte de cette remarque, nous pouvons tout de même considérer qu’en incorporant cette information à cet endroit précis du récit, l’auteur a délibérément choisi d’associer le titre de chrétiens à la ville d’Antioche et au passage de Paul. M. Simon, loc. cit., p. 313 ; J. Taylor, loc. cit., p. 78.

31  Ac 11.20.

32  Le suffixe -ιανοι, dérivé du latin -iani,était fréquent pour désigner les partisans d’un dirigeant politique ou les disciples de la personne nommée. Par conséquent, Χριστιανοί correspondrait au Christiani latin, désignant ainsi les partisans de Christ (Χριστός/Christus), compris par les gentils comme un nom propre (Tacite, Annales, XV, 44). Cette formation du nom chrétien semble donc d’origine païenne. On peut alors penser que les remous provoqués par la prédication chrétienne à Antioche attirèrent sur eux l’attention des autorités romaines, d’autant plus que l’apparition de ce néologisme survient au moment même où Caligula décida d’ériger sa statue dans le Temple de Jérusalem, provoquant de vives réactions dans les communautés juives. Ce fut probablement durant cette période conflictuelle que les autorités romaines prirent davantage conscience des dissensions divisant la communauté juive d’Antioche, principalement celles qui avaient trait à la messianité de Jésus. Toutefois, contrairement à l’opinion largement admise, il nous semble surprenant que, par cette dénomination, les autorités romaines aient perçu, dès cette époque, les chrétiens comme un mouvement religieux distinct du judaïsme, alors que les chrétiens eux-mêmes n’en avaient probablement qu’une conscience limitée. À aucun moment dans ses Épîtres Paul emploie ce nom, parlant plutôt de disciples Juifs et non-Juifs du Christ. De même, dans les Actes des apôtres, Paul ne cessa de se définir comme un Juif et ne se désigna jamais par le nom de chrétien. Les chrétiens de cette génération ne se percevaient donc probablement pas comme un courant externe au judaïsme, aucune rupture n’ayant encore été consommée, mais ils comprenaient fort bien leur originalité. Si le nom de chrétien révèle une certaine prise de conscience de la part de l’altérité, celle-ci concernait davantage l’originalité d’un courant interne au judaïsme que d’un mouvement religieux distinct. J. Taylor, loc. cit., p. 75-94 ; B. Lifshitz, loc. cit., p. 65-70 ; F. Blanchetière, « Comment le même est-il devenu l’autre ? ou comment Juifs et Nazaréens se sont-ils séparés ? », p. 9-32 ; P. J. Tomson, Jésus et les auteurs du Nouveau Testament dans leur relation au judaïsme, trad. de J. Duponcheele, Paris, Cerfs, 2003, p. 238, 257-258 ; M.-F. Baslez, « Qui sont les chrétiens ? Le point de vue des Romains » dans M.‑F. Baslez (ed.), Les premiers temps de l’Église : de saint Paul à saint Augustin, Paris, Gallimard / Le Monde de la Bible, 2004, p. 171-172 ; M. Simon, loc. cit., p. 312-314.

33  Ac 18.12-17. Selon toute vraisemblance, le proconsulat de Gallion se situerait approximativement entre juillet 51 et juin 52. M. Quesnel, Paul et les commencements du christianisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 24-25.

34  Un autre épisode des Actes des apôtres présente une perception païenne similaire à celle de l’autorité romaine. Lors de leur passage à Philippes, Paul et Silas furent confrontés aux maîtres d’une servante qu’il avait délivrée d’un esprit de divination. Traînés devant les magistrats, les propriétaires de l’esclave les présentèrent comme « des Juifs [qui] annoncent des coutumes qu’il ne nous est pas permis d’accueillir, non plus de pratiquer, à nous, des Romains » (Ac 16.20-21). Indéniablement, ces Romains percevaient Paul et Silas comme des Juifs et non spécifiquement comme des chrétiens. À cette époque, on peut donc considérer que la distinction entre ces deux groupes ne semblait pas être encore bien établie.

35  πρωτοστάτην τε τῆς τῶν Ναζωραίων αἱρέσεως (Ac 24.5).

36  Mt 2.23 ; Ac 6.14.

37  Le terme aurait probablement reçu ultérieure une réinterprétation symbolique par les disciples afin de le recouvrir d’une connotation messianique. F. Blanchetière, loc. cit., p. 12 ; Idem, « Reconstruire les origines chrétiennes : le courant “ nazaréen ” », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 18 (2007), [En ligne], mis en ligne le 7 janvier 2008. URL : http://bcrfj.revues.org/document229.html. Consulté le 2 novembre 2008.

38  Dans les relations intergroupales, les groupes ont en effet tendance à percevoir  « les autres groupes comme plus homogène que leur propre groupe ». S. Wochel, loc. cit., p. 78

39  Ac 5.17 ; 15.5 ; 24.4, 14 ; 26.5 ; 28.22. Dans les Épîtres pauliniens et la seconde Épître de Pierre, le terme semble déjà prendre une connotation beaucoup plus péjorative, car il est associé aux animosités, aux disputes et aux divisions (1 Co 11.19 ; Gal 5.20 ; 2 P 2.1).

40  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 122, 137, 142, 162 et 164 ; Antiquités juives, XIII, 171, 288, 293 ; XV, 6 ; XX, 199.

41  A. Le Boulluec, La notion d’hérésie dans la littérature grecque (IIe-IIIe siècles). Tome I : De Justin à Irénée, Paris, Études Augustiniennes, 1985, p. 38.

42  Ac 24.14.

43  M. Sachot, L’invention du Christ. Genèse d’une religion, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 123-126 ; A. Le Boulluec, op. cit., p. 38-39 ;M. Simon, loc. cit., p. 321-322 ; Idem, Les sectes juives au temps de Jésus, Paris, PUF, 1960, p. 6-10.

44  En accusant les chrétiens du crime d’incendie, ceux-ci devaient être reconnus comme formant une collectivité, car il s’avérait impossible, du point du vue du droit romain, d’accuser ce qui n’existait pas en tant qu’entité distincte. La persécution néronienne constitua ainsi un facteur déterminant dans le processus de reconnaissance identitaire des chrétiens. Toutefois, le motif d’accusation n’était nullement religieux, puisque le crime d’incendie relevait du droit criminel. De plus, bien que considéré comme socialement condamnable, l’odium humani generis que Tacite reprochait aux chrétiens ne constituait pas un motif d’accusation pouvant conduire directement à un procès. Tout au plus, cette accusation amplifia la méfiance des autorités romaines à l’égard des chrétiens. J. Daniélou, L’Église des premiers temps. Des origines à la fin du IIIe siècle,Paris, Seuil, 1985, p. 91-92; M. Simon, Verus Israel. Études sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), Paris, de Boccard, 1964, p. 146 ; A. Hamman, op. cit., p. 100 ; T. Mommsen & J. Marquardt, Manuel des antiquités romaines, Paris, Ernest Thorin, 1887, p. 181.

45  Ac 21.21.

46  Οὗτός ἐστιν ὁ ἄνθρωπος ὁ κατὰ τοῦ λαοῦ καὶ τοῦ νόμου καὶ τοῦ τόπου τούτου πάντας πανταχῇ διδάσκων: « Voilà le type qui donne partout son enseignement contre le peuple, contre la Loi et contre ce lieu » (Ac 21.28). La suite de l’épisode montre que les Juifs tentèrent de transférer les accusations, comme ils le firent lors du procès de Jésus, dans la sphère des crimes contre l’Empire romain.

47  Selon D. G. Dunn, le monothéisme, la foi en l’élection, la Torah et le Temple de Jérusalem représentaient les quatre piliers constituant le fondement de l’identité juive. Les propos de D. G. Dunn ont été résumés dans D. Marguerat (2000), op. cit., p. 195-196.

48  Ac 24.5. Le rédacteur des Actes des apôtres est le seul auteur du Nouveau Testament à désigner par ce terme un homme perçu comme une menace pour la société comme le fit Démosthène dans son Contre Aristogiton (I, 80).

49  « Poursuis ta, route, parce que je vais t’envoyer, moi, au loin, chez les Nations » (Ac 22.21) ; « Si l’on me juge, c’est sur l’espérance, à savoir la résurrection des morts » (Ac 23.6) ; « Si je suis jugé, moi, aujourd’hui, devant vous, c’est à cause de la résurrection des morts » (Ac 24.21). Ce double point de rupture se trouva réuni dans la dernière déclaration que Paul fit à Festus et à Agrippa : « Grâce donc au secours donné par Dieu, jusqu’à ce jour je reste solide à rendre témoignage au petit comme au grand, sans rien dire qui s’écarte de ce que les prophètes, Moïse aussi, ont déclaré inévitable, le Christ sujet à la Passion, le Christ, premier revenu ressuscité des morts, devant annoncer la lumière au peuple juif et aux Nations » (Ac 26.22-23).

50  E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome 2 :Pouvoir, droit et religion, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 278-279. Toutefois, à la fin de la République, l’opposition entre religio, caractérisant la religion romaine,et superstitio, désignant la religion des autres, n’était pas aussi drastique qu’à l’époque de Suétone, de Tacite et de Pline le Jeune. En effet, dans son De diuinatione (I, 7), Cicéron n’hésita pas à qualifier certaines pratiques proprement romaines, mais jugées irrationnelles, comme des superstitiones.

51  Certes, la religio représentait pour les Romains le culte des dieux et les diverses pratiques cultuelles, mais le concept englobait aussi le respect de l’ancien, du vénérable, des lois, des mœurs et des traditions ancestrales.

52  D. Grodzynski, « Superstitio », REA, LXXVI (1974), p. 40.

53  En tant que représentation collective, les clichés mentaux participent activement à la catégorisation sociale, car ils fonctionnent sur la dichotomie appartenance / non-appartenance. Ils opèrent alors au niveau des exclusions en désignant les individus situés à l’extérieur du groupe d’appartenance comme des êtres marginaux et anomiques. Comme le souligne P. Mannoni, ces « préjugés n’exigent pas d’être enseignés, car ils sont le fruit d’un conditionnement », tous les membres d’un groupe y adhèrent automatiquement sans demander d’explication ou de justification. P. Mannoni, op. cit., p. 24-31 ; L. Baugnet, L’identité sociale, Paris, Dunod, 1998, p. 70-71. En catégorisant le christianisme parmi les superstitiones, Pline le Jeune, Suétone et Tacite perçurent et se représentèrent les chrétiens selon les préjugés et les stéréotypes que sous-entendait cette notion. Pline le Jeune, qui compara le christianisme à une maladie, une folie, une contagion qui sévissait universellement, et Tacite, qui le décrit comme un mal, rejoignirent la vision que Plutarque avait de la superstition : « il n’est pas de maladie sujette à autant d’erreurs, autant de passions, où se mêlent autant d’opinions qui s’opposent ou plutôt se combattent, que la maladie de la superstition ». Plutarque, Moralia, II, 14, 14 ; Pline, Lettres, X, 96 ; Tacite, Annales, XV, 44.

54  Suétone, Néron, XVI.

55  A. Hamman, op. cit., p. 94.

56  Pline, Lettres, X, 96, 1 ; Tacite, Annales, XV, 44.

57  Dans sa rédaction, l’auteur de Luc-Actes usa de manière récurrente du procédé de répétition pour renforcer les éléments centraux de son récit. La répétition de la conversion de Paul (Ac 9.1-30 ; 22.1-22 ; 26.2-23), du discours de Pierre sur la frontière entre le pur et l’impur (Ac 10.28 ; 15.8-9) et des prescriptions noachiques imposées aux gentils (Ac 15.19-21, 28-29 ; Ac 21.25) constituaient autant de points de focalisation sur lesquels l’auteur tenta d’attirer l’attention du lecteur. Cette insistance laisse présager que ces éléments constituaient d’importants enjeux qui étaient toujours d’actualité à l’époque de rédaction, soit vers le milieu des années 80, période où le dialogue avec les Juifs n’était pas encore rompu, mais durant laquelle les relations entre l’Église et les synagogues étaient tendues et la figure de Paul contestée. E. Trocmé, Le livre des Actes et l’histoire, Paris, PUF, 1957, p. 54 D. Marguerat (2000), op. cit., p. 198-216.

58  Lc 24.47.

59  Ac 10.28.

60  Ac 10.28.

61  Ac 10.34-35.

62  Les interdits imposés aux gentils reprenaient et explicitaient certains des commandements noachiques qui étaient imposés aux craignants Dieu. Peut-on alors penser, comme le fit M. Simon, que « dans l’esprit des Jérusalémites le décret [équivalait] à assimiler les convertis du paganisme à [des] demi-prosélytes » ? La réitération du discours de Pierre devant les apôtres et les prêtres réunis semble plutôt indiquer le fait contraire : « Dieu, le connaisseur des cœurs, a rendu pour eux témoignage par le don, fait à eux comme à nous, de l’Esprit-Saint ; et il n’a aucunement décidé entre eux et nous puisqu’il a purifié leurs cœurs par la foi. Pourquoi donc, maintenant, tentez-vous Dieu ? Pourquoi imposer au cou des disciples un joug que ni nos pères ni nous n’avons eu la force de porter ? Aussi bien est-ce, par la grâce du Seigneur Jésus, que nous avons, de la manière que ces gens-là, la foi du salut » (Ac 15.8–11). Par ce discours, Pierre désirait plutôt signifier que la purification des cœurs abolissait les frontières et éliminait la distinction entre les convertis de la gentilité et ceux du judaïsme traditionnel. Tous ceux qui possédaient la foi se trouvaient désormais réunis pour ne former qu’un seul et même peuple de Dieu, rejoignant ainsi la conception paulinienne selon laquelle « il n’y a ni Juif, ni Grec ; il n’y a ni esclave, ni homme libre ; il n’y a ni homme, ni femme ; car tous vous ne faîtes qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3.28). En imposant ces interdits minimaux, la communauté hiérosolymitaine chercha probablement à favoriser une certaine cohabitation de chrétiens d’origine diverse tout en acceptant, selon les mots de F. Vouga, « l’existence parallèle de modes de vie différents ». F. Vouga,Les premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Genève, Labor et Fides, 1997, p. 90-92 M. Simon (1981), loc. cit., p. 318-320 ; M. Simon et A. Benoit, Le judaïsme et le christianisme antique. D’Antiochus Épiphane à Constantin, Paris, PUF, 1998, p. 102-103 ; C. Perrot, « Les décisions de l’Assemblée de Jérusalem », RecSR, 69 (1981), p. 195-208 ; D. Marguerat, « Nuntii personarum et rerum : Juifs et chrétiens selon Luc-Actes. Surmonter le conflit des lectures », Biblica, 75 (1994), p. 139-140 ; S. Légasse, « Paul et l’universalisme chrétien », dans L.Pietri (ed.), Histoire du christianisme, Tome 1 : Le nouveau peuple. Des origines à 250, Paris, Desclée-Fayard, 2000, p. 127-137.

63  L’Assemblée de Jérusalem eut également pour conséquence de séparer les champs de prédication : aux apôtres de Jérusalem était dévolue la mission auprès des Juifs, à Paul et aux Hellénistes, celle auprès des gentils. Toutefois, comme le montre le schéma de la prédication paulinienne, la mission de Paul n’était pas exclusivement dirigée vers les gentils. Bien au contraire, celle-ci s’amorçait toujours auprès de ses compatriotes juifs.

64  Après la destruction du Temple et le révolte juive de 135, la concurrence du christianisme fut un facteur déterminant dans le repli identitaire du judaïsme. M. Simon, Verus Israel. Études sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), p. 433-434 ; F. Blanchetière, « De l’importance de l’an 135 dans l’évolution respective de la synagogue et du christianisme », dans B. Pouderon & Y.-M. Duval (eds.), op. cit., p. 91-96.

65  D. Marguerat (2000), op. cit., p. 223.

66  L’unité et la continuité sont deux éléments indissociables qui assurent la cohérence de l’identité. P. Moessinger, op. cit., p. 95-100.

67  Comme nous l’avons mentionné, les gentils reprochaient aux chrétiens leur nouveauté. Pour contrer la perception péjorative que cela entraînait, les apologistes s’efforcèrent d’ancrer le christianisme à l’intérieur d’une tradition ancestrale, l’histoire juive. Or, Luc-Actes représente la première tentative de légitimation de l’ancienneté du christianisme en inscrivant celui-ci en continuité directe et sans rupture avec le judaïsme. P. Poudron, Les apologistes grecs du IIe siècle, p. 58-59 ; D. Marguerat, « Luc-Actes entre Jérusalem et Rome. Un procédé lucanien de double signification », NTS, XLV (1999), p. 70-87.

68  Ac 21.39, 22.3.

69  J.-N. Aletti a réalisé une fine analyse des interventions divines et de leurs fonctions dans le récit lucanien. Alors que le premier volume du diptyque lucanien comporte sept manifestations divines, le second volume en rapporte trente-trois qui surviennent toujours à des moments critiques et décisifs du récit. Cela montre une volonté consciente de la part de l’auteur de légitimer le second volume de son diptyque en présentant constamment l’histoire du salut, donc l’ouverture à la gentilité, en conformité avec le dessein divin. J.-N. Aletti, op. cit., p. 22-67.

70  Dans les Actes des apôtres, l’opposition influence fortement le déroulement de l’intrigue : ce fut en raison de l’opposition juive engendrant le martyr d’Étienne que les Sept se dispersèrent et amorcèrent la prédication à l’extérieur de la Judée, tout comme ce furent les conflits avec les synagogues qui entraînèrent Paul à poursuivre en d’autres lieux son activité missionnaire. Toutefois, malgré ces nombreux conflits, « Luc ne veut pas prêcher aux chrétiens la coupure avec Israël, mais montrer que cette coupure est une décision des Juifs et non des chrétiens » (D. Marguerat (1994),op. cit., p. 144).

71  Lc 23.4, 13-16, 22 ; Ac 23.29 ; 25.25 ; 26.31.

72  « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes » (Rom. 13.1-2).

73  Pline, Lettres X, 96, 8.

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Pour citer cet article

Référence papier

Steeve Bélanger, « À la croisée des chemins : les premiers chrétiens et leur quête identitaire », Cahiers des études anciennes, XLIV | 2007, 137-169.

Référence électronique

Steeve Bélanger, « À la croisée des chemins : les premiers chrétiens et leur quête identitaire », Cahiers des études anciennes [En ligne], XLIV | 2007, mis en ligne le 28 mars 2010, consulté le 27 février 2014. URL : http://etudesanciennes.revues.org/299

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Auteur

Steeve Bélanger

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