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Savez-vous à qui vous avez affaire ? De la vengeance au don, de l’offense au pardon
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Études

Savez-vous à qui vous avez affaire ? De la vengeance au don, de l’offense au pardon1

Mark R. Anspach
p. 179-184

Texte intégral

  • 2 . Mark Rogin Anspach, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Le Seui (...)
  • 3 « Le pardon des offenses », in André Bareau, En suivant Bouddha, Paris, Philippe Lebaud, 1985, p.  (...)

1Pardonner, c’est renoncer au désir de se venger, c’est donc éviter de s’engager dans le cercle de la réciprocité négative. Or, il est difficile d’échapper à ce cercle vicieux sans accepter d’entrer dans le cercle vertueux de la réciprocité positive : voilà du moins la thèse que nous avons soutenue dans un premier travail sur la violence et le don2. Nous nous proposons ici de partir de cette même thèse pour entamer une nouvelle réflexion sur le pardon. Comment le passage de la vengeance au don se conjugue-t-il avec le passage de l’offense au pardon ? Pour aborder cette question, nous commencerons par analyser un vieux conte bouddhiste3.

2Il était une fois un prince indien qui s’appelait Dighavu. C’était un prince sans royaume parce que le roi de Bénarès avait conquis le territoire de son père avant même la naissance de Dighavu. Ses parents, déguisés en religieux pauvres, s’étaient installés dans la maison d’un potier, et c’est là que Dighavu est né. Le roi de Bénarès finit par découvrir la vraie identité des parents de Dighavu, et il ordonne à ses hommes de les tuer, mais il ignore l’existence du fils caché. Après la mort de ses parents, Dighavu trouve un travail comme apprenti cornac dans une écurie d’éléphants non loin du palais royal. Un jour le roi de Bénarès l’entend jouer du luth en chantant d’une voix si douce que, sans savoir à qui il a affaire, il le prend à son service comme valet de chambre. Grâce à ses qualités exceptionnelles, Dighavu deviendra bientôt l’ami intime et le confident du roi.

3Or, pourrait-on dire, ce n’est pas mal pour un garçon né dans la maison d’un potier, ce n’est pas mal pour quelqu’un qui travaillait dans une écurie. C’est déjà une belle revanche que cette vie de palais aux côtés du roi. Sauf que, si le roi ne sait pas qui est véritablement Dighavu, Dighavu sait très bien qui est le roi. Il sait que celui-ci a conquis le royaume de son père en lui arrachant son armée, son territoire, son trésor et ses greniers. Il sait surtout qu’il a ordonné la mort de ses parents. Il est donc compréhensible que Dighavu éprouve un ressentiment très fort envers le roi de Bénarès. Que doit-il faire alors le jour où, parti à la chasse avec le roi, il se trouve tout seul avec lui dans la forêt ? Que doit-il faire lorsqu’il voit le roi, fatigué par le voyage, dormir la tête posée contre son flanc ?

4Voici ce que fait le prince Dighavu. Il sort son épée du fourreau et la lève pour tuer celui qui a tué son père. Puis il hésite en pensant aux dernières paroles que son père avait prononcées avant de mourir : « Ô mon fils, ce n’est pas par l’hostilité que l’hostilité est apaisée, c’est par l’absence d’hostilité que l’hostilité est apaisée ». Le prince interprète cette phrase de la manière suivante :

« Cela signifie que si je tuais le roi parce que mes parents ont été tués par le roi, les amis du roi me tueraient ensuite, puis les miens les tueraient à leur tour, et ainsi l’hostilité ne serait nullement apaisée par l’hostilité. Au contraire, si je laisse maintenant la vie au roi, et que le roi me laisse aussi la vie, l’hostilité est ainsi apaisée par l’absence d’hostilité ».

5Alors qu’il hésite en pensant à ces paroles de son père, le roi se réveille et voit qu’il a tiré son épée. Dighavu saisit la tête du roi et lui dit à qui il a affaire vraiment :

« Je suis le fils du roi de Kosala, le prince Dighavu. Tu nous as fait beaucoup de mal. Tu nous as arraché notre armée, notre territoire, notre trésor et nos greniers, et tu as tué mon père et ma mère. Voici certainement venu le moment d’assouvir ma vengeance ».

6Le roi répond :

« Laisse-moi la vie, ô mon cher Dighavu ! Si tu me laisses la vie, je te laisserais la vie ».

7Dighavu accepte alors de lui laisser la vie, et non seulement le roi lui laisse la vie à son tour, mais il lui restitue le territoire et les biens de son père, et il lui donne sa propre fille par-dessus le marché.

8Ainsi, le pardon ne se présente pas comme un acte unilatéral, mais s’inscrit d’emblée dans un cadre de réciprocité. Le premier échange est celui où chacun donne la vie à l’autre, et il n’existe pas de cadeau plus précieux. Le mariage entre Dighavu et la fille du roi est une promesse de vie future.

9Un cynique pourrait observer que, en faisant de Dighavu son propre beau-fils, le roi s’arrange pour que tous les biens rendus restent en famille. Mais, après tout, ce n’est pas un hasard si l’alliance matrimoniale est le moyen traditionnel pour sceller un pacte entre dynasties ou tribus diverses. Pour Claude Lévi-Strauss, le mariage est même l’expression par excellence du principe de réciprocité qui règle nécessairement les rapports entre deux groupes.

  • 4   Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 2e édition, Paris, Mouton, 1967, (...)

10La réciprocité est toujours présente, mais elle peut se manifester de manière positive ou négative, elle peut prendre la forme d’un échange de cadeaux ou celle d’un échange de coups. En réalité, donc, ce n’est pas simplement entre l’hostilité et l’absence d’hostilité qu’il faut choisir, mais entre relations hostiles et relations paisibles, entre la réciprocité négative de la vengeance ou de la guerre et la réciprocité positive du mariage et du don. Comme l’écrit Lévi-Strauss, il existe « un lien, une continuité entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses »4.

11Sans être inexacte, la formulation de Lévi-Strauss appelle une précision : la continuité entre violence et échange positif ne saurait être directe. Personne ne rendrait un cadeau pour un coup. Pour passer de la violence au don, il faut d’abord que l’on cesse de répondre – ou d’attendre que l’autre réponde – au coup qui a été donné ou reçu dans le passé, et que l’on choisisse plutôt de faire un cadeau en pensant à l’avenir. Normalement, dans le contexte d’une vendetta traditionnelle, ce serait à celui qui a infligé le dernier coup de se faire pardonner en offrant un cadeau s’il ne veut pas être lui-même victime d’une violence future. Dans le cas du récit bouddhiste, c’est la victime qui prend l’initiative de pardonner, mais le raisonnement ne change pas : on s’abstient de commettre un acte de violence pour éviter de devenir la victime d’une violence future.

  • 5   Nous nous permettons de renvoyer au premier chapitre de À charge de revanche pour plus de dévelop (...)

12Entre la réciprocité de la vengeance et celle du don, il n’y a pas seulement une différence de contenu. Il y a aussi ce que nous appelons une inversion de l’orientation temporelle : avec la vengeance, on répond à ce que l’autre a fait dans le passé ; avec le don, on prévoit ce que l’autre fera dans l’avenir. Si la vengeance consiste à tuer celui qui a tué, l’échange positif se définit selon nous par le fait de donner à celui qui va donner5. De ce point de vue, il est intéressant de constater que Dighavu ne dit pas simplement au roi : « Je te laisse la vie ». Il accepte de laisser la vie au roi seulement après que celui-ci promet : « Si tu me laisses la vie, je te laisserais la vie ». Ainsi, Dighavu donne à celui qui va donner.

  • 6   « The Agony and the Empathy », Dharma Life 22, printemps 2004, p. 22.

13Certes, Dighavu veut être sûr que le roi ne profitera pas du don de la vie pour le mettre à mort, lui. Mais on peut aussi voir un sens symbolique dans l’idée que la personne pardonnée laisse la vie à celle qui lui pardonne. En effet, si quelqu’un est obsédé par le ressentiment pour ce qu’un autre a fait dans passé, s’il est obsédé par le désir de se venger, sa vie n’est plus tout à fait la sienne, elle est paradoxalement dominée par la personne haïe. Mais s’il arrive à pardonner l’autre, il récupère sa propre vie. C’est dans ce sens que la personne pardonnée lui laisse la vie : il peut vivre de nouveau dans le présent et non dans le passé. Citons à ce propos le témoignage d’une mère dont la fille a été assassinée. Cette femme a dit que « pardonner signifie abandonner tout espoir d’un passé meilleur »6. Abandonner l’espoir d’un passé meilleur est la seule façon de faire naître l’espoir d’un futur meilleur.

14Jusqu’ici nous avons considéré des cas extrêmes, où il s’agit de pardonner le meurtrier de son propre enfant ou de ses propres parents, et nous avons évoqué des cultures exotiques, comme celle de l’Inde bouddhiste. Mais la portée du principe de réciprocité n’est pas limitée à ces cas particuliers. Elle règle les relations sociales dans notre société aussi, elle s’applique à la vie de tous les jours. Si vous me donnez un cadeau, si vous me rendez un service, je pourrais avoir envie de vous donner un cadeau ou de vous rendre un service à mon tour ; si vous me faites du tort, je pourrais avoir envie de vous faire du tort en représailles. Il y a un parallèle évident entre les deux types de réciprocité, mais il y a aussi une différence dont nous n’avons pas encore parlé : si la réciprocité positive se transforme assez facilement en réciprocité négative, le contraire n’est pas vrai.

15Si nous avons une relation positive et que vous me donnez un cadeau mais que, pour une raison quelconque, ou même sans raison, je ne le rende pas, vous pourriez interpréter cette négligence comme une injure, et nous pourrions vite nous retrouver à échanger des insultes plutôt que des cadeaux. Mais si nous commençons par échanger des insultes, il y a peu de chances pour que nous nous mettions tout d’un coup à échanger des cadeaux sans raison. Alors que l’échec d’un échange positif peut provoquer un glissement spontané vers la vengeance, la vengeance semble se perpétuer d’elle-même : on n’observe jamais une dérive spontanée vers la réciprocité positive.

16On pourrait en déduire que la reconnaissance éprouvée pour avoir reçu un bien est moins forte que le ressentiment éprouvé pour avoir subi un dommage. Il y a peut-être du vrai dans cette idée. Peut-être le désir de se venger d’une insulte est-il effectivement plus puissant, plus insistant, que le désir de rendre un bon service ou un cadeau. Mais même si ce dernier désir était tout aussi fort, il pourrait néanmoins s’avérer plus difficile à réaliser. En effet, cela coûte forcément plus cher de donner une chose de valeur que d’infliger une offense. Du moins en est-il ainsi à court terme. Il coûte peu sur le moment d’envoyer quelqu’un promener, mais le prix à payer à la longue pourrait être très élevé.

17Dans le cas de la réciprocité positive, chaque geste individuel coûte plus, mais même le résultat vaut plus. C’est beaucoup mieux d’échanger des dons que des offenses ou des coups. Dans le cas de la réciprocité négative, chaque geste individuel a beau être plus facile à accomplir : personne n’a intérêt à se retrouver dans une relation de réciprocité négative car cela comporte le risque de recevoir des coups à l’avenir, et personne n’a intérêt à recevoir des coups.

18Le problème est que celui qui a reçu un coup aura néanmoins envie de le rendre, coûte que coûte. S’il est tourmenté par le ressentiment pour ce qu’on lui a fait hier, il ne pense pas à l’avenir, il pense seulement à annuler cet événement du passé – ce qui est évidemment impossible. Mais si une action déjà accomplie ne saurait être annulée, il pourrait toutefois être possible d’annuler ses effets. Que faut-il faire pour remédier à une offense déjà donnée ?

19Nous devons d’abord nous demander pourquoi le ressentiment provoqué par une offense est si fort, au point qu’il semble souvent disproportionné en regard de l’offense même. La réponse est probablement qu’une offense est toujours perçue à un certain niveau comme une négation de la personne, une négation de son identité, de son être.

20C’est là sans doute le sens profond de l’expression : « Savez-vous à qui vous avez affaire ? ». Peut-être, justement, l’autre personne n’a pas la moindre idée de qui je suis. Peut-être, pour lui, je ne suis rien du tout. La perception d’être réduit à rien, la perception d’être anéanti dans mon être même, est ce qui explique que le ressentiment reste vif à ce point.

21Parfois un ressentiment aussi fort n’est même pas provoqué par une offense véritable, par une action méchante, mais par le simple fait qu’une autre personne arrive à obtenir quelque chose que nous aurions voulu avoir pour nous. Prenons l’exemple du mariage entre le prince Dighavu et la fille du roi de Bénarès. Pour Dighavu, ce mariage constitue assurément un happy end. Mais imaginons qu’un autre homme ait nourri l’espoir d’épouser la même fille. Cet homme éprouvera un profond ressentiment envers le mari heureux. Nous allons conclure en racontant une situation de ce genre conçue par le nouvelliste américain O. Henry.

22Il était une fois dans l’Ouest une belle fille qui s’appelait Rosita. Elle avait beaucoup d’admirateurs, mais ses préférés étaient Madison et Johnny. Ne pouvant pas les épouser tous les deux, elle devait choisir. Le jour de noël, Rosita épouse Madison. Au beau milieu des festivités, Johnny arrive, un pistolet à la main, et se met à tirer dans la direction de Madison en criant : « Voilà ton cadeau de noël ! ». Mais les autres hommes sortent leurs propres pistolets et se ruent sur Johnny avant qu’il ne provoque de sérieux dégâts. Johnny s’enfuit en promettant : « La prochaine fois, je ferai mieux ! ».

23Dorénavant, Johnny est un homme recherché. Il devient bientôt un hors-la-loi notoire. Une année passe, noël arrive à nouveau. Cette fois Johnny veut frapper avant d’être reconnu. Il se déguise en père Noël, avec un costume rouge et une barbe blanche, et va chez Madison, où se tient une grande fête avec beaucoup d’invités. Rosita est là, devant la maison, en train de parler avec un autre homme. Celui-ci demande à Rosita : « T’as pas peur que ce terrible Johnny ne revienne ici ? C’est une bête sans cœur. Nous autres, citoyens honnêtes, on devrait le chasser comme un loup ». Rosita dit : « Il a commis des crimes terribles, mais je crois qu’il y a du bon en tout le monde. Johnny n’était pas comme ça quand je l’ai connu, cela je sais ».

24Rosita rentre dans la maison et croise le père Noël en train de sortir. Celui-ci dit à Rosita : « J’ai entendu par la fenêtre ce que tu as dit. J’avais dans ma poche un cadeau de noël pour ton mari, mais j’ai décidé plutôt de laisser un cadeau pour toi. Tu le trouveras dans cette chambre ». Rosita va dans la pièce indiquée et voit Madison. Elle lui demande : « As-tu vu le cadeau que le père Noël a laissé pour moi ? ». Madison répond : « Non, je n’ai vu aucun cadeau ». Et on comprendra pourquoi : le cadeau, c’est lui.

25Johnny a laissé la vie au mari. Il a fait ce don précieux car il a pensé : « Rosita sait à qui elle a affaire vraiment ». Rosita n’a pas anéanti son être, elle l’a réaffirmé. Johnny a laissé la vie à son mari parce que Rosita lui a laissé la vie.

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Notes

1  Cet article est le fruit d’une recherche entreprise dans le cadre d’une bourse octroyée par l’association Recherches Mimétiques, que l’auteur tient à remercier ici. Une première version italienne du texte a été présentée le 20 septembre 2007 au colloque « Risentimento, perdono e riconciliazione nelle relazioni sociali » organisé à l’Université de Bergame par Stefano Tomelleri

2 . Mark Rogin Anspach, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2002.

3 « Le pardon des offenses », in André Bareau, En suivant Bouddha, Paris, Philippe Lebaud, 1985, p. 167-173.

4   Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 2e édition, Paris, Mouton, 1967, p. 78.

5   Nous nous permettons de renvoyer au premier chapitre de À charge de revanche pour plus de développements.

6   « The Agony and the Empathy », Dharma Life 22, printemps 2004, p. 22.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mark R. Anspach, « Savez-vous à qui vous avez affaire ? De la vengeance au don, de l’offense au pardon », Droit et cultures [En ligne], 56 | 2008-2, mis en ligne le 10 février 2009, consulté le 28 février 2014. URL : http://droitcultures.revues.org/365

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