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Un discours sur le champ, l’historiographie littéraire
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Un discours sur le champ, l’historiographie littéraire

Le problème de l’efficace des pratiques discursives
François Provenzano

Texte intégral

  • 1  Amossy (Ruth) & Maingueneau (Dominique) (dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires, (...)
  • 2  Maingueneau (Dominique), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Co (...)
  • 3  Voir, parmi les contributions rassemblées par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau (L’Analyse du di (...)

1L’intégration de la problématique du discours dans le cadre des études littéraires a invité, comme chacun sait, à « repenser l’autonomie des corpus littéraires1 ». En particulier, l’approche discursive permet d’appréhender le littéraire par ce qu’il n’est pas (ou pas encore) et qui le fonde comme tel. La mise en évidence du caractère paratopique du discours littéraire lui-même2 autorise à chercher les conditions de son existence sociale au cœur de son dispositif énonciatif. Mais il est sans doute également un autre terrain d’investigation qui s’ajuste particulièrement bien à cette reconfiguration de l’étude du littéraire que propose l’analyse du discours : la dimension métalittéraire d’un champ de production culturelle3. L’historiographie littéraire y occupe une place centrale ; c’est elle qui nous retiendra plus particulièrement dans les pages qui suivent.

L’historiographie littéraire : un objet à deux dimensions

  • 4  Philippe (Gilles), « Le discours scolaire sur la littérature et le style au début du xxe siècle », (...)

2Comme le souligne notamment Gilles Philippe, « [il est] probable que l’on comprend aussi bien, voire mieux, ce qu’est la littérature pour une époque en s’arrêtant sur son statut et sa définition dans les discours non-littéraires, et notamment dans les productions à inscription institutionnelle forte […]4 ». L’historiographie littéraire est un de ces lieux énonciatifs légitimé à légitimer, puisque le discours de l’historiographe s’autorise à agir sur la trame fondamentale du grand récit par lequel un ensemble d’œuvres, d’auteurs, de courants esthétiques, de lieux de sociabilité, se rend lisible, peu ou prou, comme une tradition littéraire homogène.

  • 5  Dubois (Jacques), L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Paris–Bruxelles, (...)

3En tant que tel, ce discours qui s’assimile à une instance de consécration5 constitue bien un phénomène frontière idéal pour appréhender l’intrication du discursif et du social au sein d’un même objet d’étude. Avant d’exposer le protocole d’analyse que nous retenons utile pour le corpus qui nous occupe, tâchons de déplier cet objet historiographique, dont nous venons de poser les deux dimensions constitutives : d’une part un ensemble de faits sociologiques définissant une pratique, d’autre part un ensemble d’opérations sémiotiques mobilisées par un discours.

4L’historiographie littéraire est d’abord une pratique sociale, qui consiste à tenir au sein d’une collectivité un discours sur la production littéraire d’une collectivité (s’identifiant ou non avec la première). En tant que telle, l’historiographie littéraire n’échappe pas à l’ensemble des déterminations qui pèsent sur toute pratique sociale. Par son inscription dans un certain contexte institutionnel, elle répond aux enjeux qui définissent ce contexte et est susceptible d’en modifier la configuration. Quant aux agents sociaux qui prennent en charge cette pratique, ils y investissent une part de leur capital symbolique et sont engagés dans une lutte pour la légitimité. Enfin, les produits de leur activité sont eux-mêmes susceptibles d’institutionnalisation – le « Lagarde-et-Michard » constituant sans doute le paradigme de ces produits historiographiques institutionnalisés.

  • 6  Comme l’a bien monté Jérôme Meizoz à propos des appropriations suisses de Jean-Jacques Rousseau, ce (...)
  • 7  Songeons par exemple à la célèbre Storia della letteratura italiana de Francesco De Sanctis, qui co (...)

5Sans pouvoir entrer ici dans les détails de cette dimension sociale de l’objet, soulignons simplement que les enjeux auxquels l’historiographie littéraire répond peuvent être d’ordre individuel – le premier historiographe français à entreprendre une histoire du roman, Charles Sorel, est aussi l’un des principaux représentants d’un genre romanesque jusqu’alors méprisé –, mais ont le plus souvent une dimension collective et viseront le statut d’un groupe ethnique sur l’échelle de la légitimité culturelle6, ou, plus largement, la reconnaissance internationale d’une unité politique fraîchement acquise7.

  • 8  Pour la Suisse et pour le Québec, on pense aux cas emblématiques que représentent, respectivement, (...)

6Ainsi, le plus souvent, les enjeux qui supportent l’entreprise historiographique gagnent à être rapportés au groupe social qui mobilise cette portion du travail discursif d’un état de société — par exemple, les élites genevoises du xixe siècle qui entreprennent d’intégrer Rousseau au panthéon littéraire suisse (Meizoz 2004b). On s’attachera ainsi aux spécificités sociologiques de cet ensemble d’agents, aux grandes fractures qui le divisent ou au contraire à son éventuelle homogénéité — par exemple, l’exiguïté des institutions littéraires francophones périphériques (ou, comme on voudra, la définition large du littéraire qui a pu être assumée par ces mêmes institutions) a fréquemment entraîné les producteurs culturels à se faire eux-mêmes historiographes (ou anthologistes) de leur propre pratique littéraire8.

7Le volet sociologique de l’historiographie littéraire implique encore de considérer les rapports qu’entretient cette pratique avec la vie littéraire au sens large, mais aussi avec toute autre pratique scripturale prenant la littérature pour objet. Assume-t-elle un rôle d’anticipateur, ou au contraire de retardataire, à l’égard des tendances littéraires dominantes ? Quelle visibilité possède-t-elle ? Quel crédit lui accorde-t-on ? Est-elle pratiquée de manière exclusive, ou constitue-t-elle un passe-temps d’érudit ? Répond-elle à une demande institutionnelle précise, ou à une soif désintéressée de connaître et de faire connaître ? À quel type de reconnaissance peut-elle donner droit ? Ce paramétrage ne se veut pas exhaustif, mais vise à baliser un ordre de phénomènes qui nous semblent pertinents pour appréhender l’objet non seulement dans son inscription, mais aussi dans son fonctionnement sociologique.

8L’historiographie littéraire est ensuite une production discursive – c’est notre deuxième volet – destinée à nourrir la représentation d’un noyau « littérature » au sein d’une encyclopédie collective. À ce titre, les opérations historiographiques dont elle est le lieu peuvent être appréhendées par les outils de l’analyse du discours, au sens large.

9De cet ordre de phénomènes relèvent les différentes options par lesquelles l’historiographe structure la matière de son discours : la clôture de l’étendue chronologique historiographiée, son découpage en périodes, le choix d’isoler des générations ou de livrer les traits esthétiques dominants pour chaque genre littéraire, la mise en relation des productions littéraires avec le contexte historique, ou plus précisément avec certains événements politiques, ou encore la mise en filiation d’un auteur par rapport à un autre, voire même les tentatives de métaphoriser, conceptualiser ou modéliser une dynamique historico-littéraire précise.

  • 9  Sur l’idéologie de la littérature (ou culture) nationale en Belgique, voir notamment Klinkenberg (J (...)

10Tous ces modes d’informer le récit de l’histoire littéraire s’effectuent sous différentes contraintes, également d’ordre discursif. En effet, le discours de l’histoire littéraire s’intègre dans une topologie idéologique particulière, qui impose ses thématiques, ses axiologies, voire aussi son épistémologie. Le sens historiographique est ainsi, pour une part, pré-formé par des cadres d’intelligibilité très généraux : par exemple, les concepts d’« âme belge », d’« esprit suisse » ou d’« esprit canadien-français », qui émaillent les premiers discours historiographiques de ces différentes zones, ne sont pleinement compréhensibles que s’ils sont rapportés à leur héritage épistémologique commun, le Geist de la philosophie romantique allemande9.

  • 10  Ainsi, évoquant l’un des principaux promoteurs du concept de « littérature nationale » en Espagne, (...)
  • 11  Pour éclairer le fonctionnement de ce double registre, à la fois discursif et narratif, Clément Moi (...)

11Il convient donc de lire l’historiographie littéraire comme un réceptacle potentiel de contenus idéologiques, éventuellement actualisés par une tendance politique pertinente sur la scène nationale du moment10. Il n’en demeure pas moins qu’une autre contrainte discursive opère précisément en sens inverse de celle à peine mentionnée : le genre de l’histoire littéraire est de ceux qui prescrivent de neutraliser relativement les marquages idéologiques qui déterminent la production du discours. Pour rendre crédible l’illusion du consensus et imposer son récit comme une vérité encyclopédique, l’historiographe doit pouvoir situer sa parole au plus près possible de la doxa. Ainsi, s’il reste pertinent de relever l’inscription idéologique d’un discours historiographique, c’est essentiellement pour rechercher comment l’énonciation se rend malgré tout recevable par qui ne partagerait pas les mêmes postulats idéologiques. En somme, nous pourrions dire que l’historiographie littéraire est un discours qui cherche à se donner toutes les apparences du récit. C’est d’ailleurs sous cette forme, dans sa configuration la plus achevée, qu’il atteint l’institutionnalisation. L’« Histoire-de-la-littérature-française » n’est, aux yeux du sens commun, ni celle de Lanson, ni celle de Brunetière ; elle transcende toutes ses conditions d’énonciation pour exister comme un récit figé dans l’éternité d’une vérité indémontable11.

  • 12  Sur la notion de posture, voir Meizoz (Jérôme), L’Œil sociologue et la littérature, Essais, Genève- (...)

12Enfin, ces dernières remarques ne doivent pas nous dispenser – au contraire – de prendre en compte une autre dimension fondamentale de ce volet discursif de l’historiographie littéraire, à savoir les modalités énonciatives par lesquelles elle se manifeste. C’est ce que nous analyserons plus loin en terme de posture énonciative12 en étant attentif aux marqueurs textuels par lesquels l’agent social situe, ou met en scène, sa propre parole dans un espace souvent largement mythifié, une reconstruction idéale de la portion du social qu’il est censé décrire.

13Le détail de ces deux dimensions constitutives de l’historiographie littéraire, la sociologique et la discursive, nous conduit à présent à envisager le problème de leur articulation au sein d’un même appareil d’analyse. Plutôt qu’un modèle théorique global, nous exposerons un protocole opérationnel, dont l’objectif pour le cas qui nous occupe est de rendre compte de l’efficace de cette pratique discursive particulière qu’est l’historiographie littéraire. Nous procéderons pour cela à partir d’un exemple précis, en cherchant à pointer, pour chaque étape du protocole, les outils théoriques mobilisés.

  • 13  Potvin (Charles), « Aperçu général de l’histoire des lettres en Belgique », dans Potvin (Charles), (...)

14Le discours historiographique que nous analyserons est l’« Aperçu général de l’histoire des lettres en Belgique », du polygraphe belge Charles Potvin13. Publié en 1870, ce texte fut prononcé par Potvin en 1865, lors d’une conférence à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Il ne s’agit donc pas d’une volumineuse histoire littéraire, mais d’un discours bref et dense (il tient sur une vingtaine de pages), qui n’en livre pas moins une vision particulière de l’histoire et des lettres nationales. Selon nous, le principal intérêt de ce discours réside dans le fait que les options historiographiques qu’il manifeste s’inscrivent dans un contexte énonciatif précis, dont les paramètres se combinent à ceux du champ social dans son ensemble, comme nous allons le voir.

L’analyse sociologique

15L’analyse sociologique constitue le premier volet du protocole que nous proposons. Nous la déplierons en trois étapes, qui envisagent successivement le champ social, le champ littéraire, enfin le champ historiographique, pour autant que chacune de ces portions du social puisse être envisagée de manière relativement autonome par rapport aux autres.

16Cette « priorité » accordée au « contexte » ne doit pas laisser penser que nous reconnaissons aux éléments extra-textuels une valeur explicative supérieure, ni même que nous entendons les cloisonner hors des mécanismes discursifs qui feront l’objet du second volet de l’analyse. Comme nous l’avons dit, nous ne prétendons pas défendre ici un modèle théorique qui définirait la priorité épistémologique de tel ordre de phénomènes sur tel autre, mais simplement un protocole exposant les options méthodologiques qui nous semblent les plus rentables, et parfois aussi, plus simplement, les plus applicables.

Structure du champ social

  • 14  Pour davantage de précisions, nous renvoyons aux récentes synthèses livrées dans Bertrand (Jean-Pie (...)
  • 15  Klinkenberg (Jean-Marie), « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une sociol (...)

17De manière forcément schématique et réductrice, nous dirons que le champ social de la Belgique de la seconde moitié du xixe siècle se caractérise par une opposition majeure entre catholiques et libéraux, ce dernier clan se divisant lui-même en libéraux doctrinaires et libéraux progressistes14. C’est parmi ces derniers que se recrute une élite bourgeoise nationaliste, opposée autant aux riches industriels nostalgiques de l’orangisme qu’aux républicains partisans du réunionisme avec la France15. Ces intellectuels en émergence, auxquels appartient Potvin, défendent l’homogénéité et la liberté tant politiques que confessionnelles de leur jeune nation, contre l’impérialisme français de Napoléon III et contre l’obscurantisme catholique.

  • 16  Denis (Benoît) & Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge, op. cit., p. 98.

18Dans les années 1860–1870 plus particulièrement, l’opposition entre les deux factions est exacerbée par la radicalisation de la position cléricale. La promulgation de l’encyclique Quanta cura (1864) vise en effet à rappeler la primauté qu’entend s’assurer l’Église sur le plan politique et éveille les protestations de liberté, contre l’intransigeance papale. Enfin, toujours dans ces mêmes années, surgit un autre clivage majeur, à dimension strictement belge celui-ci : contre la bourgeoisie francophone au pouvoir, le peuple flamand commence à réclamer « la promotion d’une langue flamande standardisée dans tous les secteurs de la société16 ». Cette revendication, on s’en doute, mine déjà de l’intérieur le discours unioniste.

  • 17  À partir de 1839, il convient de noter une inflexion majeure dans ce travail discursif. Avec la sig (...)

19Cette classe émergente d’intellectuels progressistes dont nous avons parlé occupe par ailleurs les principales positions du champ culturel, de sorte qu’il est relativement artificiel de postuler une clôture entre le proto-champ littéraire et le champ du pouvoir dont nous venons d’ébaucher à grands traits la structure et les enjeux. La manifestation d’une indépendance et d’une cohérence culturelles proprement belges est l’un des aspects – le plus saillant – de la politique nationaliste de ces magistrats ou cadres libéraux progressistes17.

Structure du champ littéraire

20Nous l’avons dit, dans la Belgique de 1865, les structures et enjeux du champ de production culturelle sont calqués de façon presque homologues sur ceux du champ social. Certains des aspects du littéraire belge ne sont cependant pas totalement réductibles aux grandes oppositions socio-politiques que nous avons évoquées.

21Ainsi, de façon plus spécifique, le marché littéraire en Belgique se caractérise par la lourde hypothèque qu’y fait peser la pratique éditoriale de la contrefaçon. Jusqu’en 1852, date à laquelle une loi interdit la contrefaçon en Belgique, l’essentiel du marché national est inondé par des copies de gros succès français, ce qui n’est évidemment pas pour encourager les vocations locales, ni pour diffuser une saine image du pays à l’étranger. À l’intérieur, le Belge est stigmatisé pour son indifférence envers la littérature de ses compatriotes ; à l’extérieur, il est dénoncé comme pilleur des génies créatifs produits hors de ses frontières.

  • 18  Ce sera la grande affaire de la génération suivante que de plaider pour la professionnalisation de (...)
  • 19  Michaux (Marianne), Entre littérature et politique, op. cit., pp. 68–98.

22L’attaque est d’autant plus justifiée que la Belgique ne possède pas encore, à proprement parler, un personnel social spécialisé dans la production artistique18. La figure littéraire dominante est celle de l’homme de lettres, polygraphe érudit, mêlant une activité de juriste ou de journaliste à une curiosité pour l’histoire ou à l’écriture d’une poésie conventionnelle, souvent patriotique, ou de romans historiques. On trouve bien une production de romans d’inspiration naturaliste, mais qui est tout à fait minorisée par les instances de reconnaissance19. Quant à Charles De Coster, il appartiendra à la génération de 1880 d’en faire, a posteriori, le père des lettres belges. Jusqu’à la fin du xixe siècle, le principal organe de consécration est l’Académie des sciences, des lettres et des beaux-arts qui, comme son nom l’indique, couvre une gamme de pratiques qui appartiennent au vaste ensemble des activités de l’esprit.

  • 20  Trois Prix triennaux de littérature dramatique et le Prix quinquennal en 1867, au nez et à la barbe (...)

23Potvin occupe, au sein de cette structure minimale, la position la plus légitime. Les quelques insignes de consécration littéraire spécifique, c’est lui qui les obtient20. À la fois journaliste, historien et critique, il s’impose comme le polygraphe couvrant la surface la plus vaste et, à ce titre, se montre digne du plus haut respect. Sa production littéraire proprement dite s’inscrit dans les genres les plus ajustés aux enjeux légitimes du champ social de l’époque : poésie historique, patriotique et morale, et théâtre d’illustration nationale.

  • 21  Pour d’ultérieures précisions, nous renvoyons à Michaux (Marianne), Entre littérature et politique, (...)

24Cette position d’homme de lettres national le met tout à fait à l’aise pour attaquer la France littéraire, dont il dénonce la « corruption » dans un ouvrage de 1873. Son statut d’auteur consacré par les instances officielles lui permet sans doute moins facilement de critiquer sur le même ton la politique culturelle de l’État belge, dont il faut souligner qu’elle accordait un statut plus légitime aux arts plastiques par rapport à la littérature. C’est donc sous le couvert de l’anonymat qu’il publie, en 1860, son pamphlet en défense de ce qu’il nomme les « arts gueux » (les lettres), contre les « arts nobles » (la peinture et la sculpture) ; pamphlet tout à fait éclairant sur la structure du champ de production culturelle de l’époque et sur les rapports ambigus qu’il entretient avec le champ du pouvoir21.

Structure du champ historiographique

  • 22  Sous-titrée « exposé méthodique de toutes les connaissances relatives à la Belgique ancienne et mod (...)

25L’historiographie littéraire constitue un autre aspect de l’activité lettrée de Potvin. Ici non plus, comme pour la pratique littéraire, on ne pourra vraiment situer Potvin et sa pratique au sein d’un hypothétique « champ historiographique » parfaitement autonome et homogène. Quelques traits spécifiques sont tout de même isolables, qui éclairent le cas qui nous occupe. Dans ces premières décennies qui succèdent à l’indépendance de 1830, l’histoire littéraire nationale en est bien entendu à ses balbutiements et se confond la plupart du temps avec les discours programmatiques ou épidictiques portés sur le rayonnement culturel de la jeune nation. Selon l’idéologie romantique herderienne, l’enjeu est d’exhiber un patrimoine qui remonte à la nuit des temps et qui promet un bel avenir. Le tableau de l’abondance et de l’excellence des lettres nationales constitue ainsi un chapitre du portrait symbolique de la Belgique entière, comme l’illustre parfaitement la vaste encyclopédie Patria Belgica, publiée entre 1873 et 187522. Dans une telle configuration du travail discursif, on se doute bien que la vision de l’histoire littéraire soit relativement consensuelle, le principal enjeu étant d’annexer – tant géographiquement que chronologiquement – le plus possible d’auteurs au panthéon national. La seule polarisation dans laquelle est pris le discours historiographique est celle qui l’oppose, tout entier, à ceux qui dénoncent l’indigence littéraire du pays et ne reconnaissent que la France comme foyer culturel digne de considération.

  • 23  Il est assez piquant de noter que, dans ces mêmes années, Charles Baudelaire se trouve précisément (...)

26Ce type de configuration de l’espace discursif transparaît tout à fait dans le contexte particulier des « conférences » ou « cours publics », genre auquel appartient le texte de Potvin que nous analysons ici. Ainsi, parallèlement aux conférences de Potvin sur l’histoire littéraire nationale, l’Hôtel de Ville de Bruxelles accueille des « Cours d’histoire nationale », par M. Alphonse Wauters, ou encore une causerie de M. Considérant sur « Le développement de l’idée nationale en Belgique, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours », mais aussi des « Cours de Chimie industrielle », joignant chacun le goût pour l’érudition à l’illustration de l’un des aspects des « Arts, sciences et lettres » de la jeune nation (c’est sous cette rubrique que ces différents événements sont annoncés régulièrement dans l’Indépendance belge)23.

L’analyse discursive

27Ceci posé, nous tenterons à présent de décrire les logiques discursives à l’œuvre dans le texte de Potvin, en procédant en deux temps. Sur le mode paradigmatique d’abord, détaillons les éléments de posture et les représentations socio-littéraires véhiculées dans le discours.

Examen paradigmatique : postures énonciatives

28L’ethos manifesté par Potvin ne se laisse guère ramener à un seul type homogène, mais s’actualise tour à tour sous quatre modalités distinctes.

291° Une posture d’universalité, caractérisée par un débrayage complet, aussi bien spatio-temporel que personnel. En exemple :

Pour qu’une nation existe et subsiste, il faut qu’elle ait, il faut qu’elle garde sa vie propre, son esprit indépendant, ses mœurs vivifiantes ; pour qu’une nation résiste victorieusement à l’attraction des foyers politiques plus grands ou des météores qui passent, il faut qu’elle entretienne sans cesse le feu sacré de ses traditions, qu’elle conserve, par sa pensée libre et ses mœurs naturelles, le censorium puissant de sa personnalité et comme l’âme de la patrie. (5.)

30Comme le montre cet exemple, ce premier type de posture est porteur de sentences excessivement générales sur l’utilité de l’art et de l’histoire des lettres pour le progrès des civilisations et pour l’illustration de l’existence de la nation.

312° Une posture d’autorité, caractérisée par un embrayage complet, spatio-temporel et personnel, renvoyant à la situation d’énonciation précise que constitue la conférence de Potvin à l’Hôtel de Ville de Bruxelles en 1865. En exemple : « Notre patrie, messieurs, peut revendiquer une belle place dans les annales de la pensée. […] Tel est le tableau que je vais esquisser aujourd’hui devant vous. » (8). Ou encore : « C’est sérieusement, vous le permettez, vous l’exigez, que je dois vous parler de notre patrie ! » (8) Par cette posture, l’énonciateur s’impose comme historien savant, mandaté par les pouvoirs publics (les « magistrats de la capitale », qu’il remercie à plusieurs reprises) pour délivrer à un destinataire anonyme et collectif (« messieurs ») une vérité historico-culturelle dont il se porte garant.

323° Une posture de collectivité, caractérisée par un embrayage partiel, uniquement sur le plan de la personne, renvoyant à un « nous » nationalisé, tandis que l’inscription temporelle demeure indéterminée. En exemple :

La prévention, aussi injuste qu’incontestable, qui livre nos librairies, nos théâtres, nos chaires littéraires aux lettres françaises, continue, sans le savoir, l’œuvre de nos oppresseurs qui ont voulu nous empêcher de penser, l’œuvre de nos ennemis qui ont voulu nous conquérir, pendant des siècles. (22.)

33Ici, l’historien d’autorité s’efface devant le citoyen de la patrie, qui non seulement associe l’auditoire à son travail de mémoire, mais aussi indexe cet ensemble sur celui du peuple belge à travers les âges.

344° Enfin, une posture que nous qualifierons de « figurale », faute d’une étiquette plus précise. Elle s’élabore à partir de deux figures rhétoriques de l’énonciation : l’hypotypose (embrayage temporel à un temps t antérieur à 1865) et la prophétie (embrayage temporel à un temps t postérieur à 1865). En voici les deux exemples représentatifs ; pour l’hypotypose : « [après avoir évoqué la défaite face à l’Espagne, au xvie siècle :] Nous voilà vaincus ; que la France vienne à notre rescousse ! » (20) ; pour la prophétie :

[…] la Belgique ne se suicidera point ! La vitalité renaissante, dont elle a fait preuve, depuis un demi-siècle, dans les arts, dans l’industrie, dans la politique, triomphera aussi dans les arts de la pensée ! La Belgique ne négligera, ne dédaignera jamais les lumières des nations ses sœurs, mais elle ne mettra pas son génie sous le boisseau d’un monopole étranger ! (22–23.)

35Certes, on peut voir là tout simplement un moyen de rendre l’exposé plus vivant ; mais nous voudrions montrer que ces choix posturaux ne sont pas anodins par rapport aux représentations qu’ils véhiculent.

Examen paradigmatique : représentations

36Poursuivant notre inventaire paradigmatique, venons-en précisément aux représentations. De façon schématique, la vision du social livrée par le discours de Potvin se laisse ramener à trois grandes oppositions : liberté vs soumission, laïcité vs cléricalisme, unité vs dispersion. Ce type de représentation transparaît notamment dans les options de périodisation choisies par Potvin, qui annonce ainsi son plan : « Je veux vous retracer dans ses grandes lignes, l’histoire moderne, et, pour être plus concis, je la diviserai en trois périodes : les Communes, la Renaissance, la domination espagnole et autrichienne. » (9.) On perçoit également cette grille de lecture du social dans la triple caractérisation qui selon lui synthétise le « génie moderne » des xie–xiiie siècle : « liberté communale, unité fédérative, esprit laïc » (9).

37La vision des lettres nationales, quant à elle, est tout entière déterminée par l’antithèse à laquelle elle s’oppose dans le discours social de l’époque : aux constats d’incapacité littéraire de la nation et à la représentation minorisée de la Belgique sur le plan intellectuel, Potvin répond par un placement qualitativement élevé du patrimoine culturel belge sur l’échelle mondiale des œuvres de la pensée. Ainsi :

Si la Pologne a Copernic, l’Italie Galilée, l’Allemagne Kepler, l’Angleterre Newton, la France Papin, nous avons Loignet d’Anvers, qui invente l’hémisphère nautique ; nous avons Snellius, qui mesure, le premier, géométriquement la terre ; nous avons Sluse, le collègue de Leibnitz et de Newton […]. (15.)

38Enfin, un troisième type de représentation concerne le rapport postulé entre le monde des lettres et l’univers socio-historique dans son ensemble. À cet égard, la vision défendue par Potvin confère aux œuvres de la pensée une fonction sociale à part entière : sorte de manifestation tangible et condensée de l’intelligence d’une collectivité – autrement impalpable –, les lettres accomplissent une mission émancipatrice. Symboles effectifs d’une résistance à l’envahisseur, qu’il soit politique ou culturel, les productions de l’esprit d’une nation remplissent un « devoir patriotique », au même titre que le développement du commerce ou de l’industrie. Ainsi, « pour conjurer la terreur religieuse » qui sévit au Moyen Âge, Potvin évoque la « puissance intellectuelle et [l’] énergie morale » de ses provinces ; c’est encore « la muse du peuple » qui « a contribué pour beaucoup à conjurer le fantôme et à repousser les deux étrangers : le pape et le roi » (11-12).

39Avant d’envisager l’analyse syntagmatique, nous voudrions attirer l’attention sur les re-sémiotisations dont ces différentes représentations sont le lieu. Par rapport à l’état du champ social que nous avions décrit, le discours de Potvin applique deux types de transformations sémiotisantes. D’une part, les oppositions structurantes (laïcité vs cléricalisme, par exemple) sont ici mobilisées de manière transversale comme clés de lecture dans un schéma diachronique, ce qui n’est pas sans en modifier la valeur cognitive. D’autre part, comme nous venons de le voir, l’univers littéraire est représenté par un raccourci synecdochique par rapport aux structures du monde social : les lettres sont à la patrie ce que l’épée est au soldat, en quelque sorte.

40Nous parlons bien ici de re-sémiotisation, dans la mesure où les structures sociologiques que nous avions dégagées étaient déjà, selon nous, de nature sémiotique : elles possédaient une « valeur » particulière aux yeux du sociologue analyste du champ ; valeur qui se trouve renégociée, réinvestie de sens ou au contraire vidée de pertinence, par l’énonciateur historiographique dont nous analysons le discours.

  • 24  Nous entendons « discours social » selon l’acception qu’en a proposée Marc Angenot dans 1889. Un ét (...)

41Enfin, notons encore que ces représentations émergent pour une part sous les contraintes doxiques appliquées par le discours social. C’est à ce titre qu’il nous semble opportun d’intégrer l’examen du discours social à ce protocole d’analyse24. Sans pouvoir livrer ici une topographie discursive aussi développée que le tableau sociologique ébauché plus haut, nous pointerons simplement ces quatre noyaux argumentatifs dont les contraintes sont repérables dans le discours de Potvin. Deux y ont une présence pleine : l’anticléricalisme et le patriotisme, qui commandent la vision socio-historique de l’historiographe. La « résistance aux saints pères » est l’un de ses leitmotive et le souci du « devoir patriotique » constitue la valeur ultime à l’aune de laquelle Potvin jauge ses objets et justifie sa propre démarche d’historien.

  • 25  Dans ce passage en hypotypose que nous avons déjà signalé, l’auteur s’exclame : « […] salut à la Fr (...)

42Un troisième noyau du discours social occupe une position qu’on pourrait qualifier de « concessive ». Comme nous l’avons dit, dès les années 1860, les premières revendications flamingantes se font entendre en Belgique. On perçoit cet écho, en creux, dans le discours de Potvin qui témoigne de la nécessité d’affirmer malgré tout un attachement aux valeurs universelles portées par la France, sa pensée et sa langue25.

43Enfin, un quatrième noyau thématique du discours social prend dans le discours de Potvin une forme antithétique : il s’agit de ces nombreux constats d’indigence littéraire nationale, qui servent ici de repoussoir rhétorique à l’entreprise d’illustration. Dans ce passage en particulier, le discours des contradicteurs est transposé tel quel, mais au sein d’une pseudo scène énonciative, insérée dans un dispositif ironique, au terme duquel l’orateur impose avec d’autant plus de force le sérieux de sa réelle position énonciative :

Donc, c’est bien entendu ! nous avons fondé nos communes sans penser et sans écrire. Nous avons eu de grands siècles de prospérité industrielle, commerciale, politique, sans écrivains et sans poëtes. […] Voyez plutôt nos librairies, nos théâtres, nos chaires d’universités: la littérature française y règne ; un voisin complaisant nous épargne les fatigues du cerveau. […] Je m’arrête, messieurs, car je m’égarais. C’est assez, trop d’ironie ! […] C’est sérieusement, vous le permettez, vous l’exigez, que je dois vous parler de notre patrie ! (7–8.)

Examen syntagmatique

44Cette dernière citation nous conduit tout naturellement à envisager à présent le discours de Potvin sur le mode syntagmatique. En parcourant la séquence dans l’ordre de son déploiement, il s’agit de saisir, d’une part la manière dont telle posture se combine à telle représentation (et opère ainsi du même coup une autre forme de re-sémiotisation), d’autre part la manière dont les différentes postures répertoriées peuvent s’enchaîner et se renforcer mutuellement.

45L’ouverture du discours (« Messieurs, ») se fait sous la posture 2 (d’autorité), mais bascule dès le mot suivant vers une autre scène énonciative – celle où prend place la posture 1 (d’universalité) : « L’histoire de la littérature n’est pas un futile jeu d’esprit, ni une vaine recherche de curiosité archéologique. » (3.) C’est par cette posture d’universalité que l’énonciateur va ensuite fonder, et légitimer, la posture d’autorité qui assumera la première partie de son discours : après avoir évoqué sentencieusement la nécessité pour les nations de connaître, préserver et perpétuer leurs propres traditions intellectuelles, il se pose lui-même comme « simple soldat de la patrie, vous parlant de ses historiens, de ses savants, de ses philosophes, de ses orateurs, de ses pamphlétaires et de ses poëtes ! » (5). La métaphore militaire permet ainsi de passer de l’impersonnalité du devoir patriotique de mémoire à son actualisation lors de cette conférence.

46Une fois autorisé à dresser son tableau, l’énonciateur en fait le véhicule des représentations que nous avons détaillées plus haut. Imposant d’autorité la scansion historique déjà citée (liberté des Communes, esprit laïc de la Renaissance, résistance collective et héroïque aux dominations espagnole et autrichienne), l’historien en transpose les traits les plus saillants pour une caractérisation de la production littéraire : ainsi, le « cosmopolitisme » de la Flandre se fait « aussi large pour la littérature que pour le commerce » (10), la résistance à « la terreur religieuse » se fait par la « puissance intellectuelle », les « parodies mordantes » et les poésies des ménestrels (11–12). La caractérisation du champ littéraire se poursuit sous cette posture d’autorité historique, qui présente les Chambres de rhétorique comme lieu de sociabilité renvoyant par synecdoque à l’ensemble du « peuple éclairé » (17–18).

47Arrive ensuite l’hypotypose, qui fait office de transition entre deux registres posturaux. Pour évoquer l’appel au secours à la France (« Nous voilà vaincus ; que la France vienne à notre rescousse ! » (20)), l’énonciateur abandonne sa posture d’autorité de 1865 et adopte une personnalisation collective. En situant son point de vue énonciatif dans le passé du xvie siècle, il peut exalter cette « France de la liberté » sans entrer en contradiction avec les protestations d’indépendance et les attaques contre la France napoléonienne qui émaillent par ailleurs son discours. Il place ainsi, de façon non suspecte à l’égard du devoir patriotique, le rappel d’un attachement belge aux valeurs de l’universelle France – qu’on peut lire, en forçant sans doute un peu l’interprétation, comme une prévention contre les revendications flamandes contemporaines.

48Cette courte séquence rhétorique permet un basculement du discours de la posture 2 (d’autorité) vers la posture 3 (de collectivité), qui répète la même prise en charge des représentations : cimentage de la caractérisation socio-historique autour d’un noyau sémiotique minimal (« […] nous ne sommes pas nés pour subir de tels maîtres [les jésuites] » (20)), puis transposition de cette caractérisation vers le champ littéraire :

La prévention, aussi injuste qu’incontestable, qui livre nos librairies, nos théâtres, nos chaires littéraires aux lettres françaises, continue, sans le savoir, l’œuvre de nos oppresseurs qui ont voulu nous empêcher de penser, l’œuvre de nos ennemis qui ont voulu nous conquérir, pendant des siècles. (22.)

49Autrement dit, après avoir établi la vérité des faits et des caractères sous la posture de l’historien devant son public, l’énonciateur poursuit son même tableau en impliquant ses destinataires et, au-delà, l’ensemble de ses compatriotes, dans la destinée socio-littéraire qu’il est censé décrire. La suite logique de ce parcours énonciatif est alors l’adoption de la posture prophétique, qui déborde l’inscription temporelle réelle pour énoncer le futur sur le mode du programme à réaliser : « Alors, la vieille chaîne espagnole sera entièrement rompue ; alors, les filets de l’annexion seront brisés pour toujours ; alors, notre renaissance sera complète, et l’on pourra dire, intellectuellement comme politiquement : les Belges ont une patrie. » (23.)

50Enfin, lorsque le récit a cessé, les dernières lignes du texte réalisent une sorte de synthèse des trois postures principales qui ont tissé le discours :

Puissé-je parler avec l’indépendance du citoyen qui sait que la flatterie et le mensonge sont utiles à la tyrannie ; mais que la liberté a besoin de conseillers, non de courtisans, et qu’elle se plaît aux mâles franchises de la vérité ! Je n’oublierai jamais que la Belgique libre fait partie de l’Europe ; si je l’oubliais, que vos murmures me rappellent au devoir ! (23–24.)

51La connaissance de cette sentence universelle sur « la flatterie et le mensonge [etc.] » (posture 1) rend le citoyen Potvin compétent pour prendre la parole de l’historien et légitime sa posture d’autorité (posture 2) ; cette autorité est à nouveau garantie par la collectivité impliquée, avec l’historien, dans le même « devoir » envers la patrie (posture 3).

L’analyse de l’efficace

52Au terme de cette analyse discursive, il n’agit pas, selon nous, d’étiqueter ce type particulier de « chimie posturale » en tant que prise de position dans le champ. Dans le champ littéraire, sûrement pas : ce type de discours ne peut en aucune manière être considéré sur le mode relationnel/différentiel/concurrentiel avec, par exemple, un recueil de poésies romantiques d’Octave Pirmez, ou un roman réaliste d’Émile Leclercq, également actifs en 1865. Quant au champ historiographique, les prises de position éventuellement lisibles à son niveau consisteraient plutôt en des choix épistémologiques ou axiologiques.

53L’hypothèse qui guide notre analyse vise plutôt à considérer que les différents traits discursifs mis en évidence, tels que combinés aux données sociologiques qui entourent le discours de Potvin, permettent à ce discours d’avoir un certain impact sur l’univers social qui le reçoit, lui assurent une puissance de frappe telle qu’il impose un ordre de réalité pertinent à cet univers social. En 1865, il n’existe pas, matériellement, institutionnellement, de « littérature belge » dans l’espace de la société. Un discours tel que celui de Potvin a pour effet d’assurer à la collectivité l’existence symbolique du « littéraire belge », d’établir les modalités de sa lisibilité sociale, en somme de lui conférer une valeur. Ce processus par lequel un discours crée de la valeur sociale, en exerçant une pression ajustée sur la configuration institutionnelle dans laquelle il se formule, c’est ce que nous nous proposons d’appeler l’efficace.

54À partir de l’analyse de cas qui précède, nous pouvons tenter de préciser comment, méthodologiquement, peut se repérer l’efficace d’un discours. On dira ainsi que l’efficace se manifeste par l’ajustement réciproque de trois ordres de phénomènes :

551° les enjeux légitimes dégagés par l’analyse de l’état du champ social et du champ littéraire (dans notre exemple : défendre la liberté politique et confessionnelle de la nation, brider les premières revendications flamandes, revaloriser l’image culturelle de la Belgique vis-à-vis de l’étranger, susciter une émulation positive parmi les hommes de lettres du pays) ;

562° la position sociale de l’énonciateur, qui détermine sa capacité (ou son incapacité) à percevoir ces enjeux légitimes et à les reformuler (dans notre exemple : historien, journaliste, académicien, dramaturge national, francophone anticlérical, Potvin ne peut qu’être sensible à chacun de ces enjeux et est tout à fait légitimé à y répondre) ;

573° les postures mobilisées par l’énonciateur pour livrer, sous forme de représentations, des réponses autorisées à ces enjeux (dans notre exemple : les postures d’universalité, d’autorité et de collectivité permettent de valider tour à tour des représentations socio-littéraires ajustées aux impératifs d’illustration nationale exposés plus haut ; ces postures délimitent par ailleurs la gamme des destinataires du discours, en impliquant que ceux-ci reconnaissent également la pertinence des enjeux et la validité des réponses qui leur sont données).

  • 26  On comprendra que nous ne pouvons ici qu’évoquer allusivement quelques traits saillants du discours (...)

58Si elle peut être saisie, de la sorte, dans la synchronie où elle se déploie, l’efficace se vérifie tout aussi bien, paradoxalement, dans ses phases de déclin, ou de mutation. À partir des années 1890, la Belgique littéraire change de paradigme historiographique et la vision des lettres belges imposée par le critique et écrivain Francis Nautet fait désormais pièce aux discours patriotiques de l’homme de lettres et académicien Charles Potvin. Cette perte d’efficace du discours de Potvin peut être comprise comme un « désajustement » de la chimie posturale que nous avons tenté d’analyser plus haut, par rapport aux nouveaux enjeux institutionnels légitimes. Après 1880, la position politique du pays n’est plus guère contestée, l’image négative que provoquait la contrefaçon éditoriale est estompée, et la Belgique possède une masse critique de producteurs littéraires. Il s’agit dès lors d’assurer la reconnaissance sélective d’une génération littéraire précise, émergente en 1880, et d’instituer la spécificité de sa pratique par rapport au monde social. À la « chimie posturale » de l’historien d’autorité, fondé par l’universelle nécessité de son entreprise et rassembleur d’une collectivité de citoyens, succède ainsi une autre combinaison, qui associe avec Nautet une posture de critique esthétique à une posture d’acteur littéraire contemporain de la jeune génération de 1880, qu’il situera à la renaissance de sa littérature nationale26.

  • 27  « La représentation charismatique de l’écrivain comme “créateur” conduit à mettre entre parenthèses (...)
  • 28  « On peut appeler vocation énonciative ce processus par lequel un sujet se “sent” appelé à produire (...)

59On l’aura compris, il s’agit bien, en dernière analyse, de saisir le discours par le côté de sa réception – l’efficace en étant l’une des modalités possibles. Attirer l’attention sur cet ordre de problématiques nous apparaît d’autant plus indiqué que la question de l’impact des discours n’est abordée que de façon assez latérale dans les principaux modèles théoriques que nous utilisons ici. Bien qu’elles s’inscrivent toutes deux en nette opposition à l’idéologie littéraire romantique dite « du créateur », aussi bien la sociologie de la littérature (d’inspiration bourdieusienne) que l’analyse du discours littéraire nous semblent en effet s’être portées de façon privilégiée sur le pôle « création » du processus de communication littéraire. L’entreprise socio-littéraire de Pierre Bourdieu est bien de mettre au jour les conditions de possibilité du geste artistique et de la constitution de l’auteur en tant que tel27 ; quant aux concepts proposés par Dominique Maingueneau, ils touchent pour la plupart à la dimension génétique du discours littéraire, aux rouages énonciatifs qui le fondent comme tel28.

  • 29  Comme le souligne Jacques Dubois à propos de l’instance critique de l’institution de la littérature (...)

60Certes, le statut particulier du discours que nous avons choisi d’analyser ici – un métadiscours – favorise un type de lecture centré sur l’impact de la pratique discursive, plutôt que sur sa genèse29. Néanmoins, si le cas de l’historiographie littéraire belge est particulièrement révélateur de cette efficace du métadiscours, peut-être d’autres pratiques moins explicitement métadiscursives gagneraient-elles à être analysées par le biais de leur efficace : en tant qu’elles inscrivent dans un champ social, non pas leur propre position énonciative, mais la valeur symbolique des objets dont elles traitent, en recourrant successivement à différentes stratégies posturales. Nous pensons par exemple, évidemment, au discours publicitaire, mais aussi au discours de vulgarisation scientifique.

61Ce biais de l’efficace permet ainsi d’entrevoir la possibilité d’une histoire des pratiques discursives (limitée bien sûr, à chaque fois, à une portion particulière du travail discursif d’une société), où l’analyse du champ et l’analyse du discours feraient offices de soubassements conjoints et complémentaires.

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Notes

1 Amossy (Ruth) & Maingueneau (Dominique) (dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 10.
2 Maingueneau (Dominique), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.
3 Voir, parmi les contributions rassemblées par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau ( L’Analyse du discours dans les études littéraires, op. cit.), les approches adoptées par Gilles Philippe, Isabelle Laborde-Milaa et Marie-Anne Paveau, et Georges-Élia Sarfati, qui envisagent précisément cette dimension métalittéraire selon une perspective d’analyse du discours.
4  Philippe (Gilles), « Le discours scolaire sur la littérature et le style au début du xx e siècle », dans Amossy (Ruth) & Maingueneau (Dominique) (dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires, op. cit., pp. 379–388 ; p. 379.
5 Dubois (Jacques), L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Paris–Bruxelles, Nathan–Labor, « Dossiers média », pp. 95–96.
6 Comme l’a bien monté Jérôme Meizoz à propos des appropriations suisses de Jean-Jacques Rousseau, ce type de stratégie historiographique s’élabore parfois au prix de certains paradoxes ou d’un archaïsme méthodologique évident (Meizoz (Jérôme), « Quand la critique se fait nationale : apories et enjeux d’un Jean-Jacques Rousseau “Suisse” au xx e siècle », dans Doré (Martin) & Jakubec (Doris) (dir.), Deux littératures francophones en dialogue. Du Québec et de la Suisse romande, Actes du colloque de Lausanne, 25–27 avril 2002, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, pp. 313–326.
7 Songeons par exemple à la célèbre Storia della letteratura italiana de Francesco De Sanctis, qui commence à paraître précisément en 1870, année où s’achève l’unification politique du pays.
8 Pour la Suisse et pour le Québec, on pense aux cas emblématiques que représentent, respectivement, Henri-Frédéric Amiel et l’abbé Henri-Raymond Casgrain. Pour la Belgique, on peut évoquer, sans souci d’exhaustivité : André Van Hasselt, Francis Nautet, Albert Mockel, Joseph Chot, Maurice Gauchez, Maurice Des Ombiaux, Géo Norge, Suzanne Lilar, Liliane Wouters, ou, jusqu’à aujourd’hui, Marc Quaghebeur.
9 Sur l’idéologie de la littérature (ou culture) nationale en Belgique, voir notamment Klinkenberg (Jean-Marie), « L’idéologie de la “littérature nationale” (1830-1839) », Studia Belgica, Universität Marburg, 1980, pp. 135–153 et Denis (Benoît) & Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, « Espace Nord – Références », 2005, pp. 104–109. Sur les promoteurs de l’esprit canadien-français, voir notamment Brunet (Manon), « Henri-Raymond Casgrain et la paternité d’une littérature nationale », Voix et images, vol. XXII, n o 2 (hiver 1997), pp. 205–224 et Robert (Lucie), « Germaine de Staël, aux origines de l’histoire littéraire au Québec », dans Doré (Martin) & Jakubec (Doris) (dir.), Deux littératures francophones en dialogue, op. cit., pp. 221–232. Sur le discours helvétiste, voir notamment Maggetti (Daniel), L’Invention de la littérature romande 1830-1910, Lausanne, Payot, 1995. Sur la pensée herderienne comme point de départ du « chant des nations » dans l’Occident du xix e siècle, voir Thiesse (Anne-Marie), La Création des identités nationales : Europe xviii e –xx e siècle, Paris, Seuil, « Points-Histoire », 2001, pp. 34–43.
10 Ainsi, évoquant l’un des principaux promoteurs du concept de « littérature nationale » en Espagne, José-Carlos Mainer précise : « […] el repertorio básico de sus ideas [de Ramón Menéndez Pidal] coincidió admirablemente con el de sus coetános escritores y, por supuesto, con la constitución del liberalismo nacionalista como ideología hegemónica entre 1900 y 1936 […]. » (Mainer (José-Carlos), « I. La invención de la literatura española », dans Mainer (José-Carlos), Historia, literatura, sociedad (y una coda española), Madrid, Biblioteca nueva, 2000, pp. 153–190 ; p. 183.)
11 Pour éclairer le fonctionnement de ce double registre, à la fois discursif et narratif, Clément Moisan utilise la distinction barthésienne entre informants (invariables) et indices (variables) (voir Barthes (Roland), « Introduction à l’analyse structurale du récit », Communications, 8, 1966, pp. 1–27) ; l’entreprise de l’historiographe consistant à « [faire] passer la valeur d’indiscutabilité de l’invariant sur l’indice. C’est précisément l’effet (ethos) de ce dédoublement caractéristique du discours que de créer une relation d’identité entre des éléments non identiques, voire contraires, et ainsi de faire adhérer à deux notions (sémantiques, logiques ou autres) différentes, contradictoires ou non assimilables. » (Moisan (Clément), Qu’est-ce que l’histoire littéraire ?, Paris, PUF, « Littératures modernes », 1987, p. 136.)
12 Sur la notion de posture, voir Meizoz (Jérôme), L’Œil sociologue et la littérature, Essais, Genève-Paris, Slatkine Erudition, 2004, en particulier pp. 51–65. Nous utiliserons ici le terme de « posture » pour renvoyer uniquement au versant discursif de la posture telle que la définit Meizoz.
13 Potvin (Charles), « Aperçu général de l’histoire des lettres en Belgique », dans Potvin (Charles) , Nos Premiers Siècles littéraires, choix de conférences données à l’Hôtel de ville de Bruxelles dans les années 1865 et 1868, Bruxelles, A. Lacroix, Verboeckhoven et C ie : t. 1, 1870, pp. 3–24. Toutes les citations [référencées par mention du numéro de page entre parenthèses dans le corps du texte, NDLR] renvoient à l’édition de 1870 mentionnée en bibliographie.
14 Pour davantage de précisions, nous renvoyons aux récentes synthèses livrées dans Bertrand (Jean-Pierre), Biron (Michel), Denis (Benoît) & Grutman (Rainier) (dir.), avec la collaboration de David Vrydaghs, Histoire de la littérature belge francophone (1830-2000), Paris, Fayard, 2003, pp. 21–115 et Denis (Benoît) & Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge, op. cit., pp. 91–111. Sur cette période en particulier, on consultera également Michaux (Marianne), Entre littérature et politique. Les É crivains belges du réel (1850-1880), thèse dirigée par Paul Aron, Faculté de Philosophie et lettres de l’ULB, Bruxelles, 1997–1998.
15  Klinkenberg (Jean-Marie), « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une sociologie historique », Littérature, n° 44, décembre 1981, pp. 33–50 ; pp. 36–37.
16  Denis (Benoît) & Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge, op. cit., p. 98.
17 À partir de 1839, il convient de noter une inflexion majeure dans ce travail discursif. Avec la signature du Traité des XXIV Articles, reconnaissant définitivement les limites de l’État belge, la préoccupation nationaliste se porte davantage sur les modalités concrètes de la mise en place d’une institution littéraire (Bertrand (Jean-Pierre) et al. (dir.), Histoire de la littérature belge francophone (1830-2000), op. cit., p. 53).
18 Ce sera la grande affaire de la génération suivante que de plaider pour la professionnalisation de l’écrivain national.
19 Michaux (Marianne), Entre littérature et politique, op. cit., pp. 68–98.
20 Trois Prix triennaux de littérature dramatique et le Prix quinquennal en 1867, au nez et à la barbe de Charles De Coster. Potvin sera correspondant de la Classe des lettres de l’Académie à partir de 1875 ( Biographie nationale, t. XXXIV, notice par G. Vanwelkenhuyzen).
21 Pour d’ultérieures précisions, nous renvoyons à Michaux (Marianne), Entre littérature et politique, op. cit., pp. 140–144.
22 Sous-titrée « exposé méthodique de toutes les connaissances relatives à la Belgique ancienne et moderne, physique, sociale et intellectuelle », cette « encyclopédie nationale » consacre son troisième tome à la « Belgique morale et intellectuelle ». L’histoire littéraire y côtoie l’histoire religieuse, l’histoire juridique, mais aussi « les grandes industries » ou « l’histoire de la médecine » (Van Bemmel (Eugène) (dir.), Patria Belgica…, Bruxelles, Bruylant-Christophe & Cie, 3 vols, 1873–1875). On relève encore, toujours dans les mêmes années, la publication d’une Histoire du commerce et de la marine en Belgique (par Ernest Van Bruyssel, éd. Lacroix & Verboekhoven), qui étudie, un peu selon une perspective d’histoire littéraire traditionnelle, « l’influence qu’on exercée sur le développement des affaires commerciales les événements politiques qui se sont succédés pendant ces trois cents années. » ( Indépendance belge, n o 51, 35 e année, 20 février 1865.)
23 Il est assez piquant de noter que, dans ces mêmes années, Charles Baudelaire se trouve précisément en Belgique, et cherche désespérément à attirer du monde à ses causeries sur Théophile Gautier ou sur « Les Excitants »… (Voir, par exemple, [Lettre à Camille Picqué du 21 mai 1864], dans Baudelaire (Charles), Correspondance, II (mars 1860 – mars 1866), texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1973, p. 368 ; [Lettre à Madame Aupick du 17 juin 1864], dans ibid., pp. 383–384.) En outre, Lacroix et Verboeckhoven, les éditeurs belges qui ignorent complètement les requêtes de Baudelaire pour leur faire éditer l’un de ses volumes (voir, par exemple, ibid., pp. 463, 474), seront précisément ceux qui éditeront, en 1870, le cycle de conférences données par Potvin. C’est dire combien le marché littéraire belge d’avant 1880 n’était ajusté qu’aux enjeux strictement nationaux. Nous remercions Alain Viala de nous avoir rappelé que les dates du texte analysé ici correspondaient à celles des déboires belges de Baudelaire.
24 Nous entendons « discours social » selon l’acception qu’en a proposée Marc Angenot dans 1889. Un état du discours social, Québec, Le Préambule, « L’Univers des discours », 1989.
25 Dans ce passage en hypotypose que nous avons déjà signalé, l’auteur s’exclame : « […] salut à la France de Pascal et de Molière, à la France de Voltaire et de Montesquieu ! La France du despotisme a toujours été notre ennemie ; la France de la liberté sera toujours notre sœur. Tout ce que ses maîtres nous ont causé de maux pendant des siècles sera racheté, si la France nous aide à redevenir libres ! » (20.)
26 On comprendra que nous ne pouvons ici qu’évoquer allusivement quelques traits saillants du discours de Nautet, qui réclameraient de trop longs développements pour être explicités (sur Francis Nautet, voir De Seyn (Eugène), Dictionnaire des écrivains belges, Bruges, Excelsior, 2 vols. 1930–1931 et Vanwelkenhuyzen (Gustave), Francis Nautet. Historien des lettres belges, Verviers, L’Avant-poste, 1931).
27 « La représentation charismatique de l’écrivain comme “créateur” conduit à mettre entre parenthèses tout ce qui se trouve inscrit dans la position de l’auteur au sein du champ de production et dans la trajectoire sociale qui l’y a conduit : […]. C’est à condition de soumettre à une telle objectivation sans complaisance l’auteur et l’œuvre étudiés […] que l’on pourra fonder une science des œuvres culturelles et de leurs auteurs. » (Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1998, pp. 314–315.)
28 « On peut appeler vocation énonciative ce processus par lequel un sujet se “sent” appelé à produire de la littérature. » (Maingueneau (Dominique), Le Discours littéraire, op. cit., p. 119.) « L’analyse du discours considère par quels processus singuliers un texte instancie les contraintes attachées au discours littéraire. » ( Ibid., p. 246.) Soulignons toutefois que certains aspects de la notion de « scénographie » rencontrent malgré tout cette question de l’efficace discursive, telle que nous avons souhaité la poser ici. À propos du discours littéraire, Dominique Maingueneau affirme en effet qu’il « est de ces discours dont l’identité se constitue à travers la négociation de leur propre droit à construire tel monde à travers telle scène de parole qui attribue une place à son lecteur ou son spectateur » ( ibid., p. 201). Nous avons montré que cette « place attribuée » au destinataire constituait l’un des paramètres par lesquels peut s’évaluer l’efficace.
29 Comme le souligne Jacques Dubois à propos de l’instance critique de l’institution de la littérature : « selon le principe d’émergence dans le champ autonome, tout discours a besoin pour exister d’un métadiscours qui lui apporte la reconnaissance. » (Dubois (Jacques), L’Institution de la littérature, op. cit., p. 95.)
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Pour citer cet article

Référence électronique

François Provenzano, « Un discours sur le champ, l’historiographie littéraire », COnTEXTES [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2006, consulté le 27 février 2014. URL : http://contextes.revues.org/99 ; DOI : 10.4000/contextes.99

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Auteur

François Provenzano

Université de Liège – F.N.R.S.

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