1L’artisanat est un secteur en forte mutation depuis ces dernières décennies. Sa définition juridique a été modifiée, élargissant ainsi ses frontières officielles. Selon la loi du 5 juillet 1996, relative au développement et à la promotion du commerce et de l'artisanat, « doivent être immatriculées au Répertoire des métiers [tenu par les Chambres des Métiers et de l’Artisanat] les personnes physiques et les personnes morales qui n'emploient pas plus de 10 salariés et qui exercent à titre principal ou secondaire une activité professionnelle indépendante de production, de transformation, de réparation ou de prestations de services relevant de l'artisanat »1. Cependant, depuis 1995, le « droit de suite » prévoit la possibilité de rester immatriculé au Répertoire des métiers au-delà de 10 salariés sous certaines conditions. Juridiquement, aucun seuil (en termes de nombre d’emplois) ne limite donc l'entreprise artisanale.
2Si les contours définissant officiellement le secteur se sont élargis, on constate également que le groupe des artisans2 réunit aujourd’hui des individus très différents. L’observateur doit effectivement reconnaître la coexistence de profils variés de professionnels et de modes d’accès différents au statut d’artisan. La forme classique d’installation d’hommes de métier (Gresle, 1981 ; Jaeger, 1982 ; Zarca, 1986) persiste en effet, en même temps que des reconvertis extérieurs à l’artisanat et sans qualification de métier investissent le secteur. D’un côté, le groupe des artisans continue donc de se reproduire en puisant dans les rangs des ouvriers qualifiés de l’artisanat : ainsi, passés par un apprentissage en alternance entre un centre de formation et un maître en entreprise, des hommes de métier améliorent leurs tours de mains par la multiplication d’expériences professionnelles en tant qu’ouvriers qualifiés au sein de différents ateliers artisanaux. Armés d’un savoir-faire suffisamment solide, ils s’installent finalement à leur compte. Dans le même temps, d’ex cadres de l’industrie et des services, souvent suite à un licenciement économique, se mettent à leur compte dans l’artisanat, sans qualification de métier ni socialisation artisanale. Leurs atouts reposent essentiellement sur leurs compétences en matière de gestion et de commercialisation qu’ils ont acquises au cours de leurs expériences professionnelles antérieures. Ces chefs d’entreprise ne participent pas à l’exercice productif au sein des ateliers artisanaux comme c’est la norme chez les hommes de métier traditionnels.
3Comment comprendre les différenciations dans les profils d’artisans et dans leurs modes d’accès à l’indépendance ? Quel niveau de contexte est le plus approprié pour saisir la coexistence de parcours aussi variés au sein du groupe ? Quels outils méthodologiques et analytiques nous permettent d’appréhender au mieux les facteurs déterminant chacune de ces trajectoires individuelles ?
4Je propose de comparer un moment singulier (l’installation à leur compte) de différents artisans d’un même secteur d’activité. À partir d’un vaste travail de terrain mené en Loire-Atlantique3, trois cas issus de l’artisanat automobile, secteur caractérisé par une concurrence accrue et une forte diminution du nombre de petits réparateurs automobiles (Bensoussan, 2000), seront successivement étudiés. Je tenterai ainsi, par la comparaison des matériaux empiriques recueillis, de proposer une méthode d’observation et d’analyse adaptée à ces données variées.
5Éric Bourget4, mécanicien automobile de 36 ans, est installé à Abbaretz5 depuis trois ans. Il est originaire de cette commune où ses parents exerçaient tous deux un emploi de chauffeurs de car. Après avoir vécu dans différentes communes alentours, il habite aujourd’hui de nouveau à Abbaretz avec sa femme, comptable de formation qui exerce son activité à ses côtés au sein de l’entreprise, et avec leurs trois enfants, âgés respectivement de 11, 9 et 3 ans. En plus du couple de dirigeants-associés, deux salariés travaillent dans le garage, et parmi eux, un apprenti. Monsieur Bourget s’occupe du volet technique du travail : la réparation automobile bien sûr, mais aussi la réalisation de devis et la facturation. Madame Bourget, quant à elle, gère toute la dimension administrative : secrétariat (c’est elle qui rédige « au propre » devis et factures griffonnés sur un papier par son époux) et la « petite comptabilité » (le couple fait appel à un agent comptable extérieur pour tout le volet social de la comptabilité, en particulier l’élaboration des fiches de paie).
6En 1985, Éric Bourget, alors âgé de 15 ans, entre en apprentissage en mécanique générale, en alternance. Il prépare son CAP au sein d’un garage de Châteaubriant, la petite ville centre proche d’Abbaretz. Devenu ouvrier qualifié, il travaille pendant dix ans, avec une pause pour honorer ses obligations militaires, au sein d’un autre garage de la ville. En 1997, Éric Bourget est embauché comme ouvrier mécanicien dans une entreprise de transport routier. Suite au départ en retraite de son patron, il décide de quitter le salariat en montant un garage pour poids lourds avec deux autres associés. Les trois hommes s’installent à Puceul, une petite commune située non loin d’Abbaretz. Le partenariat dure environ quatre ans. À l’issue de cette période, Éric Bourget choisit de partir car il ne se reconnaît pas dans « la méthode » adoptée par ses associés (qui sont par ailleurs frères) : il les juge « trop frileux à investir » et les quitte donc (en bons termes), pour tenter seul (ou plutôt en couple) l’aventure de l’indépendance. C’est ainsi qu’il saisit l’opportunité de reprendre un garage d’Abbaretz, suite au départ en retraite de son propriétaire. Sa femme quitte alors son emploi pour s’investir dans le projet d’installation de son mari. Ils élisent à nouveau domicile dans la commune, à 300 mètres du garage qu’ils viennent de racheter.
7Éric Bourget est un homme de métier qui reste un exemple de promotion sociale par le métier (Mayer, 1977 ; Gresle, 1981), malgré le difficile contexte dans l’artisanat, et tout particulièrement dans le secteur automobile. Fils d’ouvriers, lui-même ouvrier qualifié de l’artisanat au début de sa propre trajectoire professionnelle, il parvient cependant à se hisser dans l’échelle sociale en accédant au statut de non salarié, puis d’employeur. Il s’agit du parcours de formation et du mode classique d’installation dans l’artisanat (Zarca, 1986). Mais de quelles ressources bénéficie-t-il ? Quel est le contexte de pertinence le mieux adapté pour saisir cette installation ?
8Il est probable que l’accession à l’indépendance d’Éric Bourget ait été, en partie, permise par son appartenance et sa visibilité locale. Cependant, l’explication semble insuffisante notamment parce le couple ne résidait plus dans la commune d’Abbaretz depuis plusieurs années : c’est précisément la reprise de l’entreprise qui les conduit à s’y loger à nouveau. Ainsi être un « gars du coin » (Renahy, 2005) a peut-être facilité la transmission de l’entreprise artisanale, mais il paraît plus raisonnable, de chercher ailleurs les déterminants expliquant ce moment de la trajectoire individuelle de cet homme. C’est du côté de la famille, et plus précisément de la sphère conjugale, que je propose d’arrêter le regard.
9C’est au niveau de la sphère familiale, à l’échelle microsociale, que nous pouvons saisir les déterminants régissant l’installation de cet homme de métier traditionnel. C’est en effet grâce à l’investissement de l’épouse dans le projet professionnel de son mari que la mise à son compte a pu effectivement avoir lieu. La configuration conjugale des Bourget correspond à ce qu’Isabelle Bertaux-Wiame appelle le modèle du « couple de travail » (Bertaux-Wiame, 2004). Ici, l’homme de métier ne pourra envisager la mise à son compte sans l’implication effective, et dès le départ, de son épouse. Ce modèle se caractérise par un mode singulier de participation féminine à l’installation et une modalité particulière de division sexuelle du travail. Il s’applique typiquement à l’artisanat qui se double d’une activité commerciale.
10Dans cette configuration conjugale, l’épouse met, au service de l’entreprise familiale, une partie de son temps, son travail effectif et ses connaissances singulières. Ainsi, Madame Bourget s’occupe de tout ce qui relève du secrétariat de l’entreprise : accueil physique et téléphonique des clients et fournisseurs mais aussi gestion de l’ensemble du travail administratif : rédaction de devis « au propre », établissement et paiement de factures, gestion du courrier aux administrations, relevé des horaires de travail des salariés pour l’élaboration des fiches de paie… Je l’ai indiqué précédemment, Madame Bourget dispose d’une formation de comptable, ce qui lui permet de réaliser une partie du travail de comptabilité, mais surtout de bénéficier d’un regard éclairé sur le volet financier de l’entreprise. Le travail effectif de Madame Bourget au sein du garage permet enfin de faire une économie financière indirecte importante à l’entreprise : il évite ainsi d’alourdir le budget de charges supplémentaires en s’épargnant l’obligation d’embaucher un (voire plusieurs) salarié(s) à la place de la conjointe.
11Dans ce cas, l’installation est donc permise par l’investissement de l’épouse aux côtés de son mari, mais le maintien de l’activité artisanale l’est aussi grâce à la présence de la conjointe. Le couple est en effet guidé par une volonté commune : leur installation répond à un désir de promotion sociale. Si l’on considère que la place occupée dans la stratification sociale est déterminée par 1/la position hiérarchique occupée dans le système productif (statut et fonction), 2/le degré de prestige du travail exercé (associé à la nature des tâches) et enfin 3/le niveau de revenu disponible (revenu et mode de vie) (Bosc, 2008), on peut affirmer que l’accès à l’indépendance constitue, pour les ouvriers, une ascension sociale car leur déplacement leur offre un plus en ce qui concerne ces trois caractéristiques objectives. En devenant leurs propres patrons, ils quittent la position subordonnée qu’ils occupaient dans leur statut précédent. La maîtrise de l’ensemble du procès de fabrication associée à l’entière gestion de l’entreprise confère indéniablement à l’ouvrier promu indépendant un prestige supplémentaire. Enfin, son nouveau statut lui offre un niveau de revenu supérieur à son salaire précédent (et souvent un enrichissement de son patrimoine), et donc, un pouvoir d’achat plus important. Ajoutons que, contrairement à ce qui prévaut dans l’industrie où l’ouvrier peut tenter une promotion par le poste au sein de la même entreprise, dans l’artisanat, la seule voie d’ascension passe par l’indépendance car les ouvriers maîtrisent et exercent simultanément le même métier. Autrement dit, il n’y a pas de division technique du travail au sein des ateliers artisanaux (Zarca, 1986), ce qui conduit à limiter les promotions à l’intérieur du salariat artisanal. L’installation d’Éric Bourget s’inscrit donc dans une stratégie familiale d’ascension sociale, au service de la génération suivante, comme il me le confie lui-même : « si on fait tout ça, ce n’est pas pour nous, c’est pour nos enfants ! ». On voit bien ici comment la configuration précédente (lorsque l’artisan était associé à deux personnes extérieures à sa propre famille), pouvait difficilement se maintenir alors que les stratégies des individus associés divergeaient. La seule volonté d’indépendance (« être son propre patron » et « ne pas avoir de comptes à rendre ») ne suffisait pas à maintenir leur association. La configuration conjugale est ainsi l’échelle d’observation et d’analyse la mieux appropriée pour saisir cette installation et le maintien de cette activité artisanale. Elle est associée au temps d’une vie puisqu’elle trouve son sens au cœur de la stratégie familiale d’ascension sociale engagée par le couple en faveur de l’amélioration des conditions d’existence de leurs enfants.
12Jean-Pierre Guillon6 est mécanicien automobile installé depuis 17 ans dans la commune de Saint Vincent des Landes7. Ses parents étaient agriculteurs dans une commune limitrophe. Tout juste âgé de 50 ans, l’artisan est marié à une coiffeuse, aujourd’hui salariée, mais qui a longtemps été installée à son compte dans le bourg de Saint Vincent des Landes. Monsieur et Madame Guillon ont trois filles : la première est pharmacienne, la seconde esthéticienne et la dernière est encore scolarisée dans l’enseignement public général. Monsieur Guillon emploie cinq salariés au moment de notre entretien : trois ouvriers et techniciens, un apprenti et une secrétaire.
13Jean-Pierre Guillon a suivi le cheminement traditionnel des hommes de métier : au début des années 1970, il entre en effet en apprentissage en alternance entre un centre de formation d’apprentis et un patron, dont le garage est situé à Châteaubriant, petite ville centre située à proximité de sa commune de résidence. Au bout de deux ans, il obtient un CAP de carrossier et se forme parallèlement dans le domaine de la peinture. L’homme poursuit ainsi l’acquisition de savoir-faire et tours de main supplémentaires en tant qu’ouvrier qualifié au sein de la même entreprise et continue de résider dans sa commune natale. En 1989 (il est âgé de 33 ans), il accepte de reprendre l’affaire du garagiste de Saint Vincent des Landes qui part alors en retraite : vivant dans la même commune, le cédant, après que trois générations de la même famille se soient transmises les clés de l’entreprise, il a en effet proposé à Jean-Pierre Guillon qu’il lui succède.
14Comment comprendre ce nouveau cas d’installation ? Quels sont les déterminants expliquant ce moment singulier du parcours individuel qu’est la mise à son compte de cet homme ? Il convient d’abord d’admettre que l’échelle familiale ne nous est d’aucun secours pour répondre à de telles interrogations. En effet, l’homme de métier ne s’est pas installé à son compte avec sa conjointe, qui n’a pas cessé d’exercer sa propre activité professionnelle au moment où son époux devenait indépendant. L’artisan emploie une secrétaire qui réalise le travail qu’exerce la femme d’Éric Bourget dans le cas précédemment exposé. L’installation et le maintien de l’activité de Jean-Pierre Guillon ne reposent donc nullement sur l’investissement de sa femme. Si le facteur déterminant le choix de l’installation semble cependant, comme dans le premier cas, relever d’une logique d’ascension sociale par l’indépendance au service de la génération suivante (« si on travaille ce n’est pas pour nous : on a des enfants ! », affirme l’artisan), ce ne sont pas les mêmes ressources qui sont mobilisées par l’homme de métier pour se mettre à son compte. Ici, c’est sur la dimension locale qu’il faut se focaliser. Jean-Pierre Guillon est en effet parvenu à s’installer à son compte en mobilisant des ressources qui ne sont observables qu’à l’échelle du territoire : c’est la possession d’un capital d’autochtonie (Bozon, Chamboredon, 1980 ; Retière, 2003) qui a facilité son accès au statut d’artisan.
15Le concept d’autochtonie a été introduit par Michel Bozon et Jean-Claude Chamboredon dans un article portant sur l’organisation de la chasse et le sens de sa pratique (Bozon, Chamboredon, 1980). Dans ce texte, les auteurs définissent le capital d’autochtonie comme la ressource symbolique utilisée pour l’accès aux réserves de chasse par certains ruraux. Ce sont notamment des « ruraux dépaysannés », c’est-à-dire des « ruraux non-paysans », « ouvriers, employés, artisans, petits commerçants et retraités qui continuent à habiter le village où leurs parents cultivaient peut-être la terre ». Ce capital bénéficie également aux « couches populaires dépaysannées ». Il s’agit de membres des classes populaires, issus du village, partis vivre en ville, mais souhaitant maintenir un lien avec leur famille et leur village d’origine, notamment par la pratique de la chasse en société communale. L’autochtonie est ainsi définie comme l’expression d’« une relation particulière au terroir villageois, comme compensation à la dépaysannisation », ce moment qui a vu l’effondrement du nombre des agriculteurs dans la structure sociale, conduisant les ruraux non paysans à devenir majoritaires dans les campagnes. En un mot, l’autochtonie est affirmée comme « refus du déracinement ».
16Plus de vingt ans plus tard, Jean-Noël Retière propose une réflexion sur l’autochtonie, qu’il qualifie de « capital social populaire » (Retière, 2003). Il fait ainsi explicitement référence au capital social dont disposent les classes supérieures, qui se voient conférer crédit et autorité grâce à l’ensemble des relations sociales dont elles bénéficient et qu’elles entretiennent. Partant de son propre terrain d’enquête (à « Lanester, cité morbihannaise située dans l’agglomération lorientaise », où il a étudié l’identité ouvrière, au cours des années 1980), l’auteur précise davantage la définition du capital d’autochtonie : il s’agit, pour les classes populaires, du « fait et/ou du sentiment d’appartenir à l’espace local dans la participation à la vie publique, au double sens de l’engagement et de l’intérêt a minima manifesté pour la chose publique ». Et c’est bien là qu’est l’avancée dans la construction du concept. Malgré l’importance de la durée de l’inscription locale de la lignée (puisque l’autochtonie est un capital et s’hérite donc par la famille), il ne suffit pas d’être natif du lieu ou d’y résider de longue date pour se voir conférer un tel capital, encore faut-il y exercer « des compétences statutaires particulières » : « La reconnaissance d’un lignage communal qu’autorise virtuellement l’ancienneté familiale de résidence ne s’établit et ne se partage que si l’intégration familiale et/ou individuelle dans les réseaux de l’aristocratie ouvrière se vérifie » (Retière, 1994, p. 115). Le capital d’autochtonie ne fonctionne donc pas dans n’importe quel lieu et pour n’importe qui. Le territoire dans lequel il est mobilisé doit être de petite taille, c’est-à-dire une commune (ou un ensemble de communes) réunissant un nombre limité d’habitants. Ceux qui disposent d’un tel capital sont particulièrement visibles localement par une participation effective à la vie de la commune.
17Jean-Pierre Guillon bénéficie d’un capital d’autochtonie qui a favorisé son installation. Fils d’agriculteurs connus et reconnus localement, il est clairement identifié au sein de sa lignée, à l’échelle du territoire de sa commune et de ses environs. Lui et ses proches participent activement à la vie de la commune : on se souvient que son épouse a tenu, pendant de nombreuses années, un salon de coiffure au cœur de Saint Vincent des Landes. Cette activité confère à celle qui l’exerce et, par ricochet, à ceux qui lui sont associés, une visibilité et une autorité locale. Aussi, quand le mécanicien automobile de la commune s’apprête à prendre sa retraite, et alors que trois générations d’une même famille ont dirigé le garage, c’est « tout naturellement », qu’il s’adresse à Jean-Pierre Guillon pour lui proposer de poursuivre son activité. Il connaît en effet l’homme de métier et reconnaît d’abord son savoir-faire professionnel. Il sait aussi son inscription locale et l’engagement vis-à-vis de la communauté des habitants qu’elle implique. Le cédant ne souhaite pas transmettre son bien à n’importe qui car, au-delà de la transaction économique qu’est la vente de son entreprise, c’est la continuité locale de l’activité de réparation automobile qui est en jeu ici. Plus que de simples pourvoyeurs de travail, la clientèle se compose de résidants appartenant à la même communauté locale que l’artisan lui-même. Aussi, bien que non épaulés par l’activité de son épouse, Jean-Pierre Guillon se voit faciliter son installation par la reconnaissance locale dont il dispose, ressource qui n’est observable que si le sociologue retient l’échelle de la commune et de ses proches environs comme terrain d’observation et d’analyse de la trajectoire individuelle.
18Bertrand Willard8 dirige une entreprise de réparation automobile à Nantes, depuis 2003. Son garage emploie quatre salariés, tous ouvriers qualifiés de l’artisanat. Au moment de notre entretien, le dirigeant est âgé de 43 ans. Il vit à Nantes avec sa femme, secrétaire comptable de formation, et leurs trois enfants, respectivement âgés de 18, 16 et 13 ans. L’aînée, qui achève un bac S, s’apprête à intégrer une école préparatoire au métier d’orthophoniste, la cadette s’oriente vers un bac S en sport-étude équitation. Quant au benjamin, il est scolarisé dans un collège privé nantais.
19Bertrand Willard n’a pas suivi le cheminement classique de l’homme de métier ; sa formation et son expérience professionnelle ne le destinaient pas à s’installer à son compte. Son accès au statut d’artisan relève en fait d’une reconversion professionnelle : fils d’un ingénieur et d’une secrétaire médicale, Bertrand Willard, après un bac E (scientifique et technique), débute des études en mécanique générale ; il prépare en fait un BTS en double cursus (fabrication mécanique et bureau d’études), à Versailles. Embauché avant même ses résultats d’examens, il entre (en 1987) comme cadre dans le service logistique d’une grande société située à la Défense. Passionné de voitures, il rencontre, quatre ans plus tard, à l’occasion d’un salon professionnel, le patron de Valéo. C’est ainsi qu’il est embauché en tant que directeur commercial dans l’établissement Valéo de Créteil. Parallèlement à sa carrière professionnelle, il poursuit sa formation dans l’enseignement supérieur, jusqu’à l’obtention d’un master. Mais la routine s’installant dans son quotidien, Bertrand Willard décide de changer d’entreprise : il accepte alors la direction du grand export au sein du site nantais du groupe américano-suédois Trailborg. Il explique ce choix par le fait que « la direction d’une unité est ce qui manquait à [son] puzzle » : « On te confie un million de dollars. Dans tant de temps, il faut qu’il en sorte cinq ! Si ce n’est pas le cas, ton fauteuil, il saute ! ». Bertrand Willard travaille ainsi en Europe, dans différents pays du continent américain et au Japon. À la fin de cette activité, il exerce son activité professionnelle à Tokyo la semaine et rentre chaque week-end à Nantes.
20C’est une crise familiale qui le conduit à abandonner son poste et à chercher une situation professionnelle qui lui permette d’être moins absent de son domicile. L’idée de s’installer à son propre compte, qui avait déjà germé plus tôt dans son esprit, mûrit davantage ; Bertrand Willard exprime ainsi son « ras-le-bol de réaliser des études dont le directeur ne tenait pas compte ». Il négocie sa sortie et construit le projet de mettre en place sa propre structure grâce à ce qu’il appelle lui-même un « golden parachute » de 250 000 euros qui lui assure une sécurité financière pour l’avenir. Sollicitant les services de la Chambre de commerce et d’industrie et de la Chambre de métiers, il cherche à reprendre une affaire. N’ayant aucune préférence quant au choix du secteur d’activité, il avoue : « J’ai regardé des croissanteries, j’ai regardé tout ce qui pouvait faire de l’argent ». Bertrand Willard reprend finalement un garage Midas (dont l’activité relève de l’immatriculation au Répertoire des métiers, c’est-à-dire appartenant officiellement au secteur artisanal) : il rachète le fonds de commerce, mais crée une structure indépendante pour ne pas reprendre ainsi le passif de l’entreprise précédente, succursale de Midas9. Il met alors en place une stratégie pour intégrer l’entreprise et, avoue-t-il, « voir la face immergée de l’iceberg ». Il entre en effet officiellement comme salarié, en remplacement du directeur du garage. Observant ainsi l’organisation du travail et le comportement des salariés, il prépare, durant cette phase, la restructuration à venir de l’entreprise. Sans investir sa prime de licenciement (sans quoi, « c’est la société qui [lui] devrait 250 000 euros »), il devient alors le chef de l’entreprise et ne reprend que les salariés antérieurement employés qui avaient le plus l’« esprit service ».
21Les contextes locaux ou familiaux ne nous sont pas d’un grand secours pour éclairer la trajectoire individuelle de Bertrand Willard. Nous pouvons cependant le faire plus aisément en focalisant notre regard sur des déterminants d’ordre macrosocial. Autrement dit, l’échelle institutionnelle, législative et la conjoncture globale représentent le niveau le plus pertinent d’explication de ce parcours individuel et tout particulièrement de cette installation.
22Bertrand Willard incarne le profil type du repreneur idéal pour les institutions représentatives de l’artisanat et plus globalement encore pour les pouvoirs publics. La politique orchestrée au niveau national par les organisations professionnelles et les Chambres de métiers et de l’artisanat (c’est-à-dire le volet privé comme le volet public des représentants du groupe des artisans), encourage en effet ces reconvertis sans qualification de métier à prendre la tête d’entreprises artisanales. Le projet politique officiel de la Chambre de métiers et de l’artisanat de Loire-Atlantique, conjugaison locale d’un mot d’ordre national, l’indique clairement : il faut informer des « publics nouveaux comme les agents de maîtrise et cadres de l’industrie ou du commerce qui souhaitent changer d’orientation et réussir ainsi une deuxième vie professionnelle à la direction d’une entreprise »10. Leur niveau de formation permet d’abord de revaloriser l’image d’un secteur globalement perçu comme une « voie de garage » pour des individus jugés incapables d’intégrer des filières plus légitimes. Il s’agit en fait, pour les élus comme pour les salariés permanents des institutions représentatives de l’artisanat, de prendre une sorte de « revanche sociale »11. Ils souhaitent se débarrasser de l’image passéiste, qui semble quasi systématiquement associée au secteur, pour prouver que l’artisanat sait s’adapter à la réalité du « monde moderne ». Mais la valorisation de l’image de l’artisan n’est pas la seule raison expliquant que les institutions représentatives des artisans encouragent l’arrivée de ces nouveaux entrants : les compétences en matière de gestion d’entreprise, de stratégies de commercialisation et de management de ces reconvertis contribuent aussi à développer la croissance économique du secteur. Et les Chambres de métiers et de l’artisanat, qui assurent un double rôle de porte-parole et de relais permanent des politiques mises en œuvre par l’État et les Régions, ont précisément une mission d’animation du développement économique local, notamment en matière d’emploi. Les institutions représentatives de l’artisanat encouragent donc ces nouveaux candidats à l’installation puisque ceux-ci contribuent à la création supplémentaire de richesse et au développement local de l’emploi : le leur, celui de leurs salariés probables (puisque dépourvus de qualification de métier, ils doivent déléguer l’exercice productif à du personnel qualifié) et ceux générés en amont et en aval de leur activité professionnelle.
23Plus globalement encore, l’encouragement de ces nouveaux profils est commandité par les pouvoirs publics qui légifèrent en faveur de l’ouverture du groupe professionnel, permettant au dirigeant d’une entreprise artisanale de ne plus obligatoirement disposer d’une qualification de métier et d’employer un plus grand nombre de salariés. La législation relative au secteur des métiers autorise en effet un plus large panel de candidats à accéder au statut d’artisan. Autrement dit, la réglementation cautionne cette volonté des professionnels, comme des politiques qui, dans un contexte de ralentissement économique, ont tout intérêt à favoriser développement économique et emploi. Ainsi, et pour exemple, la loi Raffarin du 5 juillet 1996, relative au développement et à la promotion du commerce et de l’artisanat, affirme que le commerce et l’artisanat « doivent participer au développement de l’emploi et contribuer à accroître la compétitivité de l’économie nationale »12. La loi instaure l’obligation d’acquérir une qualification pour les travailleurs de certains métiers, c’est-à-dire qu’elle permet à un chef d’entreprise artisanal de s’y soustraire si un (ou plusieurs) salarié(s), présent(s) en permanence dans l’entreprise à ses heures d’ouverture, en dispose à la place du dirigeant. En fait, c’est l’exercice du métier ou son contrôle, et non la direction de l’entreprise, qui est visé par l’obligation de qualification dans la loi Raffarin. Le texte « dit » précisément ceci : « ne peuvent être exercées que par une personne qualifiée professionnellement ou sous le contrôle effectif et permanent de celle-ci »13 les activités où la sécurité et la santé du consommateur sont menacées14. Autrement dit, un non professionnel peut, malgré ces dispositions relatives à la qualification, diriger une entreprise artisanale relevant de ces activités, à condition d’y déléguer l’exercice professionnel à un ou plusieurs ouvriers qualifiés en permanence dans l’entreprise en activité. C’est surtout les questions de la responsabilité de l’activité et la protection du consommateur qui sont en jeu ici. L’ouverture du groupe professionnel se fait aussi, je l’ai indiqué précédemment, par la possibilité légale d’employer un plus grand nombre de salarié : je rappelle que si la loi en vigueur aujourd’hui restreint l’immatriculation au Répertoire informatique des métiers (RIM) à 10 salariés maximum, le « droit de suite » permet de rester immatriculé au-delà de ce seuil, sans délimitation de durée, sous certaines conditions.
24Par cette ouverture du groupe professionnel, les pouvoirs publics mènent une politique globale en faveur de l’emploi. Il s’agit de remédier au problème du chômage 1/en incitant à la création d’entreprises (en facilitant les démarches administratives pour créer son propre emploi en se mettant à son compte), 2/en encourageant l’embauche de salariés supplémentaires par la multiplication des aides (comme l’allégement, voire l’exonération de charges sociales pour les employeurs)15. Cette politique ne vise d’ailleurs pas seulement l’artisanat mais la petite entreprise en général et ne s’applique pas qu’en France : Sophie Boutillier rapporte ainsi que depuis les années 1980, dans tous les pays de l’Union Européenne, les gouvernements cherchent à réduire les barrières administratives à la création d’entreprise afin de diminuer le taux de chômage. Plus récemment, cette politique commune a été entérinée en 2000, à Lisbonne, par les dirigeants de l’UE, traçant le cadre du développement futur de l’Union (Boutillier, 2007). Cette politique s’explique d’abord par la crise économique : alors que la croissance économique ralentit, le chômage se résorbe difficilement. La grande industrie est également en crise, ce qui enjoint les gouvernements à se pencher sur le potentiel des petites entreprises. Ainsi, selon les chiffres officiels publiés en 2005 sur le site de la Direction du Commerce, de l’Artisanat, des Services et des Professions libérales (DCASPL), dépendant du ministère de l’Économie, de l’industrie et de l’emploi, 51 % des PME16 n’ont aucun salarié et 30 % n’en emploient pas plus de trois. Ces petites entreprises représentent donc, aux yeux des pouvoirs publics, un réservoir potentiel pour résoudre la question du chômage.
25Cependant, ces injonctions professionnelles et ces dispositions législatives n’impliquent nullement la réussite d’une telle politique. C’est la conjoncture socio-économique globale qui permet de saisir l’environnement favorisant l’effectivité de telles reconversions en direction de l’artisanat. Les bifurcations professionnelles témoignent d’un certain désenchantement de la part du reconverti à l’égard de l’univers salarial dans lequel il exerçait auparavant : on se souvient de Bertrand Willard critiquant la direction de son entreprise précédente qui ne tenait pas suffisamment compte de son travail individuel. C’est une crise familiale qui conduira finalement ce désenchanté à trouver une autre voie professionnelle, sans une perte trop importante d’autonomie, ni déclassement social trop évident. L’installation ne s’inscrit pas ici dans une stratégie d’ascension sociale mais constitue une sorte de filet de sécurité pour ce fils d’ingénieur occupant jusqu’alors des fonctions de direction au sein de grands groupes automobiles.
26Ce nouvel entrant mobilise donc des ressources singulières dont ne disposent pas les candidats ordinaires à l’installation, comme les deux hommes de métier dont les cas ont été précédemment exposés. Il détient d’abord un capital économique supérieur et dispose d’un réseau social étendu, tissé au cours de sa carrière antérieure dans le secteur de l’automobile. Mais ce sont surtout ses ressources scolaires et culturelles, et plus particulièrement ses connaissances en matière de gestion et de commercialisation qui ont rendu son installation réalisable. Finalement les atouts de Bertrand Willard ont rencontré un contexte institutionnel, politique et socio-économique favorable à la mise à son compte. Le niveau macrosocial nous permet donc bien de saisir cette installation.
27Au terme de l’exposition de ces trois cas, il convient de reconnaître l’intérêt de l’usage de la variation d’échelle comme outil méthodologique et analytique pour comprendre un événement tel que l’installation artisanale. Les déterminants expliquant les différentes installations n’apparaissent en effet que si le sociologue ne se contente pas d’adopter un seul niveau mais, au contraire, fait fluctuer les échelons de référence. Comme l’affirme justement Jacques Revel, incitant à adopter une telle méthodologie, « faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seulement faire grandir (ou diminuer) la taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la forme et la trame Ou, pour recourir à un autre système de références, jouer sur les échelles de représentation en cartographie ne revient pas à représenter une réalité constante en plus grand ou en plus petit, mais à transformer le contenu de la représentation (c’est-à-dire le choix de ce qui est représentable) » (Revel, 1996, p. 19). Autrement dit, en modifiant l’échelle d’observation d’une réalité sociale, c’est son contenu même qui se modifie car l’attention est portée sur des données et des variables différentes. Ainsi, la dimension familiale, ou plus précisément conjugale, associée au temps d’une vie, constitue l’échelle d’observation et d’analyse la plus pertinente pour donner du sens au premier cas ; cet artisan a en effet pu accéder à un tel statut grâce à la présence et à l’investissement à ses côtés de son épouse. Mais c’est le contexte local et sa temporalité communautaire qui favorise la reprise d’une entreprise pour le second artisan : travailleur de métier dont le projet d’installation s’est fait sans l’investissement de son épouse, il bénéficie cependant d’une visibilité et d’une reconnaissance locale, qui a facilité la réalisation effective de son indépendance. Ce qui est déterminant ici, c’est son « capital d’autochtonie » (Bozon, Chamboredon, 1980 ; Retière, 2003), qui n’est observable qu’au niveau du territoire. Enfin, en privilégiant le contexte institutionnel et socio-économique global attaché au temps long de l’histoire du groupe professionnel, on saisit les conditions d’installation du dernier dirigeant. Son profil correspond en effet parfaitement au « repreneur idéal » du point de vue des autorités professionnelles et politiques pour investir l’artisanat : ce sont ses compétences en gestion et commercialisation ainsi qu’un capital économique conséquent qui ont favorisé la mise à son compte de cet ex-cadre reconverti.
28Ainsi, les reconvertis, encouragés par les autorités professionnelles et politiques, dans un contexte tendu du marché de l’emploi et des conditions de travail, accèdent à la position de dirigeant d’entreprise artisanale par le statut plutôt que par le métier, comme c’est traditionnellement le cas des artisans. Si l’on s’en tient au strict cadre institutionnel pour décrire et analyser l’artisanat d’aujourd’hui, on peut facilement conclure à l’imposition d’une logique d’entreprise (Thuderoz, 1991 ; Quemin, 1997), face à un affaiblissement du modèle de métier (Casella, Tripier, 1985). Cependant, si nous retenons d’autres échelles d’observation, c’est la logique patrimoniale et la permanence du mode de reproduction classique du groupe qui prévaut. Dans chaque cas, des ressources différentes sont mobilisées par les candidats à l’installation. Le sociologue doit donc faire varier sa focale pour saisir les ressources spécifiques déterminant le phénomène étudié. Ainsi, changer d’échelle, c’est refuser l’idée, si confortable soit-elle, « qu’il existerait un contexte unifié, homogène, à l’intérieur duquel et en fonction duquel les acteurs détermineraient leurs choix », rappelle Jacques Revel (Revel, 1996, p. 25-26). De nombreuses variables coexistent en effet et complexifient la réalité sociale.
29Pour finir, il convient d’admettre que cette posture sociologique implique un investissement méthodologique important : les matériaux empiriques retenus ici s’appuient sur le recueil de trajectoires professionnelles et familiales d’artisans ; autrement dit, on se défend de réduire l’explication relative à l’installation à la seule dimension professionnelle, mais on explore l’espace familial comme un lieu potentiel de ressources pour l’artisan. C’est aussi refuser l’idée que l’artisan se réduise à sa fonction de dirigeant et que les frontières de l’objet de recherche se restreignent à son entreprise Elle suppose également un intérêt pour l’histoire institutionnelle décrivant l’évolution du cadre national qui définit l’exercice légal de l’activité artisanale et pour l’organisation du groupe professionnel spécifique à étudier. Le coût méthodologique s’alourdit encore : suivi de la législation, observation de rencontres professionnelles, consultation de la presse spécialisée... Cette posture sociologique implique enfin de ne pas penser le territoire comme le simple cadre à l’intérieur duquel se déroulent des trajectoires individuelles et familiales, mais bien comme un contexte agissant : un travail monographique est donc nécessaire.