It is the cache of ${baseHref}. It is a snapshot of the page. The current page could have changed in the meantime.
Tip: To quickly find your search term on this page, press Ctrl+F or ⌘-F (Mac) and use the find bar.

De Jules et Jim au Vel’ d’Hiv
Navigation – Plan du site

Résumés

Dans son roman intitulé On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, Robert Bober s’inspire de sa propre histoire et relate bon nombre de faits qui ont réellement eu lieu, à commencer par le tournage en 1961 du film de François Truffaut Jules et Jim. C’est à partir de ce film – et de nombreuses autres références cinématographiques, de Max Ophuls aux Marx Brothers – que le narrateur, d’origine juive polonaise, va retrouver l’histoire de sa famille mais aussi celle d’une ville, Paris, de la Commune de 1871 à la rafle du Vélodrome d’Hiver en 1942.

Haut de page

Entrées d’index

Géographique :

France

Chronologique :

XXIe siècle
Haut de page

Texte intégral

« Et moi, qu’est-ce que je suis dans cette histoire ? L’auteur ?
Le compère ? Un passant ? Je suis vous ! » Max Ophuls, La Ronde

L’auteur et ses doubles

  • 1 Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, Paris, P.O.L (...)
  • 2 La rafle du Vélodrome d’Hiver (16 juillet 1942), souvent appelée rafle du Vel’ d’Hiv, est la plus (...)

1« On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux »1. Cette citation de Pierre Reverdy sert de titre au quatrième roman de Robert Bober qui a aussi réalisé des centaines de films documentaires et exercé de nombreux métiers dont celui d’assistant de François Truffaut sur les tournages de ses premiers films : Les Quatre Cents Coups (1959), Tirez sur le pianiste (1960) et Jules et Jim (1962). Né en 1931 à Berlin, de parents juifs d’origine polonaise réfugiés à Paris en 1933, Robert Bober a perdu son père déporté et mort dans le camp d’extermination d’Auschwitz peu après la rafle dite du Vélodrome d’Hiver2. Il ne cessera, dans ses romans comme dans ses documentaires, d’évoquer l’histoire de l’Holocauste et de sa famille, mais aussi de faire revivre le Paris des années d’avant et après guerre, avec ses artistes, ses lieux historiques et les quartiers populaires de l’est parisien où vivait la communauté juive venue d’Europe de l’Est.

2Dans un « Prologue », qui occupe les quatre premières pages du livre de Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, le narrateur se présente, donnant des informations sur sa famille, des juifs venus de Pologne vivre à Paris, où il habite maintenant après la disparition de son père en 1942, puis celle du père de son petit frère Alex, en 1949. L’adresse précise du domicile, « au 7 de la rue Oberkampf, au fond de la cité Crussol, tout près du Cirque d’Hiver » (p. 17) se révèlera importante dans le récit qui va suivre, tout comme les deux exergues qui encadrent ce « Prologue ». Aussi bien la citation de Livret de famille de Patrick Modiano que celle de Le tout pour le tout de Henri Calet, indiquent que le narrateur va enquêter sur un passé familial dont personne ne l’a vraiment informé. On ne sait pas encore que c’est le cinéma qui va ouvrir la brèche d’où ce passé ressurgira : le récit progresse au gré des rencontres, fortuites le plus souvent, avec des films, des lieux de tournages, des séances de cinéma, des photos d’acteurs. Chacune de ces rencontres donnera l’occasion au narrateur de reconstruire des pans d’un passé familial ou plus collectif et de dessiner une géographie entre Paris, Berlin et Hollywood dont l’histoire se confond avec celle du cinéma et des événements qui lui étaient contemporains.

  • 3 Désormais, toutes les citations du livre seront indiquées par le numéro de la page entre parenthè (...)

3Si le récit dont nous allons parler semble très proche de la biographie de son auteur – il est écrit à la première personne –, ce dernier l’a toutefois intitulé « roman », et il pourrait s’apparenter plutôt au « roman autobiographique » traditionnel, lorsque l’auteur nourrit son récit de sa propre vie et de faits vrais : sauf qu’il y a ici une sorte de dédoublement biographique puisque le « Robert » assistant de Truffaut devient dans le roman de Robert Bober un ami du narrateur, nommé Bernard Appelbaum. Les deux amis se sont connus en 1953-1954 à la colonie de vacances de Tarnos dans les Landes où Robert était moniteur et Bernard amoureux de la jeune Laura, enfant de déportés comme lui. C’est Robert, rencontré par hasard en 1961 à Belleville alors qu’il fait des photos de repérage pour Truffaut sur le point de tourner Jules et Jim, qui remet en présence Bernard et Laura, engagés comme figurants dans le tournage du film. Mais le 24 janvier 1962, lorsque le narrateur va assister avec sa mère à la projection de Jules et Jim au cinéma Le Vendôme, elle lui révèle qu’elle aussi avait deux amoureux, son père, disparu en 1944 après le rafle du Vel’d’Hiv’, et le père de son petit frère Alex, mort dans un accident d’avion après être revenu d’un camp de concentration. « Sa parole libérée par le film »3 (p. 59), la mère va ainsi permettre à son fils de dérouler un écheveau qui lui permettra de découvrir ses origines en parcourant un Paris hanté par la mémoire de ceux qui y ont vécu.

4« Ainsi, il a fallu un film pour que cette histoire – un peu de mon histoire – me parvienne enfin » (p. 67). Cette réflexion du narrateur située dès le début du livre, à la fin du quatrième chapitre, indique à quel point le cinéma, mais pas seulement, sera le fil conducteur et le révélateur d’une histoire où vont se mêler, dans une série d’échos et de coïncidences, les événements familiaux, historiques et politiques, littéraires et cinématographiques. Dans ce parcours mémoriel où réalité et fiction s’entrecroisent, c’est son histoire que Robert Bober met en scène pour mieux revenir à une Histoire qui nous concerne tous.

Le cinéma comme médiateur – le tourbillon de la vie

5Tout au long de ce récit, les rencontres du narrateur avec les autres personnages, fortuites ou plus évidentes s’il s’agit de membres de sa famille, mais aussi imprévisibles quand est déchiré le voile du secret et du non dit, ces rencontres se feront donc presque toujours par la médiation du cinéma, ou parfois de la photographie. En effet, dès le premier chapitre, Bernard retrouve per hasard Robert qui prend des photos pour un repérage du futur film de François Truffaut. Ce n’est qu’à la page 33, où est reproduite la feuille de service du 18ème jour de tournage, que l’on connaîtra le titre de ce film, Jules et Jim, bien que les trois indices qui ont précédé – le film se déroule dans Paris avant 1914, l’actrice principale est Jeanne Moreau et une partie du film se passe en Allemagne –aient permis au lecteur-cinéphile de le deviner.

6Et c’est grâce à Robert que Bernard retrouve un amour d’enfance, Laura, perdue de vue depuis Tarnos. Devenue libraire, Laura a elle-même retrouvé Robert par hasard un an auparavant car il cherchait l’édition américaine d’une « série noire » : Tirez sur le pianiste de David Goodis, Down there, un livre que François Truffaut a adapté pour le cinéma avec Charles Aznavour dans le rôle principal. C’est ainsi que l’assistant de Truffaut engage Laura et Bernard pour faire de la figuration dans Jules et Jim. Les préparatifs du tournage sont minutieusement décrits, le garçon endossant même le costume que portait Reggiani dans Casque d’or. Mais une scène surtout, celle où les deux jeunes gens doivent s’embrasser dans le café au moment où Jim, joué par Henri Serre, passe devant leur table, ranime la flamme du narrateur qui conclut le récit par un « Merci François Truffaut » (p. 40). La feuille de service du tournage du lendemain, résumée au début du chapitre 3, prévoit aussi une figuration du narrateur. Intitulé par Truffaut « Catherine et Jim manquent leur rendez-vous » (p. 43), ce plan où apparait cette fois Jeanne Moreau va jouer un rôle décisif dans la vie du narrateur lorsqu’il verra le film avec sa mère « au cinéma le Vendôme, avenue de l’Opéra » (p. 53), deux jours après sa sortie en salle, le 24 janvier 1962.

7Le chapitre 4 raconte en effet comment la mère, en sortant du cinéma, confie à son fils que cette histoire est un écho de ce qu’elle a vécu : comme Jules, Jim et Catherine, elle a connu ce « pur amour à trois » (p. 55) et si elle a épousé Yankel, le père de Bernard, c’est parce que Leizer était arrivé en retard. « Tu vois, [dit la mère à son fils] c’est à tout ça que j’ai pensé tout à l’heure au cinéma lorsque Jeanne Moreau est arrivée en retard à son rendez-vous avec Jim ». (p. 59)

  • 4 Dans le film de Truffaut, après avoir épousé Jules dont elle a eu une petite fille, Catherine ent (...)

8Mais à la différence du film4, Leizer, rescapé des camps de la mort et arrivé à Paris après la guerre, retrouve par hasard la mère de Bernard et l’épouse, Yankel, le père du narrateur, ayant disparu pendant l’Occupation. Ils auront un fils, Alex, le demi-frère de Bernard. Deux ans plus tard, Leizer mourra « carbonisé » (p. 156 ) dans un accident d’avion alors qu’il allait voir sa sœur devenue chorus girl aux États-Unis. C’est ainsi tout un pan de sa vie que découvre le narrateur qui va se mettre à enquêter sur les disparitions des deux maris de sa mère. Plus tard, regardant une photo des deux amis photographiés par la femme qu’ils aimaient, le narrateur commente : « C’est cela que raconte cette photographie : une histoire d’amour » (p. 75). En revanche il ne peut cacher son chagrin lorsqu’il constate que le plan du baiser échangé avec Laura a été coupé au montage, alors qu’il espérait que « la magie du cinéma » (p. 53) allait lui faire revivre cette scène amoureuse que semblait préfigurer la célèbre chanson de Jeanne Moreau reproduite p. 53 : « Tu m’as dit je t’aime / Je t’ai dit attends / J’allais dire : prends-moi / Tu m’as dit : va-t-en. ». Elle porte comme titre Le tourbillon de la vie.

9Ce plan coupé dans le film, le narrateur y repensera en lisant le livre Jules et Jim de Henri-Pierre Roché : le personnage de Lucie – qu’il identifie à Laura – a disparu du film de Truffaut (comme d’autres personnages féminins) et ce qu’elle dit dans le livre est attribué à Catherine. Quant aux liens entre l’histoire de la mère et celle des personnages du film, ils semblent se resserrer encore lorsqu’elle lit que Jules était juif (p. 81). Et si le narrateur est curieux du destin de Jules, il sait en revanche que Jim est l’auteur du livre, Henri-Pierre Roché.

  • 5 Le fils de Frantz Hessel et de Helen Grund (Jules et Catherine dans le livre et le film) est Stép (...)

10Quelques jours plus tard Robert lui dira que Jules s’appelait Frantz Hessel5. C’est seulement à la fin du livre qu’une biographie complète de Frantz Hessel (p. 226) sera fournie au narrateur par Ruth, une jeune allemande ayant rompu avec le passé nazi de son père et venue en France voir les camps d’internement pour antifascistes : celui de Gurs où fut interné son professeur d’histoire, et le camp des Milles où Frantz Hessel se retrouva en compagnie de Max Ernst, Hans Hartung, Hans Bellmer, Max Lingner et d’autres peintres allemands et autrichiens ayant fuit le régime nazi. Ruth ayant demandé à Bernard de lui montrer « le Paris de Jules et Jim », ce sont les lieux du tournage du film qu’il revisite avec elle, et non ceux du roman qui se déroule du côté de Montparnasse, car, dit le narrateur, c’est un « lieu auquel je ne suis lié par aucun souvenir » (p. 236). Ce sera l’occasion pour lui de nommer à nouveau les rues parcourues avec Robert lors de leur première rencontre, entre Oberkampf et Ménilmontant, et de retourner sur les lieux du tournage de Casque d’or. Au moment des repérages, Robert avait dit à Bernard qu’il aimerait que Jules et Jim soit tourné sur ces mêmes lieux car « c’est bien quand le cinéma se souvient du cinéma » (p. 30). Bernard reverra Ruth une troisième fois, à Berlin, et c’est de Max Ophuls dont il se souviendra en arrivant à la gare située près du zoo (p. 248). Le narrateur a en effet déjà raconté (p. 214) le départ précipité du cinéaste juif en février 1933 pour émigrer en France.

  • 6 Les premières lignes sont citées en exergue de cet article.

11Après Truffaut et Jules et Jim, Max Ophuls et son film La Ronde représentent la deuxième référence cinématographique importante de ce livre. Les deux films sont d’ailleurs mis en rapport puisque, après avoir cité le monologue du début du film La Ronde6 – « J’adore le Passé. C’est tellement plus reposant que le Présent ! Et tellement plus sûr que l’avenir !... » (p. 145) –, le narrateur se souvient que sa mère avait évoqué son passé heureux en Pologne en sortant de la projection de Jules et Jim. Alors que lui, pourtant réticent à revivre le passé, découvre qu’il doit « essayer de le rendre actuel pour tenter de le comprendre » (p. 147). À quatorze ans, il assistait à des débats sur le sens du film d’Ophuls sans l’avoir encore vu, mais devenu adulte c’est ce prologue qui l’intéresse. Plus tard, après avoir vu Madame de au Studio des Ursulines à Paris, il lit « le texte de La Ronde, la pièce d’Arthur Schnitzler que Ophuls avait adaptée pour le cinéma » (p. 213). Il comprend alors pourquoi le monologue qui lance le film n’est pas dans la pièce : « Ce qu’Arthur Schnitzler, mort en 1931, ne pouvait évidemment pas savoir, en 1950, date du tournage de La Ronde, Max Ophuls le savait » (p. 215). Et cette révélation, Bernard la doit au philosophe Vladimir Jankélévitch, car il a assisté à son cours sur le Temps avant d’aller voir le film. Emu par les larmes d’une spectatrice qui faisaient écho à celles de Danielle Darrieux dans le film, le narrateur constate que les plus belles histoires d’amour au cinéma (il cite Casque d’or, Jules et Jim et Madame de) se terminent toujours tragiquement ; en sortant du cinéma, il aborde l’inconnue pour lui dire qu’il aurait voulu lui prendre la main pendant qu’elle pleurait. Deux autres films d’Ophuls sont cités, comme pour compléter cette « ronde » du temps qui passe pour tous, ou donner un sens aux rencontres et aux adieux : le premier, Liebelei, est évoqué par Ophuls dans ses Mémoires, que Bernard vient de lire, où le cinéaste raconte qu’il voit encore le titre du film briller sur la façade d’un grand cinéma de Berlin (le film est de 1933) alors que la montée du nazisme le contraint à s’enfuir (p. 214). Le deuxième, Lettre d’une inconnue, est nommé quelques pages seulement avant la fin du récit, lorsque Laura revenue à Paris, celui qui l’aime encore se souvient qu’elle lui a envoyé de New York une carte postale représentant Joan Fontaine, l’émouvante héroïne du film d’Ophuls.

  • 7 Bernard utilisera ensuite une réplique de Jules dans le film de Truffaut pour donner à Odile sa d (...)

12Des États-Unis, justement, arrivent les échos d’autres films et acteurs, en relation étroite encore avec la vie du narrateur et surtout celle de son demi-frère Alex. Il s’agit tout d’abord des Marx Brothers, plus particulièrement de Harpo, pour lequel, raconte Bernard, Alex a « une tendresse proche de la vénération » (p. 107). C’est d’ailleurs en choisissant des photos de Harpo pour son frère aux Puces de Saint-Ouen que le narrateur fait la connaissance d’Odile, une documentaliste qui lui donnera ensuite de précieux conseils pour consulter des archives et enquêter sur la disparition de Leizer, le père d’Alex7. Bernard se souvient que lorsqu’il a emmené Alex alors âgé de sept ou huit ans voir Les Marx au grand magasin, le petit garçon enthousiasmé a déclaré : « Plus tard, quand je serai grand, je voudrais être acteur muet » (p. 108), ce qui lui vaut un commentaire furieux et amer de sa grand-mère, dite Boubé. Celle-ci, venue de Pologne avant la guerre rejoindre sa fille, ne parlait que Yiddish et durant l’occupation allemande la famille avait décidé qu’elle serait muette car « les mots qui sortaient de sa bouche portaient tous une étoile jaune » (p. 109). Ayant « joué son rôle de muette à la perfection » (p. 110) – et le narrateur a appris bien plus tard que nombreux furent les émigrés juifs venus d’Europe de l’Est à utiliser cette infirmité – elle ne pouvait que s’indigner du « projet artistique » du petit garçon, appelé plus loin « un Harpo parlant » (p. 117), une référence au titre de l’autobiographie d’Harpo Marx, Harpo speaks, tout juste publié aux USA, dont la tante Esther recommandera plus loin la lecture au narrateur (p. 166).

13Esther est la sœur de Leizer, le père d’Alex, mort dans un accident d’avion alors qu’il allait à Hollywood lui rendre visite. Elle a quitté la Pologne très jeune, bien avant la guerre, pour devenir Chorus Girl dans les comédies musicales qui ont caractérisé les théâtres de Broadway et le cinéma américain dès les années 30. En 1941, elle avait même été choisie comme danseuse dans le film The Big Store où les vedettes étaient les Marx Brothers, que depuis dix ans elle aimait et admirait. Mais aussi bien dans Animal Crackers que dans Monkey Business, c’est Harpo qui avait retenu son attention. C’est cet « amour commun pour Harpo » (p. 174) qui va permettre au narrateur de reconstruire le lien entre ces deux branches de la famille que l’émigration et des ressentiments personnels avaient caché : la mère de Bernard et Alex, successivement mariée à leurs pères Yankel et Leizer, reprochait à la sœur de ce dernier de lui avoir conseillé un voyage en avion plutôt qu’en bateau, provoquant ainsi sa mort, même si de façon indirecte. À travers une correspondance reproduite sur presque 20 pages (p. 161-182) entre la tante Esther et le narrateur, dont Alex est le protagoniste principal, il sera surtout question de cinéma donc, et surtout des frères Marx. Car si depuis sa petite enfance Alex a fait de Harpo son « maître à penser » (p. 107), sa tante de son côté déclare qu’en lisant le livre de souvenirs du comique génial, « [elle] en apprend autant sur la vie que sur le théâtre » (p. 166).

Paris, le cinéma et l’Histoire

14Le cinéma est présent aussi à chaque coin des rues de Paris, et l’on dirait que les parcours du narrateur, seul ou accompagné, des Puces de Saint Ouen au cimetière du Père Lachaise, essentiellement dans les 10ème et 11ème arrondissements, est jalonné de souvenirs cinématographiques.

  • 8 La Place des Fêtes est située au sud du 19e arrondissement, tout près de la rue de Belleville.
  • 9 Impression confirmée par le film réalisé par Jean-Pierre Jeunet en 2001, Le fabuleux destin d’Amé (...)

15C’est bien sûr le bistrot « Chez Victor », où Truffaut a tourné les premières scènes de Jules et Jim, qui devient le lieu emblématique autour duquel se construit le livre et l’histoire, passée et présente, du narrateur : c’est là que tout commence pour lui, le cinéma et la quête de son passé, et c’est là qu’il reviendra toujours. L’adresse est donnée précisément (derrière la Place des Fêtes, au fond de l’impasse Compans8), mais aussi bien l’environnement de « cet espace proche du havre de paix qui tenait plus de la guinguette que du bistrot » (p. 35). Avant de le trouver au cours de ses repérages, Robert a parcouru avec Bernard tout le quartier de Belleville où beaucoup d’endroits n’ont pas changé d’apparence depuis 50 ans (le film débute quelques années avant la guerre de 14-18). Truffaut aurait préféré tourner à Montmartre, où il a déjà tourné Les Quatre Cents Coups, mais Robert a pensé que « Montmartre, à force d’etre filmé, avait fini par ressembler à un décor de cinéma »9 (p. 22).

16C’est à Belleville aussi que Jacques Becker a tourné plusieurs scènes de Casque d’or (sorti sur les écrans en 1952). Lorsque les deux amis arrivent sur un terre-plein situé au point de rencontre des rues Piat, des Envierges et du Transvaal, d’où l’on jouit du « plus beau panorama de la ville » (p. 29), Robert montre à Bernard l’atelier de menuiserie où travaillait Serge Reggiani et « la boulangerie devant laquelle Simone Signoret faisait stationner un fiacre » (p. 30), évoquant ainsi les deux magnifiques acteurs du film.

17Un peu plus loin, sur le Boulevard Saint-Martin, au numéro 29, une plaque célèbre le centenaire de la naissance de Georges Méliès (1861), « créateur du spectacle cinématographique, prestidigitateur, inventeur de nombreuses illusions » (p. 132). Le narrateur l’a appris par une carte d’Odile, la documentaliste rencontrée aux Puces. Elle lui signalait en outre que Méliès, dreyfusard de la première heure, avait réalisé un film de quinze minutes sur l’affaire Dreyfus. Mais la jeune fille y faisait aussi référence au « jeu des Grands Boulevards » (p. 130) que lui avait raconté le narrateur après lui avoir récité par cœur toutes les enseignes du Boulevard Saint-Martin, côté impair (p. 128-129) : sous prétexte de contrôler les progrès en lecture du jeune Bernard, Leizer en leur tournant le dos s’entraînait à dire les noms des boutiques, pour apprendre Paris où il venait d’arriver. (p. 62)

18Un peu plus loin, le narrateur décide d’entrer dans un autre lieu célèbre de Paris, lié encore plus intimement à son histoire personnelle et encore une fois à un souvenir cinématographique. Il se souvient en effet que c’est dans le Cirque d’Hiver qu’ont été tournées en 1955 quelques séquences mémorables du film Trapèze, réalisé par Carol Reed. Alex, alors âgé de 9 ans, avait réussi à obtenir des autographes des acteurs principaux, Gina Lollobrigida, Burt Lancaster et Tony Curtis. On apprend aussi que ce dernier a été doublé par le trapéziste qui reçoit Bernard, Emilien, fils d’un des quatre frères Bouglione. Mais si le narrateur a décidé d’entrer dans le Cirque d’Hiver dont le chapiteau domine les bâtiments de la Cité Crussol, c’est parce que son père, passé dans la clandestinité en 1942, rentrait chez lui en passant par le toit du cirque. Et puis « un jour il n’est pas revenu » (p. 137) et on suppose qu’il a été arrêté et déporté. Sans vraiment s’expliquer « les raisons profondes qui [l]’amenaient vingt ans après à prendre le même chemin que [son] père » (p. 138), Bernard refait donc ce périlleux trajet sur les toits, et il lui semble alors revoir son père qui lui sourit, confondant ses pas avec les siens. Emilien apprend aussi au narrateur que le Cirque a caché des Juifs et des résistants pendant l’Occupation et que le clown Pipo était juif.

19Il existe donc un fil conducteur qui relie les lieux aux films qu’ils ont accueillis et aux personnages du livre qui les ont parcourus. Mais ces lieux ont aussi été le théâtre d’événements où d’autres personnes, plus ou moins célèbres, ont créé, chanté, lutté, et sont souvent mortes tragiquement. Des photographies, des vieux journaux, des tableaux, des monuments, en témoignent, recensés encore par le narrateur au cours de ses traversées de Paris au fil des années.

  • 10 Ce poème fait partie du Recueil L’Année terrible-1872, et se trouve dans la section Mars 1871
  • 11 La Commune de Paris est une période insurrectionnelle de l’histoire de Paris qui dura un peu plus (...)

20Monsieur Victor, le patron du café où le narrateur a fait de la figuration pour Jules et Jim, déclare au narrateur que son café est « historique » (p. 85) et il lui montre une trappe qui menait autrefois à un tunnel débouchant sur la rue de Belleville, près de la Place des Fêtes ; dans les années 1910 elle fut utilisée par la bande à Bonnot, clients du café, pour échapper à la police. Le café de Victor est maintenant fréquenté par des ouvriers italiens, des Piémontais arrivés avant la guerre pour fuir la misère de leur pays ; mais on suppose qu’ils fuyaient aussi le fascisme mussolinien, même si l’auteur ne le dit pas, puisqu’ils entonnent le chant des partisans Bella ciao dont est transcrite la première strophe (p. 89). Ce café est aussi fréquenté par un homme qui ressemble à Jean-Baptiste Clément, l’auteur de la chanson symbole de la Commune Le temps des cerises. Il y vient tous les jours pour lire France-Soir. Un jour, le lendemain des obsèques pour les morts d’une manifestation anti-OAS, Bernard trouve le vieil homme en train de lire à voix haute pour les clients du café l’article qui décrit le cortège qui, passant de la place de la République au Boulevard Ménilmontant, est arrivé au cimetière du Père-Lachaise : « une des images les plus belles et les plus inoubliables qu’ait jamais offerte Paris à ceux qui aimaient son peuple » (p. 97). Puis l’homme se met à lire un extrait de L’Enterrement de Victor Hugo10 dont deux strophes sont retranscrites. Et enfin, dans la salle, entonné par une femme et repris par tous, retentit Le Temps des cerises, comme pour bien souligner le rapport évident entre ces morts du 8 février 1962 et ceux de la Commune de Paris11. Le narrateur se souvient que c’est aussi sur cet air que valsaient Simone Signoret et Serge Reggiani dans Casque d’or, et il raconte que lorsqu’il est parti suivre le cortège des obsèques avec son frère Alex, il a compris dans le regard de sa mère inquiète qu’elle pensait à la manifestation qui avait suivi le pogrom de Przytyk, en Pologne, au cours de laquelle il y avait eu des victimes. C’est là aussi, à cette manifestation, qu’elle avait alors connu le père de Bernard et celui d’Alex.

  • 12 Hyppolyte Prosper Olivier Lissagaray (1838-1901) a participé aux évènements de la Commune et recu (...)
  • 13 Chanson anti-militariste par excellence, La Butte rouge date des années 20. Du fait d’une confusi (...)

21Bernard, devenu ensuite ami de « l’homme aux cheveux blancs », comme il le nomme, lui emprunte une édition rare de l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray12. Plus tard, Bernard reviendra chez Victor avec son amie allemande, Ruth, à laquelle il présentera l’homme qui s’appelle « Jules, comme Vallès » (p. 234), précisant que le fondateur du journal Le Cri du peuple et membre de la Commune n’aurait pu fréquenter le Jules et le Jim d’Henri Pierre Roché. Ce troisième Jules donc va entonner pour Ruth La Butte rouge de Montéhus13, et rappelant que des familles entières arrivées d’Italie, de Pologne, d’Arménie ou de Russie se sont installées à Belleville, il cite un orateur de la Commune : « C’est Belleville qui sauvera l’Europe » (p. 231) ! Pourtant, c’est un paragraphe que Bernard a recopié dans le livre de Lissagaray qui le trouble particulièrement (il commence par la phrase « Les Versaillais égorgent dans Paris et Paris l’ignore » p. 235) car il y voit un écho de cette « ignorance » qui a frappé Paris lorsque le 16 juillet 1942 plus de treize mille Juifs furent arrêtés et déportés. C’est donc tout naturellement que Bernard et Ruth se rendent le lendemain au cimetière du Père Lachaise, croisant au passage les tombes de peintres célèbres comme Modigliani « que Roché et Hessel avaient probablement connu vivant » (p. 238), la tombe aussi de « l’Insurgé » Jules Vallès, représenté en buste sculpté et face au mur, celle de Jean-Baptiste Clément ; et c’est derrière Le Mur des Fédérés qu’ils découvrent les quatre monuments érigés à la mémoire des déportés victimes des camps de concentration et d’extermination.

22En fin de volume, le narrateur devenu plus adulte fait quelques incursions sur la rive gauche, dans les cabarets où se produisent ceux qui deviendront ses amis : Jacques Florencie, qui chantait Bruant, Couté et Fréhel Chez Moineau, le photographe Robert Doisneau ou l’écrivain Robert Giraud, spécialiste de l’argot des pauvres gens.

  • 14 Le film Les Guichets du Louvre a été réalisé en 1974 par Michel Mitrani d’après le roman de Roger (...)

23Il faut préciser ici que tous les lieux, personnages et événements évoqués dans le livre sont véridiques, et que c’est toute la mémoire d’une époque que l’auteur a voulu restituer en se dédoublant dans les personnages du narrateur Bernard Appelbaum et de son ami Robert. Mais lorsque Robert parle à son ami Bernard – qu’il vient de rencontrer dans le cortège qui accompagne les morts de la manifestation anti-OAS – de son projet de réaliser des documentaires pour la télévision, c’est bien sûr à l’auteur Robert Bober que l’on pense. Et le personnage devient son porte-parole lorsqu’il dit son inquiétude en apprenant qu’est en préparation pour le cinéma une adaptation du livre Les guichets du Louvre14 : puisqu’il s’agira « de la rafle des Israélites qui fit dix mille victimes parmi les habitants des quartiers du Temple et du Marais » (p. 95), cela signifierait qu’il suffisait de passer sur la rive gauche (en traversant « les guichets du Louvre »), pour échapper à la rafle, s’indigne Robert ; et il conclut : « […] il ne faut jamais se contenter de la fiction. L’Histoire, elle doit être racontée par ceux qui l’ont subie, par ceux qui l’ont vécue. » (p. 95).

Conclusion : arrêt sur image

24Déclencheur de souvenirs appartenant à une mémoire collective (Casque d’or et la Commune de Paris, Méliès et l’Affaire Dreyfus) ou médiateur pour accéder à une histoire plus personnelle (Jules et Jim avec la mère, les Marx Brothers avec le frère et la tante), le cinéma nourrit donc chaque étape de la recherche vagabonde du narrateur. Mais c’est avec la photographie que Bernard Appelbaum finira par conclure son récit.

25Dans la première partie du livre le narrateur trouve sur la table du petit déjeuner une boîte contenant des photographies – cette boîte à chaussures que le père est allé récupérer au péril de sa vie en passant par le toit du Cirque d’Hiver – venant illustrer une histoire familiale dont témoignait uniquement une photo du père dans son cadre de cuir brun, reposant seule sur le buffet de la salle à manger. Finalement, entraîné par un enchaînement de rencontres et de télescopages temporels, il « retourne en Pologne sans y être jamais allé » (p. 263). Et c’est dans les deux dernières pages, les plus émouvantes sans doute, que le narrateur visitant le camp d’Auschwitz découvre cette même photo de son père, « considérablement agrandie », sur laquelle il a « retrouvé sa dimension d’homme ». Debout face à la photo du père, le narrateur termine ainsi son récit qui fut aussi une quête : « Nous avions le même âge. Il me souriait » (p. 266).

26Présents dans la mémoire personnelle comme dans la mémoire collective, cinéma, photo, littérature et chanson tissent, à l’image de La Ronde d’Ophuls, un itinéraire qui relie passé et présent dans un entrelacement de motifs et de thèmes. Intimement mêlée à la grande Histoire, l’histoire du narrateur, entre douleurs et joies, déroule son fil fragile dans cet échange fertile avec des textes et des images venues d’autres créateurs. Le lecteur, complice et bouleversé, en est le témoin privilégié. Et le cinéphile se souvient qu’en 1956 Alain Resnais donna au cinéma un film sur Auschwitz intitulé Nuit et Brouillard, puis un film sur la Bibliothèque Nationale de Paris de la rue Richelieu intitulé Toute la mémoire du monde.

Haut de page

Annexe

Annie Oliver participe au groupe de recherche PRIN 2009 dirigé par Elisa Bricco sur « Le sujet et l’art » ; elle est membre du Groupe de Recherche LARC sur la littérature de l’Extrême contemporain dirigé par le Professeur Gianfranco Rubino de l’Université « La Sapienza » de Rome.

Après s’être intéressée à la traduction littéraire et à la littérature contemporaine, y inclus dans ses rapports avec le cinéma (publication du volume Passages, nuova arnica editrice, Roma, 1988), Annie Oliver a publié plusieurs articles dans des volumes collectifs sur des auteurs contemporains (C. Oster, P. Modiano, D. Daeninckx, M. Duras, A. Ernaux). Depuis quelques années ses recherches se portent sur le biographique dans la littérature contemporaine (publication du volume Écritures autobiographiques au féminin, Aracne Editrice, Roma, 2007 et direction du volume Écrire l’histoire d’une vie, Edizioni Spartaco, Santa Maria Capua Vetere, 2007). Elle a en outre élaboré la partie concernant les auteurs français pour le volume Bibliographie - Études sur la prose française de l’extrême contemporain en Italie et en France (1984-2006), Edizioni B.A. Graphis, Bari, 2007, 2010 et le chapitre « Scrivere la vita » du volume Il romanzo francese contemporaneo, dirigé par G. Rubino, Editori Laterza, Bari, 2012.

Haut de page

Notes

1 Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, Paris, P.O.L., 2010 ; édition de référence pour ce travail : Folio, janvier 2012.

2 La rafle du Vélodrome d’Hiver (16 juillet 1942), souvent appelée rafle du Vel’ d’Hiv, est la plus grande arrestation massive de Juifs réalisée en France pendant la Seconde Guerre mondiale, essentiellement de Juifs étrangers ou apatrides réfugiés en France.

3 Désormais, toutes les citations du livre seront indiquées par le numéro de la page entre parenthèses.

4 Dans le film de Truffaut, après avoir épousé Jules dont elle a eu une petite fille, Catherine entraîne Jim en voiture et se tue avec lui sous les yeux de Jules.

5 Le fils de Frantz Hessel et de Helen Grund (Jules et Catherine dans le livre et le film) est Stéphane Hessel, ancien résistant et auteur du best seller Indignez-vous !

6 Les premières lignes sont citées en exergue de cet article.

7 Bernard utilisera ensuite une réplique de Jules dans le film de Truffaut pour donner à Odile sa définition du documentaliste : « un curieux de profession » (p. 133). En feuilletant les journaux d’octobre 1949, le narrateur découvre que Leizer a péri dans le même accident d’avion que le champion de boxe Marcel Cerdan, compagnon d’Edith Piaf, mais il s’attarde aussi sur les annonces de tous les films sortis durant cette époque.

8 La Place des Fêtes est située au sud du 19e arrondissement, tout près de la rue de Belleville.

9 Impression confirmée par le film réalisé par Jean-Pierre Jeunet en 2001, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, qui joue justement sur ce stéréotype et eut un énorme succès commercial.

10 Ce poème fait partie du Recueil L’Année terrible-1872, et se trouve dans la section Mars 1871

11 La Commune de Paris est une période insurrectionnelle de l’histoire de Paris qui dura un peu plus de deux mois, du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871.

12 Hyppolyte Prosper Olivier Lissagaray (1838-1901) a participé aux évènements de la Commune et recueilli des témoignages auprès de tous les survivants en exil, à Londres et en Suisse.

13 Chanson anti-militariste par excellence, La Butte rouge date des années 20. Du fait d’une confusion entre la Butte rouge et la butte Montmartre, la chanson est souvent identifiée par erreur comme une chanson de la Commune de Paris.

14 Le film Les Guichets du Louvre a été réalisé en 1974 par Michel Mitrani d’après le roman de Roger Boussinot.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Annie Oliver, « De Jules et Jim au Vel’ d’Hiv », Cahiers de Narratologie [En ligne], 23 | 2012, mis en ligne le 29 décembre 2012, consulté le 27 février 2014. URL : http://narratologie.revues.org/6602

Haut de page

Auteur

Annie Oliver

Université de Cassino

Haut de page

Droits d’auteur

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

Haut de page
  •  
    • Titre :
      Cahiers de Narratologie
      Analyse et théorie narratives
      En bref :
      Revue dédiée à l'étude des genres narratifs et à la production de récits et d'objets culturels
      A publication dedicated to the study of narrative genres as well as the creation of stories and cultural artifacts
      Sujets :
      Littératures
    • Dir. de publication :
      Marc Marti
      Éditeur :
      Centre Interdisciplinaire Récits Cultures Psychanalyse Langues et Sociétés - CIRCPLES
      Support :
      Électronique
      EISSN :
      1765-307X
      ISSN imprimé :
      0993-8516
    • Accès :
      Open access
    • Voir la notice dans le catalogue OpenEdition
  • DOI / Références