It is the cache of ${baseHref}. It is a snapshot of the page. The current page could have changed in the meantime.
Tip: To quickly find your search term on this page, press Ctrl+F or ⌘-F (Mac) and use the find bar.

Un site urbain façonné par l’industrie : Thiers, ville coutelière
Navigation – Plan du site
Un nouvel arpentage urbain

Un site urbain façonné par l’industrie : Thiers, ville coutelière

Anne Henry

Résumés

L’évolution urbaine de Thiers est profondément marquée par une intense activité industrielle avérée depuis près de sept siècles. Cet impact est particulièrement perceptible dans les gorges de la Durolle, occupées par près de quarante usines ou ateliers. L’industrie est également très présente dans le centre ancien, où les étendoirs de papeterie et les ateliers de couteliers à domicile sont parfaitement intégrés dans l’habitat médiéval. On constate également que les grandes avancées techniques ayant émaillé l’histoire de l’industrie aux XIXe et XXe siècles ont eu des conséquences indéniables sur l’évolution de la ville et des usines : l’évolution des axes de communication, la mécanisation des procédés de fabrication, l’électrification, ont permis un développement sans précédent de la coutellerie et de la cité tout entière.

Haut de page

Texte intégral

1Thiers offre à ses visiteurs des témoignages et des vestiges d’une histoire industrielle qui a débuté il y a près de sept siècles. Si certains secteurs tels que la papeterie et la tannerie ont aujourd’hui disparu, l’industrie coutelière, implantée depuis le XIVe siècle, est quant à elle toujours bien vivante, et a su donner naissance à nombre d’activités dérivées.

Figure 1

Figure 1

Vue d’ensemble de la ville haute et de la vallée de la Durolle. Villeneuve (dessinateur), Engelman (lithographe). Lithographie, 1830. Collections musée de la coutellerie de Thiers

Repro. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2000

2Ici comme ailleurs, dès le développement de l’électrification, les usines ont délaissé les berges de la rivière et le centre de la ville au profit de zones industrielles vastes et accessibles. Pourtant, à Thiers, lieux de travail et habitat ont, pendant des siècles, été si intimement liés que la cité tout entière garde la mémoire architecturale du travail à domicile. Par chance pour l’historien, la topographie de la ville, bâtie autour d’un éperon rocheux (fig. n° 1), a poussé vers la plaine les développements urbains récents, préservant de ce fait l’intégrité des quartiers historiques.

3L’extraordinaire conservation des usines hydrauliques bâties au XIXe siècle tient également à ces contraintes topographiques : construites dans les gorges sombres et encaissées de la Durolle, elles ont été progressivement abandonnées au cours du XXe siècle et laissées telles quelles, prenant au fil des années des allures de ruines romantiques.

  • 1 Créé en 1982 et labellisé « Musée de France », le musée de la coutellerie possède des collections d (...)

4A la demande de la ville de Thiers, et plus particulièrement du musée de la coutellerie1, un inventaire du patrimoine industriel de la commune a été réalisé entre 2000 et 2003, dans le cadre d’une convention avec le service régional de l’Inventaire de la Direction régionale des affaires culturelles d’Auvergne. Cette étude a porté sur les trois grands ensembles qui caractérisent la ville de Thiers.

5Le premier ensemble correspond à la vallée de la Durolle, berceau des différentes activités existant ou ayant existé à Thiers. Recherches en archives et observations de terrain ont permis de retracer l’histoire de plus de trente usines, et de mettre en évidence leurs particularités architecturales, historiques et techniques.

6Le deuxième ensemble étudié comprend les ateliers et usines présents en centre-ville et dans les villages. La difficulté majeure a été de retrouver les sites dans lesquels du matériel de production était conservé et de les associer à des témoignages oraux, principales sources d’information. Les résultats sont particulièrement intéressants et tous les types d’activités ont pu être mis en évidence : petites usines de fabricants de couteaux ou de ciseaux, ateliers de polissage, de façonnage de manches, de monteurs… Tous les sites livrent un témoignage précieux tant sur le plan de l’organisation globale de l’industrie dans la ville, que sur celui de l’ingéniosité mise en œuvre par des générations d’ouvriers.

7Il est également apparu indispensable de prendre en compte les industries actuelles, afin d’intégrer les évolutions récentes à l’histoire globale de l’industrie thiernoise. L’étude de ce troisième ensemble a montré que, dans le domaine de la coutellerie, les procédés de fabrication les plus modernes et les plus robotisés ne visent qu’à reproduire des gestes séculaires. Les autres industries phares de Thiers, qui sont principalement la forge industrielle et la plasturgie, témoignent quant à elles de la réussite des couteliers qui ont su mettre à profit leur savoir-faire afin de diversifier leurs productions.

Une ville entre plaine et montagne

8La ville de Thiers se trouve à 30 km à l’est de Clermont-Ferrand, à la limite entre la plaine de la Limagne et les contreforts ouest du massif du Forez. Une petite rivière au débit torrentueux, la Durolle, coule au pied de la ville haute, traverse les quartiers de plaine avant de se jeter dans la Dore.

  • 2 Tournilhac, B. Du fief des barons au pays des couteliers. Pays de Thiers, le regard et la mémoire, (...)

9La ville s’est développée autour de deux sites autrefois distincts. La ville primitive est née vers le Ve siècle, dans la plaine, au bord de la Durolle. Un monastère y est fondé au Xe siècle et ce secteur restera sous domination des moines jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Parallèlement, une ville fortifiée est bâtie sur un éperon rocheux dominant la Durolle et la plaine. Ces deux villes ne furent rattachées administrativement qu’en 17932.

10Thiers est donc constituée d’une « ville haute », caractérisée par un important quartier médiéval ceint de remparts, et d’une « ville basse », connue sous le nom de quartier du Moutier. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les constructions nouvelles n’ont d’autre possibilité que de s’établir le long des voies de communication existantes, de part et d’autre de l’éperon ou entre la ville haute et le Moûtier. L’urbanisation de la plaine, longtemps marécageuse, est donc récente, et débute avec l’aménagement des premières zones industrielles, bientôt suivies de logements et commerces.

11Ainsi, les différentes industries qui se sont succédé ou côtoyé à Thiers sont durant des siècles concentrées dans les gorges de la Durolle, profitant de la moindre portion de berge disponible. Les activités non tributaires de l’eau, à savoir la plupart des opérations liées à la coutellerie, ont quant à elles essaimé dans les différents quartiers de la ville et dans les villages.

12Cette répartition spatiale des activités perdure jusqu’au milieu du XIXe siècle. A cette époque, la disparition totale des tanneries, puis des papeteries, permet aux couteliers d’installer des usines au bord de la Durolle, et par conséquent de moderniser et mécaniser certaines étapes du processus de fabrication. Dans la ville, le travail à domicile est à son apogée : dans chaque maison travaille un monteur de couteaux, un trempeur, un façonneur de manches. Thiers tout entière œuvre pour la coutellerie. L’électrification permet d’accroître encore la productivité, elle est à l’origine de l’apparition d’une multitude d’ateliers et de petites usines dans tous les quartiers de la ville, accolés aux maisons anciennes ou construits dans les jardins.

La Durolle, moteur des industries

  • 3 Traversant un massif granitique, l’eau de la Durolle est exempte de calcaire, condition indispensab (...)

13Même si les raisons précises de l’industrialisation massive de Thiers sont mal connues, il est indéniable que la présence de la rivière Durolle en est un élément majeur. La qualité des eaux entre bien entendu en ligne de compte, en particulier pour l’activité papetière3. Néanmoins, ce sont plutôt le débit élevé et le dénivelé important de cette petite rivière qui expliquent l’implantation d’un si grand nombre d’usines. Le site en lui-même est pourtant peu adapté à la présence de bâtiments industriels, les berges sont étroites, voire inexistantes, et les accès sont réduits à des sentiers taillés dans le rocher. Les usines sont donc de petites ou moyennes unités, souvent serrées les unes contre les autres, occupant le moindre espace disponible.

14Cette concentration industrielle implique donc une gestion rigoureuse de l’eau, qui se traduit par des aménagements répondant à une utilisation optimale de l’énergie hydraulique. La Durolle compte quasiment autant de barrages que d’usines, souvent très proches les uns des autres. L’eau circule dans des biefs courts et étroits, construits directement dans le lit de la rivière. Les faibles hauteurs de chute expliquent qu’un modèle de roue hydraulique particulier ait été adopté dans la quasi-totalité des usines. Appelées par certains ingénieurs des Ponts et Chaussées « roues par en dessous à palettes courbes », elles sont en bois ou en métal et mesurent environ 60 cm de largeur pour un diamètre supérieur à 4 mètres. Au XIXe siècle la plupart de ces roues ont été remplacées par des turbines, mais on en trouve encore quelques-unes au fil de la Durolle.

  • 4 D’après les statistiques industrielles, les tanneries de Thiers ont commencé de décliner à la fin d (...)

15En effet, bien que cette vallée ait connu aux XIXe et XXe siècles de profondes mutations liées à la disparition de certaines industries et à la modernisation des procédés techniques, certains bâtiments et aménagements ont été conservés et témoignent aujourd’hui des réalités industrielles passées. C’est le cas notamment de la papeterie, qui, bien qu’éteinte, est encore très présente sur le site. A l’inverse, peu de vestiges des tanneries sont conservés, du fait de la disparition précoce de cette activité4.

Les papeteries : du monopole à l’oubli

  • 5 Tournilhac, B. Le grand commerce à Thiers au XVIIIe siècle. Revue d’Auvergne, tome 95, n° 2, 1981. (...)
  • 6 Archives départementales du Puy-de-Dôme - série M (statistiques industrielles).

16L’origine de cette activité remonterait au XVIe siècle, et c’est au XVIIIe siècle qu’elle a connu son apogée5. Les statistiques industrielles établies au XIXe siècle6 permettent d’avoir une vision assez complète de la papeterie à cette époque. On compte alors plus de 20 établissements, qui emploient au total 800 ouvriers. Les fabrications sont essentiellement des papiers pour l’écriture, principalement à destination des bureaux des différents ministères.

17Limitées par l’étroitesse des gorges, la plupart des papeteries sont de petite taille et sont fréquemment obligées de s’associer pour répondre aux commandes les plus importantes. Par ce biais, les papetiers thiernois ont été des fournisseurs privilégiés de l’Etat, qui exigeait que certains papiers soient fabriqués à la cuve, c’est-à-dire quasiment à la main. Cette condition, qui fait pendant un temps la fortune de ces papetiers, est finalement un frein à la modernisation de leur activité. De plus, la petitesse des usines et le rendement limité des roues hydrauliques empêchent l’installation de machines. Rapidement, Thiers n’est plus concurrentielle, perd tous ses marchés et la dernière usine ferme ses portes dans les années 1900.

  • 7 Usine détruite par un incendie le 24 mai 2003.
  • 8 Archives départementales du Puy-de-Dôme - série S (Ponts et Chaussées).

18Certains industriels ont pourtant investi dans des usines plus vastes et plus modernes, comme en témoignaient encore récemment7 les très beaux bâtiments de l’usine des Charbonniers. Cette papeterie, d’origine ancienne, connaît un essor considérable dans les années 1880. Jacques Pintrand, papetier thiernois, s’associe à MM. Lair et Maillet, négociants à Paris, et leur société se rend adjudicataire de la fourniture du papier timbré de France en 18818. Sont alors entrepris d’importants travaux d’agrandissement et de modernisation, qui donnent naissance à l’une des plus imposantes usines de Thiers. L’architecture du bâtiment ainsi que les matériaux mis en œuvre sont caractéristiques des usines construites à cette époque grâce à des capitaux parisiens. Le recours à la brique à la fois comme matériau de construction et comme élément de décor est révélateur de cette influence extérieure. A l’usine des Charbonniers, la brique est présente dans l’encadrement des baies géminées qui rythment les très longues façades (150 mètres), et dans les bandeaux soulignant les niveaux des bâtiments.

Figure 2

Figure 2

Usine du Pont de Seychal, ancienne papeterie reprise au XXe siècle par la Société Générale de Coutellerie et Orfèvrerie. Carte postale, 2ème moitié du XXe siècle

Repro. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2002

19On retrouve cette corrélation entre capitaux extérieurs et choix architecturaux à l’usine du Pont de Seychal, autre papeterie intéressante dont le bâtiment principal, construit dans le lit de la Durolle, évoque une coque de bateau (fig. n° 2). Là encore, on observe des matériaux tels que la pierre de Volvic, la brique ou l’ardoise, inhabituels dans les papeteries thiernoises traditionnelles.

20Les moyens investis dans ces deux sites ne suffisent pourtant pas à enrayer le déclin de l’activité papetière, la majorité des usines étant restées de petites unités archaïques. Le bâtiment d’une de ces petites papeteries, miraculeusement préservé de la destruction, est encore visible dans le quartier du Moutier. Il est en tout point semblable aux papeteries que nous montrent les anciennes gravures illustrant les gorges de la Durolle. Il comprend deux niveaux construits en pierre et un étage supérieur en bois.

  • 9 Boithias, J.-L. Les moulins à papier et les anciens papetiers d’Auvergne. Créer, 1981.

21Au rez-de-chaussée se trouvait la salle des piles, dans lesquelles les chiffons, préalablement fermentés, étaient malaxés à l’aide de maillets entraînés par une roue hydraulique et un arbre à cames9. La fabrication des feuilles était réalisée dans une pièce attenante : la pâte obtenue était stockée dans une cuve chauffée, dans laquelle l’ouvrier plongeait un cadre de toile métallique, qu’il remontait chargé de pâte et faisait s’égoutter. Les feuilles ainsi obtenues étaient ensuite essorées sous une presse, avant d’être mises à sécher. Cette opération se déroulait dans la partie supérieure de la papeterie, l’« étendoir », parfaitement conservé à la papeterie du Moutier : la pièce, aménagée directement sous la charpente, occupe la surface entière du bâtiment. Les murs sont faits de planches verticales au sein desquelles sont aménagés des volets coulissants permettant de faire varier la circulation d’air.

22Il semble que des étendoirs à papier de ce type aient existé à l’étage supérieur de certaines maisons de la ville haute. L’étude des gravures anciennes et l’observation de bâtiments existants tendent à confirmer cette hypothèse. L’inventaire du centre ancien, qui sera entrepris prochainement, permettra de localiser et de quantifier précisément cette présence de l’industrie papetière dans les quartiers d’habitation.

Les rouets d’émouleur, la Durolle au service de la coutellerie

  • 10 Appelée « émouture » à Thiers, cette opération consiste à meuler les lames brutes de forge afin de (...)
  • 11 Liabeuf, B. Histoires de couteaux. Musée de la coutellerie, Thiers, 1995.

23A l’inverse de l’industrie papetière, totalement tributaire de l’eau, la coutellerie ancienne n’avait besoin de l’énergie hydraulique que pour l’étirage des aciers et l’émoulage10 des lames, les autres opérations étant effectuées manuellement, à domicile. Cette dispersion géographique des différentes phases du processus de fabrication d’un couteau, loin d’être une entrave, est caractéristique de la division poussée du travail, qui dès le XVIIIe siècle, fait la force des couteliers de Thiers11.

  • 12 Hameaux de Château-Gaillard, Lombard, Granetias, Bellevue, Pigerolles, etc.

24Ainsi, jusqu’au XIXe siècle, et bien qu’elle ait toujours été l’industrie phare de Thiers, la coutellerie n’occupe qu’une place réduite sur les berges de la Durolle. A la différence des martinets à étirer le fer dont il ne reste aucun vestige visible, les rouets d’émouleurs ont traversé les siècles et certains ont fonctionné jusque dans les années 1970. D’abord concentrés dans les secteurs de la rivière proches de la ville, les rouets ont progressivement investi la Durolle en amont de Thiers, au fur et à mesure du développement de l’industrie coutelière. Cette incursion d’un métier unique dans des zones non industrialisées a induit une spécialisation extrême des populations des hameaux proches du cours d’eau12. De nos jours encore, la quasi-totalité des habitants de ce secteur sont des descendants d’émouleurs.

25Des chemins relient directement les rouets aux villages les surplombant. Par ces sentiers souvent peu commodes transitaient les lames de couteaux, les meules, et bien sûr les émouleurs, souvent accompagnés de leur épouse et de leurs jeunes garçons. Les rouets sont en effet des espaces où le travail familial était de mise : après être passées entre les mains des émouleurs, les lames devaient être polies, cette tâche incombant généralement aux femmes.

26Un rouet comprend donc deux espaces distincts. Les émouleurs, au rez-de-chaussée, travaillaient en position allongée sur une planche, surplombant la meule sur laquelle ils donnaient leur tranchant aux lames de couteaux. A l’étage, les femmes effectuaient les mêmes gestes, non plus sur des meules, mais sur des polissoirs, disques de bois dont la tranche est garnie de lamelles de cuir. Les enfants commençaient leur apprentissage auprès de leur mère et dès que leur force physique le leur permettait, ils descendaient travailler auprès des émouleurs.

27Ces rouets sont des espaces collectifs, dans lesquels émouleurs et polisseuses louaient ou achetaient leur place de travail. En revanche, le fonctionnement d’un rouet étant tributaire d’un moteur hydraulique et de systèmes de transmission communs, l’entretien des aménagements était l’affaire de tous.

  • 13 Ces dents sont indifféremment appelées alluchons ou allochons.

28Conçu selon un modèle simple et fonctionnel, le rouet est un petit bâtiment en pierres, dont l’éclairage intérieur est assuré par des baies présentes sur toute la longueur de la façade. L’énergie de la roue hydraulique est transmise aux meules par l’intermédiaire d’organes de démultiplication placés au rez-de-chaussée. Il s’agit en général de deux couples d’engrenages, comprenant chacun un grand engrenage à dents en bois13 et un plus petit en métal. Ils actionnent un grand arbre de transmission, qui, caché sous un plancher derrière les émouleurs, entraîne leurs meules par l’intermédiaire de poulies et de courroies.

  • 14 Site de « la Vallée des Rouets », géré par le musée de la coutellerie de Thiers.

29La profession d’émouleur s’est progressivement éteinte dans la deuxième moitié du XXe siècle, supplantée par des machines. Quelques irréductibles se sont néanmoins battus pour continuer à travailler à l’ancienne, fiers de leur savoir-faire et de la place privilégiée qu’ils occupaient au sein des métiers de la coutellerie. L’un d’eux, Georges Lyonnet, a fait don à la ville de son rouet, auquel il avait apporté diverses améliorations afin de pouvoir y travailler seul. Cet atelier, aujourd’hui restauré, est ouvert au public et fonctionne14.

Les coutelleries s’approprient la Durolle

30Après avoir été pendant plusieurs siècles les seuls métiers « mécanisés » de la coutellerie, martinaires et émouleurs sont progressivement rejoints dans la vallée de la Durolle par d’autres professions, et ce dès les années 1850.

31Plusieurs facteurs, d’ordre historique et technique, expliquent ce phénomène. La fermeture des tanneries et des papeteries est bien entendu un élément clé de cette évolution. Pour la première fois de leur histoire, les couteliers disposent à leur guise de l’énergie puissante - et gratuite - de la rivière, et peuvent mettre en œuvre les différentes avancées techniques que cette époque voit naître. Ces progrès résident en premier lieu dans l’amélioration des moteurs hydrauliques. Les roues à aubes courbes traditionnelles laissent la place à des turbines, souvent de petites dimensions, mais qui permettent néanmoins de décupler la puissance des usines. Leur apparition coïncide avec le développement de machines permettant de moderniser certaines opérations, en particulier le forgeage des lames. Ainsi, on voit s’implanter sur les berges de la Durolle de véritables usines de coutellerie, dans lesquelles sont rassemblées plusieurs phases du processus de fabrication. Malgré tout, les cas de coutelleries concentrant la totalité des étapes de production sont rares, et il semble que même les entreprises les plus importantes aient toujours fait appel à des ouvriers indépendants et à des sous-traitants.

32A partir des années 1880, s’implantent à la fois des « manufactures » de coutellerie et des usines de fournitures : usines de manches de couteaux, forges industrielles de lames, fabriques de garnitures, etc. Sur le modèle de la location de places de travail en vigueur dans les rouets, on construit également des usines dont les différents niveaux sont loués à de petites entreprises ou à des travailleurs indépendants. Toutes ces fabriques investissent les sites des anciennes papeteries et tanneries, dont elles gardent bien souvent les fondations, parfois même les élévations.

33Cette évolution aura également d’importantes conséquences sur les voies d’accès au site. Les usines étant majoritairement implantées rive droite, c’est-à-dire sous la ville, elles n’étaient desservies que par de petits sentiers piétonniers menant aux quartiers hauts. A partir du moment où la coutellerie devient majoritaire dans la vallée de la Durolle, il s’avère indispensable d’améliorer les conditions de circulation des matières premières et des produits. Une route carrossable est donc construite sur la rive gauche, offrant aux industriels qui souhaitent en profiter la possibilité d’implanter à leurs frais des ponts ou des passerelles. Les plus importantes manufactures se dotent d’ouvrages en pierre, alors que les usines plus modestes se contentent de frêles structures en bois ou en métal. Ainsi, depuis cette époque, quantité de passerelles enjambent le lit du cours d’eau, renforçant l’aspect labyrinthique de certaines portions des gorges.

Les manufactures de coutellerie

34En règle générale, ces manufactures s’implantent sur les lieux des plus importantes papeteries. L’observation des bâtiments montre que ces changements d’affectation n’ont pas donné lieu à des reconstructions totales, mais plutôt à des transformations progressives.

  • 15 Dans un courrier daté du 22 juin 1900 et adressé aux membres du Jury de l’Exposition Universelle, J (...)
  • 16 Tous ces documents iconographiques sont issus des archives du musée de la coutellerie de Thiers. Ce (...)
  • 17 Rachetée dans les années 1980 par le groupe Anoflex, l’entreprise est toujours spécialisée dans la (...)

35Fondée au XVIIe siècle et spécialisée dans la fabrication de ciseaux, la coutellerie Delaire est une entreprise pionnière dans la mécanisation de la production et la concentration des opérations de fabrication. Dans les années 1880, Jean Delaire effectue des voyages en France, Allemagne et Belgique, qui l’amènent à « transformer entièrement [son] système de fabrication »15. L’étude des documents iconographiques16 anciens prouve que le bâtiment a évolué au fur et à mesure que l’activité se modernisait. Les premiers documents montrent une usine présentant toutes les caractéristiques architecturales d’une papeterie, en particulier les étendoirs. En 1912, on peut voir que ces derniers ont fait place à des étages en pierre, et qu’une partie de la toiture est coiffée d’un lanterneau, élément caractéristique d’une forge industrielle. En effet, dès 1888, l’entreprise produit ses lames mécaniquement, par estampage. Ce procédé de forge aura un tel succès qu’en 1914, les activités de l’entreprise sont scindées en deux sociétés, l’une de coutellerie, l’autre de forge. A la fin des années 1920, l’usine entière sera dévolue à la forge, comme le montre le bâtiment actuel17 : à l’intérieur, niveaux et cloisons ont été supprimés, et des machines de forge (marteaux-pilons, découpoirs, fours) occupent la totalité de l’espace. Le faîtage de la toiture est équipé de lanterneaux sur toute sa longueur et des fenêtres hautes et étroites sont percées en façade. L’étage de soubassement est intact, témoin direct de l’ancienne papeterie : sous les voûtes couvrant ces pièces on peut encore voir les arrivées d’eau destinées aux cuves de pâte.

  • 18 Un état des lieux dressé en 1899 montre que l’ensemble des arbres de transmission représente une lo (...)

36Les vestiges d’une papeterie sont également visibles parmi les bâtiments de l’ancienne usine Sabatier, dont les couteaux professionnels sont réputés dans le monde entier. Là encore, on trouve sur le même site les aménagements les plus modernes que connaît la coutellerie en cette fin de XIXe siècle : estampage, découpage des lames, limage, façonnage des manches, lustrage, fabrication des viroles… Rachetée en 1865, l’usine est progressivement dotée de bâtiments annexes. En 1899, l’ensemble fonctionne grâce à deux turbines et à une machine à vapeur, et chaque atelier reçoit l’énergie nécessaire grâce à un ingénieux système d’arbres de transmission et de poulies18. Dans les années 1950, le site est détruit par un incendie qui épargne miraculeusement l’ancienne papeterie. Les ateliers en ruine sont toujours visibles et permettent d’observer les particularités architecturales communes aux coutelleries construites à la fin du XIXe siècle : ces constructions sont très simples et ne bénéficient d’aucun ornement. Les murs sont en moellons de granite non enduits, les encadrements de fenêtres en brique. Les plafonds, généralement en voûtains de brique et poutrelles d’acier, sont soutenus par des potelets en fonte.

Figure 3

Figure 3

Usine du May

Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 1999

  • 19 Particulièrement bien conservée, cette usine, propriété de la ville de Thiers, est inscrite à l’inv (...)

37Ce principe de construction a également été mis en œuvre à l’usine du May, mais, cette fois-ci, avec une réelle préoccupation de qualité architecturale (fig. n° 3). Construite au début des années 1890 à l’emplacement d’un martinet, cette entreprise appartient à Ernest Grange, coutelier parisien primé lors de plusieurs expositions universelles. Comme pour certaines papeteries évoquées précédemment, le lien entre capitaux parisiens et architecture remarquable semble évident. Outre les bandeaux en pierre de Volvic marquant les différents niveaux et l’enduit clair masquant le granite des murs, l’élément le plus frappant est une toiture en terrasse bordée d’une balustrade ajourée en brique. A l’intérieur, un escalier métallique central dessert les étages. L’usine bénéficie également d’aménagements techniques « modernes », dont un monte-charge fonctionnant grâce à l’énergie de la turbine. Cette énergie était également distribuée aux quatre niveaux du bâtiment, par l’intermédiaire de poulies et courroies19.

Fournisseurs et sous-traitants

  • 20 Les garnitures sont des pièces en métal, souvent décorées, destinées aux manches de couteaux de tab (...)

38Manches, garnitures20, lames, toutes les parties constituantes du couteau ont ainsi donné naissance à un certain nombre d’entreprises, dont les berges de la Durolle gardent le témoignage. Leur développement date surtout du début du XXe siècle, en réponse à une demande importante de la part des couteliers. Certaines de ces sociétés occupaient une situation de quasi-monopole ; elles étaient connues de tous les couteliers et ont particulièrement marqué les mémoires.

  • 21 Le façonnage consiste à « sculpter » la pointe de corne manuellement ou à la machine afin d’obtenir (...)

39Parmi elles, l’entreprise Paul Rie, spécialisée dans la fourniture de corne à destination des façonneurs et des cacheurs21 et dans la fabrication d’engrais à base de corne, occupait la très belle usine des Charbonniers (évoquée précédemment). Elle a pris le nom de CEP et a très logiquement évolué vers le plastique, matériau largement employé dans la coutellerie dès le milieu du XXe siècle.

40Plus familiale mais tout aussi réputée, la fabrique de manches de couteaux en bois Navarron s’implante dans les années 1900 dans le quartier du Moutier. L’usine, construite à l’emplacement d’un rouet, fonctionne alors grâce à une roue hydraulique et fournit exclusivement les fabricants de couteaux non fermants. A sa fermeture, dans les années 1970, les scies à ruban et machines à façonner sont revendues et le bâtiment est transformé en maison d’habitation. Néanmoins, la roue hydraulique est conservée et existe encore, elle fait face à une seconde roue équipant un ancien rouet construit sur l’autre rive du bief. Des travaux de restauration devraient être prochainement entrepris sur cet ensemble hydraulique unique. Dans la cour de l’usine subsiste une cuve en fonte, destinée à teinter à chaud les manches de bois précieux.

41Très en amont de Thiers, au lieu-dit Le Bout du Monde, l’usine de garnitures Marty-Prot est également très bien préservée. On peut y voir d’imposantes presses à emboutir et un magasin dans lequel les viroles et les culots sont scrupuleusement rangés dans des boîtes et des sachets. L’entreprise fabriquait également des objets en bakélite (queues de casseroles, interrupteurs, etc), pour lesquels le matériel de production et les produits finis sont également quasiment intacts.

  • 22 Lagardelle, G. Manuel de forgeage mécanique. Librairie JB Baillière et fils, 1924.
  • 23 Les marteaux-pilons utilisés en coutellerie sont dits « à planche », car la masse frappante est fix (...)
  • 24 Racheté par la ville dès sa fermeture, ce site est appelé à être un jour ouvert aux visites. Il bén (...)

42De toutes les usines de fournitures implantées dans la vallée de la Durolle, les Forges Mondière représentent sans conteste le site le plus marquant. Construite sur une berge particulièrement étroite, l’usine est adossée au rocher. Les murs sont à pan de bois, vestige de la scierie ayant existé avant la fondation des forges en 1901. Les sheds couvrant le bâtiment et les grandes fenêtres vitrées ouvertes sur la Durolle assurent l’éclairage des lieux. On compte en tout quatre ateliers, dans lesquels tout est resté intact depuis la fermeture : matières premières, lames forgées, machines, bleus de chauffe, objets personnels… tout est figé, tel que les derniers ouvriers l’ont laissé lorsque l’entreprise a fermé dans les années 1980. L’usine n’ayant pas connu de modernisation récente, le témoignage qu’elle nous livre est celui d’une forge industrielle des années 1950, voire du début du XXe siècle, puisque certaines machines datent des années 1900. Le processus de fabrication est simple et se déroule en trois phases22 : les barres d’acier sont tronçonnées grâce à des presses mécaniques, les crampons obtenus sont écrasés à chaud entre deux matrices équipant un marteau-pilon23, puis la lame obtenue est ébavurée avec un poinçon, sur une presse. Malgré cette apparente simplicité, chaque opération nécessite une grande précision, tant de la part de l’ouvrier que de l’outillage monté sur les machines. Sous des dehors rudimentaires et dans un bâtiment d’aspect insignifiant, l’entreprise Mondière s’était forgée une réputation nationale, puisque outre des coutelleries thiernoises, elle avait des clients aussi renommés que Christofle, Caput ou Colliot24.

L’industrie coutelière dans les quartiers d’habitation

43Papeteries, coutelleries, forges… le patrimoine de la vallée de la Durolle nous plonge dans un riche passé industriel dont les vestiges sont le produit de plusieurs siècles d’occupation. Beaucoup plus discrète, la coutellerie en centre-ville et dans les villages se devine plus qu’elle ne s’impose. Les ateliers occupent les étages de soubassement ou les parties arrière des logements, et les quelques indices visibles sur les façades ne sont bien souvent que des enseignes peintes ou des plaques publicitaires en marbre poli.

44Pourtant, la coutellerie a de tous temps été implantée dans la ville haute, mais jusqu’à l’arrivée de l’électricité et des premières machines, les différents métiers qui en découlent se contentent de locaux à l’intérieur des maisons. En effet, le matériel requis pour les diverses opérations est relativement sommaire et prend peu de place : le polisseur utilise des frottes à main, le monteur perce les pièces au violon et les cloue au moyen d’un marteau et d’une enclumette, le façonneur de manches utilise des râpes et des limes, etc. Seul le fabricant, c’est-à-dire le donneur d’ordres, a besoin d’un peu plus d’espace car il stocke les matières premières et les produits finis, et réalise lui-même certaines phases du travail, le plus souvent la trempe et le marquage des lames.

Figure 4

Figure 4

Ateliers et usines construits sur l’arrière de bâtiments d’habitation du quartier médiéval

Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2000

  • 25 D’après le Répertoire des articles de coutellerie de 1933, il apparaît que plus de 280 fabricants d (...)

45Au début du XXe siècle, l’arrivée de l’électricité dans la ville, puis dans les villages permet la mécanisation de certaines opérations. On assiste alors à une véritable explosion du nombre d’entreprises25. Les ateliers d’ouvriers à domicile et les usines de coutellerie que l’on peut voir à l’heure actuelle datent pour la plupart de cette période (fig. n° 4).

Les usines

46La société Cartailler Deluc est un exemple tout à fait intéressant d’une coutellerie ayant bénéficié de l’électrification du centre ancien. Fondée en 1896, cette entreprise familiale occupe d’abord des locaux exigus dans le quartier médiéval. En 1919, elle rachète un beau bâtiment d’habitation du XVIIIe siècle construit au bord de la route nationale traversant Thiers. Les premières machines sont achetées à l’occasion de l’emménagement dans ces nouveaux locaux. Il s’agit de presses, destinées au découpage des parties métalliques des couteaux. Les ateliers se trouvent alors aux deux premiers étages de soubassement du bâtiment. Dans les années 1950, l’entreprise se spécialise dans la fabrication de tire-bouchons de sommelier publicitaires et fait construire de nouveaux locaux, dans la pente, accolés à l’arrière du bâtiment ancien avec lequel ils communiquent. Ces parties récentes sont à pan de béton armé et couvertes d’un toit en terrasse. Y sont rassemblées quasiment toutes les étapes du processus de fabrication : sur trois niveaux on trouve successivement un atelier de polissage, un atelier de fabrication et de mécanique, puis l’atelier de montage.

47Ce type d’usine est tout à fait représentatif des petites entreprises qui se sont développées à Thiers au XXe siècle, comme le montre l’observation des quartiers du centre ancien. La quasi-totalité des jardins sont partiellement occupés par des ateliers dont l’architecture découle de cette affectation. Ceux qui sont dévolus au montage ou au découpage sont souvent des édifices à pan de béton ou à pan de brique avec de grandes ouvertures vitrées, et généralement couverts de toits en terrasse. On trouve également des petites constructions en parpaings de béton ou de mâchefer, qui, cette fois, ne sont plus accolées aux bâtiments anciens, mais se situent plutôt au fond des jardins : il s’agit le plus souvent d’ateliers de trempe, opération générant des fumées grasses et noires.

48Toutes les coutelleries ne se sont pas implantées dans d’anciens édifices, et certaines ont été construites sur des parcelles vierges, participant à l’essor des quartiers les plus élevés. De même, le long des principales routes desservant Thiers (routes de Vichy, de Clermont-Ferrand et de Lyon) ainsi que sur les hauteurs de la ville apparaissent quantité de « maisons-usines », dont les ateliers occupent plusieurs niveaux. Beaucoup de ces habitations sont cossues, dotées de vastes appartements. Les initiales du coutelier sont fréquemment sculptées sur le linteau de la porte ou forgées dans les volutes des rambardes des balcons. Le rez-de-chaussée de ces bâtiments, qui donne sur la rue, est généralement réservé aux activités administratives de l’entreprise ainsi qu’au stockage des matières premières et des produits finis. Les ateliers sont situés sur un ou plusieurs étages de soubassement. Ils donnent donc toujours sur l’arrière, bénéficiant d’un éclairage maximum grâce à des ouvertures dotées de grands châssis métalliques. Les espaces intérieurs de ces ateliers sont très souvent construits en voûtains de brique et poutrelles métalliques. On peut également remarquer que les plus grandes de ces maisons-usines sont bâties sur le même côté des rues, tournant le dos à la plaine, afin de gagner à la fois en espace et en lumière.

  • 26 Bœuf, A. Une société industrielle en mutation : la coutellerie thiernoise. PUF, 1967.

49Ces très nombreuses usines construites ou aménagées au début du XXe siècle se repèrent aisément dans les paysages de Thiers. Toutefois, rares sont celles qui ont conservé du matériel de production. En effet, dès les années 1950 on assiste à une évolution sensible des structures de production26 : le nombre d’entreprises décline au profit de quelques coutelleries dont l’essor amènera la construction des premières zones industrielles.

Sous-traitance et travail à domicile

50La multiplication de ces petites usines au début du XXe siècle n’est absolument pas un frein à la parcellisation du travail. D’une part, certaines opérations font appel à des savoir-faire très spécifiques et sont donc sous-traitées, d’autre part la modestie de ces unités de fabrication oblige à recourir à une main-d’œuvre extérieure.

51Qu’il s’agisse d’entreprises de fournitures pour coutellerie ou d’ateliers d’ouvriers à domicile, on retrouve les mêmes types d’implantation que pour les usines de coutellerie, à savoir soit à l’intérieur de bâtiments anciens, soit dans des constructions neuves.

52Parmi les métiers ayant contribué à la construction d’ateliers neufs, les émouleurs ont profité de l’électrification pour quitter les berges de la Durolle et s’installer dans des « rouets secs ». Certains ont choisi de continuer à travailler selon le principe traditionnel de location de place dans un espace collectif. On retrouve encore ce type de rouets dans les villages au-dessus de la vallée de la Durolle. L’espace intérieur est exactement le même que dans les rouets construits au bord de l’eau, à la différence qu’un moteur électrique remplace la roue hydraulique. Beaucoup d’émouleurs ont par contre fait le choix de s’installer dans des rouets indépendants, dont certains existent encore dans le centre de Thiers, à la périphérie ou dans les villages. Ce sont souvent des constructions modestes en parpaings ou en bois, dans lesquels se trouvent un poste de travail pour l’émouleur et un poste pour le polissage, face aux châssis vitrés. Là encore, un moteur unique entraîne l’ensemble.

53Ce principe du moteur unique se retouve dans tous les ateliers de Thiers, il s’accompagne d’un nombre impressionnant d’arbres de transmission, poulies et courroies chargés de distribuer l’énergie à l’ensemble des machines et des postes de travail. Il s’agit sans aucun doute d’une technique héritée des émouleurs, dont les meules étaient entraînées par une roue et un arbre uniques.

54Ce système est particulièrement adapté au métier de polisseur. Dans cette profession, plusieurs types de polissoires sont requis, selon la finition souhaitée. Ainsi, plutôt que de devoir démonter à chaque fois l’outillage de son touret, le polisseur en possède 5 ou 6, alignés face aux fenêtres de l’atelier. Devant ces tourets passe un long arbre de transmission équipé d’autant de poulies qu’il y a de postes de travail. Ainsi, l’ouvrier monte la courroie correspondant au touret sur lequel il choisit de travailler, sans éteindre le moteur électrique.

55Parmi les autres ateliers de travail à domicile recensés, on trouve un certain nombre d’ateliers de monteurs de couteaux. Le montage de couteaux fermants est un travail de précision, pour lequel il faut limer et ajuster les différentes pièces. Les monteurs travaillent généralement à la main et leur outillage se résume à une perceuse à colonne, des limes, un marteau et une enclumette. Leurs ateliers sont donc souvent fort sommaires et occupent le coin d’une grange ou une petite pièce dans une maison.

56Le montage des couteaux de cuisine à manche en bois requiert quant à lui plus de matériel puisque le monteur reçoit les plaquettes de bois brutes de sciage ; il doit donc les ajuster au moyen de fraiseuses et de bandes abrasives. Là encore, dans ces ateliers visités lors de l’inventaire, un seul moteur entraîne toutes les machines.

Figure 5

Figure 5

Postes de polissage en place dans l’ancienne usine de manches de couteaux en corne Barland

Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2003

57En ce qui concerne les fabricants de fournitures pour coutellerie, des ateliers exceptionnellement bien conservés ont pu être étudiés. L’entreprise Barland, spécialisée dans les manches de couteaux en corne, offre un témoignage unique d’une activité autrefois florissante et aujourd’hui réservée à une production de luxe. L’usine se trouve au cœur du quartier médiéval, en partie dans les étages de soubassement d’un bâtiment ancien et en partie dans un bâtiment en béton construit dans le jardin, au-dessus des anciens remparts. Une petite fraction de l’usine est dévolue au dressage des cornes : on y trouve les cuves métalliques dans lesquelles elles étaient mises à ramollir, ainsi que les « bancs », presses manuelles servant à les redresser. La plus grande partie des ateliers abritent de petites machines servant à la fabrication des manches : machines à façonner, scies, perceuses, polissoires… fonctionnant grâce à un moteur unique, comme toujours dans ce type d’usine (fig. n° 5). A la fin des années 1950, l’entreprise se lance dans la fabrication de manches en matière plastique et délaisse progressivement la corne, puis abandonne définitivement les manches de couteaux, pour se consacrer exclusivement à l’injection plastique. Elle est aujourd’hui implantée dans une commune voisine et fabrique par injection des attaches de sacs en plastique.

58Cette évolution sera la même pour nombre d’entreprises dont l’activité a démarré dans le centre de Thiers. L’arrivée de nouvelles matières premières aura pour conséquence, dans un premier temps la diversification des matériaux de la coutellerie, et dans un second temps le développement d’autres secteurs industriels.

Les industries actuelles : coutelleries et activités dérivées

59La physionomie actuelle de l’industrie thiernoise trouve ses origines dans les évolutions apparues dans les années 1950 : concentration de la production coutelière et diversification des activités en sont les deux principales caractéristiques.

60La majeure partie des entreprises de coutellerie actuelles sont nées au début du siècle dernier dans le haut de la ville ; elles ont intégré les zones industrielles à partir des années 1960 et, progressivement, certaines phases du processus de fabrication ont été extrêmement modernisées. Néanmoins, la production d’un couteau fait encore appel à nombre d’opérations manuelles, surtout lorsqu’il s’agit de pièces de milieu ou de haut de gamme. Certains métiers, comme celui d’émouleur, ont totalement disparu, remplacés par des machines. Quelques ouvriers à domicile, en particulier des polisseurs et des monteurs, continuent à exercer une activité, mais ils sont de plus en plus rares. Les coutelleries industrielles intègrent dorénavant toute la production : elles ne sont même plus tributaires des forges de lames, car dorénavant, les parties métalliques des couteaux sont le plus souvent découpées dans des bandes d’acier inoxydable. De même, la fabrication des manches en plastique ou en bois est souvent intégrée aux usines de coutellerie.

61Les industries dérivées se sont quant à elles développées principalement autour de la métallurgie et de la transformation de matières plastiques. Comme pour les coutelleries, les entreprises de plasturgie trouvent leurs origines dans la ville haute ou dans la vallée de la Durolle. Les premières matières plastiques telles que la galalithe, le celluloïd, autrefois très employé pour les châsses de rasoirs, ou la bakélite, ne sont absolument plus travaillées, et les productions actuelles se sont beaucoup diversifiées. L’injection et, dans une moindre mesure, le thermoformage sont aujourd’hui les principaux procédés de fabrication.

62Les forges industrielles travaillent toujours par estampage, selon les mêmes procédés que pour le forgeage des lames, et fabriquent surtout des petites pièces de précision pour l’industrie automobile, la chirurgie (prothèses) et l’accastillage marin. Ce secteur d’activité est représenté par l’entreprise Wichard, dont l’étude est particulièrement intéressante, tant sur le plan historique que sur le plan technique. En effet, l’évolution des usines Wichard est intimement liée à la configuration de Thiers, ce qui montre que, quelle que soit l’époque, l’industrie thiernoise a toujours dû s’adapter à des contraintes de terrain. Fondée en 1919 et spécialisée dans la forge de ciseaux et de clefs, cette entreprise s’est d’abord implantée dans les gorges de la Durolle, dans d’anciens bâtiments industriels. La diversification de sa production débute dans les années 1960 avec les premières pièces d’accastillage et se poursuit en 1974 avec les prothèses médicales. Dans un premier temps, les marteaux-pilons, trop lourds pour des terrains de plaine, ne permettent pas à l’entreprise de s’implanter en zone industrielle. Par deux fois, l’usine de la Durolle est agrandie, en partie au-dessus du lit de la rivière. Pour finir, l’entreprise investira dans du matériel spécial lui permettant de forger en terrain peu stable. La société Wichard a donc à l’heure actuelle deux sites de production : l’un, dans la vallée de la Durolle, où fonctionnent des machines datant pour certaines de 1919, l’autre, en plaine, sur lequel on trouve un modèle unique de marteau-pilon horizontal.

63D’autres entreprises, telles que Préciforge, ont choisi d’adapter totalement leur matériel de production aux terrains de plaine et travaillent donc avec des maxi-presses d’une puissance atteignant 1600 tonnes. En effet, les presses génèrent beaucoup moins de vibrations que les marteaux-pilons.

64Les activités métallurgiques se sont également diversifiées dans des domaines variés, tels que l’emboutissage de plats en inox ou le traitement de surface des métaux.

Bilan et perspectives

65Quelles que soient les époques et les activités, il est indéniable que la configuration de la ville de Thiers est profondément liée aux évolutions que les industries ont connues. L’inventaire du patrimoine industriel a permis de préciser les répercussions de ces évolutions, tant sur le plan de l’histoire des techniques que sur celui du développement urbain.

66Par nature, le patrimoine industriel est éphémère, soumis aux progrès technologiques et aux aléas économiques. Comme beaucoup d’autres villes, Thiers connaît aujourd’hui une période de transition industrielle, dont les conséquences sont souvent brutales et irrémédiables. L’opération d’inventaire avait donc également pour objectif de préserver la mémoire d’une réalité marquée par des évolutions constantes au sein du monde industriel.

67Il apparaît maintenant nécessaire d’étendre ce travail d’inventaire à l’ensemble du bassin industriel, sans lequel Thiers n’aurait pas connu son développement actuel. Des villes et villages tels que Saint-Rémy-sur-Durolle, la Monnerie-le Montel ou Celles-sur-Durolle ont de tous temps été impliqués dans l’industrie coutelière et possèdent un patrimoine complémentaire de celui de Thiers.

68Il reste encore à développer certaines thématiques que ce travail a permis de mettre en évidence, comme l’impact des capitaux extérieurs investis à Thiers, des marchés passés entre l’Etat et les papetiers thiernois, ou la place de Thiers dans le contexte national et européen. Les sujets de recherche possibles, qu’ils soient d’ordre économique, historique ou technique sont innombrables, leur exploration permettra de découvrir des aspects inédits d’un patrimoine industriel exceptionnel et souvent méconnu.

Haut de page

Notes

1 Créé en 1982 et labellisé « Musée de France », le musée de la coutellerie possède des collections de pièces thiernoises, françaises et européennes du XVIe siècle à nos jours. Il conserve en outre les archives des entreprises du bassin thiernois, ainsi que des machines de production.

2 Tournilhac, B. Du fief des barons au pays des couteliers. Pays de Thiers, le regard et la mémoire, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1999, 2e édition.

3 Traversant un massif granitique, l’eau de la Durolle est exempte de calcaire, condition indispensable à la fabrication des pâtes à papier. Une idée assez répandue à Thiers voudrait que les eaux de la Durolle donnent aux aciers trempés des qualités particulières. Les recherches actuelles ne permettent pas de vérifier cette hypothèse.

4 D’après les statistiques industrielles, les tanneries de Thiers ont commencé de décliner à la fin du XVIIIe siècle. Un rapport datant de 1811 précise que « la réunion à la France de la Savoie et du Piémont où les tanneries étaient prohibées est l’une des principales causes de cette décadence : ces deux états consommaient une grande partie des cuirs fabriqués dans l’arrondissement. Depuis, par l’effet de cette réunion, il s’y est établi des tanneries et il ne se fait plus aucune demande. » Archives départementales du Puy-de-Dôme - série M (statistiques industrielles).

5 Tournilhac, B. Le grand commerce à Thiers au XVIIIe siècle. Revue d’Auvergne, tome 95, n° 2, 1981.

6 Archives départementales du Puy-de-Dôme - série M (statistiques industrielles).

7 Usine détruite par un incendie le 24 mai 2003.

8 Archives départementales du Puy-de-Dôme - série S (Ponts et Chaussées).

9 Boithias, J.-L. Les moulins à papier et les anciens papetiers d’Auvergne. Créer, 1981.

10 Appelée « émouture » à Thiers, cette opération consiste à meuler les lames brutes de forge afin de leur donner le tranchant.

11 Liabeuf, B. Histoires de couteaux. Musée de la coutellerie, Thiers, 1995.

12 Hameaux de Château-Gaillard, Lombard, Granetias, Bellevue, Pigerolles, etc.

13 Ces dents sont indifféremment appelées alluchons ou allochons.

14 Site de « la Vallée des Rouets », géré par le musée de la coutellerie de Thiers.

15 Dans un courrier daté du 22 juin 1900 et adressé aux membres du Jury de l’Exposition Universelle, Jean Delaire retrace l’historique de son entreprise et décrit les améliorations qu’il a lui-même apportées à la fabrication. Il dresse également la liste des machines avec lesquelles il travaille, ainsi que les sources d’énergie dont il dispose. Fonds Camille Pagé - Archives du musée de la coutellerie de Thiers.

16 Tous ces documents iconographiques sont issus des archives du musée de la coutellerie de Thiers. Ce sont essentiellement des plaques de verre, des en-têtes de factures, des affiches publicitaires, des cartes postales, etc.

17 Rachetée dans les années 1980 par le groupe Anoflex, l’entreprise est toujours spécialisée dans la forge par estampage. On y fabrique essentiellement des raccords en acier ou laiton, destinés aux circuits hydrauliques de camions.

18 Un état des lieux dressé en 1899 montre que l’ensemble des arbres de transmission représente une longueur totale de 100 mètres. Le nombre de poulies est supérieur à 100 - Archives du musée de la coutellerie de Thiers.

19 Particulièrement bien conservée, cette usine, propriété de la ville de Thiers, est inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis juin 2002 et doit faire l’objet d’une mise en valeur prochaine.

20 Les garnitures sont des pièces en métal, souvent décorées, destinées aux manches de couteaux de table : la virole est une bague enserrant la partie du manche jouxtant la lame, le culot forme un capuchon à l’extrémité du manche.

21 Le façonnage consiste à « sculpter » la pointe de corne manuellement ou à la machine afin d’obtenir par exemple des manches de couteaux de table. Le cachage concerne quant à lui les parties creuses des cornes qui, une fois débitées et aplanies à chaud, sont moulées afin d’obtenir les cotes des couteaux fermants.

22 Lagardelle, G. Manuel de forgeage mécanique. Librairie JB Baillière et fils, 1924.

23 Les marteaux-pilons utilisés en coutellerie sont dits « à planche », car la masse frappante est fixée à l’extrémité inférieure d’une planche verticale pincée entre deux rouleaux d’acier permettant de la remonter.

24 Racheté par la ville dès sa fermeture, ce site est appelé à être un jour ouvert aux visites. Il bénéficie d’une inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis juin 2002.

25 D’après le Répertoire des articles de coutellerie de 1933, il apparaît que plus de 280 fabricants de coutellerie, rasoirs et ciseaux sont implantés dans la ville haute.

26 Bœuf, A. Une société industrielle en mutation : la coutellerie thiernoise. PUF, 1967.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1
Légende Vue d’ensemble de la ville haute et de la vallée de la Durolle. Villeneuve (dessinateur), Engelman (lithographe). Lithographie, 1830. Collections musée de la coutellerie de Thiers
Crédits Repro. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2000
URL http://insitu.revues.org/docannexe/image/8588/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 156k
Titre Figure 2
Légende Usine du Pont de Seychal, ancienne papeterie reprise au XXe siècle par la Société Générale de Coutellerie et Orfèvrerie. Carte postale, 2ème moitié du XXe siècle
Crédits Repro. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2002
URL http://insitu.revues.org/docannexe/image/8588/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 72k
Titre Figure 3
Légende Usine du May
Crédits Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 1999
URL http://insitu.revues.org/docannexe/image/8588/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 64k
Titre Figure 4
Légende Ateliers et usines construits sur l’arrière de bâtiments d’habitation du quartier médiéval
Crédits Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2000
URL http://insitu.revues.org/docannexe/image/8588/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
Titre Figure 5
Légende Postes de polissage en place dans l’ancienne usine de manches de couteaux en corne Barland
Crédits Phot. Inv. R. Choplain, R. Maston © Inventaire général, ADAGP, 2003
URL http://insitu.revues.org/docannexe/image/8588/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 117k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Henry, « Un site urbain façonné par l’industrie : Thiers, ville coutelière », In Situ [En ligne], 6 | 2005, mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 10 mars 2014. URL : http://insitu.revues.org/8588 ; DOI : 10.4000/insitu.8588

Haut de page

Auteur

Anne Henry

Chargée d’études en patrimoine industriel. Musée de la Coutellerie, Thiers. anne-henry@wanadoo.fr

Haut de page

Droits d'auteur

© Tous droits réservés

Haut de page
  •  
    • Titre :
      In Situ
      Revue des patrimoines
      En bref :
      Revue portant sur la connaissance, la conservation et la valorisation du patrimoine
      A journal dedicated to knowledge, conservation and enhancement of heritage
      Sujets :
      Histoire de l'Art, Patrimoine
    • Dir. de publication :
      Philippe Bélaval
      Éditeur :
      Ministère de la culture
      Support :
      Électronique
      EISSN :
      1630-7305
    • Accès :
      Open access
    • Voir la notice dans le catalogue OpenEdition
  • DOI / Références