It is the cache of ${baseHref}. It is a snapshot of the page. The current page could have changed in the meantime.
Tip: To quickly find your search term on this page, press Ctrl+F or ⌘-F (Mac) and use the find bar.

Siino François, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2004, 405 p.
Navigation – Plan du site
II. Lectures

Siino François, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2004, 405 p.

Élisabeth Longuenesse
p. 266-270

Texte intégral

1Sous ce titre un peu austère, François Siino nous propose une réflexion qui devrait intéresser non seulement les spécialistes de la Tunisie, les universitaires tunisiens, et les responsables de la coopération française dans ce pays, mais bien au delà, tous les chercheurs travaillant sur les conditions d’émergence et de structuration d’un champ universitaire et scientifique et d’élaboration d’une politique de la science dans un contexte de pays en développement. La grande qualité de ce travail est en effet de construire une problématique très fine, à partir d’un cadre théorique et méthodologique solide, au croisement de l’étude des politiques publiques et d’une sociologie du monde scientifique et universitaire adossée à la théorie des champs de Bourdieu. À partir d’une enquête portant sur le secteur public de recherche en sciences exactes (majoritairement universitaire), il tente de décripter le lien entre discours et réalités, la nature des conflits, les stratégies des acteurs, les raisons des échecs et des succès, des retournements de situation, la difficile institutionnalisation d’une politique de recherche. Ce faisant, il pose des questions passionnantes et son livre représente une contribution novatrice dépassant de loin l’étude de cas.

2Le livre est organisé de façon essentiellement chronologique, en quatre parties.

3La première partie s’attache à comprendre les sources du « discours sur la science » et sa fonction de légitimation du pouvoir indépendant, de la pensée réformiste du xixe siècle au discours bourguibien. Si la glorification de la science remonte à la brève époque réformiste qui précéda l’occupation coloniale, la « mission civilisatrice » dont se targue le colonisateur s’appuie sur une conception plus restrictive de la « science utile », tandis qu’à partir des années 1950, les organisations internationales promeuvent à leur tour une science neutre et universelle sans jamais questionner les conditions de son développement. D’où l’incapacité à proposer des choix clairs en matière de politique scientifique, du fait d’une vision purement quantitative et institutionnelle. À l’indépendance, le nouveau régime promeut une vision prométhéenne de la raison comme source de tout progrès, du gouvernement rationnel comme s’appuyant, contre les idéologies, sur une analyse scientifique de la société. Contre « l’enchaînement de la raison », source de despotisme, la priorité sera le développement de l’enseignement et de la vulgarisation scientifique. Dans les discours de Bourguiba, la science devient métaphore du politique, lorsqu’elle permet de masquer la réalité des choix. Le discours sur la science propose une marche sans fin vers le progrès, suivant un modèle cumulatif linéaire illimité. L’État de raison est nécessairement à l’abri de la chute et la critique des intellectuels, qui ne remet pas en question cette représentation, tourne vite court. À l’inverse, note l’auteur, celle des islamistes, en refusant une telle vision du progrès, pourrait plus facilement stigmatiser la corruption et la décadence d’un régime dépouillé de son déguisement progressiste. Mais un tel discours de légitimation n’offre guère de boite à outil pour le développement. D’où les ambiguités et les hésitations.

4Avec la seconde partie, consacrée à « l’émergence d’un champ universitaire et d’une pratique scientifique » (1958-1978), on entre dans le vif du sujet et des contradictions dans lesquelles semble d’emblée s’enfermer le jeune pouvoir indépendant. L’Université de Tunis est créée en 1960, 4 ans après l’indépendance. Mais le nouveau système universitaire est totalement inspiré du modèle français et pendant près de deux décennies, non seulement les Français représentent l’écrasante majorité du corps enseignant, mais la France est le pays qui accueille le plus grand nombre de boursiers tunisiens, particulièrement en doctorat. À l’inverse, alors même qu’elle avait été un bastion du réformisme et de la lutte contre l’hégémonie des établissements français, la Zitouna est réduite au statut de faculté de théologie au sein de la nouvelle université nationale. L’intensité de l’influence française sera lourde de conséquence. En 1973, la promulgation d’un décret définissant le statut des enseignants (les conditions de recrutement et de promotion et la structure hiérarchique interne du groupe), en explicitant les règles de fonctionnement, amorce un processus d’autonomisation du champ : l’apparition de luttes internes sur des enjeux spécifiquement professionnels sans équivalent dans le champ politique, en est le signe. La recherche scientifique n’est cependant guère prioritaire face à l’urgence de la mise en place d’un système d’enseignement supérieur. Les premiers secteurs qui fonctionnent sont ceux qui ont pu bénéficier soit de l’existence de structures remontant à la période coloniale soit de financements étrangers. Il faut attendre le retour des premiers docteurs tunisiens dans les années 1970 pour voir l’émergence d’une pratique de recherche, marquée par une orientation vers la recherche fondamentale calquée sur la pratique des laboratoires où ces premiers universitaires tunisiens ont fait leurs premières armes. Il en résultera une forte fragmentation et une concurrence entre les équipes pour l’accès à des financements essentiellement étrangers. Les laboratoires n’ont en outre aucun statut juridique. Ils dépendent des facultés et la pratique scientifique ne bénéficie d’aucune reconnaissance (sauf internationale) et n’a pas d’incidence sur les carrières. Cette première phase de constitution du champ est donc caractérisée par la fragilité de l’autonomisation et la persistance de l’extraversion du fait de ce fort lien avec la France. Il faut attendre l’année 1978, et les conséquences indirectes et paradoxales des violents troubles sociaux du début de l’année, pour assister à la mise en place d’une véritable politique scientifique.

5La 3e partie narre ce tournant. Les années 1978-1986 semblent à première vue avoir été une période exceptionnellement faste pour la recherche, mais la reprise en main par le politique en 1986 en révèle les limites. Le trait le plus frappant est la relative indifférence des politiques qui laisse l’initiative aux scientifiques – ou plutôt permet à quelques-uns d’entre eux de la prendre. Le violent affrontement que la nouvelle politique scientifique provoque au sein du milieu universitaire, entre partisans d’une recherche fondamentale et partisans de la recherche-développement, renvoie à des rivalités et des clivages propres au milieu. Au croisement entre l’analyse des politiques publiques et la théorie des champs sociaux de Bourdieu, l’auteur cherche à comprendre comment certains individus occupant au départ une position plutôt dominée dans le champ, participent à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique qui rencontrera une farouche opposition de la part de leurs collègues. Se référant à une définition des politiques publiques comme programmes d’action mis en oeuvre par l’autorité publique résultant d’une convergence d’analyses et d’intérêts d’acteurs, à l’articulation entre sphère politique et secteur concerné par cette politique (ici l’université et la recherche), il met en lumière les conditions qui ont permis la mise en place d’une coalition associant le nouveau ministre de l’éducation, le directeur de la recherche, et un petit groupe d’enseignants chercheurs ayant opté pour la recherche appliquée, dans la conjoncture du remaniement politico-administratif ayant suivi les troubles du début de l’année 1978. Le hasard des nominations et le rôle d’une personnalité clé apparaît ici décisif. La manière dont quelques universitaires, impliqués dans un groupe de réflexion informel, ont pu se saisir de cette conjoncture pour se poser en médiateurs vis-à-vis du monde de la recherche, est analysée à partir du concept de réseau construit dans l’action, dans la négociation et l’échange de ressources entre acteurs. Cette mobilisation débouche sur la mise en place de « programmes nationaux de recherche » (qui tous privilégient la recherche appliquée), d’un Institut de recherche et sur un projet de statut du chercheur. Mais les universitaires, craignant d’être marginalisés, dénoncent une vision utilitariste de la science. Le conflit débouchera sur un compromis : les chercheurs seront des enseignants détachés, affectés pour une période limitée à un laboratoire ou un programme. L’expérience prend fin avec le remaniement ministériel de 1986, révélant la fragilité d’une politique faiblement institutionnalisée, reposant sur les épaules de quelques individus.

6La 4e partie porte sur la période récente, de la mise à l’écart de Bourguiba en 1986, au durcissement du pouvoir de Ben Ali dans les années 1990. Elle se caractérise d’abord par le « retour du politique » mais aussi par l’émergence d’une nouvelle configuration institutionnelle, clairement liée aux évolutions économiques et technologiques, qui voient la montée en puissance de nouveaux domaines scientifiques. La recherche universitaire jouit d’un bref retour en grâce : le changement politique favorise les opposants à la politique de recherche des années précédentes et la création d’une fondation pour la recherche voit le retour en force des universitaires. Comme si les luttes au sein du champ universitaire se soldaient par un nouveau rééquilibrage, néanmoins révélateur de la fragilité de son autonomie. Fragilité que confirmera la fermeture rapide de cette parenthèse. Le conseil supérieur de la recherche qui devait suivre n’est jamais créé et la fondation est supprimée dès 1992. À partir de 1991, la politique de recherche subit les contrecoups des conflits qui opposent le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, et le secrétaire à l’enseignement supérieur et à la recherche, dont les raisons sont indissociablement politiques et personnelles. La séparation du secrétariat à la recherche scientifique est un préambule à un retour de balancier en faveur d’une recherche finalisée, où les technologies de pointe - et une nouvelle génération de chercheurs très influencés par le modèle américain - occupent une place croissante. La politique de réformes économiques et d’ajustement structurel s’accompagne d’un nouveau discours sur la science, qui la met désormais au service de la demande et de l’entreprise. Dans un contexte de dégradation de l’université, la recherche universitaire se replie à nouveau sur les formations doctorales et la faiblesse des liens entre laboratoires dans le pays contraste avec la force de ceux qui lient les universitaires avec les labos étrangers, tandis que le plaidoyer pour une culture scientifique, rempart contre l’obscurantisme religieux, se transforme en pédagogie du libéralisme.

7En conclusion, si la première loi d’orientation sur la recherche n’est promulguée qu’en 1996, l’auteur note que la mise en place d’une politique de recherche remonte au moins aux années 1970. Mais il souligne le paradoxe d’un discours scientifique largement déconnecté des politiques réelles : comme si la force des « logiques idéelles » ne pouvait que produire des représentations contradictoires et sans prises sur la réalité. Cette tardive institutionnalisation, explique les hésitations et les changements de cap, le poids des individus et des effets de la conjoncture, freinant aussi bien l’élaboration d’une véritable politique publique de la recherche que l’autonomisation d’un champ scientifique, mais traduisant probablement aussi une profonde méfiance des politiques à l’égard du potentiel critique de l’esprit scientifique.

8Difficile en quelques lignes de résumer un ouvrage de plus de 400 pages, fourmillant d’informations précieuses et d’analyses fouillées. Reconnaissons-le, certains développements un peu longs auraient gagnés à être plus synthétiques, ils n’auraient pas été moins convaincants. La dernière partie se cantonne à un niveau un peu trop descriptif, alors qu’il y aurait eu matière à approfondir la thèse de l’auteur sur les freins à la mise en œuvre d’une véritable politique de la science et la difficile autonomisation d’un champ scientifique. Celle-ci est en effet principalement exposée et discutée dans les parties 2 et 3, qui constituent le corps central de l’ouvrage, où l’auteur met son cadre théorique à l’épreuve du cas tunisien, tandis que la problématique de la première partie, centrée sur les discours, est un peu décalée par rapport au reste. Une étude de cas prend tout son intérêt pour la recherche quand elle peut être mise en perspective, elle est féconde si, au-delà des spécificités de l’exemple particulier étudié, elle permet d’ouvrir des pistes de recherche, d’explorer des hypothèses de travail, d’enrichir le débat théorique, dans une perspective comparative seule susceptible de déboucher sur des propositions à valeur générale. De ce point de vue, ce que nous révèle le cas tunisien sur les conditions d’émergence de communautés scientifiques, d’élaboration de politiques publiques, d’autonomisation d’un champ, c’est l’importance des conditions initiales de constitution des communautés scientifiques et des choix de l’indépendance. Tout se passe en effet comme si, dans un premier temps, l’expérience acquise à l’étranger par les premières générations de scientifiques tunisiens leur avait valu une légitimité et un poids symbolique qui leur aurait permis d’imposer l’amorce d’une autonomisation face au politique. Mais, fondée sur un capital professionnel (et des ressources) acquis à l’étranger – précisément dans l’ancienne métropole – cette autonomie ne pouvait être que fragile et provisoire, car ne représentant que la face positive de leur hétéronomie vis-à-vis de l’extérieur : en effet les critères de la reconnaissance et les ressources matérielles, le capital symbolique et le capital économique, structurant le milieu, définis et acquis en France, interdisaient toute intégration nationale, toute structuration autonome, qui aurait permis de voir émerger véritablement  un champ scientifique tunisien. Or, si l’on reprend la thèse de l’auteur, une telle émergence est une condition nécessaire à la définition de politiques publiques, élaborées et négociées entre l’État et les intéressés. Mais le tournant néolibéral amorcé à la fin des années 1980, avec les politiques de libéralisation économique, insérant le pays plus fortement dans un marché et une dynamique économique dont le centre est ailleurs, où il occupe une position de sous-traitant, ne pouvait que renforcer la dépendance de la recherche et des chercheurs à l’égard de l’étranger, dont sa fragmentation et sa fragilité. La glorification des chercheurs tunisiens hors des frontières que l’auteur évoque à la fin  est bien l’expression extrême de cette impossibilité.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Élisabeth Longuenesse, « Siino François, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2004, 405 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 121-122 | avril 2008, mis en ligne le 16 novembre 2007, consulté le 01 mars 2014. URL : http://remmm.revues.org/4583

Haut de page

Auteur

Élisabeth Longuenesse

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

© Tous droits réservés

Haut de page