It is the cache of ${baseHref}. It is a snapshot of the page. The current page could have changed in the meantime.
Tip: To quickly find your search term on this page, press Ctrl+F or ⌘-F (Mac) and use the find bar.

« Un grand danger pèse sur la sociologie »
Navigation – Plan du site
Georges Gurvitch et l'à-venir de la sociologie
Découvertes / Redécouvertes
Georges Gurvitch et l'à-venir de la sociologie

« Un grand danger pèse sur la sociologie »

Commentaire introductif au texte de Georges Gurvitch « Les cadres sociaux de la connaissance sociologique »
Francis Farrugia

Résumés

Introduction et présentation du texte de Georges Gurvitch « Les cadres sociaux de la connaissance sociologique », à l’origine une conférence prononcée en clôture du second colloque de l’AISLF qui s’est tenu à Royaumont en France en mars 1959 et intitulé « Les cadres sociaux de la sociologie ». Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXVI, 1959.

Haut de page

Notes de la rédaction

Pour consulter le texte de Georges Gurvitch, aller à : http://sociologies.revues.org/index3088.html

Texte intégral

Georges Gurvitch

1Georges Gurvitch est né en Russie à Novorossisk, au bord de la mer Noire, en novembre 1894. De 1912 à 1914, il suit des études supérieures en Allemagne et en Europe centrale, mais sa formation fut précoce : « C’est à l’âge de quatorze ans que j’ai commencé mes lectures sociologiques et philosophiques ». Dans ces années-là il rencontre Wladimir I. Lénine invité par des étudiants. Pendant la révolution russe de 1917 (date d’obtention de sa licence de philosophie), il assiste au retour de ce dernier, et fait aussi la connaissance de Léon Trotsky. En cette année 1917, il publie son ouvrage Rousseau et la déclaration des droits.

2Jusqu’en 1920, il fit, comme il l’écrit « l’expérience directe de la révolution russe ». Elle marquera définitivement sa conception et sa pratique sociologiques. Il prit toutefois très vite ses distances avec ce qu’il estimait être une trahison du mouvement ouvrier par les organisations bureaucratiques centralisées, qui prirent le pouvoir en leur nom. « Les deux révolutions russes de février et de novembre 1917 m’ont trouvé en pleine période proudhonienne et syndicaliste ». Il resta d’ailleurs toute sa vie défenseur du droit social, partisan de l’autogestion et admirateur de Proudhon (il écrira en 1965 Proudhon, sa vie, son œuvre), plutôt que de Sorel et de Marx (il tente, à seize ans, de lire les trois volumes du Capital), dont il connaît cependant parfaitement les écrits, de même que ceux de Karl Kautsky, Gueorgui Plékhanov, Wladimir I. Lénine, Nikolaï Boukharine et Georg Lukacs ; ses écrits ultérieurs sur la dialectique, les classes sociales, l’idéologie en témoignent. Georg Wilhelm Friedrich Hegel fut pour lui un « repoussoir ».

3En 1920, agrégé de philosophie, il obtient un poste à Prague, et pratique Johann Gottlieb Fichte (Éthique concrète de Johann Gottlieb Fichte, 1925). En 1937 il publiera aussi sur ces questions Morale théorique et science des mœurs, intégrant l’apport de la phénoménologie et de « l’empirisme radical » de William James. Il arrive en France en 1925 (et obtient sa nationalité en 1929), connaissant déjà l’œuvre d’Henri Bergson, et se passionne pour la sociologie de Maurice Halbwachs et de Marcel Mauss. Il est alors proche de Lucien Lévy-Bruhl : « Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl et Maurice Halbwachs m’ont puissamment intéressé et influencé. Mauss m’a imprégné de son idée du phénomène-social-total et de l’homme total ; Lévy-Bruhl m’a donné l’exemple d’une sociologie de la connaissance concrète et empirique », et de Jean Wahl, mais Edmund Husserl et Max Scheler influent aussi sur sa sociologie, de même que les post-kantiens (Hermann Cohen, Paul Natorp, Ernst Cassirer, Emil Lask - dont il suivit les cours à Heidelberg et qui lui fit découvrir Max Weber - Heinrich Rickert, Wilhelm Windelband, Johannes Volkelt, Charles Renouvier, Octave Hamelin). Il connaissait bien évidemment les fondateurs et les classiques de la philosophie et de la sociologie, aussi bien française qu’allemande. Il fit d’ailleurs connaître en France la sociologie d’outre-Rhin par son ouvrage Tendances actuelles de la philosophie allemande, E. Husserl - M. Scheler - E. Lask - M. Heidegger, (préface de Léon Brunschvicg) publié en 1930. Grâce à Léon Brunschvicg, il donne des cours de sociologie allemande à la Sorbonne. De 1929 à 1935, il est chargé de cours à Bordeaux et écrit ses deux thèses sur le droit social, soutenues en Sorbonne en 1932. En 1935, il succède à Maurice Halbwachs à Strasbourg. En 1938 il publie ses Essais de sociologie.

4La seconde guerre mondiale éclate. Après la défaite, il doit fuir la France occupée et rejoint la New School for Social Research de New York, où il participe à la fondation de l’École libre des Hautes Études « sous le patronage du gouvernement de la France libre ». Il découvre alors la sociologie américaine et se rapproche de Pitirim Sorokin et de Jacob Levy Moreno, se défiant par contre de Talcott Parsons et de Robert King Merton, mais il élabore aussi une critique sévère de la sociologie américaine, trop empirique, « managériale », experte et mercenaire, non pensante, « quantophrène », « testomaniaque », « sociographique », coupée de la théorie, de la philosophie et de l’histoire, et donc « insignifiante ».

5Il rejoint son poste de Strasbourg en 1945 et fonde en 1946 le Centre d’Études Sociologiques, dans le cadre du CNRS, véritable matrice de la sociologie de terrain actuelle. Il fonde aussi cette année-là les Cahiers Internationaux de Sociologie, dans le but de « contribuer […] à la jonction nécessaire entre théorie sociologique et recherche empirique ». C’est aussi la date de parution de La sociologie au XX° siècle.

6Il est élu à la Sorbonne en 1949. De 1945 à 1965, il assure sa position institutionnelle, et partage alors – non sans conflits – son influence dans le milieu, avec ses collègues : Raymond Aron, Georges Friedmann, Jean Stoetzel et Claude Lévi-Strauss, avec qui il polémiqua durement, ce qui resta gravé dans la mémoire collective de l’institution sous le nom de Querelle du structuralisme. Il développera jusqu’à la fin une sociologie qu’il veut émancipatrice, dans la tradition durkheimienne, et ne cesse de combattre le positivisme, le dogmatisme et la bureaucratie. Il se décrit comme « un exclu de la horde […]. Pour la plupart, les sociologues français et américains d’aujourd’hui me considèrent comme un philosophe qui s’est trompé de porte ; et les philosophes me regardent comme un traître qui a depuis longtemps changé de camp ».

La sociologie de la connaissance

7La question de la sociologie de la connaissance – centrale pour lui – l’occupera toute sa vie. Elle est indissolublement liée à celle des « cadres sociaux des genres et des formes de connaissance ». Il s’agit là, selon l’expression de Georges Gurvitch, d’un « problème-clé », commandant la compréhension du rapport existant entre les divers systèmes cognitifs et les contextes dans lesquels ils se produisent. Et de ce point de vue, la sociologie de la connaissance est définie par Georges Gurvitch de manière identique, dans son Traité de sociologie (1960) et dans l’ouvrage posthume Les cadres sociaux de la connaissance (1966) : « étude des corrélations fonctionnelles qui peuvent être établies entre les différents genres, […] les différents systèmes des connaissances d’une part, et les cadres sociaux d’autre part, c’est-à-dire les sociétés globales, les classes sociales, groupements particuliers et […] éléments microsociaux ». Georges Gurvitch est mort depuis un an lorsque paraît cet ouvrage aux Presses universitaires de France, dans la collection Bibliothèque de sociologie contemporaine qu’il dirigeait et avait fondé. Ce livre posthume correspond à un cours donné à la Sorbonne pendant l’année universitaire 1964-1965. Ses préoccupations de recherche concernant la sociologie de la connaissance remontent fort loin, puisque, selon l’auteur lui-même : « cet ouvrage est l’aboutissement de toute une série de cours, de réflexions et d’efforts commencés dès l’année 1944 ».

8Pour attester de l’ancienneté, du caractère fondamental et de la pérennité décrétée de cette interrogation, il suffit de se référer aux toutes dernières pages du tome II de La vocation actuelle de la sociologie, paru au 2° trimestre 1950. Gurvitch y précise déjà ce que nous retrouvons dix ans plus tard inscrit dans son fameux Traité de sociologie qui forma tant d’étudiants, à savoir que nous devons situer la sociologie de la connaissance dans « la sociologie des œuvres de civilisation », sociologie à laquelle appartiennent aussi la sociologie de la vie morale, du droit, de l’art, du langage, de la religion, etc. Ces « différentes branches » relèvent du tronc commun de la « sociologie culturelle » ou du « contrôle social », ou de la « physiologie sociale », selon une terminologie imputée à Émile Durkheim. Et ces recherches sont affirmées centrales pour la sociologie.

9Signalons enfin les autres publications sur ce sujet : Initiation à la sociologie de la connaissance, 1947 (cours ronéographié) ; « Sociologie de la connaissance » dans L’Année sociologique, 1940-1948, 1949 ; « Structures sociales et systèmes de connaissance » dans la Semaine sur la structure, Centre de synthèse, 1957 ; et pour finir, « Le problème de la sociologie de la connaissance », série d’articles dans la Revue philosophique (1958-1959).

10Du point de vue organisationnel et institutionnel, rappelons deux événements :

11- la tenue, début septembre 1962, du Vème Congrès mondial de sociologie (réuni sous les auspices de l’UNESCO à Washington), et la création à cette occasion d’un « Comité spécial consacré au développement de la sociologie de la connaissance » ;

12- la mise en place par Georges Gurvitch dès 1957 d’un « Laboratoire de sociologie de la connaissance », qui précisons-le, perdure sous la forme du Comité de Recherche 14 au sein de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française, créée elle aussi par Georges Gurvitch en 1958 avec Henri Janne, sociologue belge enseignant à l’Université libre de Bruxelles.

13Notons pour finir qu’il choisit Georges Balandier comme héritier direct, à qui il a confié le destin de ses créations les plus importantes : Les Cahiers Internationaux, l’AISLF et la direction éditoriale de la Bibliothèque de sociologie contemporaine. L’esprit de cette sociologie pensante et critique perdure.

Le texte

14Le texte qui a retenu mon attention a été publié en 1959 dans le volume XXVI des Cahiers Internationaux de Sociologie, consacré aux travaux du second colloque de l’AISLF, qui s’est tenu au Cercle Culturel de Royaumont du 18 au 20 mars 1959 sous la présidence d’Henri Janne. Le sujet du colloque était : « Les cadres sociaux de la sociologie ». Cette manifestation réunissait des intervenants prestigieux ; parmi les plus connus : Henri Janne, Roger Bastide, Jean Cazeneuve, Raymond Aron, Henri Lefebvre, Chaïm Perelman, Jean Duvignaud, Albert Memmi.

La question épistémologique d’une sociologie de la connaissance sociologique

15La communication de Georges Gurvitch « Les cadres sociaux de la connaissance sociologique » clôt le colloque, elle en reprend les « tendances », tout en exprimant ses « propres positions ». Les questions qui sont débattues ressortissent pour une part du domaine de la théorie, de l’épistémologie et de la méthodologie, mais aussi de la pratique et du terrain. En un premier temps, les analyses gurvitchiennes portent sur « la tendance générale essentielle » du colloque, qui consiste à constater une évolution de la discipline, « un élargissement et épanouissement du domaine ». Mais, fait nouveau dans l’histoire de la sociologie, cette expansion est empreinte d’un « esprit de modestie » et de « prudence » ; elle est réfléchie, consciente de ses limites et de la nécessité d’une auto-régulation qui garantira sa scientificité. Ceci amène Georges Gurvitch à problématiser une double validation de la discipline-sociologie.

16- La première validation scientifique en jeu est celle de la pertinence et de la légitimité invasive de la sociologie, de sa capacité effective à mettre « en perspective sociologique » un nombre croissant de phénomènes culturels et humains : économie, art, littérature, connaissance, activités humaines de toutes sortes. Validation potentielle très problématique que celle de l’extension permanente de son champ d’application : « la sociologie est en train d’envahir des domaines nouveaux. Elle s’élargit, elle devient pour ainsi dire omniprésente. »

17Ceci engage la question de l’ouverture de la science : jusqu’où s’étend le champ de l’investigation sociologique, quels objets, quels phénomènes peut-on y inclure, sans que l’extension détruise l’intensivité ? Faut-il scientifiquement valider ou non, ce taux de pénétration, nouveau en 1959 ? Il n’a fait que s’amplifier depuis, de telle sorte que, de la sociologie contemporaine, l’on ne saurait plus dire si un domaine de l’activité humaine lui est étranger.

18Cette extension quasiment infinie pose, de manière encore plus cruciale qu’à l’époque où Georges Gurvitch écrit, la question corrélative de l’intensivité de la discipline, c’est-à-dire de sa réelle puissance explicative concernant une telle pluralité d’objets, jamais ramenés à la moindre unité, à l’image des recherches plurielles, éparpillées elles aussi, souvent centrées sur de micro-objets, et impuissantes à trouver une unité. Pour le dire en termes mausso-gurvitchiens, qu’en est-il du « phénomène-social-total » et de sa compréhension, mais qu’en est-il aussi de l’unité de la science, et de sa capacité à synthétiser les connaissances ? Doit-on se résoudre à ne plus parler que de sociologies ?

19- La seconde validation problématique concerne non plus la limite repérable des objets qui relèvent de son champ d’analyse, ce n’est plus la question des frontières géographiques disciplinaires qui est posée, mais celle des limites cognitives, celle de la puissance explicative contenue dans l’opération de contextualisation des phénomènes humains, opérée par la sociologie. Ceci engage la question complémentaire de la clôture de la science : où finit le pouvoir explicatif de la science concernant ces champs, et les objets qui y sont contenus, et surtout, quelle est la nature, la fonction et la limite d’une telle explication ? Je fais ici remarquer que Georges Gurvitch applique à la sociologie d’abord, puis à la sociologie de la sociologie, le programme épistémologique classique du criticisme et du transcendantalisme kantiens, qui s’interroge sur les limites de notre pouvoir de connaître, d’un point de vue architectonique. Car il n’existe pas de légitimation de la science sans assignation d’une limite à ses prétentions.

Expliquer, « mettre en perspective sociologique une œuvre d’art, mettre en perspective sociologique une pensée philosophique ou scientifique, mettre en perspective sociologique une théorie sociologique elle-même, ne veut pas dire la considérer par là comme une espèce d’épiphénoménon, c’est-à-dire seulement comme le reflet d’une situation ; c’est seulement la mettre dans une situation de corrélation fonctionnelle ».

20Est par là récusée la théorie du « reflet », qui réduirait par exemple une œuvre d’art, sa substance, à des accidents (au sens aristotélicien), c’est-à-dire à des événements extérieurs, à ses conditions empiriques de possibilité, la vidant alors de son contenu esthétique, pour n’en faire que l’expression d’un état de fait social, que la conséquence de multiples causes externes ayant concouru mécaniquement à sa production.

21Le réductionnisme empirique, accidentaliste, déterministe et causaliste, est ici rejeté par Georges Gurvitch, puisque l’explication sociologique ne valide ni n’invalide le phénomène analysé dans sa signification endogène, dans sa spécificité. Expliquer que telle connaissance, ou telle représentation, surgit dans tel contexte social, et s’inscrit dans tel cadre déterminé, n’implique nullement une assimilation de la connaissance ou de la représentation à leurs cadres de production, au contexte d’émergence, à la situation. On ne peut jamais dire « voilà la cause : elle est dans le cadre social ; et voilà l’effet ; il est dans telle ou telle œuvre culturelle que nous étudions ». La « corrélation » est mise en correspondance, mise en regard de l’objet et de ses cadres empiriques de production, sans imputation aucune, concernant sa valeur ou sa vérité.

22L’on est tenté de décrire cette position gurvitchienne en termes de relativisme, dans la mesure où la saisie du phénomène est fonction de la position de l’observateur. L’objet n’est ni connu, ni connaissable en soi, mais seulement pour nous, dans le cadre de notre représentation, elle-même cadrée socialement, elle-même située. C’est là une posture épistémologique résultant de l’intégration par Georges Gurvitch de l’acquis kantien et husserlien à la fois. La nature de l’objet n’est saisie que phénoménologiquement, relativement à la conscience intentionnelle que nous en avons, et relativement à la perception que nous en construisons, individuellement-socialement, à tel moment de l’histoire.

23La connaissance sociologique est fonction de la perspective (perspectivisme) que la sociologie prend sur l’objet, dans la mesure où le point de vue de la connaissance sociologique n’est en rien absolu et universel, mais relatif lui-même à ses propres cadres de production. Le perspectivisme sociologique n’est pas le point de vue de nulle part, il est situé. Il génère de la sorte un relativisme cognitif. Nous retrouvons le paradigme relativiste einsteinien cher à Georges Gurvitch, qui lui permet de relativiser l’absolu, de le dialectiser sans cesse, pour mieux épouser la réalité mouvante. Le savoir « scientifique », devenu réflexif, se pose « le problème de ses coefficients humains venant de cadres sociaux précis ». Il convient de « rendre conscientes les présuppositions qui viennent des cadres sociaux, des perspectives et des orientations suggérées par ces cadres, et de cette façon révéler la relativité de la connaissance sociologique, en limitant ses propres prétentions ».

  • 1 Cette thèse abstentionniste sera consolidée dans son ouvrage posthume : «Ainsi le sociologue de la (...)

24Il existe donc manifestement un relativisme indépassable du savoir savant, mais il construit toutefois ce que je nommerai un relationnisme savant, inscrit dans son perspectivisme, dans la mesure où Georges Gurvitch, proche en ceci de Karl Mannheim, défend la nécessité d’une mise en relation du savoir examiné et de ses cadres de production. Une telle mise en relation compréhensive, à défaut d’être explicative, une telle « corrélation fonctionnelle » laisse toutefois intacte la question de l’authenticité de la connaissance, de la représentation, de la vision du monde examinée, tout autant que la question de sa vérité ou de sa fausseté 1.

25« La limitation de la prétention de la sociologie » (comprenons : à l’universalité et à l’absoluité), garantit sa validité intensive en même temps que l’extension légitime de son domaine. La justesse de la connaissance sociologique repose donc aussi sur la conscience réflexive du « coefficient d’évaluation et du coefficient social et humain » qui lui sont propres. La sociologie connaissante produit sa propre « auto-critique » et « épuration », grâce à l’activation d’une « sociologie de la sociologie même », qui peut produire la connaissance salutaire de son propre coefficient de déformation et en mesurer l’effet produit sur l’objet étudié. Cette exigence gurvitchienne d’une auto-analyse de la connaissance et des déformations qu’elle induit en elle-même et dans l’objet est directement héritée, elle aussi, des procédures scientifiques mises en place dans la physique quantique et relativiste, dont Georges Gurvitch est connaisseur. Albert Einstein est constamment pour lui un modèle ; particulièrement lorsqu’il s’agit de construire son « hyperempirisme dialectique ». La sociologie est aussi une production sociale déterminée.

La question politique des formes institutionnelles de la sociologie

26Ce débat théorique, cette « auto-critique » et « épuration » concernant la sociologie, sa nature, son pouvoir et ses limites, engage, à un autre palier en profondeur, une définition et donc une identité identifiée de la discipline, inscrite dans ses pratiques. Il permet à Georges Gurvitch de poser un diagnostic critique sur un basculement critique de la discipline, en direction d’un usage technocratique et expertisant de la science de plus en plus marqué.

27La sociologie de la connaissance gurvitchienne – ici spécifiée en sociologie de la sociologie – présuppose bien sûr une épistémologie, mais en bonne théorie, elle décrit la réalité et permet un accès en profondeur au terrain ; sa dialectique est hyperempiriste. Elle produit en effet une analytique de la science en acte, saisie dans sa diversité, et sa réalité la plus empirique. Elle révèle une manière d’être de la sociologie dans le monde, une manière déterminée et cadrée de pratiquer la science, dans différents contextes économiques, politiques et sociaux, et ce, à différentes époques, en des lieux différents, avec des finalités différentes.

28La sociologie de la connaissance sociologique – qui est une partie de la sociologie de la connaissance savante – révèle conjointement l’urgence de la mise en place d’une nécessaire politique de la science, politique scientifique adossée à une réelle science politique, s’exerçant sur la longue durée. Cette sociologie de la connaissance, qui inclut nécessairement une connaissance du politique et qui débouche en conséquence sur une sociologie politique de la connaissance, permet de dresser une cartographie précise des territoires scientifiques occupés et des diverses pratiques sociologiques qui s’y développent. Cette géographie est fonctionnellement corrélée à l’histoire des formes successives empruntées par la discipline.

29Donc, après le temps des « remarques extrêmement générales » vient le temps de manifester la puissance analytique, institutionnelle et politique, de la sociologie de la connaissance, sa puissance critique du présent.

30Je n’entrerai pas – faute de place dans cette introduction – dans les détails des quatre « exemples » analysés par Georges Gurvitch : en premier lieu la sociologie marxiste, en deuxième lieu la sociologie durkheimienne, en troisième lieu la sociologie américaine, en quatrième lieu la sociologie française dont il est le contemporain. Mon intention est tout simplement de mettre en évidence – à l’arrière-plan des contextualisations successives des postures et paradigmes sociologiques opérées par Gurvitch – la spécificité de sa propre posture concernant la sociologie moderne, sa nature, sa fonction sociale et politique, au-delà de son évidente fonction scientifique. Les trois premiers exemples choisis sont paradigmatiques des postures référentielles matricielles dont les combinaisons variables permettent de comprendre la sociologie française dans son actualité et son identité devenue et advenue :

31- Marxisme eschatologique, révolutionnaire, se développant sur fond de capitalisme concurrentiel, se transmuant dans un contexte social-démocrate en bureaucratie, sur fond d’ouvriérisme et de syndicalisme.

32- Durkheimisme laïque, républicain, rationaliste, scientiste et progressiste, luttant aussi pour l’institutionnalisation et la reconnaissance de la sociologie.

33- Sociologie américaine, suscitée par un contexte de crise au moment du New Deal, conformiste, adaptative, prospective et conjuratoire de crises nouvelles, managériale, affairiste, soumise à la demande économique politique et sociale, fondamentalement acceptante.

34- Nouvelle sociologie française, experte et technicienne, s’orientant vers le conseil, aspirant à devenir « pratique, dans le sens technicien de ce terme, c’est-à-dire qu’elle veut donner aux "appareils" qui "gèrent" et vont peut-être de plus en plus dominer sous différentes formes la société, des "experts" qui viendraient de la sociologie ».

35Pour finir, il convient d’analyser plus précisément ce qui constitue le point focal de l’interprétation gurvitchienne du rapport des formes de la science aux contextes politiques, économiques et sociaux ; il convient d’identifier la nouvelle sociologie française émergente, sur fond d’influences croisées, acceptées, assumées, ou déniées et rejetées.

36La sociologie de la sociologie gurvitchienne a donc une mission historico-critique : elle révèle les enjeux des politiques institutionnelles-scientifiques en cours, des dynamiques techniciennes et des fonctions de service dans lesquelles la sociologie se laisse entraîner dès les années 1950.

37Il faut comprendre que ce qui se joue en profondeur dans cette communication conclusive de Georges Gurvitch concerne prioritairement l’opposition entre une sociologie de profession (combinaison française du modèle durkheimien de la science et du modèle gestionnaire américain) et une sociologie de vocation (combinaison subtile de la science durkheimienne aussi, mais tirant bénéfice de la sociologie marxiste de l’histoire, permettant seule de faire porter l’accent sur la force explicative des cadres sociaux successifs de la connaissance sociologique).

38La fin du texte est marquée par le ton engagé, quasiment prophétique, de l’analyse gurvitchienne, qui ne dissocie plus sociologie de la connaissance, sociologie politique et sociologie critique. L’avertissement est lancé : « un grand danger pèse sur la sociologie ».

« L’influence de la société où elle agit […] la pousse de plus en plus à préparer des techniciens, mieux des technocrates de ces régimes, sans pouvoir garantir que ces sociologues sont effectivement compétents ».

Conclusion

39Ce texte, rédigé il y a cinquante ans, anticipe la situation critique dans laquelle se trouve aujourd’hui engagée la sociologie académique dans nos universités, sommée d’abandonner sa vocation anthropologique et scientifique pure, surtout sa dimension critique, pour s’adapter au contexte social, pour se professionnaliser et se techniciser, pour se transmuter en technoscience utile, en conseil, en expertise. Les paroles de Georges Gurvitch s’inscrivent parfaitement dans le contexte actuel de la loi de réforme de l’université ; il déclare : « l’étudiant qui prépare une licence de sociologie, par exemple, doit avoir des débouchés. […] Quel sera le débouché d’un licencié en sociologie si on ne l’autorise pas à jouer le rôle de l’expert-technicien, du technocrate en herbe ? Voilà l’objection qu’on me fera. »

40Ce propos de Georges Gurvitch se clôt sur une crainte ; quel meilleur éloge d’un texte sociologique que de constater que par-delà les années, il questionne toujours le présent ? L’inquiétude gurvitchienne est celle-ci : « la sociologie aura-t-elle assez d’imagination productive pour résister à sa propre technocratisation ? »

Haut de page

Bibliographie

Gurvitch G. (1966), Les cadres sociaux de la connaissance, Paris, Presses universitaires de France

Haut de page

Notes

1 Cette thèse abstentionniste sera consolidée dans son ouvrage posthume : «Ainsi le sociologue de la connaissance ne doit jamais poser le problème de la validité et de la valeur proprement dites des signes, symboles, concepts, idées, jugements, qu’il rencontre dans la réalité sociale étudiée. Il ne doit que constater l’effet de leur présence, de leur combinaison et de leur fonctionnement effectif » (Gurvitch, 1966, p. 11).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Francis Farrugia, « « Un grand danger pèse sur la sociologie » », SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Georges Gurvitch et l'à-venir de la sociologie, mis en ligne le 03 février 2010, consulté le 09 mars 2014. URL : http://sociologies.revues.org/3086

Haut de page

Auteur

Francis Farrugia

Université de Franche-Comté, Besançon, France. Responsable du CR14 Sociologie de la connaissance de l’AISLF - francis.farrugia@univ-fcomte.fr

Articles du même auteur

Haut de page