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La reconstruction d’une mémoire dans El fin de la Historia (1996) de Liliana Heker et Un hilo rojo (1998) de Sara Rosenberg
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La Mémoire et ses représentations esthétiques en Amérique latine /1

La reconstruction d’une mémoire dans El fin de la Historia (1996) de Liliana Heker et Un hilo rojo (1998) de Sara Rosenberg

The reconstruction of memory in El fin de la historia (1996) by Liliana Heker and Un hilo rojo (1998) by Sara Rosenberg
La reconstrucción de una memoria en El fin de la historia (1996) de Liliana Heker y Un hilo rojo (1998) de Sara Rosenberg
Erich Fisbach

Résumés

La dernière dictature argentine (1976-1983) et les années de violence qui l’ont précédée ont fait l’objet de nombreuses lectures et témoignages prenant le cas échéant la forme de la fiction. Plusieurs années après le retour à la démocratie et alors que les plaies sont loin d’être cicatrisées, de nombreux romans paraissent qui reviennent sur cette période et, avec le recul du temps, s’engagent dans de nouvelles voies pour décrire, interroger et reconstruire les années de la dictature. Parmi ces ouvrages paraissent El fin de la Historia de Liliana Heker et le premier roman de Sara Rosenberg, Un hilo rojo, qui constituent deux réponses romanesques aux interrogations douloureuses que pose la dictature sur l’engagement, la compromission, la responsabilité, la culpabilité, l’absence.

Nous retrouvons dans ces textes un témoignage indirect sur deux disparues — à travers les souvenirs de l’amie d’une disparue dans le premier et à travers les recherches qu’effectue un ami d’enfance d’une autre disparue afin de réaliser un documentaire sur elle dans le deuxième.

Cet article analyse les stratégies narratives mises en place par les deux auteures pour redonner une existence à ces disparues et construire une mémoire ; mais une mémoire pour qui ? Pour quoi ?

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Texte intégral

1La dernière dictature argentine (1976-1983) et les années de violence qui l’ont précédée ont fait l’objet de multiples lectures et témoignages prenant le cas échéant la forme de la fiction. Tout au long de ces années de violence institutionnelle, de nombreux ouvrages s’interrogent sur la faculté de la littérature à exprimer l’indicible, et de nombreux chercheurs s’interrogent ensuite à leur tour sur la capacité de la littérature à proposer un langage et une esthétique susceptibles de dire l’horreur, à l’image de Cristina Piña qui, dans un article consacré à la littérature argentine des années 70 et 80, se demande comment on doit écrire dans ces périodes de turbulence :

  • 1  Piña Cristina, « La narrativa argentina de los años setenta y ochenta », La cultura argentina de l (...)

…d’un côté, en raison du traumatisme social que représente cette escalade de la violence qui se déchaîne sur la société argentine à partir de 1973 jusqu’à atteindre un paroxysme avec l’instauration, le 24 mars 1976, d’un gouvernement totalitaire qui impose un système répressif sauvage et sans précédents dominé par la torture et la mort, les écrivains sont confrontés à la nécessité de créer de nouvelles formes de représentation littéraire pour nommer cette expérience dévastatrice, tant à cause de l’insuffisance des codes existants pour décrire l’horreur vécue, qu’en raison de la présence d’une censure sévère et brutale qui cherchait à éliminer toute forme de  dénonciation ou de protestation afin d’homogénéiser le discours culturel1.

2Dans l’introduction à son essai fort justement intitulé Nommer l’innommable, Fernando Reati pose explicitement cette question de la fonction, de la place, voire de la légitimité de la littérature lorsque celle-ci est confrontée à des conditions de violence extrême :

  • 2  Reati Fernando, Nombrar lo innombrable, Buenos Aires, Ed. Legasa, 1992, p. 12. (Notre traduction). (...)

Comment écrit-on sur des événements qui semblent appartenir à un monde étranger à notre expérience quotidienne ? Est-il véritablement possible de communiquer l’horreur, la terreur, la douleur ? Est-il possible de représenter la violence?2 

  • 3  Gabriela Cerruti est journaliste, auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels El octavo círculo (B (...)
  • 4  Cerruti Gabriela, « La historia de la memoria », Revue Puentes, n°3, 2001, p. 21.
  • 5  H.I.J.O.S. (Hijos et Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio), est l’a (...)

3Les années qui ont suivi le retour à la démocratie sont marquées par des postures évolutives et changeantes à l’égard des événements dramatiques de ces années de plomb. Ainsi, après une première étape dominée par ce que l’on a appelé la « théorie des deux démons », une attitude s’est imposée dans la société argentine face à la dictature, qui s’est concrétisée avec la promulgation de la loi dite de « Point Final » le 24 décembre 1985, puis la loi dite du « Devoir d’Obéissance » le 4 juin 1987, et qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années 1990. Cette « théorie des deux démons » selon laquelle la violence terroriste perpétrée par les Forces Armées pendant la « sale guerre » n’était en quelque sorte qu’une réponse à la violence perpétrée par la guérilla, dont les principales victimes avaient été les citoyens inoffensifs, a de fait conduit la société argentine à considérer en fin de compte qu’il y avait eu une véritable guerre en Argentine et que l’heure était désormais au pardon et à l’oubli. Comme l’écrit Gabriela Cerruti3, plus personne ne se souvient à cette époque de Videla, Massera ou Astiz, lesquels, affirme-t-elle, auraient pu entrer dans un lycée sans être reconnus4. Il se produit ensuite ce que Gabriela Cerruti appelle le « boom de la mémoire » qui surgit au milieu des années 1990 et qui coïncide avec la création en 1995 de l’association H.I.J.O.S.5.

  • 6  Spiller  Roland, « La cara de la identidad. Conversación con David Viñas », Spiller Roland (Ed.), (...)
  • 7  Heker Liliana, El fin de la historia, Buenos Aires, Ed. Suma de Letras, 2004 (1ère édition 1996). (...)
  • 8  Rosenberg Sara, Un hilo rojo, Madrid, Ed. Espasa Calpe, 1998. Toutes les citations seront tirées d (...)

4Ainsi, plus de dix ans après le retour à la démocratie et plusieurs années après que David Viñas ait dit dans une entrevue accordée en juin 1988 à Roland Spiller « qu’il faudra bien qu’apparaisse enfin un jour le roman qui reflète réellement la période de 1976 à 1983 »6, et alors que les plaies sont loin d’être cicatrisées, de nombreux romans sont publiés qui reviennent sur cette période et qui, avec le recul du temps, s’engagent dans de nouvelles voies pour décrire, interroger et reconstruire ces années de la dictature. Parmi ces ouvrages paraissent El fin de la historia, deuxième roman de Liliana Heker7 et le premier roman de Sara Rosenberg, Un hilo rojo8, qui constituent deux réponses romanesques aux interrogations douloureuses que pose la dictature sur la nature de l’engagement, la compromission, la responsabilité, la culpabilité, l’absence, en dépit du parcours bien différent des deux personnages féminins qui constituent le déclencheur du récit et l’axe narratif de chacun des romans. En effet, Leonora dans l’histoire que reconstruit la narratrice de El fin de la historia, est une jeune fille qui s’engage dans la politique lorsque le péronisme tente de retrouver un espace politique perdu après le coup d’état de 1955 et lorsque les premiers mouvements de guérilla se font jour dans les années 60 alors que les régimes militaires qui se succèdent, à l’image du régime qui s’est autoproclamé « Révolution Argentine » (28 juin 1966) installent une politique autoritaire et répressive. Leonora milite dans les FAR, puis dans Montoneros après la fusion de ces deux organisations. En octobre 1976 elle est enlevée, puis emmenée sans doute à l’Ecole Supérieure de Mécanique de la Marine, la tristement célèbre ESMA, où elle est évidement torturée. Incapable de supporter les longues séances de torture, terrorisée par l’idée de mourir, soucieuse de sauver sa fille, attirée par son bourreau, elle finit par collaborer avec les militaires. Ce parcours, tel que l’imagine et le retrace la narratrice qui n’a pas été témoin des faits, relie deux attitudes que tout oppose. D’une part celle de la jeune fille qui avait incarné un idéal de lutte, et de l’autre la femme capable de trahir son mari et de le livrer aux assassins, capable de se donner à son bourreau et de collaborer avec la dictature. Il n’est dès lors pas surprenant que Leonora perde son statut de disparue à la fin du roman et qu’elle réapparaisse, alors qu’elle n’est plus la même, qu’elle a épousé un riche entrepreneur, qu’elle ne vit plus en Argentine et qu’elle a même perdu son accent argentin. A l’inverse, Julia, le personnage central de Un hilo rojo, s’engage très jeune dans la vie - elle se marie à dix-sept ans - et dans la lutte politique, connaît la prison et fait notamment partie des prisonniers politiques détenus dans la prison de Rawson, dans la Patagonie argentine, puis transférée à la célèbre prison de Villa Devoto à Buenos Aires où elle a fait partie des détenus libérés par le président péroniste Héctor Cámpora le jour de son investiture (25 mai 1973), avant que la loi d’amnistie ne soit formellement promulguée. Julia poursuit la lutte dans la province de Tucumán qui subit la brutale répression militaire sous prétexte de la lutte contre la guérilla rurale un an avant le coup d’état de mars 1976. Julia et son mari doivent quitter clandestinement l’Argentine en se rendant en Bolivie avant de partir en exil au Mexique. Peu de temps après, fidèle à son engagement, elle décide de regagner la Bolivie où elle est finalement enlevée par un groupe paramilitaire dans le cadre de l’opération Condor, sans que l’on ne sache plus rien d’elle depuis.

5La trajectoire des deux auteures est par ailleurs également bien différente, la première étant restée en Argentine pendant la dictature alors que Sara Rosenberg a quant à elle été obligée de s’exiler et réside actuellement en Espagne. Les deux récits se construisent ainsi autour d’une absence, en l’occurrence d’une absente, car même si Leonora  réapparaît dans les dernières pages du roman de Liliana Heker, il n’en reste pas moins que celle qu’elle avait été et qui était restée dans la mémoire de la narratrice, n’est plus.

  • 9  Gusmán Luis, Villa, Buenos Aires, Alfaguara, 1995.
  • 10  Kohan Martín, Dos veces junio, Buenos Aires, De Bolsillo, 2002.
  • 11  Heker Liliana. Op. cit. : « Le nom qu'elle allait lui attribuer, elle l’avait décidé dès le début (...)

6Alors que d’autres romans comme Villa de Luis Gusmán9 ou encore Dos veces junio de Martín Kohan10 adoptent le point de vue particulier des tortionnaires et s’interrogent donc sur les conditions et les raisons qui ont pu conduire des hommes ordinaires à emprunter le chemin de l’horreur la plus ignoble, nous retrouvons dans les romans de ces écrivaines deux témoignages indirects sur deux jeunes femmes engagées dans la lutte armée - à travers les souvenirs de l’amie d’une disparue dans El fin de la historia, et à travers les recherches qu’effectue un ami d’enfance d’une autre disparue afin de réaliser un film sur elle dans Un hilo rojo. Bien que de forme et de composition très différentes, ces deux romans offrent plusieurs points de convergence et nous semblent constituer deux propositions de reconstruction mémorielle et surtout de construction explicite - dans le sens de mise en récit - de cette reconstruction mémorielle. Ainsi, les deux récits se définissent clairement comme des constructions narratives, dès les premières pages dans le roman de Liliana Heker dans lequel le personnage qui assume, du moins partiellement, le rôle de narratrice, Diana Glass, s’interroge sur la meilleure façon de commencer à raconter son histoire ; plus tardivement dans le roman de Sara Rosenberg dans lequel il faut attendre environ le milieu du récit pour comprendre que celui que nous pouvons identifier comme le narrateur est en réalité en train de rassembler divers éléments - témoignages, bribes de journal intime, lettres… -, divers fragments d’une vie brisée ou interrompue qui doivent le conduire à réaliser un documentaire sur cette jeune femme, Julia, qui a disparu dans les filets de l’Histoire. Si l’on retrouve en quelque sorte un métadiscours dans ces deux romans, celui-ci apparaît de manière bien plus explicite dans le roman de Liliana Heker. Le lecteur y retrouve en effet de nombreux passages dans lesquels la narratrice s’interroge sur le discours qu’elle va ou qu’elle voudrait utiliser pour parler de l’objet - en l’occurrence son amie qu’elle baptise Leonora dès les premières pages du roman, pour les besoins de la fiction et en un acte éminemment créateur de la fiction11, et qu’elle définit d’emblée comme la protagoniste de son récit - qui constitue la raison d’être de ce récit. Dans une perspective sensiblement différente, le roman de Sara Rosenberg semble quant à lui se construire à l’insu de son narrateur, les fragments de récits se superposant, se juxtaposant et donnant en quelque sorte l’impression que c’est l’histoire qui permet au narrateur de se construire et non l’inverse.

7Cette structuration du récit, qui n’est pas un processus nouveau dans cette littérature de l’horreur et qui consiste à présenter à la fois l’histoire et le récit de cette histoire, trouve certainement son origine dans une genèse douloureuse de l’œuvre chez nos deux auteures. Liliana Heker explique en effet dans un article paru dans Clarín à la sortie du roman que :

  • 12  Heker Liliana, « La trama secreta », Clarín, Buenos Aires, 8 août 1996 (voir : http://www.literatu (...)

Un soir de l’hiver 1970 je me trouvais dans un café à attendre une femme de mon âge qui était entrée dans la clandestinité peu de temps auparavant. Pour atténuer l’angoisse de l’attente, ou par habitude, une idée de roman m’est passée par l’esprit […], trois amies du même milieu qui deviennent, la première une guérillera, la deuxième, une intellectuelle et la troisième une parfaite petite bourgeoise, idée banale qui est vite sortie de mon esprit. Cinq ans plus tard je pleure la mort de la femme que j’avais attendue et trois ans plus tard un événement cruel me secoue davantage encore que cette mort et commence à partager ma vie comme une présence intolérable12.

8De son côté, Sara Rosenberg souligne que son premier roman est également le fruit d’une longue réflexion et d’un processus créatif tout aussi douloureux :

  • 13  León Denise, « Las dos vidas de Julia o sobre Un hilo rojo de Sara Rosenberg », Revista Electrónic (...)

J’ai mis très longtemps à décider comment donner une voix à une série d’événements que j’ai sans doute vécus, sans les raconter depuis un « je » qui n’aurait pas eu de sens13.

  • 14  Calveiro Pilar, Poder y desaparación. Los campos de concentración en Argentina, Buenos Aires, Edic (...)
  • 15  Tamburrini Claudio M., Pase libre. La fuga de la Mansión Seré, Buenos Aires, Ediciones Continente, (...)

9Il ne s’agit pas ici de faire une étude des démons qui poussent ces auteures à produire une œuvre - ce qui reviendrait en quelque sorte à négliger l’œuvre, lui préférant l’auteure - mais de dégager les stratégies narratives mises en place par Liliana Heker et Sara Rosenberg pour redonner une existence à ces disparues et construire une mémoire. Dans les deux cas le lecteur est confronté à une fiction, bien entendu, qui s’appuie néanmoins sur de multiples références claires - dates, lieux, événements qui constituent autant de repères renvoyant explicitement à une histoire transparente et partagée -, de sorte que la réalité des faits ne peut en aucun cas être remise en question. De fait, la brutalité de la réalité rapportée rapproche ces récits de fiction des témoignages comme Poder y desaparición de Pilar Calveiro14, ou Pase libre de Claudio M. Tamburrini15, dont personne ne remet en doute la réalité ni du contenu ni du contexte. La différence entre ces récits du réel que sont les témoignages et les récits réalistes qui nous intéressent ici réside donc dans la forme, sinon dans le projet. Les deux romans qui nous occupent mettent en scène des personnages doublement irréels dans un environnement qui est lui bien réel ; il s’agit en effet de personnages fictifs, et donc d’êtres de papier et de mots, mais il s’agit aussi - du moins pour les deux personnages féminins centraux - de disparues et donc de personnages qui n’ont plus d’existence dans l’univers diégétique autrement que par le biais de l’imagination ou de la mémoire. Il s’agit donc en quelque sorte pour les personnages - narrateurs, voire pour le compilateur dans le cas de Un hilo rojo, de les ramener à l’existence, de les identifier à un parcours de vie et non à cette insoutenable incertitude de l’être qui fait d’elles des sortes de fantômes dont la réalité, forcément passée puisqu’elles n’ont plus de présent, en vient à être mise en doute et justifie le recours à la reconstruction mémorielle de la part des narrateurs. Nous retrouvons dans ce processus de reconstruction mémorielle un double aspect fondamental à nos yeux dans la mesure où la mémoire implique à la fois le fait raconté ou remémoré, mais aussi le regard sur ce fait, qui dépend du caractère de celui qui se remémore, de sorte que la mémoire est en ce sens un processus intime, qui appartient à l’individu et qui fonde en quelque sorte son identité. Les deux absentes - Leonora dans El fin de la historia et Julia dans Un hilo rojo - jouent donc le rôle de déclencheurs de la reconstruction mémorielle, mais d’une reconstruction mémorielle qui constitue un travail sur la mémoire de ceux qui restent et pour ceux qui restent, Diana Glass dans le roman de Liliana Heker et Miguel dans celui de Sara Rosenberg, encore que dans ce dernier le processus soit certainement plus complexe dans la mesure où le roman est constitué de séquences de témoignages de personnes ayant croisé Julia, dont certaines sont intitulées “Cinta” (bobine ou bande), qui sont autant de fragments de mémoire, autant de voix derrière lesquelles le narrateur s’efface.

10Diana Glass, et peut-être dans une moindre mesure Miguel - dont le but avoué est de réaliser un documentaire sur Julia, encore que l’on ne sache pas si cet objectif a été atteint -, engagent tous deux une véritable quête de l’autre afin de reconstituer leur propre identité tronquée par l’absence indicible de cette autre, et nous pourrions aller jusqu’à affirmer que tous deux se lancent dans cette quête afin de se réconcilier avec cette identité tronquée en faisant le deuil de l’autre, c’est-à-dire en lui rendant un corps, en rendant sa disparition explicable. Ainsi, au Chapitre IX de Un hilo rojo, alors qu’il se trouve dans un avion qui le mène à Trelew où il va recueillir le témoignage d’un détenu de droit commun qui a connu Julia lorsqu’elle était elle-même détenue politique, et alors qu’il effectue le même trajet que Julia plusieurs années auparavant, dans des circonstances évidemment bien différentes, Miguel évoque la visite qu’il a rendue à Julia lorsque celle-ci était détenue. Se superposent donc à ce moment trois réalités : le présent de Miguel, l’évocation du voyage de Julia et le souvenir de sa visite à Julia, et c’est à ce moment-là que nous apprenons que les séquences apparemment hétérogènes qui composent le récit sont en réalité des témoignages et des fragments de vie destinés à réaliser un documentaire, ce qui suppose un processus de montage dont la responsabilité revient ici de fait au lecteur. C’est également dans ce même chapitre que Miguel avoue - et s’avoue - le but véritable de sa quête qui n’est autre que de faire enfin son deuil de Julia :

  • 16  Rosenberg Sara, op. cit., p. 98 et 99.

Aujourd’hui je vole avec le désir de t’oublier. […] L’hôtel est dans la rue principale et depuis la fenêtre on voit au loin la masse de la prison, les projecteurs qui l’illuminent, comme il y a des années. Rien ne semble avoir changé. Il n’y a que toi qui manque. […] J’ai eu trente-cinq ans et il est l’heure de lever l’ancre, c’est pour cela seulement que je vais jusqu’au bout, j’essaie comme je peux, le mieux que je peux, de t’enterrer16.

11Ni Diana Glass ni Miguel ne forment le projet de raconter l’Histoire, et leur ambition ne consiste rien de plus qu’à tenter de reconstruire une histoire qui est aussi la leur, et pourtant, à chaque étape de cette construction intime, leurs récits se heurtent à l’Histoire. Ainsi, par association d’idées, les faits les plus anodins et quotidiens renvoient Diana à des moments historiques clefs de la période qu’il lui a été donnée de vivre et de partager avec Diana, si tant est que l’on puisse parler de partage dans la mesure où, l’engagement de l’une et l’impossibilité de s’engager pour l’autre, les ont conduites à emprunter des chemins différents. Nous retrouvons ce schéma dans Un hilo rojo dans lequel l’attitude face à l’engagement politique actif sépare Julia et Miguel. L’Histoire astreint en quelque sorte les personnages à prendre position, à s’engager ou non et donc, comme nous le retrouvons dans ces deux romans, à avoir été des témoins et acteurs d’une Histoire vécue mais sans avoir la possibilité de la raconter, comme c’est le cas pour les disparues et pour les victimes, ou alors à n’être que les témoins d’une Histoire subie, mais qu’ils n’ont pas vécue et ne peuvent donc pas raconter, pas plus qu’ils ne peuvent en faire le deuil.

12En dépit d’un refus conscient, Diana récupère néanmoins inconsciemment l’histoire argentine tout en cherchant à reconstituer l’histoire de Leonora et de sa propre relation avec Leonora, de sorte que tout en cherchant à reconstituer une mémoire personnelle et intime, Diana se heurte de fait à une mémoire collective. Dans Un hilo rojo, Miguel procède inversement et mène quant à lui un véritable travail de récupération de cette mémoire collective en travaillant à l’élaboration d’un documentaire et en s’effaçant derrière de nombreuses voix qui sont autant d’éclairages et de points de vue, contradictoires et complémentaires à la fois, sur le personnage de Julia, mais aussi, à travers les jugements sur l’engagement de cette dernière, qui sont autant de points de vue divergents sur la façon dont les événements ont été vécus et sur les conséquences qu’ils ont pu avoir sur les individus. A travers la reconstitution d’un destin individuel, celui de Julia, se dessine donc dans Un hilo rojo une mémoire partagée, constituée de souvenirs qui structurent une identité collective complexe qui jusque-là a été en quelque sorte tronquée par l’absence comme le dit lui-même Miguel au mari de Julia, dont celle-ci s’était séparée peu avant sa disparition, lorsqu’il le rencontre comme il rencontre tous les proches et toutes les  personnes ayant connu Julia :

  • 17  Ibid., p. 158.

J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent parlent. Ou plutôt nous ne pouvons parler que de ce que avons vécu. Quelque chose comme ça. La voix est toujours collective, la récupération d’une histoire qui appartient à tous, dans laquelle Julia est l’axe, ou plutôt le détonateur17.

13Il n’en reste pas moins qu’en dépit de cet objectif avoué de contribuer à la réflexion collective sur la mémoire par le biais de la réalisation de ce film dont Julia ne serait d’une certaine manière que le prétexte ou le pré-texte, en réalité, comme l’explique Miguel dans ce même dialogue avec l’ancien mari de Julia, ce film est le prétexte pour faire un travail d’introspection sur lui-même :

  • 18  Ibid., p. 158.

Ce n’est pas un film sur Julia. C’est une façon de me penser moi-même ; si j’étais lacanien je te dirais que je suis en train de situer le corps de mes phantasmes. Julia est une bonne excuse18.

14Ces deux romans, publiés à des dates très proches, tentent chacun à leur manière de combler ces espaces vides ou laissés en blanc par ceux que l’Histoire a condamnés à être des disparus. Il ne s’agit pas de dénoncer ni de proposer un énième témoignage de l’horreur, de la torture et de la répression, mais bien de construire un récit en empruntant pour cela le biais de la fiction, et donc en se libérant en quelque sorte de la contrainte chronologique ou de celle de la précision des références événementielles. Ainsi, à l’image des interrogations de Diana Glass sur la façon de commencer à écrire l’histoire de Leonora ou de celle de Miguel avouant que raconter l’histoire de Julia c’est en fin de compte une façon de se penser soi-même, la mémoire dans le sens de restitution des souvenirs, compréhension du passé constitue le principal objet de ces deux récits, mais en même temps, la mémoire est aussi le principal instrument de la construction mémorielle et fictionnelle. La mémoire est tout ce qui reste, la mémoire est ce qui permet à Julia et à Leonora de ne pas sombrer dans l’oubli et la mémoire est ce qui permet à ceux qui restent, à Diana et à Miguel, d’exister.

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Notes

1  Piña Cristina, « La narrativa argentina de los años setenta y ochenta », La cultura argentina de la dictadura a la democracia, Cuadernos Hispanoamericanos n° 517-519, Juillet-septembre 1993, p. 122 (Notre traduction).

2  Reati Fernando, Nombrar lo innombrable, Buenos Aires, Ed. Legasa, 1992, p. 12. (Notre traduction).

3  Gabriela Cerruti est journaliste, auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels El octavo círculo (Buenos Aires, Planeta, 1991), écrit en collaboration avec Sergio Ciancaglini ; elle est par ailleurs députée à l’Assemblée de la ville de Buenos Aires depuis les élections de juin 2007.

4  Cerruti Gabriela, « La historia de la memoria », Revue Puentes, n°3, 2001, p. 21.

5  H.I.J.O.S. (Hijos et Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio), est l’association créée en 1995 par les enfants des disparus afin de récupérer leur identité et la mémoire de leur parents (cf. www.hijos-capital.org.ar)

6  Spiller  Roland, « La cara de la identidad. Conversación con David Viñas », Spiller Roland (Ed.), La novela argentina de los años 80, Frankfurt am Main, Vervuert Verlag, 1991, p. 319 (Notre traduction).

7  Heker Liliana, El fin de la historia, Buenos Aires, Ed. Suma de Letras, 2004 (1ère édition 1996). Toutes les citations seront de cette édition.

8  Rosenberg Sara, Un hilo rojo, Madrid, Ed. Espasa Calpe, 1998. Toutes les citations seront tirées de cette édition.

9  Gusmán Luis, Villa, Buenos Aires, Alfaguara, 1995.

10  Kohan Martín, Dos veces junio, Buenos Aires, De Bolsillo, 2002.

11  Heker Liliana. Op. cit. : « Le nom qu'elle allait lui attribuer, elle l’avait décidé dès le début : Leonora » (p. 13).

12  Heker Liliana, « La trama secreta », Clarín, Buenos Aires, 8 août 1996 (voir : http://www.literatura.org/Heker/Heker_sobre_fin.html).

13  León Denise, « Las dos vidas de Julia o sobre Un hilo rojo de Sara Rosenberg », Revista Electrónica del Instituto Interdisciplinario de Estudios Latinoamericanos (TELAR), n° 2-3, p. 84 et 85 (voir : http://www.literatura.org/Heker/Heker_sobre_fin.html).

14  Calveiro Pilar, Poder y desaparación. Los campos de concentración en Argentina, Buenos Aires, Ediciones Colihue, 2006.

15  Tamburrini Claudio M., Pase libre. La fuga de la Mansión Seré, Buenos Aires, Ediciones Continente, 2002.

16  Rosenberg Sara, op. cit., p. 98 et 99.

17  Ibid., p. 158.

18  Ibid., p. 158.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Erich Fisbach, « La reconstruction d’une mémoire dans El fin de la Historia (1996) de Liliana Heker et Un hilo rojo (1998) de Sara Rosenberg », Amerika [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 17 juin 2010, consulté le 06 mars 2014. URL : http://amerika.revues.org/997 ; DOI : 10.4000/amerika.997

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Auteur

Erich Fisbach

Université d’Angers - 3LAM

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