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Au fil du temps (1976) ou la loi du seuil
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Habiter au seuil

Au fil du temps (1976) ou la loi du seuil

Isabelle Singer

Résumés

Ayant choisi de vivre dans un camion, les héros d’Au fil du temps (film de Wim Wenders de 1976) font du seuil une expérience particulière. Celle de la rupture avec toute idée de foyer et celle du refus d’appartenance à la terre natale, cette terre allemande traversée par une frontière le long de laquelle ils vont voyager, et qui les renvoie à chaque instant aux traumatismes de l’Histoire. Sur le pare-brise du camion, l’extérieur (campagnes indifférenciées, villes à l’abandon…) et l’intérieur se superposent. Au fil du temps questionne le paysage : il s’agit d’en décoller un à un les mythes qui le recouvrent. L’image alors n’est plus surface mais volume à traverser, à lacérer et découvrir ce qui est tissé dans le paysage. La démarche de Wenders est alors proche de celle d’un de ses contemporains : Anselm Kiefer. Le paysage allemand provoque le rejet parce qu’il y a là toujours plus que le visible : des strates et des strates de culpabilité que le mythe - et c’est sa fonction - a recouvert. Et qu’il s’agira ici, de soulever. Le choix du nomadisme, c’est celui d’un état de l’humanité antérieur à l’idée de patrie. Et c’est aussi celui de la solitude, comme prix à payer à ce refus d’appartenance et à cette mise à jour des mythes. L’appartenance à la terre allemande et à son Histoire est profondément problématique parce que les pères sont fondamentalement coupables. On se reconnaîtra alors des pères de substitution : des pères de cinéma (Nicholas Ray ou Fritz Lang). Et l’on substituera l’Histoire du cinéma à l’Histoire. Bruno est réparateur ambulant de projecteurs et Au fil du temps dressera, au gré de ses pérégrinations, un état des lieux du cinéma allemand des années soixante-dix : déliquescent, colonisé par les images hollywoodiennes. Il faut que cela change : état du cinéma ; état des protagonistes solitaires en quête d’une identité et en manque de la présence d’autrui ; état de l’Allemagne. Autrement dit : c’est dans l’attente d’un seuil, ce lieu où cela change que le film les saisit.

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Entrées d’index

Mots-clés :

camion, cinéma, foyer, mouvement, mythe, route

Keywords :

cinema, home, movement, myth, road, truck

Géographie :

Allemagne, Germany
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Texte intégral

1« ça marche bien d’être seul » prévient Bruno, en invitant toutefois Robert à partager son camion et sa vie errante. À Robert qui s’inquiète du lieu de son domicile, il répond que le camion est immatriculé à Munich, c’est là qu’il l’a acheté deux ans plus tôt. À défaut de se reconnaître un foyer dans cette Allemagne qu’il traverse, Bruno – réparateur ambulant de projecteurs de cinéma – adopte le lieu de provenance de son véhicule par un phénomène significatif de transfert d’origine, du camion vers lui-même. Lancé en voiture dans une course folle, Robert a déchiré une photo avant de finir sa trajectoire dans le fleuve, puis regardé le toit de la voiture s’évanouir dans l’eau, n’ayant sauvé rien qu’une valise. Il en videra plus tard le contenu dans une poubelle. La photo était celle d’une maison.

  • 1  Psaume CXXVII, traduction de Louis Segond, 1910
  • 2  « - Les femmes ! Font chier ! » fit le grand forçat. » (FAULKNER, 2000 : 245)

2Il y va ici et là d’un dépouillement, celui d’une maison qui n’est plus ni Heimat – cette patrie des pères coupables – ni même Bleibe – cette demeure introuvable des femmes et des mères –, qui n’est plus qu’un espace vide autant qu’un temps mort pour ces deux hommes réduits à longer la frontière entre deux Allemagnes, entre deux foyers impossibles à investir – imprimerie du père de l’un, maison de la mère de l’autre –. Robert a sauvé du naufrage un livre : un traité de psychologie de l’enfant. Plus tard, on saura que sa profession est à l’intersection de la pédiatrie et de la linguistique. Le livre est une édition française. On verra Bruno, pour sa part, se plonger dans un livre en langue anglaise : The Wild Palms de William Faulkner. Chacun transporte un livre dans une langue étrangère, nouveau refus d’appartenance, cette fois à la langue maternelle. Le choix du roman de Faulkner est riche de résonances. Tout d’abord son titre – primitivement, suivant le choix de l’auteur If I forget Thee, Jerusalem en référence à la captivité des Hébreux à Babylone  – fait allusion au déracinement : « Comment chanterions-nous les cantiques de l’Eternel / Sur cette terre étrangère ? / Si je t’oublie, Jérusalem »1. Déracinement que les personnages wendersiens expérimentent au cœur de la terre natale. Ensuite, par sa structure : le roman se compose de deux intrigues en parallèle, apparemment indépendantes, – « Wild Palms » (les amours tragiques de deux amants) et « Old Man » (les aventures d’un forçat lors d’une crue du Mississipi) – structure sur le mode de la coupure à laquelle la frontière renverra aussi. Enfin, les derniers mots du roman – du moins ceux de « Wild Palms », ceux de « Old Man » étant leur pendant ironique2 – s’accordent particulièrement aux personnages wendersiens : « Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. » (Faulkner, 2000: 234) Robert, le « kamikaze », en symétrique de Bruno, est celui qui choisit le néant, ou plutôt voudrait choisir le néant, sa course suicidaire se terminant sans grands dommages dans les eaux de l’Elbe. Le chagrin, en revanche, c’est le prix à payer de cette faculté humaine qui va les travailler : « la mémoire éternelle et inévitable, aussi longtemps qu’il y aurait une chair pour la titiller. » (Faulkner, 2000: 233) Wild Palms peut passer inaperçu dans l’image, ce n’est que le détail de la couverture d’un livre de poche qui n’accède même jamais au gros plan. Mais Wenders, nous le verrons, est particulièrement soucieux de la présence de ce genre de détails, peut-être davantage pour lui-même – comme indices de la fabrication du film, symptômes de sa sédimentation – que pour le spectateur. Déracinement, division, incapacité à vivre en couple sans que mort s’ensuive, ruminations de la mémoire : Wild Palms fertilise singulièrement la trajectoire des héros, ou plutôt, comme a pu l’écrire Barthélémy Amengual, des anti-héros: « Les premiers anti-héros de Wenders – ils ont, entre 1970 et 1975 l’âge de l’auteur, la trentaine – sont les enfants névrosés d’une histoire spécifique, les héritiers d’une Allemagne tombée en morceaux. » (Amengual, 1997: 288)

3Au générique, Wenders nous décrit les conditions de fabrication du film : en noir et blanc, au format 1/1,66 et son direct, tourné en onze semaines du 1er juillet au 31 octobre 1975, entre Lüneburg et Hof, le long de la frontière de la RDA. Wenders pour tout scénario n’avait qu’une carte routière, le projet du film tenant dans ce périple en lisière d’une frontière au cœur même du pays natal. La frontière n’est pas ici simple délimitation géographique, mais cicatrice d’un traumatisme historique qui, constamment, fait retour. Dans ce no man’s land intérieur – au sens géographique comme psychologique –, les seuls repères de cette odyssée singulière seront ces salles de cinéma, vides et menacées de disparition. Si le théâtre d’ombre est ranimé, momentanément, à l’attention d’un public d’enfants impatients d’une projection à laquelle ils n’assisteront pas, faute de matériel en état, l’ultime étape du voyage sera un écran blanc, ce Weisse Wand, espace vide en attente dont l’enseigne (WW) signature cryptée de l’auteur, brille de cette aspiration d’une identité qui viendrait s’y inscrire.

4Robert a lancé sa voiture dans le fleuve, après avoir déchiré la photo de sa maison, et Bruno devra traverser un autre fleuve pour s’approcher de celle de son enfance. Les seuils sont ici symboliques (fleuve qui sépare de la maison de la mère, passage à niveau qu’il faut franchir pour accéder à l’imprimerie du père) à défaut d’être matérialisés par une porte. « Tenir dans ses bras une porte » (Ponge, 1988: 44) ironise le poète, faisant de ce supposé banal objet de transition un inattendu objet de désir, et c’est bien d’un désir inassouvi que la porte se charge ici. Quelque chose du cinéma se joue dans l’acte de franchir une porte : point de raccord d’un intérieur et d’un extérieur, le passage de porte est le lieu de toutes les manipulations, de toutes les libertés. Ici, tenir dans ses bras une porte – et le raccord qui va avec – ne va pas de soi. Le traditionnel raccord sur l’ouverture de porte est curieusement évité ou désamorcé. Par le contre-jour radical lorsque la porte la plus manifestement tenue dans les bras s’ouvre sur Robert, porte d’un cinéma vide dans l’encadrement de laquelle la silhouette se découpe, avant d’être happée par l’obscurité. Par le geste violent lorsque Bruno rentre dans la maison de son enfance, en en franchissant le seuil par la grâce du montage qui le pousse du dehors au-dedans. L’aventure qui laissait augurer de l’investissement nostalgique du lieu, se solde par un franchissement dans l’autre sens : celui d’une masse, jetée au travers de la vitre. Ailleurs, c’est le plan d’extérieur qui manque, comme dans le cas de l’imprimerie du père de Robert : la caméra ne franchit pas le seuil en articulant par le montage dehors et dedans, mais attend, à l’intérieur, l’arrivée de Robert puis celle de Bruno. Si des portes s’ouvrent, les lieux qu’elles offrent à la conquête des personnages wendersiens ne peuvent être investis et restent de fait, des non-lieux : maison de l’enfance, imprimerie du père, cinémas à la dérive… La porte arrière du camion se ferme de l’intérieur, permettant au spectateur d’entrevoir avant que l’obscurité ne se fasse, le mot « Hermès » se reconstituer par la réunion des deux battants : par inversion, le nom du messager s’inscrit à l’intérieur du camion, comme un secret bien gardé.

5Le seuil peine désormais à délimiter ces intérieurs désertés de ces extérieurs indifférenciés : bourgs dont quelques enfants sont les derniers occupants, villes à l’abandon qui semblent surgies de quelque catastrophe. Usines désaffectées où traînent les fantômes tel cet homme désemparé dont la femme vient de jeter sa voiture contre un arbre et qui lance des débris de poussière dans un silo rouillé, présence spectrale au cœur de la nuit. Vallons sans caractères, ni vraiment ruraux – même si on y croise quelques moutons – ni vraiment urbains, ou paysages pâles où le corps ne laisse plus que la trace organique de son passage, comme le signe du refus de toute appartenance, comme si c’était ce qu’il restait à faire sur cette terre étrangère. Nous sommes là face à ce que Gilles Deleuze dans Cinéma 1 : l’Image-mouvement appelle des espaces quelconques. Leur indifférenciation et leur vacuité en font l’expression privilégiée des affects. Le paysage renvoie alors à l’intériorité des personnages et le voyage à la conscience. Dans Emotion Pictures, Wenders reprend à son compte les préconisations de Ronald D. Laing : « Nous sommes socialement conditionnés à considérer comme normale et saine une totale immersion dans l’espace et le temps extérieurs. (…) Or, il me semble beaucoup plus sensé, beaucoup plus nécessaire, beaucoup plus urgent d’entreprendre l’exploration de l’espace et du temps intérieurs de la conscience. Peut-être est-ce là l’une des rares choses qui aient encore un sens dans notre contexte historique. » (Laing, 1988: 30) Il y a alors l’idée d’un franchissement au sein même de la matière cinématographique, les films étant, suivant Wenders « réalisés de l’intérieur vers l’extérieur ». (Wenders, 1990: 91)

  • 3  HOMERE Odyssée chant XVII 11-54

6Ce que cette intériorité et cette conscience manifestent, c’est le refus d’appartenance. Peter Handke, à propos de Faux Mouvement (1975) énonce littéralement cette incapacité, dorénavant, à pénétrer des maisons qui, apparemment, n’ont rien de changé : « Les rues étroites d’une ville, peut-être encore extérieurement semblable à celles de Goethe, avec des maisons à colombages, mais là, par exemple, on ne peut plus entrer dedans pour de bon. » (Wenders, 1990: 22) Dans Au Fil du temps, personne n’arrive plus à « entrer dedans pour de bon », les personnages – et pas seulement Bruno et Robert – préfèrent habiter ailleurs que dans des lieux d’habitation. Significativement, il n’y a plus de maison où dormir, non par manque mais par aversion, semble-t-il. Bruno et Robert dorment dans le camion, bien sûr, mais évitent de dormir dans la maison de l’enfance et préfèrent un tas de sable ; Bruno et la jeune caissière partagent une nuit dans l’arrière-salle d’un cinéma ; le père de Robert dort dans son imprimerie…  Il semble qu’il n’y ait plus de lieux en Allemagne où dormir, auxquels appartenir, plus de lieux à investir, tel un héros de l’Odyssée :«puis il entra en franchissant le seuil de pierre »3.

7Si le seuil n’est plus, cinématographiquement, le lieu d’un passage, c’est que pour ces jeunes Allemands, l’appartenance à la communauté est par trop problématique : « L’Allemagne. J’ai l’impression, pour parler dans le vague, que c’est d’abord quelque chose qui n’existe pas ou qui n’existe pas encore. Donc : un vide. » (Wenders, 1992: 217) Dans Philosophie : un rêve de flambeur, Jean-Toussaint Desanti se souvient de la maison de sa tante, en Corse, dont la porte restait ouverte quelque fût le temps, accueillant l’étranger à la condition qu’il laisse dehors ce qui le liait à l’extérieur (haches, pioches, fusils…), à condition qu’il ne pose pas le pied sur le seuil – le mutale de la langue Corse –, à condition enfin, qu’il laisse un sou en échange de la soupe. Tant et si bien que le jeune Jean-Toussaint en venait à penser que sa tante tenait une auberge. « En fait, il n’était pas question d’auberge et le sou n’était pas le prix de la soupe. L’un et l’autre désignaient l’échange, offrande contre offrande : autant de signes de l’alliance entre l’extérieur et l’intérieur. » (Desanti, 1999: 41) Dépouillé, le héros wendersien n’a plus rien à échanger (même si Bruno laisse sa veste sur la balustrade avant de pénétrer dans la maison de l’enfance, comme il l’enlève systématiquement dans ce qu’il considère son chez-soi : le camion où il reste, nu, sous sa salopette).

8En refus d’appartenance, il ne veut rien échanger. Ne pas se soumettre à la loi du seuil est alors le symptôme d’une impossible communauté. Bruno reste sur le pas de la porte – celui du garage de Raul, l’ami d’enfance de Robert – de la même façon que Robert reste sur le pas de la porte de la maison de l’enfance de Bruno : il l’écoute de l’autre côté du mur et s’éloigne. Le lieu de l’enfance est le lieu de l’expérience individuelle, unique et non partageable. Après avoir signifié son refus d’investir la maison de l’enfance en en brisant la fenêtre, le montage fait l’ellipse du franchissement inverse, comme si la maison, espace devenu inhabitable (et c’est la terre entière qui deviendra inhabitable dans le film qu’on tente de tourner dans L’Etat des choses – 1982) l’avait jeté dehors. On retrouve Bruno à l’extérieur, sur l’escalier à demi ruiné, Robert lui demandant s’ils peuvent dormir à l’intérieur et devant son refus, le laisse seul avec sa peine : « Pour ceux qui sont trop tourmentés d’eux-mêmes, le pays natal est celui qui les nie. » (Camus, 1939: 81) Rester sur le pas, rester sur le refus du franchissement, ou alors casser les carreaux de la maison de l’enfance et refuser d’y dormir, ne pas franchir le pas, c’est ne pas risquer d’appartenir à cette terre allemande, n’ayant d’autre choix, alors, que de vivre dans un camion. Là s’exprime le foyer idéal pour Wenders : « Mobile home. Une combinaison contradictoire de mots où pourtant se définit une liberté : peut-être mince, mais que je tiens en haute estime. « Mobile » a une note de fierté et veut dire le contraire de « se trouver bloqué », « faire du sur-place », « rester en plan ». « Home » veut dire « à la maison », « chez soi ». Un chez-soi ne devrait justement pas être mobile, il se distingue précisément par le fait qu’il est fermement installé quelque part. Aussi, non seulement l’Allemand ignore-t-il l’expression contradictoire (« Wohnwagen » [caravane] et « Fertighaus » [maison préfabriquée] veulent dire autre chose, mais aussi la chose elle-même : une maison qu’on installe quelque part, et ailleurs l’année suivante. Sur les autoroutes américaines, des maisons viennent sans cesse à votre rencontre.» (Wenders, 1988: 191)

9Il y a là une nostalgie, non pas de la patrie, mais d’un état antérieur de l’humanité qui la protégeait de l’attachement à la patrie : celui du nomadisme, d’un âge d’or que Wenders éprouve aux Etats-Unis : « Le pays est trop vaste pour qu’on puisse décider où rester. Alors on préfère admettre qu’on ne sait pas où on est chez soi. Il y a là une liberté. » (Wenders, 1988: 193)

10C’est de cet attachement à la terre que les personnages wendersiens se défont en optant pour le nomadisme, cet état antérieur à l’idée de patrie. Là aussi, la distinction avec Ulysse, si apte à franchir les « seuils de pierre » est manifeste, dans cette histoire de l’humanité qu’Adorno et Horkheimer retissent à partir de son Odyssée : « Il y a là une réminiscence de l'histoire où la vie sédentaire, qui condi­tionne l'existence de toute patrie, succéda au nomadisme. Si l'ordre stable de la propriété qu'assure la vie sédentaire fonde l'aliénation des hommes (d'où naît toute nostalgie et tout regret de la perte de l'état originel), c'est pourtant la séden­tarité et la stabilité de la propriété – à l'origine du concept de patrie – qui fonde toute nostalgie, tout mal du pays. » (Adorno, Horkheimer, 1974: 90)

11Sur le pare-brise du camion, par transparence, intérieur et extérieur font alliance, mais par image : reflet et projection. Le camion est une demeure sans seuil, sans jonction d’un intérieur et d’un extérieur : l’extérieur file au gré des déplacements, et traverse en permanence l’intérieur. Là, le dedans et le dehors s’indistinguent. « Le mutale était un non-lieu, un lieu zéro en quelque sorte. Qui s’y trouve, n‘étant nulle part, court le risque d’y demeurer à jamais et d’y disparaître. »( Desanti, 1999: 41) écrit encore Desanti. Au fil du temps serait l’histoire de cette condamnation : n’ayant pas respecté la loi du seuil, Bruno et Robert s’y engloutissent et par là, sont voués à ne plus accéder à aucune appartenance et à demeurer dans la solitude. Au début d’Au Fil du temps, Rüdiger Vogler (Bruno) reprend son personnage là où il l’avait laissé à la fin du film précédent (Faux Mouvement) : « mon seul désir était d’être seul, pour qu’aucun importun ne vienne troubler mon apathie (…) j’avais l’impression d’avoir manqué quelque chose, et de continuer à manquer quelque chose à chaque mouvement. » Ce qu’il manque, c’est la présence des autres, Peter Buchka a remarqué combien les personnages de Wenders sont toujours entre deux, dans l’oscillation constante entre deux états intenables : « les personnages de Wenders doivent se frayer un passage entre deux pôles comme les Argonautes entre Charybde et Scylla : d’un côté la solitude (…) et d’autre part, l’impossibilité de vivre de façon durable avec d’autres hommes – et avant tout avec des femmes –. Les personnages de Wenders ne supportent ni l’un ni l’autre, ni la solitude ni la vie avec d’autres. » (Buchka, 1986: 119) La présence de l’autre manque, raison pour laquelle Bruno accepte de partager la route avec Robert, ou une nuit avec la jeune caissière de cinéma. Et à la fois, l’autre est de trop : au petit matin, Robert laisse Bruno endormi dans le poste frontière américain abandonné et Bruno laisse la jeune femme dans l’arrière-salle du cinéma. Wenders se représente l’Allemagne comme une terre inhabitable et sans lendemain : aucun couple n’y survit et encore moins se projette dans une histoire. Robert est en train de se séparer de sa femme et reproche à son père d’avoir, pour finir, tué sa mère. Bruno a délibérément choisi la solitude et l’ataraxie (« ça va de mieux en mieux ! »), son père, quant à lui s’est « perdu pendant la guerre ». La jeune caissière se dit satisfaite de vivre seule avec sa fille, et partage une nuit sans lendemain avec Bruno, lequel ne se sent jamais aussi seul que dans une femme. Un troisième homme s’invite dans le camion, il porte le manteau ensanglanté d’une femme, la sienne, qui s’est jetée en voiture contre un arbre, suicide que Robert craint pour sa propre femme. La présence des hommes auprès des femmes est pathogène, voire mortelle, et c’est bien le destin de son père que Robert pourrait alors reproduire, en plus dramatique. Il paraît plus prudent aux hommes de rester entre eux, dans le désir permanent d’une femme. Dans le poste frontière américain, Bruno et Robert, à la lueur des bougies se confient, se provoquent, se battent, admettent vouloir une chose et son contraire, et pour finir, Robert constatera : « On ne peut pas vivre comme ça sans pouvoir imaginer ou souhaiter aucun changement. » Robert souffle sa bougie, le cadre se divise en deux, Robert d’un côté, dans le noir, et Bruno éclairé, de l’autre, signe de l’écart entre eux qui ne sera jamais recouvert, de la rupture qui finira par advenir. Au petit matin, Robert un œil poché, et Bruno la lèvre fendue retournent chacun de leur côté à leur solitude. Pères sans femme ni enfants, comme les enfants sont privés de père et mère : il n’y a pas d’adulte, ni autour de la station-service où Robert arrête sa voiture et échange par signes avec des enfants en train de jouer, ni à la gare où l’ultime rencontre qu’il fera sera celle d’un jeune garçon, occupé à décrire ce qu’il voit.

12Franchir un seuil (l’imprimerie pour Robert et le conflit avec le père ; la maison de l’enfance pour Bruno et le retour traumatisant des fantômes), c’est une question d’espace mais aussi de temps. Il s’agit pour l’un comme pour l’autre de revisiter le passé et de l’affronter, pour au petit matin, trouver un peu de paix : Bruno sort de sous l’escalier la boîte à secrets – affiches de film précieusement conservées dans une boîte de pellicule par l’enfant qu’il fut – comme Jeff Mc Cloud retrouvait, sous la maison originaire, les trésors de son enfance dans The Lusty Men (Nicholas Ray, 1952). Dans Nick’s movie (1980), NicholasRay dira à Wenders les raisons de l’attachement de celui-ci à ce film : le sentiment, non éprouvé mais désiré de l’attachement au foyer, à une terre : « this film is a western. This film is really a film about people who want to own a home of their own ». Même traumatisante, l’expérience du retour à la maison natale sera réconfortante pour Bruno car elle aura témoigné de quelque chose dont il se croyait dépourvu : un passé. « Pour la première fois, je me vois comme quelqu’un qui a vécu un certain temps, et ce temps, c’est mon histoire. » Au plan suivant, Robert vide le contenu de sa valise dans une poubelle au bord de la route : il s’agit, malgré tout, d’en faire table rase, de ne pas se laisser trop aller à cet enracinement, de ne jamais oublier qu’il est, potentiellement, coupable. En effet, si l’appartenance à la terre allemande, et par là, à son Histoire est profondément problématique, c’est parce que les pères sont fondamentalement coupables, coupables d’avoir été nazis, comme le vieux projectionniste qui ouvre le film, coupables plus confusément, comme le père de Robert, dont on se demande ce qu’a pu imprimer pendant la guerre cet homme endormi dans son imprimerie sous le portrait de Gutenberg, et à qui son fils reproche : « dès que je dis quelque chose, j’ai l’impression de le voir imprimé ». Coupable aussi, le vieil homme hagard dans son garage où une guerre semble ne jamais avoir vraiment fini, et qui en a perdu la parole. Coupable enfin, le père de Bruno « perdu pendant la guerre ».

13À défaut des pères réels, il s’agit alors de se reconnaître des pères de substitution : Nicholas Ray ou Fritz Lang dont Wenders a pu dire  « Je l’ai regardé comme un orphelin voit le père des autres » (Wenders cité par Amengual, 1997 : 288). Ailleurs, c’est F. W. Murnau qui tient le rôle de père (dans l’Etat des choses, pour le cinquantenaire de sa mort, Wenders le « ressuscite » en un Friedrich Munro, qui reprend ses propres mots, et en reprenant ses propres mots, identifie le père au fils – Wenders –:« je ne suis chez moi nulle part » (Wenders, 1990 : 68) ou encore John Ford, de façon plus discrète (dans Alice dans les villes – 1973 – où est fait allusion à Young Mister Lincoln – 1939). Le cinéma, c’est alors la patrie que Wenders se choisit, à défaut de se sentir chez lui en Allemagne : « Je ressens l’histoire du cinéma comme un lieu très paisible où il vaut la peine de s’ancrer, on y est bien et en bonne compagnie. » (Wenders, 1992 : 260) La profondeur historique n’est plus dans les lieux ou les êtres (dont nous verrons combien ils la refoulent) mais dans le film lui-même, qui témoigne de l’Histoire du cinéma, une Histoire comme à la première personne, en substitution à l’Histoire tout court.  

  • 4  Richard Wilson, 1955

14Chacun des deux personnages aura ici son père de substitution. Nicholas Ray pour Bruno, qui rejoue au petit matin, après sa nuit de larmes, la scène du retour à la maison de l’enfance de The Lusty Men. Bruno est tellement entouré de personnages de cinéma (et particulièrement de la figure de Mitchum – affiche de The Gun Man4au fond du camion, par exemple) qu’on se demande si ce souvenir n’est pas fabriqué. En d’autres termes si cette boîte à secrets, qui contient d’ailleurs des affiches de films, n’est pas une fabrication de cinéma à savoir que Bruno ne retrouve pas ici un souvenir d’enfance, mais rejoue consciemment le souvenir du personnage du film de Nicholas Ray, comme si la mémoire personnelle était refoulée et substituée par une mémoire fabriquée à partir de matériaux cinématographiques. Et c’est tout le film qui, peu à peu, substitue à la mémoire des personnages et des lieux, sa propre mémoire, s’affiche comme reconstruction à partir de matériaux cinématographiques : les dunes blanches sont un décor de western, et par là, on peut, comme Robert, en jouir. Et c’est bien la seule fois que le corps se jette ainsi avec jubilation dans le paysage. « Le cinéma expressionniste allemand est totalement claustrophobique. La toile de fond de mes films, elle, vient beaucoup plus du cinéma que j’ai vu quand j’étais enfant, surtout des westerns, où le soleil brille tout le temps. Avez-vous jamais vu un film allemand des années vingt où brille un soleil radieux ? Pour moi, le paysage est tellement lié au cinéma ! (…) quand je tourne, j’ai l’impression de m’intéresser plus au soleil qui se lève sur un paysage qu’à l’histoire qui s’y déroule »(Wenders, 1990 : 63).

15Fritz Lang sera le père de substitution de Robert. Il contemple à deux reprises un carré de ciel nocturne, à travers le toit du camion, cadre en attente de ce qui va le combler : la figure du père que Robert découpe dans une revue suivant le même cadre, celle de Fritz Lang dans Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963). « Dans ce film sur la conscience du cinéma en Allemagne, le père perdu, non, le père manqué, s’est installé, s’est insinué de lui-même » (Wenders, 1988 : 149). Fritz Lang, c’est le père Allemand qui s’est exilé en Amérique, père de substitution de Robert puisque immédiatement après avoir prélevé ainsi son visage, il rend visite à son vrai père. Mais avant, son regard, douloureux, sera passé du visage de Lang au projecteur enchaîné sur une étagère du camion. Il y a ici une métaphore manifeste, la question qui taraude, c’est : comment être cinéaste en Allemagne, quand le cinéma a été « enchaîné », exploité par l’idéologie nazie ? « Jamais auparavant, dans aucun autre pays, on n’avait comme ici manipulé les images et les sons avec autant de cynisme, jamais et nulle part ils n’avaient été à ce point abaissés au niveau de véhicules de mensonges. » (Wenders, 1988 : 132) Jamais, alors, n’a été aussi grande la méfiance à l’égard des images que ce pays pouvait par la suite produire, leur préférant les images venues de l’étranger : « A cause des images [du nazisme] il y a eu dans la culture cinématographique de ce pays un trou de trente à quarante ans » (Wenders, 1988 : 133).

16Ce dont Au fil du temps témoigne alors, c’est de la déliquescence du cinéma allemand des années soixante-dix : Bruno projette des films porno ou d’autres, tellement mauvais que Robert lui suggère de laisser une bobine de côté. Pour finir ils s’enfuient en laissant la projection en plan. Ce dont Au fil du temps témoigne, c’est d’un « cinéma (…) qui peut nuire aux hommes en les éloignant de leurs désirs et de leurs peurs » (Wenders, 1988 : 117). La jeune génération n’est pas concernée : les projectionnistes de remplacement n’y connaissent rien, ou aménagent leur relation, par miroir interposé, avec les images pornographiques. Si Bruno tente d’intéresser l’un d’eux en lui montrant la croix de Malte, cette invention géniale qui transforme une rotation en translation, force est de constater que la rotation a dégénéré en éternelle répétition à l’identique : c’est l’extrait en boucle qu’il projette à la jeune caissière – « de la violence, de l’action, de la sensualité. Quatre-vingt-dix minutes de cinéma » répètent la voix et les images, comme les produits standardisés répètent en boucle la même recette. La propriétaire du Weisse Wand attend alors que cela change. Devant le portrait de Fritz Lang, elle défend une certaine idée du cinéma : « Le cinéma est l’art de la vue, disait mon père. C’est pour ça que je ne peux pas passer ces films qui ne sont que de l’exploitation de tout ce qui est encore exploitable dans la tête et les yeux. On ne m’obligera pas à passer des films dont les gens sortent paralysés et abrutis par la bêtise, qui détruisent leur joie de vivre, qui tuent le sentiment qu’ils ont d’eux-mêmes et du monde. (…) dans l’état actuel, mieux vaut pas de cinéma, qu’un cinéma tel qu’il est maintenant.» Si les vitrines sont vides et l’écran blanc, les projecteurs sont maintenus en état, pour être prêts lorsque le cinéma sera redevenu ce qu’il doit être. Et là aussi, le film s’affiche comme mémoire de sa propre fabrication : jouant sur les lettres allumées et éteintes de l’enseigne – Weisse Wand – le mot « End »  se compose. Fin du cinéma (et fin de l’Histoire) et fin du film qui se sera, jusqu’au bout, affiché comme tel, se clôturant, comme il se doit, sur le mot « fin ».

17Le seuil est « le lieu où ça change » (Desanti, 1999 : 39), ce pas que Bruno et Robert doivent dé-passer pour pouvoir dire : « Je suis mon histoire ». Constatons que cette réplique de Robert survient off, sur l’image du Bibendum éclairé, figure de proue du camion, nous donnant l’étrange impression qu’au fond, dans cette substitution de l’Histoire par l’Histoire du cinéma, c’est le film lui-même qui, ici, parle. « Je suis mon histoire », c’est-à-dire l’histoire de ma fabrication : au fil du temps et de la carte routière qui lui a servi de scénario ; fabrication ouverte aux imprévus, aux accidents, à l’hétérogénéité des matériaux accueillis au gré de sa sédimentation – séquence burlesque, documentaire, détour vers le Rhin en side-car, montage parallèle de trajectoires qui se croisent et se décroisent en fonction de la route…

18Dans le dossier de presse de L’Ami Américain (1977) Wenders revendique ce film comme politique, au contraire des films de divertissement, qui « chassent de la tête des hommes l’idée de changement. Leur message répété à chaque plan est que « tout est bien ainsi » (Buchka, 1986 : 99). Déjà, nous venons de le voir, Au fil du temps milite pour un changement du cinéma. Et à la fin du film, Robert laisse un mot sur le pare-brise du camion, à l’attention de Bruno : « Il faut tout changer. So long. R » C’est devant le poste frontière séparant les deux Allemagnes que Robert choisit de laisser son message : ce qui doit changer en premier lieu, c’est l’état de cette Allemagne divisée. Constatons que le mot est noté sur la page de garde du livre qu’il lisait jusque là et qu’on y lit : « présentation » par Maud Mannoni (en l’occurrence, il s’agit de la préface à l’Enfance aliénée). C’est alors comme inspiré par Maud Mannoni que Robert (et Wenders ?) se sent la force de travailler à ce changement.  

19Plus tôt, c’est par une parabole qu’il annonce cette volonté de rupture avec la répétition. Il raconte un rêve : « Il y a une encre qui pouvait effacer la vieille écriture et en même temps écrire quelque chose de nouveau » Mais le problème qui se pose immédiatement à Robert, c’est qu’il n’écrit que des répétitions jusqu’à ce qu’en rêve, il ait l’idée de changer d’encre. Alors, il écrit quelque chose de nouveau. À la fin du film, il rencontre un jeune garçon à la gare, qui écrit ce qu’il voit : « Je décris une gare. Tout ce que je vois : les rails, le ballast, l’horaire. Le ciel, les nuages. » C’est aussi simple que cela. Robert lui propose d’échanger contre son cahier d’écolier, sa valise vide (son identité creuse) et ses lunettes de soleil (son regard aveugle à cette simplicité) dans l’espoir de retrouver cette transparence perdue du réel. « Dans les films, les enfants sont toujours là pour vous exhorter à ne pas oublier la curiosité et l’absence de préjugés avec lesquels on peut rendre le monde visible » (Wenders, 1992 : 64).

  • 5  Laërte est le père d’Ulysse

20Rendre le monde visible n’est possible qu’à une condition : le débarrasser des mythes qui en figent l’image, la polluent : « Le mythe prétendait informer, dénommer, narrer les origines : mais par là même il prétendait aussi représenter, confirmer, expliquer. Cette tendance s’est accrue lorsque les mythes furent inventoriés et collectionnés ; l’information qu’ils apportaient devint une doctrine » (Adorno, Horkheimer, 1974: 26). L’image n’est plus conçue comme surface mais comme volume, empilement de représentations mythiques qu’il faut décoller une à une. Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la Raison montrent qu’Ulysse use de sa raison pour défaire les puissances mythiques (par exemple, ce cyclope qui se laisse prendre au nom de « Personne ») : « L’opposition entre la Raison et le mythe s'exprime dans l'opposition entre le Je individuel – qui sur­vit – et les multiples aspects de la fatalité. La course errante de Troie à Ithaque représente l'itinéraire suivi à travers les mythes par un soi physiquement très faible face aux forces de la nature et qui ne se réalise lui‑même que dans la prise de conscience. (…) Le savoir qui constitue son identité et qui lui permet de sur­vivre, tire sa substance de l'expérience qu'il acquiert dans les innombrables tours et détours de sa route où il voit bien des choses se désagréger. » (Adorno, Horkheimer, 1974 : 61) Signalons que la référence à l’Odyssée est présente dans le cinéma de Wenders, ne serait-ce que dans le nom de l’ancien nazi de Faux mouvement – Laertes5.

21Au fil du temps est ainsi le lent travail de déconstruction des mythes : à commencer par le mythe du miracle économique. Ce n’est pas la RFA industrialisée, triomphante, mais un paysage d’usines en ruine, de machines arrêtées que le film nous présente. Et même Wolfsburg, avec le sigle de Volkswagen  dans le paysage industriel, sigle à demi dissimulé derrière les hautes cheminées, même cette ville, symbole de l’industrialisation radieuse, est curieusement désertée. Robert ramasse un journal, on y lit : « noch über eine Million Arbeitslose », et plus bas : « Mehr als 4,8 Milliarden Marks Defizit ». C’est la misère économique qui pèse sur le vieillard aphasique, au regard ravagé, assis au milieu de son garage, qui ne sait plus que répondre à Bruno venu chercher de l’eau pour son camion – Bruno qui est bien étonné de trouver en ces lieux dévastés âme qui vive. Misère économique qui s’exprime sur un visage de vieillard que Walker Evans aurait pu, jadis, pendant cette autre grande période de misère, photographier. Il s’agit alors d’opérer la prestidigitation inverse de celle qu’opère le mythe, et sur le réel ainsi redécouvert sous le mythe, retrouver l’Histoire : « Ce que le monde fournit au mythe, c’est un réel historique, défini, si loin qu’il faille remonter, par la façon dont les hommes l’ont produit ou utilisé ; et ce que le mythe restitue, c’est une image naturelle de ce réel. Et tout comme l’idéologie bourgeoise se définit par la défection du nom bourgeois, le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d’activités, d’actes humains : il sort du mythe comme un tableau harmonieux d’essences. Une prestidigitation s’est opérée, qui a retourné le réel, l’a vidé d’histoire et l’a rempli de nature ; qui a retiré aux choses leur sens humain de façon à leur faire signifier une insignifiance humaine. La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel : il est, à la lettre, un écoulement incessant, une hémorragie, ou, si l’on préfère, une évaporation, bref, une absence sensible » (Barthes, 1970 : 216). La représentation de la RFA comme pays du miracle économique est « naturelle » : elle va de soi. Le travail du cinéaste consiste alors à défaire cette construction mythologique, et ce, même au prix de la solitude, ce prix que ses personnages sont prêts à payer : « Lorsque le mythe atteint la collectivité entière, si l’on veut libérer le mythe, c’est la communauté entière dont il faut s’éloigner » (Barthes, 1970 : 231). Si Roland Barthes a pu voir dans le roman des années cinquante,une opération de sabordage de la littérature comme mythe littéraire – « sabordage pur et simple du discours, le silence, réel ou transposé, se manifestant comme la seule arme possible à la peur majeure du mythe : sa récurrence » (Barthes, 1970 : 208) – nous pouvons voir, de la même façon, dans Au fil du temps, le sabordage du cinéma comme mythe cinématographique. Ici, pour reprendre le slogan en boucle que Bruno projette à la jeune caissière, ni action, ni violence, ni sensualité, mais du hasard, du temps, du silence (il faut attendre vingt-sept minutes de silence, ou quasi, avant que Bruno et Robert ne se présentent l’un à l’autre).

22L’Allemagne n’est pas ce pays puissant que le mythe du miracle économique voudrait nous faire voir. Au gré de leurs pérégrinations, Robert et Bruno croisent deux villages : Machtlos (« sans pouvoir ») et Friedlos (« sans paix »). Voilà où en est l’Allemagne d’Au Fil du temps. Entre les deux, se tient une montagne, mais ce n’est pas la montagne originelle du mythe germanique : elle s’appelle Toder Man (« l’homme mort »). Voilà où en sont les mythes après que Wenders les a arrachés au réel. Dans la voiture de Robert, au  début du film, nous pouvons voir une carte postale : un paysage typiquement alpin de cimes enneigées et de forêt. Wenders est particulièrement féroce envers cette imagerie, très liée à l’idée de patrie, et qui a ses avatars dans la production de l’époque : « Heimat Filme comment traduire ? Des films romantiques se déroulant dans les Alpes » (Wenders, 1990 : 142).

23Pays impuissant qui ne connaît pas la paix, l’Allemagne est un pays occupé, divisé : dès le début, lorsque Robert lance sa voiture dans l’Elbe, la frontière avec l’Allemagne de l’Est coupe le fond de l’image, longue balafre grillagée, parcourue de miradors. La frontière redouble celle, symbolique, du fleuve. Et à la fin, au petit matin, c’est encore sur elle que le regard bute : un panneau « Landes-Grenze » prévient, que de l’autre côté, c’est encore l’Allemagne, mais que ce territoire brumeux, indiscernable derrière la frontière, est interdit. Bruno, dans la couverture qu’il a jetée, comme l’éternel errant qu’il est, sur ses épaules, se cogne à cette cicatrice, cette frontière intérieure qui leur rappelle sans cesse cette culpabilité dont ils ont hérité. Bruno hurle, lance son cri de l’autre côté, mais l’apaisement ne viendra pas. « La route sur laquelle ils cherchent, dans un pays devenu coupable, leur identité, a colonisé leur inconscient au moins autant que le rêve de la culture américaine » (Buchka, 1986 : 75). En l’occurrence, les deux phénomènes sont liés : méfiante à l’égard de ses deux mille ans de Kultur qui se sont effondrés dans le nazisme, méfiante à l’égard de ses images qui ont été instrumentalisées, l’Allemagne de l’après-guerre est avide de tout ce qui peut la détourner d’elle-même, en premier lieu de la culture de l’occupant. Au fil du temps présente, en décollant le mythe du miracle économique, un pays occupé militairement. C’est le poste frontière abandonné où les deux héros échouent, aux murs couverts de graffitis qui les font rêver : Colorado, Texas…  « Holyday in » ironise Bruno. Pas tout à fait, répond Robert, mais il y a des lits – un foyer possible – et des images – les filles nues des magazines, collées sur les mur – Foyer et images, c’est tout ce que l’Allemagne demande à son occupant. La présence de ce dernier est, elle aussi, exhumée des couches mythiques : si le poste frontière est désaffecté, le téléphone fonctionne et une voix américaine répond, malgré l’apparente disparition des soldats américains dans les lieux. Les disques de rock que Bruno glisse dans le mange-disque de son camion, la présence du cinéma américain – affiche avec Mitchum, avec son titre traduit en Allemand (Gnadenlos) ; gestes très intimes de Bruno retrouvant son enfance hérités d’un film américain –, préparent ce que Robert met à jour dans le poste frontière, tout entourés qu’ils sont en ce lieu de culture et de mots américains : « les Américains ont colonisé notre subconscient ! » C’est dans le rire qu’il en arrive à cette constatation, après qu’une réplique, par une brusque association d’idée, eut échappé à Bruno : « mean as she can be ». Bruno alors raconte qu’il lui arrive d’avoir un air dans la tête, pendant des heures, avec des paroles en Anglais, sans qu’il fasse attention aux mots. Et que ces mots peuvent surgir à l’improviste dans les conversations, les disputes. Comme si les mots en Anglais, le maintenaient à distance de lui-même. Constatons que Robert est atteint du même syndrome : plus tôt dans le film, il aura croisé une effigie du Christ privé de sa croix, et lui aura dit : « double-crossed for the very last time, but now finally free ». Or, ces mots sont la réminiscence d’une chanson de Bob Dylan (Idiot Wind), Wenders jouant des mots entre la croix et la trahison. Constatons qu’au vers suivant, il est encore question d’une frontière: « I kissed goodbye the howling beast on the borderline which separate you from me. » Il s’agit toujours de traverser ce qui est visible pour aller chercher dessous la couche que le mythe a recouvert: « Sans aucun doute toute vie, la vie humaine surtout, est‑elle une espèce de transcen­dere, un franchissement du Donné, mais il est tout aussi indubitable que ce transcendere, qui est concrètement utopique, n'implique jamais la transcendance. Celle‑ci serait une fois de plus un Donné tout fait et spectral, et s'il est absolument certain que la conscience morale de l'utopie concrète ne colle pas de manière positiviste au Factum de tout ce qui est immédiatement visible, il est encore plus certain qu'elle ne s'évapore pas dans les nues des pures hypostases de l'invisibilité mythologique » (Bloch, 1991 : 555).

24Le pare-brise du camion est alors le lieu où se superposent les couches sédimentaires d’images renvoyant à cette germanité que le film remet en question : cieux torturés, reflets des forêts, des façades à colombages… Derrière, dans l’écran large du cinémascope que le pare-brise délimite, se tiennent les deux nomades, héros d’un road movie renvoyant là à cette américanité qui a recouvert les couches inférieures. L’image n’est plus une surface mais un volume qu’il faut traverser pour remettre à jour ce qui est caché : l’Histoire. En choisissant Berlin comme cadre des Ailes du désir (1987), Wenders trouve dans cette ville ce qui partout ailleurs en Allemagne, manque : traces, mémoire, profondeur historique : « Cette histoire est ici physiquement et émotionnellement présente, cette histoire qui ne peut être vécue ailleurs en « Allemagne » c’est-à-dire dans la République Fédérale, que comme dénégation ou absence, autrement dit : qui ne peut être que manquée » (Wenders, 1990 : 118). Il s’agit alors de décoller une à une ces couches d’amnésie de la surface de ces paysages blafards qui portent les traces du crime : à Ostheim, la ville du père de Robert, une façade est criblée d’impacts, et c’est cette façade que Wenders met au centre du cadre. Il s’agit de traverser l’image pour en décoller l’amnésie qui la recouvre et mettre à jour les fantômes ou les démons que l’Allemagne a préféré refouler : le vieux projectionniste au début du film avoue avoir été nazi, et confond les initiales du SPD et celles du parti nazi. D’ailleurs, il n’est plus très sûr du nom. Guerre froide oblige, d’anciens nazis retrouvent leur place dans cette société amnésique. La récupération kitsch est un autre moyen de refoulement : la jeune caissière a gagné à la foire une bougie à l’effigie de Hitler, et Bruno, par dérision, allume sa cigarette au « feu du Führer ». La  démarche de Wenders est alors un véritable travail sur la mémoire : « J’étais moins attiré par l’étranger que repoussé par le monde familier. Le monde familier, c’était ce vide (…) une singulière exclusion du passé. On ne peut faire croire à un enfant qu’il est impossible de regarder derrière lui. Pourtant, j’ai grandi avec le sentiment qu’il ne fallait pas regarder en arrière. Derrière nous, il y avait un trou noir et tout le monde n’avait le regard tendu que vers l’avant, occupé à la « reconstruction », en train de travailler au « miracle », et ce miracle économique, je pense, n’a été possible au fond que grâce à un incroyable travail de refoulement. Cette fantastique performance n’était pas le nouveau phénix : c’était de faire oublier les cendres dont il s’élevait » (Wenders, 1992: 221). L’omniprésence rythmique, visuelle et sonore des trains est particulièrement appuyée et ne peut pas ne pas faire penser aux trains qui sillonnèrent ce territoire, trente ans plus tôt. La présence des trains est très insistante dans la scène au bord du Rhin, ne cessant de surgir, par le son, le long de cette nuit où l’enfance – et l’absence de ce père « perdu pendant la guerre » – torture Bruno. L’un se recroqueville sur sa douleur et laisse couler ses larmes, l’autre, Robert, se couche à même le sable, sous les arbres, comme s’il fallait régresser à un stade antérieur de l’humanité pour dépasser cette culpabilité que les trains, roulant et sifflant bruyamment dans la nuit, ne cessent d’activer. La maison est entourée d’arbres, retour du mythe germanique de la forêt dont on nous prévient déjà, qu’il a été contaminé. Au petit matin, c’est encore un train qui accompagne l’ouverture en fondu sur le paysage : les bras du Rhin avec l’île boisée, au centre. Mais au plan suivant, c’est le mythe qui, de nouveau, est mis à mal : le Rhin mythique est un lieu invivable, envahi de machines bruyantes. « Quel boucan ! » s’exclame Bruno. « On creuse le chenal » lui répond tranquillement Robert, achevant, par la trivialité de l’image, la dégradation du mythe. Nous avons remarqué que chacun des personnages traverse une frontière symbolique : le passage à niveau pour Robert, le fleuve pour Bruno. Soit les trains et le Rhin, mémoire du nazisme et mythe fondateur qu’il s’agit de confronter.

25Le traitement qu’il choisit pour les corps et la nudité est l’antithèse de ce que les images nazies proposaient. La nudité est en effet, dans le film, assez insistante : Bruno se présente à nous, nu, se déculotte pour déféquer dans la blancheur des dunes, et reste nu sous sa salopette, les trois quarts du film. Au début, Robert n’a qu’un pantalon pour tout vêtement, sous prétexte que sa chemise et sa veste sont mouillées. Mais ce n’est pas la nudité des corps triomphants que le film expose, mais au contraire leur précarité : les vêtements et les corps se salissent au fil du temps, les barbes poussent (d’ailleurs, les velléités de rasage de Bruno sont immanquablement découragées : blaireau et tasse tombent du rebord du camion). Le seul bain, c’est celui de Robert dans l’Elbe, dont l’odeur de vase qui restera accrochée à ses vêtements le fera vomir. Il y a là un sabotage de l’hygiénisme national socialiste, qu’on retrouve aussi, par exemple, dans les baignoires de Beuys.

26Les mythes germaniques fondateurs – nous venons de voir ce qu’il en était du Rhin – sont une de ces nombreuses couches qu’il faut interroger. Ces mythes ont été récupérés par les nazis, comme le montre par exemple cette citation de Ernst Schindler, professeur à l’université de Munich en 1936 « L’art est le guide, celui qui guide et accompagne notre vie. Il nous montre, sous la forme du mythe, d’où nous venons et où nous allons. » (Michaud, 1996 : 177) Le culte des mythes fondateurs est une donnée capitale de la « germanolâtrie » à laquelle Andreas Heusler, notamment, va contribuer et à laquelle un autre linguiste – Jean Fourquet – va s’opposer, montrant par exemple que le Nibelungen Lied est une adaptation de romans courtois, une réécriture à partir d’emprunts étrangers (Fourquet, 1979). Accaparés par l’idéologie nazie, les mythes fondateurs se sont, pour ainsi dire, brisés dans l’Histoire et furent après-guerre l’objet d’un refoulement (les mythes n’étaient plus enseignés). Choix fut fait de l’amnésie, et c’est cette couche d’amnésie que le film soulève : les Nibelungen est un des films préférés du vieux projectionniste qui fut nazi. Hommage, certes, à Fritz Lang, mais également signe de l’affinité de l’idéologie nazie avec le mythe. De même, une des affiches de films que Bruno découvre sous l’escalier de la maison de son enfance est celle de Siegfried. Là encore, il s’agit de décoller une à une les strates qui collent sur l’image. « J’étais une proie facile pour ces mythes américains, moi qui vivais dans un pays sans mythe, un pays qui se présentait à moi comme sans histoire et sans histoires » (Wenders, 1992 : 223).

27De ce point de vue, la démarche de Wim Wenders est au voisinage de celle d’un autre artiste allemand: Anselm Kiefer. Nés la même année – 1945 – ils ont un rapport très proche à la mémoire. Ainsi, ce que Daniel Arasse dit d’Anselm Kiefer pourrait très bien se rapporter à Wim Wenders : « Luttant contre l’amnésie collective qui suit la fin d’une guerre dont il ne peut avoir lui-même, d’autre mémoire que celle déjà constituée par les récits, les images et les lieux portant la marque d’une dévastation passée (…) il utilise ces traces et cette histoire allemande comme un matériau (…). Mais en les associant aux souvenirs de l’ancienne mythologie germanique, il suggère la continuité qui relie le mythe et l’histoire, et la tragique, terrible perte de sens qui les affecte. » (Arasse, 2006 : 68) L’un et l’autre ont d’ailleurs proposé, à deux ans d’intervalle, de donner forme à l’Ange de l’Histoire inspiré à Benjamin par un tableau de Klee : « Son visage est tourné vers le passé. Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y [en] a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui : une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’Ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les blessures et ressusciter les morts. Mais une tempête s’est levée, venant du Paradis  (…) Nous donnons nom de Progrès à cette tempête » (Benjamin, 1991: 438). Chez Wenders, l’Ange de l’Histoire s’incarne dans la figure de l’Ange des Ailes du désir (1987), chez Kiefer (1989) dans celle d’un bombardier avec des livres en plomb sur les ailes. Chez l’un et l’autre, il s’agit de faire surgir une mémoire occultée, de frayer, comme l’écrit Arasse « la voie aux images inattendues d’anciens souvenirs » (Arasse, 2001 : 75). La question est de savoir : que doit-on exhumer de l’amnésie collective, comment faire travailler la mémoire ? « Quels souvenirs, quelles notions faire entrer dans la mémoire ? C’est-à-dire en particulier pour un Allemand né en 1945 (…) comment se représenter le nazisme et sa relation avec le passé allemand plus lointain dont il se réclamait » (Arasse, 2001 : 81). Nous avons noté la présence des trains dans Au fil du temps. Nous la constatons aussi dans les œuvres de Kiefer, notamment ces rails de chemins de fer qui rayent le paysage et renvoient aux mythes, par l’inscription du nom du tableau, sur sa surface même : par exemple, « le difficile chemin de Siegfried vers Brunhilde ». La présence des mythes fondateurs est discrète dans Au fil du temps : évocation des Nibelungen, détour vers le Rhin… En revanche, les mythes contemporains (miracle économique, rêve américain) en sont au cœur. Chez Kiefer, la présence des mythes fondateurs est beaucoup plus explicite : « Kiefer n’illustre pas les mythes qu’il représente ; il les convoque pour confronter le mythe et l’histoire et constater que, dans le cas de l’Allemagne tout au moins, le mythe s’est effondré dans l’histoire dès lors qu’il a été appelé à y agir » (Arasse, 2001 : 138).

28La parenté des deux artistes est très proche pour ce qui concerne leur travail sur le paysage. Il s’agit de revisiter une tradition picturale typiquement allemande, dévalorisée là aussi car récupérée par l’idéologie nazie. Et en la revisitant, de démonter un mythe : celui du sol. Constatons que Robert s’appelle Lander. Nous avons remarqué la carte postale dans sa voiture, au début du film, archétype du paysage alpin. Là est la représentation du mythe, le film propose son parfait contraire : cieux blancs, vides et sans relief, paysages neutres d’une Allemagne désertée de ses habitants. Les paysages nocturnes ne sont pas plus romantiques : masses de brume vaguement éclairées par les phares, terre lourde aux vagues sillons, horizon barré. « À cause de l’Histoire, ces paysages sont horribles. » (Wenders cité par Amengual, 1997 : 294) Quant aux villes, elles ont l’air, au mieux, de carton-pâte, avec leurs façades à colombages, très découpées, et leurs toits, très pointus (Roland Barthes montre combien le mythe découpe et ne retient qu’un détail, ici, c’est la germanité qui s’exprime dans la découpe des façades et la pointe des toits). Handke remarque que ces villes sont celles de Goethe, et c’est cette apparente continuité que Wenders déconstruit : « je n’ai jamais su accepter une culture qui devait sauter par-dessus une partie du passé. Tout ce qu’on regarde date du XIX° siècle. » (Wenders cité par Amengual, 1997 : 290) Sur les paysages désertés de Kiefer, sur les labours – les mêmes que dans l’iconographie nazie – ruisselle du sang.  « Plus que de « paysages » à proprement parler, il s’agit de fonds désolés ou angoissants, qui donnent figure à l’idée du Land, de la Terre allemande devant laquelle il convoque l’histoire et les mythes pour les mettre à l’épreuve de ce qu’on pourrait appeler, après Nietzsche, le tribunal de sa mémoire » (Arasse, 2001 : 138). Chez Kiefer, comme chez Wenders, la question qui s’offre à nous est : qu’est-ce qui est tissé dans le paysage ? Chez Kiefer, c’est par le jeu de l’épaisseur qu’il nous interroge. Chez Wenders, par celui du temps, de cette surface indifférenciée, qu’on ne peut investir, si ce n’est en décollant couche après couche les strates temporelles sédimentaires. Comme chez Kiefer, l’image est alors un volume qu’il nous faut traverser. C’est la scène de théâtre d’ombre que Bruno et Robert improvisent pour les enfants impatients, où de part et d’autre de la surface de l’écran, dialoguent les corps et les ombres, le devant et le derrière, le tout à la façon non pas du cinéma muet allemand, mais américain, c’est-à-dire ici, le burlesque. L’image est un volume (nous avons vu comment les couches se superposent sur la surface du pare-brise, comment des images plus anciennes sont convoquées sous les images apparentes) mais un volume qui se développe suivant une épaisseur temporelle : au fil du temps, de l’Histoire, et de l’Histoire du cinéma. Il y a ici, dans le recours au cinéma des premiers temps (et même du théâtre d’ombre qui l’a précédé) une volonté de faire table rase. Retour aux origines que Kiefer manifeste également – de même que le mode de fabrication laissant la part belle au hasard et aux accidents que nous avons relevé plus tôt : « Le caractère à première vue hétéroclite de ses composants donne l’impression que l’assemblage a laissé place au hasard, à l’accident, à l’imprévu, survenus et exploités au cours de la fabrication (…) Cette absence, affichée et décidée, du savoir-faire de l’école donne le sentiment d’un retour aux sources – et aux questions que l’art pose au moment même où il donne figure au monde » (Arasse, 2006 : 75). Ce n’est pas pour rien qu’Au fil du temps nous présente en parallèle les deux protagonistes : Bruno régressant au stade de l’imprimerie, et Bruno à celui du cinéma des origines : il colle, assemble des bouts de pellicule qui se sont déversés sur le sol de la cabine de projection.  

29Georges Didi-Huberman montre combien l’image nous concerne, nous « regarde » dès lors que nous ne pouvons plus l’envisager comme simple surface : « Il n’y a peut-être d’image à penser radicalement qu’au-delà du principe de surface. L’épaisseur, la profondeur, la brèche, le seuil, et l’habitacle. Tout cela obsède l’image, tout cela exige que nous regardions la question du volume comme une question essentielle » (Didi-Huberman, 1992 : 61). Passer à travers le volume de l’image renvoie alors ici à cette autre traversée : celle de l’identité. Selon Peter Buchka, « la patrie est, dès le début, chez Wenders, un concept dialectique, qui désigne dans la même mesure un lieu que l’on désire et un lieu qui effraie » (Buchka, 1986 : 43). Cette patrie dévaluée maintient les protagonistes en oscillation entre deux états indécidables, la quête identitaire sera alors menée sans recours à la patrie : « Etre étranger est pour moi rien d’autre que l’accès direct au concept d’identité. L’identité n’est pas quelque chose que l’on possède déjà. On doit passer à travers les choses pour l’obtenir » (Wenders cité par Amengual, 1997 : 290). Et passer à travers les choses, c’est passer à travers l’image, passer à travers le paysage, y ouvrir une brèche. L’attirance de Wenders pour le cinéma américain tient selon lui, au fait que « Dans leurs images se déployait une surface qui n’était jamais que ce qu’on pouvait y voir » (Wenders, 1988 : 44). Le rejet que provoque le paysage allemand, c’est qu’il y a là toujours plus que le visible : des strates et des strates de culpabilité que le mythe, et c’est sa fonction, a recouvert. Comme l’écrit Barthes : « Cette évaporation miraculeuse de l’histoire est une autre forme d’un concept commun à la plupart des mythes bourgeois : l‘irresponsabilité de l’homme » (Barthes, 1970 : 225). Le mythe innocente, le cinéma de Wenders cherche à remettre à jour la culpabilité sous la couche d’innocence. À la fin du film, nous assistons ainsi à une véritable ouverture cinématographique du paysage. Robert et Bruno se sont séparés, l’un est en train, l’autre en camion, leurs trajectoires croisées ouvrent le paysage de part en part, le lacérant pour en décoller les mythes anciens ou modernes qui le dissimulent : « Le besoin d’oublier vingt années, le sentiment de la faute, a fait comme un trou et on a tenté de le recouvrir (…) en assimilant la culture américaine. Nous l’avons recouvert avec le chewing-gum et avec les photos polaroïd » (Wenders cité par Amengual, 1997 : 290).

30C’est cette brèche qu’il faut rouvrir, et pour atteindre cette brèche, traverser le visible, le Donné, sans le prendre pour ce qu’il est, et c’est le prix de l’utopie, là où l’Homme peut encore espérer se constituer lui-même: « Or, la racine de l'histoire c'est l'homme qui travaille, qui crée, qui transforme et dépasse le Donné. Dès qu'il se sera saisi et qu'il fondera ce qui est sien dans une démocratie réelle, sans dessaisissement et sans aliénation, naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tous dans l'en­fance et où personne encore n'a jamais été: le Foyer (Heimat) » (Bloch, 1991 : 559).

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Bibliographie

ADORNO, Theodor W. et Max HORKHEIMER, 1974, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard.

AMENGUAL, Barthélémy, 1997, Du Réalisme au cinéma, Paris, Nathan.

ARASSE, Daniel, , 2006, Anachroniques, Paris, Gallimard.

ARASSE, Daniel, 2001, Anselm Kiefer, Paris, Editions du Regard.

BARTHES Roland, 1970, Mythologies, Paris, Point Seuil Essais.

Benjamin, Walter, 1991, Ecrits français, Paris, Gallimard.

BLOCH, Ernst, 1991, Le Principe Espérance, tome 3, Paris, Gallimard.

BUCHKA, Peter, 1986, Wim Wenders, Paris, Rivages/Cinéma.

CAMUS, Albert, 1939, Noces, Paris, Edmont Charlot.

DELEUZE, Gilles, 1983, Cinéma 1 : L’Image-mouvement, Paris, Editions de Minuit.

DESANTI, Jean-Toussaint, 1999, Philosophie : un rêve de flambeur, Paris, Grasset.

DIDI-HUBERMAN, Georges, 1992, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de Minuit.

FAULKNER, William, 2000, Œuvres romanesques, Tome 3, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade ».

FOURQUET, Jean, 1979, Recueil d’Etudes Linguistique allemande et philologie germanique, littérature médiévale volume 1, Amiens, Université de Picardie.

HOMERE, 1965, L’Odyssée, Paris, GF-Flammarion.

MICHAUD, Eric, 1996, Un Art de l’éternité, L’image et le temps du national-socialisme, Paris,

Gallimard.

PONGE, Francis, 1989, Le Parti pris des choses, Paris NRF/Poésie, Gallimard.

WENDERS, Wim, 1988, Emotion Pictures, Paris, Editions de l’Arche.

WENDERS, Wim, 1990, La Logique des images, Paris, Editions de l’Arche.

WENDERS, Wim, 1992, La Vérité, Paris,l’Arche.  

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Notes

1  Psaume CXXVII, traduction de Louis Segond, 1910

2  « - Les femmes ! Font chier ! » fit le grand forçat. » (FAULKNER, 2000 : 245)

3  HOMERE Odyssée chant XVII 11-54

4  Richard Wilson, 1955

5  Laërte est le père d’Ulysse

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Pour citer cet article

Référence électronique

Isabelle Singer, « Au fil du temps (1976) ou la loi du seuil », Conserveries mémorielles [En ligne], #7 | 2010, mis en ligne le 10 avril 2010, consulté le 27 février 2014. URL : http://cm.revues.org/437

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Auteur

Isabelle Singer

Maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Provence (Aix-Marseille 1), responsable de l’option « Prise de vues » du département SATIS (Sciences, Arts et Techniques de l’Image et du Son), ses thèmes de recherche sont principalement: cinéma et littérature (et en particulier le cas de Robert Bresson), approche pluridisciplinaire de l’analyse de film (notamment ergologie et iconologie). Derniers articles parus : « Robert Bresson ou la collocazione des images et des sons » in Une architecture du son (dir : R Adjiman, B Cailler, Editions L’Harmattan) « Le multimédia, un nouveau support d’analyse ? » in L’analyse de film en questions (dir : J Nacache, Editions l’Harmattan)

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Droits d’auteur

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