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Le discours fantastique est-il rationnel ?
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Logique, probabilités, récit

Le discours fantastique est-il rationnel ?

Anouck Linck

Résumés

L’importance de la contradiction dans la composition du discours fantastique a été signalée par la critique et le carré sémiotique de Greimas assigne au fantastique une place de choix – non reconnue encore à ce jour. Le rôle structurant de la contradiction est confirmé par notre méthode d’investigation, qui envisage l’acte de lecture sur le mode de l’élaboration d’un acte démonstratif. Cette méthode, appliquée à trois textes emblématiques du discours fantastique, aboutit en effet à l’élaboration de théories inconsistantes (contenant une contradiction du type p  p) mais non triviales, au sein desquelles le principe aristotélicien de non-contradiction n’est pas valable. Nous touchons là aux limites de la raison classique, d’où notre questionnement : le discours fantastique est-il rationnel ? Plutôt que de répondre par la négative, nous montrons que la non-absurdité du discours fantastique invite au dépassement des limites de la raison classique et à une extension de cette dernière, car il se place sous l’égide d’une logique formelle moins contraignante et plus générale que la logique classique : la logique paraconsistante de Newton da Costa.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Miguel Hernández, « Llegó con tres heridas » [25], Cancionero y romancero de ausencias, (1938–1941) (...)

1L’opinion relègue volontiers le genre fantastique dans le domaine de la paralittérature. Dans la vaste nébuleuse paralittéraire, le fantastique occupe, avec les récits policiers et de science-fiction, une catégorie à part : celle des genres spéculatifs. Si tant est que la Littérature tourne invariablement autour d’une même thématique – les « trois blessures » de l’homme que le poète espagnol Miguel Hernández a mis admirablement en résonance1 – force est de reconnaître que les genres spéculatifs accordent quant à eux, dans la praxis du récit, plus d’importance à l’imagination abstraite et au raisonnement qu’à la vie, à l’amour, ou à la mort. C’est en cela qu’ils se distancient des canons de la littérature universelle et occupent une position à la fois périphérique et digne d’intérêt, en marge d’un centre supposé. Assumons sans complexe cette classification : para (du grec para, « à côté de ») est un préfixe qui désigne le voisinage, le décalage, la singularité. Certes, dans l’univers de la production littéraire le fantastique occupe une position ex-centrée, mais celle-ci est à certains égards, notamment en ce qui touche notre conception de la rationalité, éclairante et productrice de sens.

2Aussi bien dans les récits policiers que de science-fiction, la rationalité fait partie des règles du jeu. Elle est exhibée par le biais de codes narratifs explicites et recherchée par le lecteur. Participer à la résolution progressive d’une énigme, en élaborant ou éliminant des hypothèses ; explorer minutieusement d’autres mondes possibles, avec leurs lois et leurs codes de fonctionnement propres, voilà qui stimule, à n’en pas douter, la capacité du lecteur à raisonner. Dans le cas du discours fantastique, les choses sont un peu moins simples. Le lecteur, certes, participe à l’élaboration d’une construction mentale – il échafaude et oppose des théories – mais cette construction est déstabilisante : elle débouche sur le dénommé effet fantastique. Rationalité, irrationalité et surnaturel forment un si complexe écheveau que la mise en évidence du rôle prédominant du raisonnement apparaît comme une entreprise en vérité fort déraisonnable.

3Nous nous y risquerons cependant et, prenant le taureau par les cornes, nous nous interrogerons en tout premier lieu sur le rôle structurant de la contradiction dans les textes. Nous proposerons, dans un deuxième temps, d’envisager l’acte de lecture comme un acte démonstratif et exposerons brièvement notre méthode d’analyse des textes ; nous éprouverons ensuite son efficacité en l’appliquant à quatre textes représentatifs du genre fantastique. Confrontée à des théories inconsistantes mais non triviales, nous nous interrogerons sur la logique qui les sous-tend. Nous serons alors en mesure de répondre à la question qui donne son titre à la présente réflexion.

4Celle-ci est motivée par un lieu commun pouvant s’énoncer de la manière suivante : « le fantastique met en évidence les limites de la raison ». Cette vision des choses, commode et défendable, a le mérite de souligner le rôle fondamental de la rationalité, mais s’accompagne inévitablement d’une note dysphorique et restrictive. Les quatre étapes qui articulent cette réflexion sont autant d’assauts successifs portés à une conception du fantastique contre laquelle nous nous insurgeons, au nom même de la raison – mais une raison plus ample, moins restrictive, et plus actuelle. Puisse la conclusion faire office de coup d’estocade ! Et convaincre du même coup le lecteur que le fantastique, loin de souligner les limites de la raison, stimule notre capacité à raisonner au-delà des limites balisées par nos habitudes de pensée.

Principe structurant : la contradiction

Positionnement de la critique

  • 2 Irène Bessière, Le Récit fantastique. Poétique de l’incertain, Paris, Larousse, 1974, p. 23.
  • 3 Ibid., p. 55.
  • 4 Roger Bozzetto, « Le cas de la nouvelle fantastique française au XIXe siècle », Gronningue, octobre (...)
  • 5 Sophie Geoffroy-Menoux, « Théories du fantastique (1980-2005) : cons­truc­tion, dé­cons­truc­tion, (...)
  • 6 Rachel Bouvet, Etranges récits, étranges lectures : essai sur l’effet fantastique, Montréal, Presse (...)
  • 7 Rosalba Campra, « Relatos de sueños y relato fantástico », Conférence inaugurale lors du VII Colloq (...)
  • 8 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 213-223.
  • 9 Jean Fabre, « Pour une sociocritique du fantastique et de la science-fiction », Les ailleurs imagin (...)

5« Ambivalent, contradictoire, ambigu, le récit fantastique est essentiellement paradoxal2 » : si l’on effectue un bref tour d’horizon des théories sur le fantastique, la formule fait consensus. Le positionnement de Tzvetan Todorov sur la question est bien connu : il y a fantastique, selon lui, lorsque le lecteur hésite, pour assurer la cohérence de la diégèse, entre deux solutions qui renvoient à des registres opposés de réalité : une explication rationnelle et une explication surnaturelle. Pour Irène Bessière, « le fantastique ne résulte pas de l’hésitation entre deux ordres, naturel et surnaturel, mais de leur contradiction dans le texte, et donc de leur récusation mutuelle et implicite3 » Quant à Roger Bozzetto, il évoque à propos du fantastique classique « deux mondes, perçus (...) comme incompatibles mais présents avec la même évidence4 ». Sophie Geoffroy-Menoux, à partir d’une approche greimasienne jointe à la narratologie, montre, à propos du fantastique jamesien, « comment les contradictions entre les structures actantielles sous-jacentes et le modèle apparent renforcent l’extraordinaire ambiguïté déjà instaurée par les jeux troubles de l’auteur au niveau de la narration (focalisation, temporalité, modalité5) » De son côté Rachel Bouvet voit dans l’indétermination propre au fantastique la marque d’une dualité du code proaïrétique6 ». Pour Rosalba Campra, écrivaine et théoricienne argentine, le fantastique constitue une « isotopie de la transgression », laquelle résulte de la superposition de deux « ordres irréconciliables ». Le récit, selon elle, se structure autour de ces deux axes oppositionnels, que matérialisent, sur le plan sémantique, deux couples antinomiques fondamentaux : concret/abstrait et animé/inanimé7. Rappelons que le terme allemand unheimlich concentre à lui seul un autre couple antinomique : ses multiples nuances de signification, que seule une traduction longue et peu pratique (inquiétante étrangeté dans le familier) restitue avec une relative fidélité, ont été soigneusement analysées par Freud dans son célèbre essai8. Pour finir, Jean Fabre montre que la structure du texte fantastique peut aussi se lire comme une transcription de la contradiction fondamentale de la modernité à partir des débuts du XIXe siècle9.

  • 10 Edmond Cros, « La réécriture de l’Histoire dans le roman », Journée d’études du Séminaire Amérique (...)

6On pourrait, dans la même veine, multiplier à l’envi les exemples d’oppositions. Les approches théoriques du fantastique auront beau diverger, sur le fond et la forme, parions que la contradiction ou le spectre de la contradiction s’y profilera toujours, que se soit sur le plan thématique, au niveau structurel (dans l’organisation antinomique du récit) ou au niveau de l’intégration du contexte (par la transcription dans le texte des contradictions d’une époque). Selon la définition d’Edmond Cros, « le texte est un espace de pluriels et de contradictions10 ». Le texte fantastique serait-il une manifestation paroxystique de sa nature contradictoire ?

Fantastique et carré sémiotique

  • 11 Louis Hébert, « Le carré sémiotique », dans Louis Hébert (dir.), Signo, (Québec) Rimouski, 2006, ar (...)
  • 12 Ibid.

7L’idée, si l’on se place sur le plan de la logique narrative, est défendable. Que l’on songe au carré sémiotique de Greimas – il permet, comme on sait, d’affiner les analyses par oppositions. Ce carré comporte quatre termes (à partir desquels on construit la relation de contrariété, la relation de contradiction et la relation de complémentarité) et six métatermes (six conjonctions possibles des termes premiers). Phénomène curieux : deux de ces métatermes n’ont pas de nom, et ne sont pas reconnus par la sémiotique classique. Ces métatermes correspondent à la relation de conjonction des deux contradictoires, à savoir (s1 + non-s1) et (s2 + non-s2). Doit-on s’étonner de leur statut précaire ? Identifier dans le discours (littéraire ou non) des manifestations de ces conjonctions-là n’est pas une tâche aisée. D’abord, parce qu’elles renvoient à des énoncés dont Louis Hébert souligne l’absurdité11. Ensuite, parce qu’elles ne respectent pas le principe aristotélicien de non-contradiction – or le carré sémiotique est directement inspiré du carré logique d’Aristote. Hébert, du reste, n’hésite pas à remettre en question la pertinence de ces métatermes et nous « invite, du moins dans une perspective théorique et déductive, à réfléchir sur [leur] existence possible12 ». Pourtant le mérite du carré sémiotique est d’offrir une présentation exponentielle des classes analytiques des relations d’opposition, les faisant passer de deux à quatre, puis huit, voire dix. Alors, plutôt que d’en restreindre les limites, gageons qu’il existe un discours susceptible de servir de modèle, au sens mathématique du terme, aux deux métatermes innommés. Se pourrait-il que le discours fantastique assume cette fonction de modèle ?

De l’acte de lecture à l’acte démonstratif

8La pertinence de cette thèse repose sur la mise en évidence de la présence et du rôle structurant de la contradiction dans le texte fantastique. Mais entendons-nous d’abord sur la définition du terme. Qu’est-ce qu’une contradiction ? En logique, c’est l’affirmation de deux propositions qui ne peuvent être vraies simultanément ou, ce qui revient au même, l’affirmation de deux propositions dont l’une est la négation de l’autre. La contradiction peut s’exprimer sous la forme suivante, qui présente l’avantage d’être une transcription littérale de la conjonction des contradictoires : p  p (p et non-p). Ce sont cette définition et cette notation-là que nous retiendrons désormais. Nous emploierons indifféremment le terme « contradiction » ou « inconsistance ». Ensuite, rappelons que le texte, en soi, n’affirme rien. Il n’y a contradiction que dans la mesure où elle a été déduite par le lecteur-observateur. À cette restriction consubstantielle à l’acte de lecture s’ajoutent deux autres, volontaires cette fois, nécessitées par notre perspective d’approche. D’une part, nous ne retiendrons de l’acte de lecture que les aspects constitutifs comparables aux éléments formels d’une démonstration mathématique ; d’autre part, notre objet d’analyse se limitera au raconté, c’est-à-dire à la séquence d’événements liés dans l’unité d’une même histoire.

  • 13 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 87-8 (...)
  • 14 Anouck Linck, « De la lecture comme acte démonstratif et quelques corollaires. Réflexions théorique (...)

9Toutes les vérités mathématiques sont conditionnelles, hypothétiques. Aucun des résultats obtenus par déduction ne va jamais au-delà de l’information déjà contenue dans les prémisses. On peut avancer, de manière quelque peu abrupte, que tel est le statut d’un fait fictionnel, si on admet que la vérité d’une fiction peut être décomposable en une suite d’hypothèses liées les unes aux autres et conditionnées par un ensemble de présupposés. Le langage littéraire, de même que le langage mathématique, est un langage conventionnel qui échappe à l’épreuve de vérité. Mais cela n’empêche nullement, comme le souligne à juste titre Todorov, qu’il ne connaisse « une exigence de validité ou de cohérence interne ». De fait, « seul ce qui dans le texte est donné au nom de l’auteur échappe à l’épreuve de vérité13 ». Partant de ces considérations générales et des restrictions de notre terrain d’étude énoncées plus haut, nous proposons d’envisager l’acte de lecture comme un acte démonstratif, au sens mathématique du terme. Le rapprochement a été défendu ailleurs à partir de concepts clés de la théorie de la réception développée par Iser et facilité par la nature essentiellement schématique des stratégies textuelles14.

10Mettre en lumière l’acte démonstratif auquel on se livre en lisant un récit suppose une mise à distance qui fausse aussitôt le jeu, puisqu’on fixe par l’écriture quelque chose qui n’est jamais formulé que de façon parcellaire et provisoire, souvent inconsciente. Couchée par écrit, une implication identifiée peut être indéfiniment développée au fil des relectures. Ainsi, malgré l’apparence formelle du réseau d’implications obtenu, il serait illusoire d’y voir l’expression d’une forme achevée, et tout aussi illusoire de croire en sa fixité. L’acte démonstratif varie non seulement d’un lecteur à l’autre, mais également d’une lecture à l’autre. Il y a autant d’actes démonstratifs que de lectures, car les articulations du raisonnement se renouvellent et se complexifient à chaque nouvelle rencontre avec le texte.

11Ceci étant, notre méthode d’approche a le mérite d’offrir, quelles qu’en soient les variantes et les limites, un modèle radiographique de lecture. Mais surtout elle constitue, dans la perspective de notre questionnement, un puissant outil d’investigation. Une démonstration est constituée par un ensemble articulé et hiérarchisé d’énoncés théorématiques dérivés d’un système axiomatique commun : qu’un même acte démonstratif contienne une proposition p et une autre pouvant s’écrire sous la forme p, et nous aurons la preuve « formelle » de l’existence d’une contradiction. Le fait que l’on puisse établir ces propositions contradictoires ne montre pas pour autant la non-cohérence (l’inconsistance) du système, car la logique sous-jacente au système n’est pas la logique classique. Mais n’anticipons pas.

12Remarquons, pour commencer, l’importance du système axiomatique dans le cadre d’une démonstration : il est le pilier de tout l’édifice démonstratif. Que devient cette notion, transposée en littérature ? La réponse mériterait une réflexion poussée ; signalons simplement qu’elle correspond au système référentiel dans lequel s’inscrit l’histoire. Nous avons préféré cette terminologie, sciemment empruntée à la physique, à d’autres plus usuelles en littérature, mais plus générales et plus vagues. La chaîne événementielle ne peut se concevoir en dehors d’un système de coordonnées spatio-temporelles lié à un observateur (le narrateur) : le tout forme le système référentiel. C’est toujours par rapport à lui que les énoncés prennent sens, même si on n’en est pas toujours foncièrement conscient.

13Il n’est guère envisageable, dans le cadre de ce travail, de nous livrer à des analyses détaillées de textes. Nous axerons donc notre réflexion sur deux problématiques : celle de la dérivabilité d’une contradiction et celle, subséquente, de la cohérence de l’acte démonstratif qui la contient. Nous évoquerons dans cette perspective trois textes représentatifs de la diversité et de l’évolution du genre fantastique : La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée (1837), Quelqu’un qui passe par là (1977) de Julio Cortázar et La bibliothèque de Babel (1941) de Jorge Luis Borges.

Trois exemples d’application

La Vénus d’Ille

  • 15 Charles Nodier, Oeuvres Complètes, t.V, Rêveries, Bruxelles, Louis Hauman et co., 1835, p. 66.

14Dans la nouvelle de Mérimée, paradigme du fantastique classique, le système référentiel est aisé à définir : nous nous trouvons dans le Canigou, de part et d’autre de la frontière espagnole, dans la « petite ville d’Ille ». Le narrateur est un « archéologue illustre », un « savant de Paris » ; il incarne cet « homme purement rationnel » que Nodier situe au dernier degré de sa classification philosophique du genre humain, en dessous des sphères du fantastique et de l’idéal réservées au poète15. La fascinante statue découverte par M. de Peyrohade, son hôte et collègue, force l’admiration du narrateur, mais n’éveille nullement en lui la « terreur superstitieuse » qui s’est emparée des habitants du lieu. La statue fait clairement partie de la catégorie des objets inanimés : il serait donc absurde de lui prêter des pouvoirs maléfiques.

15Le lecteur est loin d’être aussi catégorique, bien qu’il adhère au système référentiel du narrateur. Sa propre interprétation des événements de l’histoire, insidieusement d’abord, puis sans détours, le force en effet à prendre en considération l’hypothèse de la méchanceté de la statue, en dépit de son absurdité ; elle en vient même, au fur et à mesure que la narration progresse, à occuper une place obsessionnelle dans son imagination. Dans la mesure où elle n’est jamais confirmée par le texte, elle a valeur de conjecture. Une telle conjecture devrait être, étant donné le système référentiel dans lequel on se place, totalement hors de propos. Or elle ne l’est pas, et voici un exemple de stratégie textuelle pour asseoir son bien-fondé. La Vénus « [a] cassé la jambe à Jean Coll » : c’est un fait, mais l’expression admet au moins deux interprétations. Que l’on prenne au mot cette affirmation, et voilà le rôle actif et malfaisant de la statue cautionné par le texte. Remarquons par ailleurs que la proposition ainsi entendue crée un précédent, qui cautionne à son tour les implications à venir. Celles-ci s’agencent en un acte démonstratif cohérent qui culmine vers la preuve de la culpabilité de la statue. Maintenant, cet acte démonstratif assoit sa validité sur un système référentiel qui contredit un axiome au moins du système référentiel en place ; la relativité de ce dernier est donc automatiquement mise en exergue.

16L’ensemble de notre lecture repose, nous n’aurons garde de l’oublier, sur une conjecture. À propos de celle-ci, de deux choses l’une : soit elle est vraie, soit elle est fausse. La statue n’est pas à la fois animée et inanimée ; ce n’est pas à ce niveau qu’apparaît la contradiction. Ce qui trouble, c’est le fait que ces deux affirmations contradictoires entre elles soient issues de théories déductives parfaitement consistantes contenues toutes deux dans une théorie de degré supérieur (une méta-théorie) inconsistante. Comme nos deux théories reposent chacune en partie sur des axiomes qui s’excluent mutuellement, nous dirons que le système est « non-adjonctif ». Comprenons bien : il n’est point question ici de deux lectures possibles, dont l’une se ferait au détriment de l’autre, mais d’une seule lecture, inclusive et partant plus complexe, pouvant mener par des voies séparées à des affirmations contradictoires dont la conjonction est exclue.

Quelqu’un qui passe par là

  • 16 Michel Viegnes, Le Fantastique, Paris, Flammarion, GF-Corpus Lettres, 2006, p. 17.
  • 17 Julio Cortázar, « Quelqu’un qui passe par là », Façons de perdre, Paris, Gallimard, 1978 [« Alguien (...)

17Dans son essai sur le fantastique, Michel Viegnes partage les théoriciens du genre en deux groupes : ceux qui le conçoivent comme une « monstration de l’inexplicable » et ceux qui le décrivent comme « un jeu mental16 ». Si l’on s’en tient à cette classification, le conte de Cortázar « Quelqu’un qui passe par là », tiré du recueil de nouvelles éponymes, pourrait se ranger dans la première catégorie17.

18L’action se déroule à Cuba, dans l’effervescence des années post-révolutionnaires, dans un motel de Santiago. Le narrateur s’en tient au point de vue du personnage principal, Jiménez, tout entier habité par la pensée de l’attentat contre-révolutionnaire à venir et dont il est le principal exécutant. Dans les deux premiers tiers du récit, le lecteur se laisse prendre par les péripéties de l’action en cours ; d’ailleurs la dimension historico-politique est si prégnante, elle détermine si fortement le système référentiel, qu’il lui est pratiquement impossible de conjecturer des faits étrangers à l’action principale. Or le texte se clôt sur un événement tout à fait imprévisible : l’exécution du contre-révolutionnaire cubain Jiménez par le polonais Frédéric Chopin, compositeur et pianiste de génie, mort en 1849 à Paris et enterré au cimetière du Père-Lachaise.

19La contradiction est flagrante. Elle peut s’énoncer, par exemple, par le biais de la proposition « Chopin tue Jiménez » qui est vraie et fausse en même temps. Qu’elle soit fausse, cela va de soi. Mais comment Cortázar s’arrange-t-il pour nous convaincre de sa validité, sans tomber dans l’absurde ? Comment diable Chopin, ou plus exactement, le spectre de Chopin, parvient-il à s’infiltrer dans une intrigue au réalisme patent ? Mais c’est bel et bien ainsi que les choses se passent, et on peut le démontrer. Pour commencer, la figure du célèbre pianiste n’est point aussi étrangère qu’elle en a l’air aux événements. Son nom est cité à maintes reprises. Rappelons que l’intrigue baigne dans une constante atmosphère musicale et que l’étranger, dont on apprendra plus tard qu’il aime à entendre jouer « [sa] musique » sur des petits pianos pour pauvres, hante le motel bien avant l’arrivée de Jiménez. On pourrait soutenir, en jouant un peu sur les mots, que le spectre de Chopin est déjà présent dans notre esprit, avant même qu’on ne l’associe à l’étranger. L’identification de l’un avec l’autre est facilitée sur le plan sémantique par la récurrence du terme « étranger » (qui s’applique aussi bien à un polonais en visite à Cuba qu’à un être radicalement autre) et, sur le plan de l’histoire, par la réaction de Jiménez face à l’étranger – « il [sait] » – ainsi que par les explications elliptiques de ce dernier, corroborées, pour peu que l’on en ait quelque connaissance, par la biographie même de l’illustre Chopin. Insistons pour finir sur le lien qui unit le geste du virtuose et l’acte révolutionnaire. Les études de Chopin sont connues pour leur énorme difficulté technique ; en faisant allusion à son étude « révolutionnaire », le spectre, avec un humour féroce, nous donne la certitude que Jiménez sera étranglé avec doigté. De plus, hasard ou non, le spectre de Chopin assume un rôle de justicier, de sorte qu’il participe à la logique de l’action, et son rôle n’est pas des moindres.

20Ainsi, le texte fournit suffisamment d’éléments pour élaborer un acte démonstratif cohérent s’achevant sur la preuve de l’exécution de Jiménez par Frédéric Chopin. Le théorème final s’inscrit comme il se doit dans une chaîne logique d’implications ; à ceci près que le premier maillon de cette chaîne (un énoncé du type « le spectre de Chopin existe ») est impossible à rattacher au système référentiel en place. La validité d’un tel énoncé ne peut être prouvée à partir de l’axiomatique mobilisée, seul son contraire peut l’être. Simultanément, renoncer à cette vérité implique de perdre une partie fondamentale de la portée explicative de l’acte démonstratif dont il est question, car sur elle repose la plus grande partie de l’édifice logique.

21Examinons ce que devient la cohérence de l’histoire, si l’on s’en tient strictement aux propositions compatibles avec le système référentiel (à savoir : si l’on nie absolument l’existence des spectres en général, et celui de Chopin en particulier). Un étranger héroïque, défenseur tout-puissant (et omniscient) du parti de la Révolution, paraissant sur scène fort opportunément et au moment le moins attendu, se chargerait en personne de faire justice. Mais le texte résiste à ce manichéisme de façade, et la complexité de l’intrigue et des personnages s’accommode mal avec cette solution un peu forcée et surtout peu crédible. Entre la solution triviale et la solution fantastique, on ne balance pas.

22Acceptons la con­tra­dic­tion, et la cohérence de l’histoire est assurée ; refusons-là, et la cohérence se perd (on a l’impression littérale que ce qui arrive, « c’est n’importe quoi »). Tel est le précepte, aussi troublant qu’inespéré, que l’on retiendra de la lecture de ce conte de Cortázar, emblématique du fantastique de la « monstration de l’inexplicable ».

La bibliothèque de Babel

  • 18 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1983 (1957) [« La Biblioteca de Babel », in Ficcione (...)

23Dans la catégorie du fantastique conçu comme un jeu mental, les fictions de Borges s’imposent à l’esprit ; elles en sont le paradigme incontournable. Borges a transcrit avec génie sur le terrain de la littérature certains grands paradoxes mathématiques, cette transcription a été maintes fois glosée. « La bibliothèque de Babel18 » s’articule autour du concept d’infini et contredit une de nos intuitions rationnelles les plus fondamentales.

  • 19 Un infini qui « ne se trouve qu’en Dieu ou, pour mieux dire, précise Cantor, il est Dieu lui même d (...)

24Entre deux propositions du type « Le tout est plus grand qu’une de ses parties » et « Le tout est aussi grand qu’une de ses parties » l’homme du commun opte pour la vérité de la première, mais le mathématicien à coup sûr répondra « tout dépend ». Tout dépend si l’on parle d’un ensemble fini ou non. Par exemple, on pense naturellement que les nombres pairs sont contenus dans les entiers naturels ; mais pour peu qu’on fasse correspondre un à un les premiers avec les seconds, on devra accepter que les uns sont aussi nombreux que les autres. Quand l’infini s’en mêle, la partie peut n’être pas moins copieuse que le tout. Pour un mathématicien des XXe et XXIe siècles, il n’y a point là matière à paradoxes, car il accepte le concept d’infini actuel, même s’il implique que l’on doive raisonner différemment. Mais il n’en était pas de même pour les Grecs et même au début du siècle dernier. Un grand mathématicien tel que Poincaré s’y est opposé ouvertement. Cantor, qui a joué à la fin du XIXe siècle un rôle fondamental dans le développement de la théorie des ensembles et a toujours défendu avec brio le concept d’infini actuel et l’existence des nombres transfinis, a senti malgré tout le besoin d’introduire le concept métaphysique d’infini « absolu19 ». Il faut bien l’avouer, que la partie soit égale au tout, vrai ou faux, ce fait surprenant n’en finit pas de choquer.

25Dans le conte de Borges, le pavage hexagonal de la bibliothèque, semblable à ces figures enchâssées et récurrentes d’Escher, se répète dans toutes les directions. La bibliothèque – notre référentiel – est décrite comme « une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible », le narrateur nous incite à penser qu’elle est infinie. Le terme « infini(e) » apparaît une dizaine de fois ; à plusieurs reprises dans le texte le narrateur affirme qu’elle l’est et qu’elle ne l’est pas :

(...) un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales (p. 71)
(...) la Bibliothèque n’est pas infinie (p. 71-72)
(...) je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l’infini et pour le promettre (p. 72)
(...) la chute, qui est infinie. Car j’affirme que la Bibliothèque est interminable (p. 72)
(...) il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues (p. 75)
(...) la Bibliothèque est si énorme que toute mutilation d’origine humaine ne saurait qu’être infinitésimale (p. 78)
(...) la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie (p. 80-81)
(...) je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini (p. 81)

  • 20 Jorge Luis Borges, « La biblioteca total », Revista Sur, n° 59, août 1939, p. 13-16. Article en lig (...)

26Borges triche, quand il écrit La bibliothèque de Babel, il mêle les cartes, brouille les hiérarchies, un peu à la manière du grand lithographe autrichien Escher qui, à grand renfort d’illusions d’optique, construit des figures impossibles. Pour bâtir sa bibliothèque, Borges recourt aux mots truqués, jouant à emmêler les principes énoncés plus haut, de part et d’autre de la frontière du fini et de l’infini. La bibliothèque est suffisamment vaste pour que l’Univers ne puisse la contenir (physiquement) et qu’on ne puisse la penser dans sa totalité ; en même temps, elle est finie, réductible à un nombre fini de volumes que l’on peut calculer sur un petit bout de papier. Il nous communique ce vertige de l’infini sur lequel notre logique de tous les jours n’a plus de prise. Des éléments tels que le « livre total » en sont la preuve (ce « livre qui est la clé et le résumé parfait de tous les autres »). Borges lui-même qualifiait d’« anormaux » les nombres transfinis et les classait parmi les « imaginations horribles » inventées par l’homme20. De semblables imaginations sont pourtant à la base de grandes percées dans le domaine de la logique au XXe siècle (paradoxe de Russell, théorèmes d’incomplétude de Gödel).

27Mais Borges ne joue pas uniquement avec l’infini ; il joue également, par opposition, avec l’infinitésimal, la probabilité presque nulle de trouver un livre déterminé et la quasi-certitude que le livre est quelque part sur une étagère. Ce qui nous renvoie au paradoxe du singe savant : un singe qui tape indéfiniment et au hasard sur le clavier d’un ordinateur pourra presque sûrement écrire les oeuvres complètes de Borges. Mais le paradoxe du singe n’a rien en soi de paradoxal : il s’agit seulement d’un raisonnement qui nous paraît étrange parce qu’on introduit l’infini, et cela, Borges l’avait bien compris. Dans des contes tels que L’immortel il recourt à ce même mécanisme d’énumération infinie, et d’autres contes tels que « L’Aleph » se structurent autour du concept d’infini.

28« Il est un concept qui corrompt et dérègle tous les autres. Je ne parle pas du Mal, dont l’empire est circonscrit à l’éthique ; je parle de l’infini. » C’est par ces mots que Borges amorce sa brève biographie de l’infini dans Autres Inquisitions. Borges s’amuse à introduire l’infini dans ses contes comme Hoffmann s’amusait à suggérer l’existence de fantômes. Il nous montre, à sa façon, que l’infini peut être un fait fantastique. Que le concept d’infini suscite un sentiment d’étrangeté, bien des mathématiciens le confirment. Et Borges met le doigt dans la plaie : à savoir, la contradiction qui sous-tend les principes du fini et de l’infini.

Quelle logique pour le fantastique ?

Cohérence et non-contradiction

29La lecture des textes précédents nous offre trois exemples d’intégration possible d’une contradiction dans un acte démonstratif cohérent. Telle est la particularité du discours fantastique : il implique le lecteur dans l’élaboration d’une théorie contradictoire mais non triviale, au sein de laquelle le principe aristotélicien de non-contradiction n’est pas valable.

30Depuis Aristote, l’une des conditions préalables et minimales de rationalité, et peut-être la plus importante, est le respect scrupuleux du principe de non-contradiction. Dans cette lignée s’inscrivent les efforts des plus grands logiciens du début du XXe siècle, tels que Frege, Hilbert, Gödel, pour doter de fondements solides l’édifice mathématique, et le préserver à jamais de la menace de la contradiction. Et même si depuis 1931 l’impossibilité d’atteindre cet idéal est désormais prouvée (théorème d’incomplétude de Gödel), le principe de non-contradiction est encore ressenti, par la très grande majorité des logiciens actuels, comme un principe d’une nécessité absolue.

  • 21  Andrés Bobenrieth Miserda, Inconsistencias, ¿por qué no?, Bogotá, Cocultura, 1996, p. 46.

31La logique aristotélicienne et la géométrie euclidienne sont à l’origine, en Occident, d’une conception du monde selon laquelle tous les événements sont interconnectés causalement, de telle sorte qu’ils se suivent les uns aux autres comme les théorèmes d’une théorie scientifique, où tout ce qui existe est régi de façon anticipée par des lois. Vu dans la perspective de lois immuables, le constat est d’un certain point de vue désespérant. « Il ne reste point d’autre espace à l’épanouissement créatif que l’art », ce qui mène à une situation telle, que « l’esprit créatif se soulève contre cette conception de la science, de l’univers et de la vie », affirme, dans un dessein quelque peu provocateur, le grand logicien polonais Jan [L]ukasiewicz lors de sa Leçon d’adieu de 191821.

32Le discours fantastique réconcilie sur ce point la science et les arts, car il s’appuie sur ce que la raison abhorre pour inciter le lecteur à élaborer un échafaudage rationnel. Qu’il récuse le Stagirite sur la question de l’absolutisme du principe de non-contradiction est signe de sa liberté créatrice ; que sa cohérence (non absurdité) soit préservée sous forme d’un acte démonstratif qui se tient est le signe de son adhésion à la rationalité.

Adéquation de la logique paraconsistante

33Remarquons que l’identification de la contradiction implique au préalable la relativisation forcée du système référentiel standard et la consécutive prise de conscience de sa portée limitée. L’actualité de celui-ci, insistons là-dessus, est préservée, mais il n’est plus adapté quand il s’agit d’en dériver certaines données, pourtant fondamentales. La contradiction apparaît dans le cadre de l’ébauche d’une théorie plus générale, qui englobe le système référentiel standard. La logique qui sous-tend cette théorie plus générale n’est pas la logique classique ; il s’agit d’une logique plus souple – au sein de laquelle le sacro-saint principe de non-contradiction figure comme une contrainte restrictive – et qui englobe la logique classique, puisque celle-ci continue d’être valable sous certaines conditions. Mais cette logique, existe-t-elle seulement ?

34Au début du XXe siècle la pensée mathématique connaît un série de crises sans précédent, provoquées par le surgissement de paradoxes au sein de la théorie des ensembles, celle-là même, fondée par Cantor, qui était chargée de retrouver l’unité perdue de la science mathématique. Le plus célèbre d’entre eux est le paradoxe de Russell. La solution qui a prévalu est, grosso modo, la suivante : les mathématiciens se sont décidés à restreindre non seulement l’axiome de séparation (à l’origine du paradoxe) mais aussi la notion même d’ensemble. Cette notion, jusque là relativement ouverte, a été strictement réglementée, de sorte que des ensembles comme « l’ensemble de tous les ensembles » ont été définitivement exclus.

35L’axiome de séparation et la logique classique sont aussi plausibles l’un que l’autre, pourquoi alors modifier le premier et maintenir la seconde ? Ne serait-il pas possible de conserver l’axiome et de modifier la logique traditionnelle ? Bien entendu, si l’on opte pour cette solution, la logique résultante devra « accepter » les contradictions. Certains logiciens, tels que le russe Nicolai A. Vasiliev, Emil Post (américain d’origine polonaise), Jan Lukasiewicz et Stanislaw Jaskowski, polonais tous deux, ont franchi le pas : ils ont eu l’audace de remettre en question l’absolutisme du principe de non-contradiction en niant les effets explosifs d’une contradiction (ex contradictione sequitur quodlibet). Ils sont les précurseurs, entre autres, de ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de logique paraconsistante, une logique qui se distingue de la logique classique dans la mesure où le principe de non-contradiction n’y est pas valable, ou restreint seulement à certaines formules.

36Les premiers systèmes formels paraconsistants sont nés et se sont développés en Amérique latine, dans les années 1960-1980, sous l’impulsion du philosophe et logicien brésilien Newton da Costa. La logique paraconsistante doit son nom au philosophe péruvien Miró Quesada ; le choix d’un tel nom montre bien qu’elle n’est pas à concevoir comme l’antagoniste de la logique classique. Elle est aujourd’hui développée par des chercheurs du monde entier, citons, parmi les plus célèbres, Priest et Routley en Australie ; citons également le logicien Jean-Yves Béziau, disciple français de da Costa, qui a suivi une formation de philosophe sous la direction de Bernard d’Espagnat.

  • 22 Newton da Costa, Logiques classiques et non classiques, Paris, Masson, 1997, p. 55-60.

37La logique paraconsistante est celle que nous cherchions. Notre choix est conforme aux trois principes pragmatiques de la raison selon da Costa : le principe de systématisation (la raison s’exprime toujours au moyen d’une logique), le principe d’unicité (dans un contexte rationnel donné, la logique sous-jacente doit être la même) et le principe d’adéquation22. Le principe de non-contradiction de la logique classique, cette épée de Damoclès, menaçait de ruiner à n’importe quel moment notre édifice logique, mais nous avons trouvé notre bouclier.

38Il arrive que l’on tienne par définition la logique paraconsistante pour non-rationnelle, parce qu’elle n’inclut pas le principe de non-contradiction qui est, comme on sait, un principe fondamental (avec le principe d’identité et du tiers exclu) à la base de notre conception classique de la rationalité. Mais c’est précisément cette conception de la rationalité que la logique paraconsistante remet en question ! Elle montre que la rationalité peut s’affranchir de la nécessité de postuler la validité universelle de principe de non-contradiction. Mais il va de soi qu’elle est assujettie à un certain nombre de contraintes formelles. Il ne s’agit pas tant de déconstruire ce qui a été bâti par la logique classique, que de montrer que les principes qui la régissent – en l’occurrence, celui de non-contradiction – doivent être contextualisés en vertu de critères plus souples : en un mot, elle cherche à établir les grandes lignes de l’activité rationnelle, plutôt que de fixer des restrictions.

Conclusion

  • 23 Irène Bessière, op. cit., p. 62.

39Selon une formule à succès d’Irène Bessière, le fantastique se présente comme « la transcription de l’expérience imaginaire des limites de la raison23 ». À présent, nous disposons d’assez d’éléments pour nuancer la vérité de cette proposition et d’autres équivalentes. Nous comprenons qu’il est fait mention de la raison classique, implicitement tenue pour l’unique possible ; cette raison qui, dans la pure lignée aristotélicienne, ne supporte pas la présence d’une contradiction. S’en tenir à ce constat revient à limiter la portée cognitive du discours fantastique. Les épithètes communément accolés au genre – il est par excellence « transgressif », « subversif » – rappellent assez que la logique mobilisée n’est pas la logique habituelle. Le fantastique – l’ensemble de notre réflexion vise à le démontrer – est plutôt une invite stimulante à dépasser les limites de la raison (au sens classique du terme) puisqu’il se construit sous l’égide d’une rationalité plus souple et plus générale, qui englobe la première. La contradiction logique, principe structurant de notre acte de lecture envisagé comme acte démonstratif, acceptée et assumée, est en ce sens le signe d’un progrès, la marque d’une avancée de la connaissance, en dépit de ses effets déstabilisants.

40Le fantastique, loin de paralyser le raisonnement, nous force à raisonner autrement. La meilleure preuve, c’est qu’on ne referme pas le livre avec agacement, en nous plaignant de l’absurdité de l’histoire ; on goûte en revanche ce plaisir de la déstabilisation, qui va parfois jusqu’au vertige et à la fascination.

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Notes

1 Miguel Hernández, « Llegó con tres heridas » [25], Cancionero y romancero de ausencias, (1938–1941), Buenos Aires, Lautaro, 1958.

2 Irène Bessière, Le Récit fantastique. Poétique de l’incertain, Paris, Larousse, 1974, p. 23.

3 Ibid., p. 55.

4 Roger Bozzetto, « Le cas de la nouvelle fantastique française au XIXe siècle », Gronningue, octobre 1990. Publication électronique, consultée le 3 mars 2007 : <noosfere.com/Bozzetto> sous le titre : « Fantastique classique/fantastique moderne ».

5 Sophie Geoffroy-Menoux, « Théories du fantastique (1980-2005) : cons­truc­tion, dé­cons­truc­tion, reconstruction », publication électronique consultée le 10 septembre 2009 : <laboratoires.univ-reunion.fr/oracle/documents/fantastiquetheorie.pdf>

6 Rachel Bouvet, Etranges récits, étranges lectures : essai sur l’effet fantastique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 97.

7 Rosalba Campra, « Relatos de sueños y relato fantástico », Conférence inaugurale lors du VII Colloque International de Littérature Fantastique, Xalapa (Mexique), 22-25 septembre 2009, Actes à paraître.

8 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 213-223.

9 Jean Fabre, « Pour une sociocritique du fantastique et de la science-fiction », Les ailleurs imaginaires. Les rapports entre le fantastique et la science-fiction, A. Boivin, M. Émond et M. Lord (dir), Québec, Ed. Nuit blanche, 1993.

10 Edmond Cros, « La réécriture de l’Histoire dans le roman », Journée d’études du Séminaire Amérique Latine (SAL, sous-composante du CRIMIC), 7 novembre 2009, Actes à paraître.

11 Louis Hébert, « Le carré sémiotique », dans Louis Hébert (dir.), Signo, (Québec) Rimouski, 2006, article en ligne consulté le 16 octobre 2009, <signosemio.com> Texte en version longue : Hébert, Louis, Dispositifs pour l’analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l’Université de Limoges, 2007.

12 Ibid.

13 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 87-88.

14 Anouck Linck, « De la lecture comme acte démonstratif et quelques corollaires. Réflexions théoriques autour d’un conte de Cortázar », in Hommage à Milagros Ezquerro. Théorie et fiction, Michèle Ramond, Eduardo Ramos Izquierdo, Julien Roger (ed.), Paris, Adehl, 2009.

15 Charles Nodier, Oeuvres Complètes, t.V, Rêveries, Bruxelles, Louis Hauman et co., 1835, p. 66.

16 Michel Viegnes, Le Fantastique, Paris, Flammarion, GF-Corpus Lettres, 2006, p. 17.

17 Julio Cortázar, « Quelqu’un qui passe par là », Façons de perdre, Paris, Gallimard, 1978 [« Alguien que anda por ahí », du recueil de nouvelles éponyme, 1977].

18 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1983 (1957) [« La Biblioteca de Babel », in Ficciones, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1941].

19 Un infini qui « ne se trouve qu’en Dieu ou, pour mieux dire, précise Cantor, il est Dieu lui même dans la souveraine perfection ». Voir Louis-Émile Blanchet, « L’infini chez Cantor », in L’aval théologique et philosophique, Montréal, Novalis, vol. 33, n° 1, 1977, p. 28. Article consulté en ligne le 28 février 2009 :

 <http://id.erudit.org/iderudit/705591ar>

20 Jorge Luis Borges, « La biblioteca total », Revista Sur, n° 59, août 1939, p. 13-16. Article en ligne, consulté le 2 novembre 2009 :

 <http://www.literatura.org/Borges/LaBibliotecaTotal.html>

21  Andrés Bobenrieth Miserda, Inconsistencias, ¿por qué no?, Bogotá, Cocultura, 1996, p. 46.

22 Newton da Costa, Logiques classiques et non classiques, Paris, Masson, 1997, p. 55-60.

23 Irène Bessière, op. cit., p. 62.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anouck Linck, « Le discours fantastique est-il rationnel ? », Cahiers de Narratologie [En ligne], 18 | 2010, mis en ligne le 05 janvier 2011, consulté le 27 février 2014. URL : http://narratologie.revues.org/6046

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