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« Quelque chose à dire »
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« Quelque chose à dire »

Éthique et poétique chez Claude Simon
Jean-Yves Laurichesse

Résumé

L’œuvre de Claude Simon est généralement interprétée en fonction du dogme néo-romanesque qui exclut de la littérature toute visée idéologique ou morale, et Claude Simon a lui-même affirmé : « Je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression ». Il n’en reste pas moins que son œuvre développe une critique des valeurs instituées à travers différentes modalités du récit : mise en parallèle des origines familiales, personnages à fonction démystificatrice, mise en évidence de l’impossibilité de construire un récit signifiant de l’événement historique, caricature des conceptions humanistes. Cette critique ouvre la voie au retour à l’élémentaire et au primat de la forme, expressions d’un anti-humanisme revendiqué. Pourtant, l’œuvre de Claude Simon n’a rien de nihiliste. Elle reflète indirectement une éthique personnelle dont on peut discerner les contours : quête de la vérité derrière les masques, dénonciation de la violence et de l’injustice, nostalgie d’une primitivité heureuse. Mais surtout, l’art lui-même apparaît comme une valeur refuge, l’acte poétique comme un salut possible après le désastre. C’est ainsi que le roman simonien parvient à concilier une poétique de l’éthique et une éthique de la poétique.

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Entrées d’index

Géographique :

France

Chronologique :

XXe siècle
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Texte intégral

1La question des rapports entre récit et éthique n’est pas l’entrée la plus attendue dans l’œuvre de Claude Simon. En effet, comme toutes celles qui ont appartenu à la mouvance du Nouveau Roman, cette œuvre s’est développée contre toute forme de récit ayant la prétention de transmettre des valeurs par le biais de personnages, de situations, d’actions à caractère exemplaire. Les « nouveaux romanciers », quelles que soient par ailleurs leurs différences (et elles sont si considérables que l’on a scrupule aujourd’hui à les associer encore sous une même étiquette), ont eu au moins en commun une sorte de socle à la fois idéologique et esthétique, fondé sur le rejet d’une conception du roman héritée du XIXe siècle et que l’on a qualifiée sommairement de « réaliste », mais dans laquelle la dimension morale, du moins chez Balzac ou Zola, était tout aussi importante que la dimension référentielle.

2Pourtant, l’œuvre de Claude Simon me paraît entretenir avec l’éthique au sens large un rapport singulier, assez différent de ce que l’on peut trouver chez Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, dans la mesure où elle est nourrie pour l’essentiel à la fois d’une histoire familiale et d’une histoire collective, elles-mêmes porteuses de systèmes de valeurs que le récit doit bien, d’une manière ou d’une autre, prendre en charge. Je voudrais donc essayer de montrer comment la question éthique entre en tension productive, chez Claude Simon, avec la modernité poétique.

L’esprit du Nouveau Roman

3Revenons d’abord à l’année 1957, celle où arrive le « scandale » du Nouveau Roman, baptisé à tout jamais par un article d’Émile Henriot, pourtant ennemi de toute innovation (mais l’histoire des arts est pleine d’ironies de ce genre). Cette année voit en effet paraître, en même temps que La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet et La Modification de Michel Butor, Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque de Claude Simon. Or ce roman marque un tournant capital dans l’œuvre de son auteur, à la fois sur le plan formel (c’est encore aujourd’hui le premier auquel il reconnaisse une valeur littéraire, alors qu’il renie les quatre précédents) et sur le plan éditorial (en entrant aux Éditions de Minuit, grâce au soutien de Robbe-Grillet, il va se trouver engagé dans l’aventure du Nouveau Roman). Aux trois romans phares parus en 1957 s’ajoute la même année un article de Robbe-Grillet qui est, après l’article pionnier de Nathalie Sarraute « L’Ère du soupçon », publié dès 1950, l’un des textes théoriques fondateurs du Nouveau Roman : « Sur quelques notions périmées ». Il ne sera peut-être pas inutile de récapituler brièvement ces notions que le Nouveau Roman prétend mettre au rebut.

  • 1  Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit (1961), 1996, p. 26.
  • 2 Ibid., p. 28.
  • 3 Ibid., p. 30.
  • 4 Ibid., p. 35.
  • 5 Ibid., p. 38.
  • 6 Ibid., p. 39.
  • 7 Ibid., p.34.
  • 8  « On connaît le dessin satirique russe ou un hippopotame, dans la brousse, montre un zèbre à un au (...)
  • 9  Ibid., p. 42.

4Il s’agit d’abord du personnage avec ses différents attributs (état-civil, profession, traits physiques, caractère) : il n’est plus désormais qu’une « momie […] qui trône toujours avec la même majesté – quoique postiche – au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle1 ». Selon Robbe-Grillet, la crise de l’individu et du modèle socio-économique bourgeois auraient eu raison de ce « fantoche2 ». Vient ensuite l’histoire, en tant que « tranche de vie » pseudo-réelle soumise aux lois de la logique et de la chronologie, dont l’auteur feint de n’être que l’interprète alors qu’il devrait s’assumer comme inventeur absolu : « Ce qui fait la force du romancier, c’est justement qu’il invente, qu’il invente en toute liberté, sans modèle », et que « l’invention, l’imagination, deviennent à la limite le sujet du livre3 ». Puis vient l’engagement, et ce n’est plus alors le réalisme du XIXe siècle qui est visé, mais son adaptation contemporaine et soi-disant « progressiste », ce « réalisme socialiste » dont Jdanov a été l’idéologue. Mais comme un engagement est toujours sous-tendu par un système de valeurs, le rejet concerne plus largement, au-delà de la dimension politique, toute visée éthique du roman : « […] pour l’artiste, […] l’art ne peut être réduit à l’état de moyen au service d’une cause qui le dépasserait, celle-ci fût-elle la plus juste, la plus exaltante ; l’artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu’il ne peut créer que pour rien […]4 ». Et même si Robbe-Grillet reconnaît à Sartre le mérite d’avoir « vu le danger de cette littérature moralisatrice5 » et d’avoir « prêché pour une littérature morale » préservant la liberté du lecteur, il constate qu’il a échoué : « […] dès qu’apparaît le souci de signifier quelque chose (quelque chose d’extérieur à l’art) la littérature commence à reculer, à disparaître6 ». La dernière notion est la distinction entre la forme et le contenu, au nom de laquelle certaines œuvres sont accusées par les serviteurs zélés de Jdanov de « décadence », de « gratuité », en un mot de « formalisme »7 (34). Or, pour Robbe-Grillet, dans une œuvre d’art, forme et contenu sont aussi indissociables que le zèbre de ses rayures8 : « L’art n’est pas une enveloppe aux couleurs plus ou moins brillantes chargée d’ornementer le “message” de l’auteur […]. L’art n’obéit à aucune servitude de ce genre, ni d’ailleurs à aucune fonction préétablie. Il ne s’appuie sur aucune vérité qui existerait avant lui ; et l’on peut dire qu’il n’exprime rien que lui-même9 ». « Message » et « vérité » sont donc exclus du champ artistique, ce qui ne laisse guère de place à une quelconque dimension éthique.

5Si j’ai tenu à récapituler ces principes fondamentaux du Nouveau Roman, c’est parce que Robbe-Grillet restera toujours une référence intellectuelle pour Claude Simon, malgré tout ce qui sépare leurs œuvres. Il le sait plus « théoricien » que lui, et même s’il s’est exprimé volontiers sur sa conception du roman dans des entretiens et dans son Discours de Stockholm, il l’a fait de manière assez répétitive et en restant dans l’ensemble fidèle aux positions du Nouveau Roman telles qu’elles ont été formulées au départ, en particulier par Robbe-Grillet. Mais cette relative stabilité du métadiscours ne doit occulter ni l’évolution réelle de l’œuvre, sur un demi-siècle d’écriture, ni tout ce qui fait qu’elle échappe par bien des aspects au dogme néo-romanesque. Il ne s’agit pas de mettre en doute la sincérité de Claude Simon lorsqu’il expose un certain nombre de convictions esthétiques, mais plutôt de tenir compte de l’écart inévitable – et souhaitable – entre la théorie et la pratique. C’est pourquoi il nous faudra tenir compte, dans notre réflexion sur le rapport du roman simonien à l’éthique, à la fois des propos publics de l’écrivain et de ce que ses romans donnent à lire, y compris lorsque des tensions, voire des contradictions pourront surgir.

« Je n’ai rien à dire »

6Une constante du discours de Claude Simon sur son œuvre est bien le refus de délivrer un quelconque message, qu’il soit politique ou moral. Cela relèverait pour lui d’une forme de roman appartenant au passé. C’est évidemment l’engagement sartrien qui est explicitement visé, et même si l’idée est réaffirmée avec force en 1985 dans le Discours de Stockholm, elle est indissociable du contexte de la fin des années 50, dans lequel les « nouveaux romanciers » ont eu à batailler pour exonérer l’écrivain du devoir politique que Sartre lui assignait :

  • 10  Discours de Stockholm, Éditions de Minuit, 1986, p. 14.

Dépositaire ou détenteur privilégié […] d’un savoir (« Qu’avez-vous à dire ? » demandait Sartre – en d’autres termes : « Quel savoir possédez-vous ? »), dépositaire donc avant même d’écrire d’une connaissance refusée au commun des mortels, l’écrivain se voit assigner la mission de les en instruire, et le roman va tout naturellement prendre la forme imagée sous laquelle est délivré l’enseignement religieux, celle de la parabole, de la fable10

  • 11  Ibid., p. 15.

7Le « savoir » visé est donc essentiellement d’ordre moral, comme le disent assez les références à la parabole et à la fable, et Simon ironise sur ces romans « aux titres annonceurs de vérités révélées comme par exemple La condition humaine, L’espoir ou Les chemins de la liberté11 », associant ainsi à Sartre un autre grand contemporain pour qui la question éthique sous-tend toute l’écriture romanesque.

8Cependant, Claude Simon fonde son rejet d’une littérature à message sur une expérience existentielle avant d’en faire un principe esthétique. C’est d’abord parce qu’il considère qu’il n’y a aucune leçon positive à tirer de ce qu’il a vécu que toute tentative de transmettre des valeurs à travers une fiction romanesque lui paraît dérisoire. Pour en convaincre son auditoire, il récapitule ce qu’a été sa vie de manière à en faire ressortir le tumulte et l’incohérence :

  • 12  Ibid., p. 24.

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières […], j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » – sauf qu’il est12.

  • 13  « [La vie] est un récit / Conté par un idiot, plein de son et furie, / Ne signifiant rien » (Macbe (...)
  • 14  Discours de Stockholm, op. cit., p. 24.

9Simon pense évidemment à la fameuse définition de la vie par Macbeth, qui a inspiré son beau titre à Faulkner : « [Life] is a tale / Told by un idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing.13 ». Le refus de faire entrer l’éthique dans le roman est donc d’abord lié à un pessimisme fondamental, à l’impossibilité de donner sens à l’universelle agitation, de discerner un ordre dans le chaos de l’aventure humaine : car qu’est-ce qu’une éthique sinon un système de valeurs, c’est-à-dire un ordre supérieur ? D’où la conclusion définitive : « Comme on voit, je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression14 ». Et ce n’est que comme ultime argument qu’il ajoute : « D’ailleurs, si m’avait été révélée quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie. ». L’ordre des arguments est important : il n’y a pas de vérité transcendante, et même s’il y en avait une, le roman ne serait pas le lieu de la délivrer.

10Quelles sont les implications de ce constat pour l’écriture romanesque ? Elles sont plus complexes qu’on ne le pense habituellement, et ne se limitent en rien à une sorte de formalisme détaché de toute préoccupation humaine, à un « art pour l’art » retranché de l’Histoire. Car loin de tourner le dos au drame de la perte du sens, Claude Simon n’a cessé de l’incarner dans des situations romanesques, de le dire dans des formes narratives, et c’est bien ce qui a séduit les jurés du Nobel, qui ont voulu y lire, à juste titre même si la référence implicite à Malraux semble contredire le discours même de Claude Simon, « une description de la condition humaine ». Je distinguerai trois niveaux de ce que l’on pourrait appeler la contre-éthique simonienne : la critique des valeurs, le retour à l’élémentaire et le primat de la forme. 

Une critique des valeurs

11L’œuvre de Claude Simon est traversée par une critique des valeurs qui n’épargne ni les valeurs dominantes, qu’elles soient sociales ou religieuses, ni les valeurs progressistes ou révolutionnaires qui prétendent s’y substituer. De ce grand lessivage, rien ne sort indemne, et par là Claude Simon participe au mouvement intellectuel de son temps, qu’il s’agisse de la radiographie des valeurs opérée par la sémiologie structuraliste ou de la critique de gauche du stalinisme comme fossoyeur des utopies sociales. Je ne prendrai que quelques exemples, situés à différents moments-clés de l’expérience vécue par Claude Simon, en montrant selon quelles modalités narratives s’opère cette critique des valeurs.

Valeurs héritées

12Claude Simon a évoqué dans plusieurs romans les origines familiales si différentes de son père et de sa mère : le père issu de la paysannerie pauvre du Jura, la mère de la petite noblesse catalane tirant ses revenus de domaines viticoles. Dans L’Acacia, en particulier, il met systématiquement en parallèle les deux milieux pour en accuser les contrastes. Mais par là même il suggère une sorte d’équivalence des valeurs sur lesquelles ils se fondent, puisqu’elles participent d’un même déterminisme socio-historique.

  • 15  L’Acacia, Éditions de Minuit, 1989, p. 127.

13Ainsi, la mère est décrite, avant son mariage, comme « fidèle à cette rigidité des principes dans lesquels elle avait été élevée, ce hautain orgueil de classe ou plutôt de caste » qui fait d’elle « cette espèce de forteresse de préjugés, d’indolence, de futilité et d’insolence15 ». Mais si Claude Simon est nettement en rupture de caste – il a été jusqu’à adhérer brièvement au parti communiste à l’époque de la guerre d’Espagne, au grand dam de sa famille – ce n’est pas pour autant qu’il adhère aux valeurs de sa famille paternelle. Et si l’on devine une certaine sympathie pour ce côté, il est loin d’en partager les illusions :

  • 16  Ibid., p. 64-65.

C’était une famille élevée dans une tradition rigide et austère. Non seulement cette austérité naturelle à des paysans obligés de comptabiliser les dépenses avec une minutie de fourmis, […] mais encore accusée (l’austérité) ou plutôt fortifiée par cette orgueilleuse soif de justice, de décence et de dignité, cet esprit d’intraitable insoumission qui, dans cette région montagneuse proche de la Suisse, l’eût, quelques siècles plus tôt, poussée à suivre le sévère réformateur genevois et trouvait maintenant sa force sinon dans la pensée de théoriciens barbus et porteurs de lunettes cerclées de fer, aux têtes eux-mêmes de maîtres d’école ou d’ouvriers typographes (le père, du moins, eût été incapable de lire leurs écrits), en tout cas dans une confuse mais farouche adhésion aux idées qu’avait vu naître et se développer le siècle en train de s’achever16.

14Finalement, ces deux familles élèvent l’une face à l’autre une même rigidité (le terme est présent dans les deux extraits) et ce qui intéresse Claude Simon, c’est surtout l’exception sociale qu’a représenté le mariage de ses parents, considéré de part et d’autre comme une mésalliance, et le fait que l’intraitable puissance du désir, qui précisément échappe à toute éthique, ait surmonté de haute lutte l’obstacle que constituaient les valeurs des milieux familiaux respectifs. C’est pourquoi ces valeurs font l’objet d’une mise à distance ironique, dont les instruments privilégiés sont la métaphore (l’image de la citadelle) ou la caricature généralisante (les théoriciens du socialisme « aux têtes […] de maîtres d’école ou d’ouvriers typographes »).

Valeurs révolutionnaires

15Un autre moment-clé de mise en question de l’éthique est la guerre d’Espagne. On sait que Claude Simon s’est rendu à Barcelone en 1936, avec un sauf-conduit du parti communiste, qu’il a aussi aidé à faire passer une cargaison d’armes bloquée sur un cargo norvégien dans le port de Sète, à cause de l’embargo décrété par les démocraties européennes dans le cadre de leur politique de non-intervention. L’un des premiers romans de Claude Simon, Le Sacre du printemps, évoque cet épisode, avec une part de transposition romanesque. Il est attribué au beau-père du personnage principal, qui fait lui-même le récit de cette aventure de jeunesse. Or loin de mettre en avant les valeurs de liberté et de justice qui confèrent habituellement aux romans évoquant cette période une dimension héroïque (le modèle étant bien sûr L’Espoir de Malraux), l’épisode prend la forme d’un apprentissage de l’Histoire en tant que, au contraire, elle échappe à toute morale et n’est que déchaînement de violence, dans lequel prévaut la loi du plus fort.

  • 17  Le Sacre du Printemps, Calmann-Lévy (1954), 1985, p. 173.

16Le personnage qui initie le narrateur à cette terrible vérité est un Italien nommé Ceccaldi, et surnommé « le Commandante ». Il travaille pour les Républicains mais va s’opposer violemment au représentant du parti communiste espagnol, Suñer, chargé de le surveiller, et qui voit en lui non un militant ou un combattant, mais un « condottiere » : « Un de ces types prêts à se vendre à n’importe qui pourvu qu’on le paye suffisamment17 ». Or ce personnage amoral, homme d’action d’une redoutable efficacité, mais qui a manifestement perdu depuis longtemps toute illusion, exerce sur le jeune homme une véritable fascination, d’autant que son cynisme semble avoir pour toile de fond un désespoir qui fait de lui une figure tragique. À son contact, le narrateur va très vite douter, tout en continuant à agir, du sens même de son action :

  • 18 Ibid., p. 161-162.

Parce que là-dessus je n’étais pas bien loin de penser de la même façon que Ceccaldi. Si quelques mois plus tôt seulement j’avais entendu quelqu’un parler et raisonner comme ça, j’aurais sauté en l’air, mais maintenant je commençais à n’être plus si sûr d’un tas de choses dont j’avais été tellement certain. À me regarder alors en face de n’importe quel d’entre eux, en face de Ceccaldi, du Norvégien, ou même de Suñer, ou même des dockers, ou même de cet animal de fonctionnaire du port, je me faisais un drôle ou plutôt un sale effet. L’effet d’un type qui aurait appris le ski, ou la natation dans une de ces brochures spécialisées et qui se trouverait tout à coup, avec ses connaissances théoriques et livresques, tout meurtri sur le neige, suffocant dans l’eau, à côté de bonshommes qui seraient seulement incapables d’expliquer le plus simple de leurs gestes, n’auraient jamais appris à lire, ne se souviendraient même pas d’avoir jamais appris à skier, à nager, accomplissant tout cela pour ainsi dire d’instinct, par un naturel jeu de réflexes, et non seulement aussi bien que de la façon décrite dans les livres, mais encore beaucoup mieux, même si c’était exactement au contraire, et donnant tort aux livres, et à ceux qui les avaient écrits, et à ceux qui avaient lu dedans, parce qu’en eux était le bouillonnement et la vie, et par-delà le bien et le mal, par-delà toute idée, toute notion de bien et de mal, la montée spontanée de la sève, les enfantements terribles, superbes, tumultueux, de ce qui n’est ni esprit ni matière, ou, si l’on préfère, les deux à la fois18.

  • 19 Ibid., p. 264.
  • 20 Ibid., p. 265.

17Les dernières lignes font presque explicitement référence à la pensée nietzschéenne. Ce que le Commandante a dévoilé à son jeune camarade, ce n’est pas seulement une opposition entre la théorie et la pratique, mais bien entre la morale et la vie, celle-ci se définissant hors de tout cadre éthique, comme puissance vitale pure, et c’est cela, le « sacre du printemps ». Le jeune homme découvre qu’il n’a été jusqu’alors qu’un « sacré boy-scout […] en quête de la bonne action19 », et que « l’explication du boy-scout c’est qu’il n’est en réalité ni altruiste, ni bon, ni généreux, mais hypocritement, démesurément ambitieux ». Il comprend qu’il n’est qu’un « révolutionnaire de luxe20 », qu’il est hors de l’Histoire, dans le ciel des idéaux, alors que « les grandes choses, les grands bouleversements, se font non avec les idées, les théories, les mots, mais avec les sentiments, les passions élémentaires, simples, toujours et partout les mêmes : l’espoir, la haine, l’amour ».

  • 21  Ibid., p. 186.

18On ne peut concevoir plus radical balayage du champ entier de l’éthique : « Tout me semblait simple, ou plutôt pire que simple, comme dénudé, dépouillé. Simple et nu.21 ». Cependant, la critique des valeurs dans le roman passe encore ici, de manière traditionnelle, par une méditation du personnage accompagnant la narration d’une intrigue. Lorsque Claude Simon reviendra sur son expérience espagnole dans Le Palace, Histoire ou Les Géorgiques, le même pessimisme s’exprimera dans une forme nouvelle.

19Dans Le Palace, la remémoration des journées de 1936 par le narrateur revenu à Barcelone quinze ans plus tard ne prend plus la forme d’un récit linéaire et organisé, comme c’était encore le cas dans Le Sacre du printemps, mais d’un flux de mémoire charriant pêle-mêle événements fragmentaires, sensations, réflexions. L’expérience vécue est privée de tout cadre interprétatif susceptible de la relier à une histoire générale de la guerre civile et donc de justifier les événements dont le narrateur a été le témoin. Cependant, comme dans Le Sacre du printemps, quoique de manière moins didactique, la démystification de la révolution est prise en charge par un personnage affranchi de toute illusion, un membre des brigades internationales surnommé « l’Américain », dont l’ironie sarcastique exaspère les miliciens communistes espagnols au point que le roman se termine sur sa probable élimination. Et cette démystification passe par des métaphores filées d’une extrême violence, comme lorsqu’il compare la révolution à

  • 22  Le Palace, Éditions de Minuit, 1962, p. 16-17.

[…] rien qu’une charogne, un fœtus à trop grosse tête langé dans du papier imprimé, rien qu’un petit macrocéphale décédé avant terme parce que les docteurs n’étaient pas du même avis et jeté aux égouts dans un linceul de mots, […] une puante momie enveloppée et étranglée par le cordon ombilical de kilomètres de phrases enthousiastes tapées sur ruban à machine par l’enthousiaste armée des correspondants étrangers de la presse libérale22

20Les valeurs révolutionnaires deviennent, à l’épreuve de l’action, une pure emphase verbale qui ne parvient plus à couvrir l’odeur de mort engendrée par toute convulsion historique.

  • 23  Histoire, Éditions de Minuit, 1967, p. 174.

21Dans Histoire, l’éclatement narratif est encore aggravé par un dispositif de double emboîtement. Le narrateur se souvient, par bribes dispersées au long de la journée-cadre, du récit qu’il a tenté de faire autrefois, après son retour de Barcelone, à son oncle Charles, personnage ironique et désabusé qui lui renvoie une image dérisoire de ce qu’il a vécu. Il essaie malgré tout de répondre à la question lancinante : « Comment était-ce ?23 ». Mais toute référence aux valeurs a disparu, et ne subsistent dans la mémoire que des fragments de combats de rue, soumis au chaos perceptif et mémoriel, à partir desquels il ne parvient pas à construire un récit signifiant :

[…] tout en même temps recommençons premièrement deuxièmement troisièmement impossible :

  • 24  Ibid., p. 175.

type galopant pas complètement courbé en deux comme il le disait mais légèrement penché en avant la tête rentrée dans les épaules de sorte que de là où j’étais le voyant de dos on n’apercevait rien au-dessus du col : homme sans tête. Tache blanche éblouissante de sa chemise traversant l’espace découvert puis il atteignit l’ombre des arbres une ou deux secondes les confettis de lumière brouillée filant rapidement sur lui puis je ne le vis plus accroupi sans doute derrière un tronc, effacé24

  • 25  Les Géorgiques, Éditions de Minuit, p. 310.

22Dans Les Géorgiques, enfin, c’est par un autre biais que Claude Simon poursuit sa critique des valeurs révolutionnaires : celui de l’intertextualité. La guerre d’Espagne est appréhendée par la médiation de Hommage à la Catalogne de Georges Orwell, l’écrivain anglais devenant même un personnage du roman, sous l’initiale transparente O. Venu en Espagne comme journaliste, il s’est engagé par idéal aux côtés des Républicains. Mais il se retrouve absurdement traqué par les communistes qui ont pris le pouvoir à Barcelone, à cause de ses sympathies anarchistes. Du coup, son récit de la guerre d’Espagne est présenté par Simon comme une tentative désespérée pour donner « un sens cohérent25 » à son aventure, alors qu’ici encore c’est la ruine de toute logique et de toute valeur qui prévaut :

  • 26 Ibid., p. 311-312.

En fait, au fur et à mesure qu’il écrit son désarroi ne cessera de croître. A la fin il fait penser à quelqu’un qui s’obstinerait avec une indécourageable et morne persévérance à relire le mode d’emploi et de montage d’une mécanique perfectionnée sans pouvoir se résigner à admettre que les pièces détachées qu’on lui a vendues et qu’il essaie d’assembler, rejette et reprend tour à tour, ne peuvent s’adapter entre elles ni pour former la machine décrite par la notice du catalogue, ni selon toute apparence aucune autre machine, sauf un ensemble grinçant d’engrenages ne servant à rien, sinon à détruire et tuer, avant de se démantibuler et de se détruire lui-même26.

23De ce fait, le récit simonien des événements apparaît plus véridique que celui d’Orwell, dans la mesure où il a fait son deuil d’une cohérence introuvable.

Valeurs humanistes

  • 27 L’Acacia, p. 91.
  • 28 Ibid., p. 231-232.

24Le troisième grand moment critique est celui de 1940. Il se s’agit pas ici d’une désillusion, puisque les soldats français parmi lesquels se trouve Claude Simon sont mobilisés par obligation et non engagés par conviction. Mais les épreuves subies pendant l’attaque allemande, puis comme prisonnier de guerre, conduisent le narrateur à une complète réévaluation de sa condition d’homme, ou plus précisément à une complète dévaluation. Sans entrer dans le détail de ces épisodes sur lesquels Claude Simon est revenu à de multiples reprises, de La Route des Flandres au Jardin des Plantes, il en ressort le constat que les épreuves de la fatigue, de la faim, de la soif, de la peur, de la promiscuité, le spectacle constant de la mort et de la destruction, racontés selon des modalités narratives de plus en plus subjectives et déstructurées, conduisent à une formidable régression de l’homme civilisé ou se croyant tel, de sorte qu’il se rapproche de cette animalité dont il croyait orgueilleusement s’être émancipé. C’est bien ainsi qu’est décrit dans L’Acacia le brigadier cherchant à sauver sa vie pendant l’embuscade : « […] son corps de nouveau courbé en deux, comme un singe les mains rasant le sol, l’une d’elles y prenant au besoin appui s’il trébuche, il se déplace déjà avec rapidité (à la façon de ces rats filant au pied d’un mur) le long de la haie […]27 ». Et quelques jours plus tard, le même, fait prisonnier par les Allemands, se retrouvera enfermé dans un « wagon obscur, étouffant, pour chevaux huit et hommes quarante […] avec soixante-quinze autres comme lui […] et à peu près dans l’impossibilité de remuer un membre sans que dix ou douze autres membres enchevêtrés appartenant à d’autres corps soient obligés de bouger en chaîne dans un concert de jurons, d’obscénités et de malédictions28 ».

25Cette expérience de l’abjection infligée par des hommes à d’autres hommes ne peut que frapper de nullité toute prétention humaniste. Claude Simon l’exprime clairement dans une scène de La Route des Flandres située dans le camp de prisonniers. Georges reçoit une lettre de son père, qui est universitaire, dans laquelle celui-ci déplore le bombardement de la prestigieuse bibliothèque de Leipzig :

  • 29  La Route des Flandres, Éditions de Minuit (1960), coll. Double, 1986, p. 210.

[…] pensant sans cesse à toi là-bas et à ce monde où l’homme s’acharne à se détruire lui-même non seulement dans la chair de ses enfants mais encore dans ce qu’il a pu faire, laisser, léguer de meilleur : l’Histoire dira plus tard ce que l’humanité a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’héritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui était la plus précieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse […]29.

26 À cette tristesse du vieil humaniste désolé, dont Simon fait symboliquement un personnage obèse, donc condamné à la quasi immobilité et à l’impuissance, son fils oppose l’humour féroce et désespéré de celui qui n’a plus d’autre objectif que sa survie matérielle :

  • 30  Ibid., p. 211.

« … à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserve, gal… »30

27Par ce dialogue épistolaire, Simon incarne donc dans une situation romanesque (qui n’est que partiellement autobiographique puisque son père était officier et avait été tué en 1914) une mise en cause radicale de l’humanisme à la fois comme conception de l’homme, comme culture, mais aussi comme éthique : on a remarqué l’usage ironique qui est fait du mot « valeur », lorsque les seules « valeurs sûres » sont des « objets de première nécessité ». Voilà l’homme précipité brutalement des hauteurs intellectuelles et morales au plus concret de ses besoins physiques.

28On comprend dès lors que Claude Simon ne souhaite pas ajouter à cette bibliothèque inutile des ouvrages qui prétendraient délivrer à l’humanité un message quelconque, au nom de ces valeurs supérieures dont il a éprouvé dans sa chair la vanité. C’est pourquoi il va privilégier, dans sa pratique d’écrivain comme dans son discours sur le roman, ce qui est susceptible de marquer le plus nettement sa distance à l’égard de toute référence humaniste.

Retour à l’élémentaire et primat de la forme

29Claude Simon interprète comme conséquence directe de la crise de civilisation provoquée par la Seconde Guerre mondiale le parti pris de nombreux artistes de revenir à un en deçà de l’éthique, d’en appeler aux choses mêmes, à la matière brute, qui seraient en quelque sorte innocentes de l’horreur totalitaire comme de l’illusion humaniste. Il le dit très clairement dans un entretien après la publication de L’Acacia, glosant en fait sur quelques lignes de la fin du roman que je vais d’abord citer. On y voit le personnage, qui s’est évadé d’Allemagne et est rentré chez lui, se réadapter progressivement à la vie ordinaire :

  • 31  L’Acacia, p. 376.

Un jour il acheta […] un carton à dessin, du papier, deux pinces et, au cours de ses promenades, il s’asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure31.

30Le texte romanesque n’en dit pas davantage, se contentant de relier cette copie scrupuleuse des choses à l’indifférence du personnage à l’égard de la guerre qui continue ailleurs et dont il refuse de lire les nouvelles dans les journaux. Mais voici le propos de Claude Simon dans l’entretien :

  • 32  Claude Simon/Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », Libération, 31 août 1989.

A mon retour, après m’être évadé, j’ai repris la peinture mais surtout, je me suis mis au dessin. Je copiais des feuilles, une touffe d’herbe, un caillou, le plus exactement possible. Un peu dans l’esprit des dessins de Dürer que j’ai découverts plus tard. J’avais banni de moi toute idée d’art. Plus de cubisme, plus de fantaisie, rien. Les choses. Si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé après la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie souvent quand on parle du « nouveau roman ». Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon, Barthes Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes comme Tapies ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir des décombres. Toutes les idéologies s’étaient disqualifiées. L’humanisme, c’était fini. Sans doute était-ce ce que je ressentais confusément quand je faisais ces dessins très exacts : il n’y a plus de recours, essayons de revenir au primordial, à l’élémentaire, à la matière, aux choses. Exemple : Ponge32.

31On voit de quelle densité de sens est chargée pour Claude Simon sa modeste activité de copiste de la nature : il ne s’agit de rien moins que d’opposer à la démesure criminelle des camps, dont les nazis ne sont pas seuls coupables, mais qui engage l’humanité entière, une humble attention à la nature dans ce qu’elle a de plus élémentaire, de prendre le parti des choses contre celui des hommes. Le dessin sur le motif comme réponse à la folie et à la cruauté humaines : cela ne confère-t-il pas une tout autre dimension à ce trait caractéristique de la poétique simonienne, la passion de décrire ?

  • 33 Discours de Stockholm, p. 20.

32On peut en effet considérer que l’expansion bien connue du descriptif dans le roman simonien fonctionne comme une machine de guerre contre la narration en tant qu’elle prétend proposer des modèles de comportements, des actions exemplaires en bien ou en mal, en tant qu’elle est en définitive l’instrument privilégié d’une morale qui a tragiquement failli. La description, au contraire, ce « cheval de Troie » du roman selon la formule de Ricardou reprise par Simon33, serait le moyen le plus sûr d’évacuer les valeurs, du moment qu’elle se libère du modèle balzacien qui la mettait au service d’une représentation psychologique et sociale, lui assignant pour seule fonction de « donner corps » à la « fable ». Et de manière significative, c’est vers la peinture que se tourne Claude Simon pour montrer comment la représentation de la nature et des objets matériels, en s’émancipant du « sujet » auquel elle a été longtemps soumise, finit par valoir pour elle-même. Et il cite à l’appui une phrase de Gombrich :

  • 34 Ibid., p. 21.

[…] « le paysage naturaliste des arrière-plans, conçu jusque-là selon les conceptions de l’art médiéval illustrant des proverbes et inculquant des leçons morales, ce paysage qui remplissait les endroits dépourvus de personnages et d’actions […], dévore pour ainsi dire au XVIe siècle les premiers plans, jusqu’à ce que le but soit atteint avec des spécialistes comme Joachim Patinier, si bien que ce que le peintre crée tire sa pertinence, non plus de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il reflète, comme la musique, l’harmonie même de l’univers. »34

  • 35 Ibid., p. 30.
  • 36 Ibid., p. 28.
  • 37  Ibid., p. 30.

33Or ce qui est vrai de la peinture ou de la musique l’est aussi de la littérature, et Claude Simon cite à l’appui une phrase de Novalis comparant le langage aux formules mathématiques. À la fois, dit-il, « elles constituent un monde en soi, pour elles seules » et « en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses35 ». Pour Claude Simon, donc, la description, si elle ne prétend pas dire au lecteur comment il doit se comporter, n’est pas pour autant désengagée du monde, lui en révélant au contraire ce que Chlovski appelle « une nouvelle perception36 ». Et il va même jusqu’à voir dans ce jeu une forme d’« engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci37 ».

34Reste que rien ne peut advenir hors du langage, et Claude Simon passe logiquement du parti pris des choses à celui de la forme elle-même :

  • 38  Ibid., p. 21-22.

Et de même en a-t-il été de la littérature, de sorte qu’il semble aujourd’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psycho-social qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres38.

  • 39  Cf. par exemple l’entretien avec Marianne Alphant cité plus haut.

35On reconnaît la formulation d’une conception du roman à laquelle Claude Simon est toujours resté fidèle, et qu’il définit volontiers par l’intitulé d’un chapitre de son cours de mathématiques supérieures : « Arrangements, permutations, combinaisons »39. Qu’il s’agisse de musique ou de mathématiques, l’éthique semble bien exclue de cette combinatoire généralisée, et tel serait l’aboutissement de la poétique simonienne : un objet textuel organisé selon un pur jeu d’assonances et de dissonances entre des éléments tirés du « vécu ».

36Il serait possible de s’arrêter à ce point où semble définitivement évacuée du récit toute dimension éthique. C’est ce que la critique littéraire a longtemps fait, enfermant l’œuvre de Claude Simon dans une clôture formelle, voire formaliste, que le romancier lui-même avait contribué à ériger, le discours d’accompagnement masquant trop souvent la réalité plus complexe de la création romanesque. Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas dans cette réduction du roman simonien : car si sa portée critique est difficilement contestable, comment la concilier avec ce « je n’ai rien à dire » si souvent réaffirmé ?

Quelque chose à dire

37Si Claude Simon n’a « rien à dire », c’est « au sens sartrien de cette expression », au sens où il s’agirait de communiquer quelque message positif, un enseignement, une morale. Mais n’a-t-il pas au contraire beaucoup à dire sur les discours convenus, les images révérées sur lesquels se fondent les groupes humains ? Or ne s’agit-il pas là d’une forme, sinon d’engagement, du moins d’implication personnelle dans le champ des valeurs ?

38Tout lecteur de Claude Simon est frappé par la densité subjective de son style, excepté dans les romans plus textuels des années 70, Triptyque ou Leçon de choses, qui neutralisent le plus possible la dimension du sujet par un style objectif, conférant au texte une certaine froideur. Mais dès lors que le vécu devient le matériau de base de l’écriture, il entraîne avec lui toutes sortes de jugements de valeur à travers lesquels l’écrivain livre sa vision du monde. De la dérision à la dénonciation, toutes les nuances de la prise de position se rencontrent, comme on l’a vu à propos de la critique des valeurs. Il est vrai que cette prise de position est le plus souvent négative, qu’elle vise à démasquer les apparences, les illusions, les mensonges, non à promouvoir une éthique de substitution. Mais elle n’est pas pour autant nihiliste : tout ne se vaut pas dans l’univers de Claude Simon.

39Car toute critique des valeurs est sous-tendue par d’autres valeurs, même non formulées, même non organisées en systèmes, mêmes minimales. Elles affleurent dans le texte simonien et la première d’entre elles est la valeur de vérité. L’entreprise démystifiante en quoi consiste bien souvent la lecture que donne Claude Simon de l’Histoire et de la société ne peut se comprendre en effet que par un irrépressible besoin de lever les masques sous lesquels se cache le vrai visage des événements et des groupes humains.

40Mais d’autres positions éthiques apparaissent lorsque la représentation se fait dénonciation. Par exemple, le pouvoir de l’argent est clairement visé dans Histoire lorsque le narrateur se rend à la banque, et ce sont les ressources de la mythologie (le Minotaure) qui permettent à l’écriture métaphorique d’exprimer la monstruosité abstraite du capitalisme :

  • 40  Histoire, p. 71. Cette représentation métaphorique du capitalisme en monstre n’est pas sans faire (...)

pensant à quelque monstre qui serait tapi dans un coin caché au fond des couloirs de marbre (peut-être dans les sous-sols, comme la chaudière du calorifère) : une sorte de ruminant impotent et obèse (mais pas les cornes, le front bouclé, les bras d’égorgeur : plutôt, comme le calorifère, des tubulures, des assises de fonte, des manomètres […]), obèse, donc, vorace et végétarien, et qu’il faudrait nourrir sans arrêt de pâte à papier, de chèques et de bordereaux comme d’autres de feuilles de salade ou d’épluchures de légumes40

41Dans Histoire, mais aussi dans L’Acacia, la description des cartes postales envoyées par le père depuis les colonies et pieusement conservées par la mère ne peut être lue que comme une vigoureuse dénonciation de l’injustice brutale du système colonial :

  • 41  L’Acacia, p. 129.

[…] ces cartes postales qui faisaient se succéder (alterner, se mélanger, comme les témoignages d’une monde de violence, de respectabilité et de rapacité) les images d’églises presbytériennes, de verdoyantes pelouses, de banques transportées telles quelles de leur pays de pluies et de brouillards, reconstruites (replantées) pierre à pierre (brin d’herbe par brin d’herbe) au milieu de déserts ou de jungles, et celles de groupes hirsutes, farouches, demi-nus, vêtus de loques et outragés, sortis tout droit de la préhistoire, avec leurs peaux brûlées, leurs flèches, leurs arcs dérisoires […]41

42Par-delà les mots abstraits qui orientent la lecture (« violence », « respectabilité », « rapacité »), c’est la confrontation même des cartes postales qui fait sens et porte jugement, ce qui montre bien qu’elle n’est pas une simple « combinaison » formelle.

43Certains personnages réels évoqués par Claude Simon peuvent aussi prendre la dimension de grandes figures éthiques. Ainsi le peintre italien Gastone Novelli, longuement évoqué dans Le Jardin des Plantes, et pour lequel l’écrivain semble éprouver une sorte de fraternelle admiration. Il résume d’abord en quelques lignes son parcours :

  • 42  Le Jardin des Plantes, Éditions de Minuit, 1997, p. 19-20.

Arrêté par les Allemands, Gastone N… fut envoyé au camp d’extermination de Dachau et torturé Il dit qu’après non seulement il ne pouvait plus supporter la vue d’un Allemand ou d’un uniforme mais même celle d’un être dit civilisé Il partit donc pour le Brésil où dans le bassin de l’Amazone il entreprit la recherche de diamants (ou d’or ?) Abandonné en pleine forêt vierge par son guide indien il réussit à se concilier une tribu primitive dont il étudia la langue Revenu plus tard en Europe il se remit à peindre42

  • 43 Ibid., p. 239.

44Novelli devient la figure exemplaire de l’Européen d’après le désastre, d’après le naufrage de l’humanisme, qui non seulement a souffert – bien plus encore que Claude Simon lui-même – de la guerre et du totalitarisme, mais qui a tiré toutes les conséquences de la faillite de l’Occident en vivant concrètement, auprès des Indiens d’Amazonie, le retour à l’élémentaire conçu comme seule issue possible. Après quoi il a pu renouer avec l’art, mais sur des bases nouvelles, intégrant par exemple à ses tableaux des alignements de la voyelle A, qui est tout à la fois un râle de douleur ou de jouissance et le son fondamental, modulé de différentes manières, de la langue indienne qu’il a étudiée. Avec « son beau visage, un peu carré, solide, de condottiere lombard43 », Novelli est bien le contraire du Commandante du Sacre du printemps (que Claude Simon fait ressurgir dans Le Jardin des Plantes, mais pour en accentuer le caractère trouble), ce vrai « condottiere » qui était, lui, du côté de la violence pure et non de l’art. L’art serait-il donc la valeur refuge de ceux qui ont vu s’écrouler les illusions humanistes ? C’est bien en effet ce que suggère le personnage de Novelli.

Une éthique de la poétique

45C’est au Discours de Stockholm que je reviendrai une dernière fois. S’interrogeant sur les raisons de la « satisfaction » que son prix Nobel lui apporte, Claude Simon évoque

  • 44 Discours de Stockholm, p. 8.

[…] une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et pour le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, malgré ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l’esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d’être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l’inertie ou parfois à l’hostilité des divers pouvoirs, quelques unes des valeurs les plus menacées d’aujourd’hui44.

46Cette citation suffirait à démontrer qu’il existe une dimension éthique du roman pour Claude Simon, celle qui fait du roman lui-même une valeur. Dans un monde où les valeurs de l’esprit sont menacées, toute œuvre exigeante est une affirmation de liberté contre des pouvoirs dont on devine qu’ils sont en particulier ceux de l’argent et de ses relais médiatiques. C’est faire preuve à la fois d’un évident relativisme (« sans autre but ni raison que d’être ») et d’une belle volonté de « protestation » : n’est-ce pas la seule éthique permise à ceux dont les yeux ont été trop ouverts ?

  • 45 Ibid., p. 13.
  • 46  Ibid., p. 14.
  • 47  Ibid., p. 23.
  • 48  Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard (1948), coll. Idées, 1978, p. 17-18. (...)

47C’est à la lumière de cette exigence qu’il faut interpréter le primat de la forme dont il a été question. Que toute œuvre d’art soit d’abord le produit d’un travail lui confère une valeur éthique, et ce d’autant plus qu’elle ne suit pas les chemins trop bien tracés de la tradition, ce qui redouble la difficulté de la tâche. Dans le même texte, Claude Simon, dénonçant le discrédit du travail dans le domaine artistique et rappelant qu’il était ignoré avant le Romantisme, associe explicitement travail et valeur, allant jusqu’à citer Marx : « “Une valeur ou un article quelconque, écrit Marx dans le premier chapitre du Capital, n’a une valeur quelconque qu’autant que le travail humain est matérialisé en lui”. Tel est en effet le départ laborieux de toute valeur.45 ». Et Simon de réfuter les notions d’ « inspiration » ou de « grâce46 », en tant qu’à la fois elles privent l’écrivain du mérite de son travail et le font entrer dans « une caste d’élus » inaccessible au commun des mortels. Cette conception est bien sûr étroitement liée au « je n’ai rien à dire », puisque c’est du travail même de l’écriture que naît le sens, ou plutôt que naissent les sens possibles du texte, et non d’une vérité antérieure au texte qu’il s’agirait seulement de mettre en partition sous forme de personnages et d’intrigues. D’où la phrase de Valéry si souvent citée par Simon : « Si […] l’on m’interroge, si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire […], je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit.47 ». Et Simon de rappeler l’étymologie du mot poème : poien, faire. Alors que Sartre ne reconnaissait qu’aux poètes le droit de ne pas « utiliser » le langage comme un « instrument », mais de « consid[érer] les mots comme des choses »48, et que Valéry lui-même niait que les romanciers puissent atteindre à l’art, Simon revendique le droit du roman à la poétique : 

  • 49  Discours de Stockholm, p. 23.

[…] car, si l’on s’accorde à concéder quelque liberté à ce qu’il est convenu d’appeler en langage populaire le poète, au nom de quoi le prosateur se la verrait-il refuser, et assigner au contraire la seule mission de conteur d’apologues, au mépris de toute autre considération sur la nature du langage dont il est censé se servir comme d’un simple véhicule ?49 

48Telle est l’éthique de la poétique, la seule, au bout du compte, à laquelle Claude Simon accepte de soumettre le roman.

49Reste une contradiction qui n’est pas totalement levée, entre le primat du faire sur le dire, le refus de toute intention morale, et tout ce que Claude Simon, nous l’avons vu, a aussi à dire sur l’Histoire, les valeurs ou encore, pour reprendre l’expression des jurés du Nobel, « la condition humaine ». Faut-il y voir seulement une dichotomie entre l’œuvre et le métadiscours ? Il est vrai que celui-ci a tendance à radicaliser et à figer des positions théoriques que la pratique de l’écriture n’est pas tenue de respecter. Mais il paraît plus intéressant de chercher comment se résout une contradiction qui ne serait qu’apparente.

50Car Claude Simon est sans aucun doute sincère lorsqu’il affirme n’avoir « rien à dire ». Mais pour en convaincre le lecteur, il doit faire entrer dans l’œuvre le dire de ce rien, il doit opérer sous nos yeux cette table rase des valeurs révérées sur laquelle tout est à reconstruire, le tout de l’œuvre. En somme : je n’ai rien à dire et tout à écrire, à commencer par ce rien qui fonde l’écriture. Il y aurait donc chez Claude Simon à la fois une poétique de l’éthique et une éthique de la poétique : poétique de l’éthique lorsqu’il invente des formes narratives de critique des valeurs, mais aussi éthique de la poétique lorsqu’il fait émerger du champ de ruines cette valeur éminente qu’est pour lui une littérature libre de jouer avec l’infini de ses formes possibles.

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Notes

1  Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit (1961), 1996, p. 26.

2 Ibid., p. 28.

3 Ibid., p. 30.

4 Ibid., p. 35.

5 Ibid., p. 38.

6 Ibid., p. 39.

7 Ibid., p.34.

8  « On connaît le dessin satirique russe ou un hippopotame, dans la brousse, montre un zèbre à un autre hippopotame : “Tu vois, dit-il, ça, c’est du formalisme.” » (ibid., p. 41).

9  Ibid., p. 42.

10  Discours de Stockholm, Éditions de Minuit, 1986, p. 14.

11  Ibid., p. 15.

12  Ibid., p. 24.

13  « [La vie] est un récit / Conté par un idiot, plein de son et furie, / Ne signifiant rien » (Macbeth, Acte V, scène 5, traduction de Pierre Jean Jouve, GF-Flammarion, 1993, p. 271).

14  Discours de Stockholm, op. cit., p. 24.

15  L’Acacia, Éditions de Minuit, 1989, p. 127.

16  Ibid., p. 64-65.

17  Le Sacre du Printemps, Calmann-Lévy (1954), 1985, p. 173.

18 Ibid., p. 161-162.

19 Ibid., p. 264.

20 Ibid., p. 265.

21  Ibid., p. 186.

22  Le Palace, Éditions de Minuit, 1962, p. 16-17.

23  Histoire, Éditions de Minuit, 1967, p. 174.

24  Ibid., p. 175.

25  Les Géorgiques, Éditions de Minuit, p. 310.

26 Ibid., p. 311-312.

27 L’Acacia, p. 91.

28 Ibid., p. 231-232.

29  La Route des Flandres, Éditions de Minuit (1960), coll. Double, 1986, p. 210.

30  Ibid., p. 211.

31  L’Acacia, p. 376.

32  Claude Simon/Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », Libération, 31 août 1989.

33 Discours de Stockholm, p. 20.

34 Ibid., p. 21.

35 Ibid., p. 30.

36 Ibid., p. 28.

37  Ibid., p. 30.

38  Ibid., p. 21-22.

39  Cf. par exemple l’entretien avec Marianne Alphant cité plus haut.

40  Histoire, p. 71. Cette représentation métaphorique du capitalisme en monstre n’est pas sans faire écho à certains procédés zoliens…

41  L’Acacia, p. 129.

42  Le Jardin des Plantes, Éditions de Minuit, 1997, p. 19-20.

43 Ibid., p. 239.

44 Discours de Stockholm, p. 8.

45 Ibid., p. 13.

46  Ibid., p. 14.

47  Ibid., p. 23.

48  Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard (1948), coll. Idées, 1978, p. 17-18.

49  Discours de Stockholm, p. 23.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Laurichesse, « « Quelque chose à dire » », Cahiers de Narratologie [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 05 janvier 2011, consulté le 27 février 2014. URL : http://narratologie.revues.org/25

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Auteur

Jean-Yves Laurichesse

Professeur de Littérature française à l’Université de Perpignan. Directeur-adjoint de l’équipe de recherche VECT (Voyages, Échanges, Confrontations, Transformations – EA 2963). Ses champs de recherche sont le roman contemporain (particulièrement les œuvres de Jean Giono, de Claude Simon, de Richard Millet), l’intertextualité, l’imaginaire méditerranéen.
Université de Perpignan, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan Cedex
laurichesse@univ-perp.fr

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