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Shawarmas contre McDo.
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Shawarmas contre McDo.

Mondialisation et standardisation alimentaire à l’épreuve des contestations identitaires (Bolivie)
Charles-Édouard de Suremain

Abstracts

Shawarmas versus Macdonald’s. Identities contesting food globalization and standardization (Bolivia)
Local identities and their tendency toward globalization and standardization is analyzed here with food as an example. After briefly reviewing the different places where one can eat out in La Paz, the particularities of the Bolivian McDonald’s are outlined. These data allow us to witness the birth of a food anti-model, the shawarma, which reached its pinnacle during the so-called ‘Third World War’, the period following September 11, 2001. The hypothesis is that identity contestations in the food sphere can be based on the logic of food globalization -and at the same time be constructed against them- avoiding food standardization pitfalls.

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Full text

  • 1  Dans le cadre d’un projet INCO-DC ([n° IC18-CT97-0249(DG12-WRCA)]) financé par l’Union Européenne, (...)

1Nous sommes le 6 août 1998. C’est la fête de l’Indépendance en Bolivie et aussi le jour de mon arrivée dans ce pays où je viens travailler sur les représentations, les discours et les pratiques associés aux soins et au développement de l’enfant1. Comme il fallait s’y attendre, la plupart des rues de La Paz sont fermées à la circulation et entièrement investies par les groupes de danse locaux. Dans l’impossibilité de continuer sa route, le taxi me libère au début de l’avenue 6 de Agosto, appelée « le Prado », l’axe central de la ville.

2Me frayant un passage parmi badauds et touristes, je suis émerveillé par la vigueur des danseuses et des danseurs, parfois lourdement costumés, que ni le soleil brûlant ni l’altitude ne semblent affecter. Les groupes défilent et se succèdent, passant sous de larges banderoles de couleurs vives auxquelles je ne prête pas encore attention. Vers le milieu de l’avenue, sur le trottoir de gauche en descendant, des centaines de ballons de couleur orange, rouge et jaune s’envolent dans le ciel. En même temps, de gigantesques enceintes perchées sur des échafaudages bancals crachent une musique enregistrée que l’on entendrait plutôt dans un parc de loisir situé du côté d’Orlando. Son rythme stéréotypé tranche avec les tonalités variées des cuivres, des flûtes et des tambours qui accompagnent la parade. En quelques secondes, l’attention de la foule se porte vers un personnage singulier : il s’agit d’un gigantesque mannequin gonflable qui s’érige brusquement à la verticale. Placé en position dominante par rapport aux passants, on ne peut manquer de retenir la marque universellement connue de la chaîne qu’il représente. Je me rends compte à cet instant que c’est cette même marque qui apparaît sur l’ensemble des banderoles qui traversent les rues, ainsi que sur les affiches et les tracts distribués un peu partout. En lisant les supports publicitaires, j’apprends que la chaîne subventionne en partie l’organisation de la fête nationale et qu’elle s’implante à cette occasion en Bolivie.

3S’en suit alors une distribution gratuite de portions alimentaires qui fondent la réputation de ladite marque. À grand renfort de haut-parleur, la foule est invitée à profiter du banquet gratuit. Débordé, le service d’ordre abdique devant l’engouement provoqué par l’annonce. L’édifice colonial où siège le restaurant (repeint en orange et blanc pour l’occasion) est pris d’assaut. Dans un élan de lyrisme probablement dû à la fatigue du voyage et à la marche forcée, je me prête à penser qu’il s’agit d’un mouvement social inverse à celui qui, en 1825 (lors de l’indépendance), poussait les affamés à déloger les élites étrangères des lieux symboliques du pouvoir.

4Nous sommes le 31 juillet 2003. C’est le jour de clôture de tous les restaurants de la chaîne en Bolivie et aussi le jour de mon départ du pays. Mais il n’y a pas de fête cette fois-ci. Sur le restaurant du Prado, une affiche à moitié déchirée indique que le local est « à louer », sans plus d’informations. Que s’est-il passé pour que l’entreprise de restauration rapide la plus puissante du monde en vienne à quitter le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud dans lequel elle s’était récemment installée ?

5La question des identités locales et de leur articulation à la mondialisation et à la standardisation sera abordée dans ce texte à partir d’un angle particulier, celui de l’alimentation. De façon opératoire, je définis ici la mondialisation comme l’internationalisation et la circulation de biens matériels, financiers ou culturels, d’idées, de règles ou d’aliments, d’où l’expression de « mondialisation alimentaire ». La standardisation est de son côté entendue comme un processus d’expansion de valeurs, de normes et d’usages de nature politique, économique, culturelle ou alimentaire à prétention « universalisante », d’où l’expression de « standardisation alimentaire ». Pour leur part, les « contestations identitaires » dans le domaine alimentaire désignent l’ensemble des réactions communautaristes idéelles ou réelles, plus ou moins explicites et spectaculaires, face à l’un et/ou l’autre de ces processus.

  • 2  L’enquête a été réalisée sur la base d’observations, rendues possibles par mon séjour de cinq année (...)

6Il convient avant tout de présenter, même brièvement, les lieux où il est possible de manger hors de chez soi à La Paz. Je laisserai de côté les restaurants « classiques » d’inspiration européenne et les petits restaurants (cantinas) pour me concentrer sur les petits kiosques ambulants (kioskitos) et les échoppes de rue, avant de m’attarder sur les particularités du McDonald’s bolivien. Ces données permettront de suivre la genèse in vivo d’un anti-modèle alimentaire, le succès populaire des shawarmas (sorte de galettes de blé fourrées à la viande d’origine moyen-orientale) ; ce succès a connu son apogée durant la période appelée la « troisième guerre mondiale » par les Boliviens, celle-ci démarrant avec l’invasion de l’Afghanistan dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001. L’analyse me conduira finalement à discuter des articulations entre identité, mondialisation et standardisation alimentaire, puis à ouvrir des pistes de réflexion sur la compréhension des liens entre les modèles alimentaires et les recompositions sociales. L’hypothèse plus générale qui sous-tend cette recherche est que les contestations identitaires dans la sphère alimentaire peuvent tout à la fois s’appuyer sur les logiques de la mondialisation alimentaire et s’ériger contre elle, en évitant les écueils de la standardisation alimentaire2.

Les déclinaisons de l’alimentation de rue : lieux, usages et perceptions

Kioskitos et échoppes

7Chaque matin, les rues de La Paz se remplissent de kioskitos. Ces derniers sont à peu près tous conçus de la même façon : il s’agit de « cantines mobiles » composées d’une plaque de gaz et, souvent, d’un four d’appoint. Ces appareils sont encastrés dans une caisse de bois, laquelle est montée sur roulettes et protégée par un toit de tôle ou une bâche en nylon. La bombonne d’alimentation, ainsi que la réserve de nourriture, sont camouflées sous la plaque et le four. Tandis qu’assiettes et couverts sont empilés sur un coin de la caisse, le seau d’eau qui permet de les rincer est placé sur un tabouret, juste à proximité de la vendeuse. En milieu de matinée, les cuisinières proposent des beignets (salteñas) fourrés aux légumes ou à la viande, parfois accommodés d’une olive. Dans la foulée, vers midi, elles réchauffent des assiettes de soupe de légumes et de viande. Après être passées chez elles ou au marché, elles reviennent le soir à leur poste afin de faire griller des brochettes de bœuf ou d’abats (anticuchos) à même le gaz. L’avantage du kioskito est d’être mobile. En cela, il s’adapte parfaitement à la diversité des activités en milieu urbain. Selon les heures et les opportunités, les vendeuses s’installent près des marchés, des collèges, des bureaux ou encore des ateliers et des chantiers…

8À côté des kioskitos, il existe à La Paz une multitude d’échoppes « sédentaires » où est servie une restauration rapide. Il est notable que le vocable fast-food est peu usité à leur endroit. Les consommateurs les appellent soit par le nom personnalisé qui figure sur l’enseigne (El mejor de los sanwiches ; El rey de la papa frita ; Su pizza favorita…) soit par celui de la chaîne à laquelle ils appartiennent, tout en y adjoignant le nom de la rue où ils se trouvent (El pollo ganador de la quinta avenida par exemple). La plupart des échoppes donnent directement sur la rue. Comme c’est le cas ailleurs dans le monde, on peut consommer la nourriture sur place ou l’emporter. Les plats proposés sont peu variés : hot dog, hamburgers, parts de pizzas, morceaux de poulet grillé et portions de frites. Dans ce genre d’endroits, seule l’abondante disponibilité des sauces piquantes fait « couleur locale » et rappelle que l’on est en Amérique du Sud. À la différence des kioskitos, les échoppes sont installées dans les quartiers où l’activité est pérenne, c’est-à-dire à côté des ministères, des bâtiments administratifs, des hôpitaux, des universités et dans les rues commerçantes. S’il n’y a pas de césure très nette entre les clients des kioskitos et des échoppes, on peut toutefois se risquer à dire que, globalement, les jeunes (collégiens, étudiants) préfèrent se rendre dans les secondes tandis que les fonctionnaires, les commerçants, les ouvriers (bâtiment), ainsi que les travailleurs du secteur informel, fréquentent davantage les premiers.

  • 3  J’ai réalisé une enquête plus complète sur la place, la fonction sociale et la perception de l’alim (...)
  • 4  Ces observations recoupent celles de Pascale de Robert & Lucia van Velthem, présentées dans ce numé (...)

9Ironiquement, la nourriture servie dans les échoppes est appelée nourriture poubelle (comida basura) par les consommateurs3. Il est vrai qu’un grand nombre de rumeurs circule sur l’origine douteuse des ingrédients qui entrent dans sa préparation. On rapporte que telle chaîne a largement fait usage d’huile de vidange pour la friture ou encore que telle échoppe a racheté à bas prix les restes de viande d’un restaurant afin de les recycler dans les hamburgers. Quelle que soit leur véracité, ces rumeurs renforcent indirectement l’image plutôt positive des kioskitos. Ces derniers, dit-on, servent de la nourriture maison (comida casera), ce qui signifie que la nourriture proposée y est plus « familière » dans son contenu et sa préparation. Au-delà, elle est également perçue comme plus « familiale », tant au niveau des modalités de la transaction commerciale qu’elle implique avec la vendeuse que de la commensalité qu’elle permet d’engager avec les autres mangeurs4.

La geste du McDo

  • 5  Pour une analyse approfondie de la vie politique en Bolivie, cf. Lavaud et al. (2007).

10Comme partout dans le monde, l’implantation du McDonald’s (appelé localement McDo) n’est jamais le fruit du hasard (Ritzer, 1996 ; Ariès, 1997). C’est après avoir longuement évalué le pouvoir d’achat local que les investisseurs se sont fixé des objectifs de rentabilité et qu’ils ont investi en Bolivie. Par ailleurs, en 1998, le pays semble installé dans la « démocratie durable ». La présidence du général Banzer (élu avec plus de 70% d’abstention des suffrages…) est synonyme de sécurité intérieure et de stabilité : « Un homme fort pour un pays faible ! » écrit-on dans la presse inféodée au pouvoir5.

11Simultanément, de nombreux micro-changements ne peuvent avoir échappé aux grilles d’analyse des entrepreneurs, en particulier le développement des banques et l’utilisation des cartes bancaires. S’il n’y avait que trois distributeurs automatiques répartis dans le centre-ville en 1998, on en trouvait une vingtaine en 2000 ! C’est dans ce contexte que le premier McDonald’s a été inauguré le 6 août 1998, le jour de la fête nationale bolivienne, date symbolique s’il en est.

  • 6  La fonction « récréative » et socialisante des fast-food est soulignée par Gacem (1999) et plus réc (...)

12À La Paz, McDo s’est implanté à deux endroits stratégiques : sur l’avenue du Prado qui traverse le centre-ville, là où siègent les principales activités publiques et privées du pays, et au cœur de la zone résidentielle située en contrebas de la ville. Tandis que la première implantation cible les « classes moyennes », la seconde vise les « classes aisées », à savoir les rentiers de la drogue ou de l’exercice du pouvoir politique, ainsi que les expatriés. Grâce à ces positionnements stratégiques, ni l’argent « propre » ni l’argent « sale » de la ville ne semblent pouvoir échapper à McDo. Dans les deux zones, McDo dispose d’une « salle des fêtes » pour les anniversaires des enfants ; il sert aussi de points de rendez-vous pour les adolescents. Fait plus original, il incarne le restaurant de référence pour les repas festifs des employés des entreprises et des ministères tenus en fin d’année. Chaque fin de semaine, McDo est investi par des familles nombreuses, issues des « classes moyennes supérieures », qui y passent de longues heures6. Les prix sont identiques dans les deux sites : il faut compter 0,50 centimes d’euro pour un hamburger simple et 2,50 euros pour un menu. Si ces prix semblent raisonnables par rapport à ceux pratiqués en Europe ou aux États-Unis, ils restent toutefois très élevés dans le contexte. Précisons que, pour la période en question, le salaire mensuel d’un employé de l’administration est d’environ 80 euros, qu’un policier perçoit autour de 50 euros et qu’une employée de maison gagne au plus 150 euros.

  • 7  Pour des observations ethnographiques plus fournies sur les restaurants McDonald’s, cf. Badot (2000 (...)

13En Bolivie, le service offert par la chaîne présente quelques singularités7. On note tout d’abord la propreté exemplaire des salles à manger, à la fois vastes, aérées et presque chaleureuses. En outre, des aires de jeu à l’intérieur comme à l’extérieur sont systématiquement réservées aux plus jeunes. Il y a également des parkings et des McDrive. Aussi, les clients ne transportent pas leur plateau après avoir passé commande à la caisse, mais sont directement servis à table ; d’un simple geste, ils peuvent rappeler les serveurs et compléter leurs commandes sans plus attendre. Enfin, ils ne débarrassent pas leurs plateaux en sortant : une kyrielle d’employés s’en charge à leur place.

  • 8  L’habileté des grands patrons (propriétaires terriens, chefs d’entreprise) qui incarnent la figure (...)

14Ce sont pourtant les critères de sélection des serveuses sur de pseudo bases phénotypiques qui caractérisent véritablement le McDo bolivien. Jusqu’en 2001, les employées du centre-ville - avec leurs longs cheveux noirs tressés - étaient censées représenter la population « indienne », tandis que les serveuses de la zone Sud - blondes aux yeux bleus - offraient une apparence « germanique » prototypique, qu’elle soit « naturelle » ou artificiellement entretenue. Cette politique de recrutement prend ici un sens particulièrement fort. Elle montre qu’une grande entreprise capitaliste, censée fonctionner sur des critères de rentabilité objectifs et véhiculer les valeurs de la modernité la plus aboutie, se saisit, se joue et utilise fort habilement des clivages socio-ethniques pré-existants pour les orienter vers des fins économiques8.

Genèse et éclosion d’un anti-modèle alimentaire

15Après l’engouement des strates urbaines moyennes et supérieures du pays pour le hamburger, le boycott du McDo a débuté au cours de l’année 2001. Le mouvement s’est rapidement propagé et a entraîné les composantes les plus modestes de la société, voire même les plus marginalisées, pour lesquelles la consommation du produit était inconcevable. Quelques procédures judiciaires contre la chaîne ont également été engagées sous l’impulsion des producteurs de viande et de légumes locaux. Si les manifestations d’hostilité qu’on a pu observer alors participent d’une succession d’événements sociaux, politiques et économiques nationaux et internationaux que les Boliviens ont appelés la « troisième guerre mondiale », ils s’inscrivent toutefois dans un contexte plus ancien qu’il convient de rappeler brièvement.

Causalité interne et causalité externe de la « troisième guerre mondiale »

  • 9  Sur la production et la consommation légale et illégale de la feuille de coca, cf. Dory et al. (199 (...)

16Les années 1980 ont été marquées par l’intrusion de l’administration nord-américaine dans la vie politique et économique du pays. Dans la région amazonienne du Chaparé, notamment, la Drug Enforcement Administration (DEA) a installé une base militaire qui forme et encadre un corps d’armée spécialisé dont l’objectif est d’éradiquer la production de la feuille de coca. En 2001, l’État bolivien et les États-Unis sont parvenus à un accord permettant de délimiter les zones de coca « légales » et « illégales », les premières étant destinées à approvisionner les marchés locaux en feuilles de coca brutes9. En contrepartie, des accords commerciaux ont été signés entre les paysans et des entreprises agro-alimentaires nord-américaines et européennes pour favoriser le développement de cultures dites de « substitution » (palmier à huile, soja…).

17Aux yeux des producteurs locaux, McDo aurait pu - dans le cadre de ces accords - constituer un débouché régulier pour écouler les denrées de base qui composent les hamburgers, à savoir la viande de bœuf et les légumes (oignon, ail, pomme de terre…). Or, au lieu de cela, McDo n’a jamais cessé de s’approvisionner sur le marché nord-américain, l’entreprise arguant du fait qu’il fallait « garantir » la qualité et le goût des produits en Bolivie comme ailleurs dans le monde.

18Au cours de l’année 2001 et 2002, ce qu’il est convenu d’appeler « la guerre de l’eau » a également déclenché une série de réactions de rejet à l’égard des compagnies étrangères installées dans le pays. Partiellement privatisé, le secteur de l’eau a connu de brusques augmentations tarifaires, assorties de nouvelles contraintes en matière d’abonnement et de distribution, lesquelles ont surpris une population dont le pouvoir d’achat reste le plus bas d’Amérique latine. La Paz a ainsi connu plusieurs semaines d’immobilisation (bloqueo), témoignant de l’hostilité des foules contre l’administration étrangère de ce qui est perçu comme un bien public national et qui doit le rester.

19Mais c’est un événement extérieur qui a renforcé le climat de tension et les ressentiments à l’égard des intérêts étrangers dans le pays : il s’agit de l’invasion de l’Afghanistan à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Sans être officiellement acquise à la cause afghane, une partie des médias régionaux diffusés dans les langues locales a dénoncé la logique nord-américaine selon laquelle les ennemis du jour sont souvent les amis d’hier. Il devenait dès lors plausible que la haine yankee s’abatte à tout moment sur n’importe quel peuple, quel que soit le prétexte idéologique ou commercial. Or, compte tenu de l’enlisement de la stratégie de lutte contre l’éradication de la coca, le Gringo incarnait l’agresseur potentiel.

20De la combinaison de ces différents facteurs, rapidement présentés, on peut retenir qu’au moment des attentats du 11 septembre, la politique nord-américaine était plus que jamais perçue par la grande majorité de la population comme une ingérence « impérialiste » à tous les niveaux des affaires du pays. Surtout, en défavorisant directement et indirectement un secteur paysan confronté à des problèmes de survie récurrents, la stratégie commerciale d’approvisionnement du McDonald’s a renforcé le climat d’hostilité et les ressentiments antérieurs. Sans doute faut-il rappeler que la Bolivie présente la double caractéristique d’être à la fois majoritairement indienne et rurale, avec les indices de pauvreté les plus élevés du sous-continent (Lavaud et al., 2007).

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Une protestation pacifique contre la guerre en Irak ? Peace Burger à Alger. Suremain@IRD

Le shawarma : un « plat de résistance » ?

21Les actions en justice engagées par les producteurs de viande et de légumes contre les pratiques monopolistiques de la chaîne ont connu un succès plus que mitigé. Les médias régionaux ont toutefois maintenu une forte pression et incité à l’organisation de blocages de route, à la tenue du boycott, parfois même à la détérioration des locaux du McDo. Lorsqu’il a été question de l’utilisation de gaz chimique en Afghanistan puis en Irak par les Américains, par exemple, ils ont abondamment répercuté la rumeur selon laquelle l’ensemble des produits agricoles importés des États-Unis était sciemment empoisonné. C’est dans ce climat délétère qu’explose l’offre et la consommation de shawarma.

  • 10  Le shawarma (en arabe : شاورما‎) qui s’écrit aussi shwarma, shawerma ou shoarma, est un mot d’origi (...)

22S’il n’y a pas de « recette de référence » consolidée du shawarma, il convient de rappeler quelques uns de ses composants essentiels. Au Moyen-Orient, celui-ci désigne un assemblage de différentes tranches d’agneau et de gras empilées les unes sur les autres à la manière d’un cône ; elles ont été préalablement marinées dans le jus de citron avec du yaourt et différents condiments (ail, poivre…) ; la viande est piquée autour d’une broche et rôtie au feu de bois à la verticale ; le cône est surmonté d’un oignon ou d’une tomate dont le jus qui coule aromatise l’ensemble ; une fois cuit, l’agneau est coupé en fines lamelles et servi dans une galette de blé avec des tomates, de la salade, de l’oignon, des herbes et des épices10.

23Mais les shawarma proposés dans les kioskitos et les échoppes de rue s’éloignent le plus souvent de cette recette prototypique. Ne pouvant s’équiper de tourne-broches ou s’approvisionner en agneau ou en galettes, les commerçants accommodent la formule et la réinventent en permanence : le porc et le poulet se substituent à l’agneau, le pain remplace la galette, la pomme de terre, et le maïs et l’avocat prennent la place de la tomate et de la salade… le tout étant servi dans une assiette avec une cuillère !

  • 11  L’immigration syro-libanaise, importante en Amérique Latine surtout à la fin du XIXème siècle et le (...)
  • 12  Au Mexique, le shawarma est appelé « tacos al pastor », l’expression désignant le procédé de cuisso (...)

24En outre, il faut noter que si le shawarma incarne l’archétype du « modèle alimentaire arabe » aux yeux des Boliviens, ceux qui en font le commerce ne sont pas d’origine arabe11. Pas plus que les clients d’ailleurs. Pour eux, vendre ou consommer un shawarma signifie avant tout une opposition à la « troisième guerre mondiale ». Des origines orientales, seule la dénomination et le signifiant subsistent sachant que cette dénomination et ce signifiant ne se confondent pas avec l’identité arabe. Peu importe le contenu, c’est la valeur de contestation du contenant qui compte12. C’est ainsi qu’en quelques semaines, le shawarma est devenu un plat générique « de résistance », surtout dans les rangs de la population estudiantine dont la sensibilité aux questions politiques est manifeste.

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Tacos al pastor : la version mexicaine du shawarma. Suremain@IRD

25Progressivement, c’est le rejet de l’ensemble de la politique nord-américaine en Bolivie comme ailleurs dans le monde qui s’est cristallisé dans le boycott du McDo. Dans la mesure où sa consommation stigmatise ceux qui ont « vendu leur âme » aux Gringos, le hamburger se trouve relégué au rang de « nourriture identitaire » ou d’« aliment ethnique » alors qu’il incarne la mondialisation et la standardisation alimentaire de la façon la plus caricaturale.

26À l’inverse, parce qu’il se détache de ses origines orientales, le shawarma se métamorphose en plat contestataire « générique » tout en participant de la mondialisation alimentaire. Mais c’est paradoxalement cette métamorphose qui lui permet de mieux symboliser la lutte contre les normes et les usages que véhicule la mondialisation alimentaire. À ce titre, le shawarma ne constitue pas un « contre-modèle » alimentaire, lequel serait nécessairement standardisé, mais un « anti-modèle » alimentaire à la fois mondialisé et non-standardisé.

  • 13  C’est une logique inverse à celle étudiée par Belasco (1987) dans les ethnic fast-foods ; cf. aussi (...)

27Enfin, la consommation du shawarma ne débouche pas sur l’ethnicisation des rapports sociaux. S’il permet à la population de désigner un ennemi commun, personne ne s’identifie ni de près ni de loin à un pseudo modèle culturel arabe. Le shawarma reste à sa place de « plat de résistance » sans impliquer de transformations radicales dans les manières d’être, de penser et d’agir de ceux qui le consomment. Au fil des mois, d’autres plats à connotation orientale, comme le khebab (brochettes de poulet), connaîtront un certain succès, sans toutefois s’écarter de cette logique de contestation non identificatoire et non identitaire. Pour résumer l’affaire, on peut dire que celui qui vend ou qui consomme du shawarma ne sait pas vraiment ce qu’il défend ou ce qu’il propose, mais qu’il affirme ce qu’il conteste et ceux à qui il s’oppose13.

Conclusion : mondialisation vs. standardisation (alimentaire)

28Dans quelle mesure les contestations identitaires dans la sphère alimentaire peuvent-elles s’appuyer sur les logiques de la mondialisation alimentaire tout en s’érigeant contre elle et en évitant les écueils de la standardisation alimentaire ?

29Au départ, c’est le caractère monopolistique de la stratégie commerciale de la chaîne qui déclenche la contestation. Le boycott du hamburger pointe le gigantesque écart entre la stratégie « mondialisante » de McDo et les accords politiques et commerciaux signés au niveau local. D’autres événements, tels que la « guerre de l’eau », font prendre un tour plus politique à la contestation. Mais c’est avec l’invasion de l’Afghanistan - à la suite des attentats du 11 septembre - que les valeurs, les normes et les usages que véhicule le hamburger servent de cheval de bataille. D’abord fondée sur des arguments « techniques » et commerciaux, la contestation a pris un tour nettement idéologique et identitaire avec les événements.

30En dépit de ces glissements de sens, c’est encore et toujours la mondialisation qui est incriminée tout au long de l’épisode de la « troisième guerre mondiale ». La mondialisation est présentée et représentée comme une sorte de « catégorie explicative générale » qui englobe les phénomènes les plus hétérogènes, montrant son rôle moteur dans le déroulement de l’histoire. À la fois locale et internationale, cette histoire a désormais un sens aux yeux des acteurs : celui que lui donne la mondialisation. Celle-ci est à la fois une cause et une conséquence ; elle permet à la fois de tout expliquer et de tout justifier.

31Pour autant, la contestation n’a pas conduit à la survalorisation du shawarma. Inversement, elle n’a pas conduit à l’affirmation et à la défense d’un modèle alimentaire « typiquement andin ». Dans le cas bolivien, si la contestation emprunte des éléments à la mondialisation, elle n’est pas tombée dans les écueils d’une forme radicale de standardisation alimentaire, fût-elle drapée des oripeaux du « retour aux sources ». Tout se passe comme si la contestation se contentait de manifester une opposition, de mettre en garde contre un système de valeurs, un mode de vie et une certaine politique… sans que des alternatives claires et tranchées soient proposées.

32Si les historiens ont amplement démontré que la mondialisation est un processus qui a toujours existé, peu de travaux ont porté sur la question des rapports entre identité, mondialisation et standardisation dans le domaine alimentaire (Fischler, 1996 ; Alfino et al., 1998). Actuellement, force est de constater que les notions de mondialisation et de standardisation sont souvent confondues dans les médias et le sens commun, ce qui nourrit une certaine ambiguïté. Or, justement, l’épisode de la « troisième guerre mondiale » en Bolivie permet de revenir sur cette apparente évidence et de montrer que les deux processus ne découlent pas systématiquement l’un de l’autre.

33On pourrait interpréter l’anti-modèle alimentaire incarné par le shawarma, ainsi que le type de contestation qui accompagne sa consommation, comme l’indice d’une déstructuration sociale plus générale. S’opposer sans rien proposer n’est-il pas le propre des « idéologies victimaires » colportées par les groupes sociaux les plus fragilisés ? Si c’était le cas, l’épisode de la « troisième guerre mondiale » ne porterait pas à conséquence et s’épuiserait de lui-même. Mais une interprétation différente peut être avancée. On pourrait en effet penser que c’est justement parce que le « modèle alimentaire » bolivien demeure stable que la contestation exprimée lors de la « troisième guerre mondiale » ne débouche pas sur un contre-modèle alimentaire radical, plus ou moins fondé sur la « tradition andine ».

34En Bolivie, contrairement à ce qui se passe en Amérique du Nord et en Europe, la rupture ne semble pas véritablement consommée entre les valeurs attachées à la cuisine familiale et celles qui s’attachent à l’alimentation de rue. La façon dont les consommateurs boliviens ont « utilisé » l’alimentation de rue avant la « troisième guerre mondiale » va dans ce sens. On a observé que la fréquentation du McDo restait familiale, que le service y était personnalisé et que la convivialité y était respectée. Avant l’épisode du boycott, le McDo n’avait pas contribué à éroder le modèle alimentaire local ; il n’avait pas non plus mis à mal les valeurs de commensalité qui s’y attachent.

35Dans ce contexte, le shawarma occupe bien sa place de « plat de résistance ». Sa consommation symbolise la contestation des valeurs, des normes et des usages véhiculés par la mondialisation alimentaire. Mais sa préparation, sa consommation, pas plus que sa distribution, ne sont véritablement standardisées. L’engouement qu’il suscite ne conduit pas non plus les Boliviens à magnifier le modèle culturel arabe, mais plus modestement à stigmatiser ceux qui mangent du hamburger. C’est à ce titre que le shawarma constitue davantage un anti-modèle alimentaire qu’un contre-modèle alimentaire.

36Compte tenu de ces éléments, il ressort que l’idée selon laquelle la contestation de la mondialisation alimentaire s’inspire des logiques de la mondialisation pour atteindre ses objectifs, c’est-à-dire transformer le McDo en un restaurant local ou, à défaut, lui faire quitter le pays, se confirme. Mais l’anti-modèle alimentaire produit n’a débouché ni sur une forme de standardisation alimentaire ni sur une radicalisation des relations sociales articulée à des appartenances ethniques. Par-delà, dans la mesure où le modèle alimentaire bolivien n’est nulle part remis en cause, l’épisode de la « troisième guerre mondiale » n’implique pas de recomposition dans le système social.

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Notes

1 Dans le cadre d’un projet INCO-DC ([n° IC18-CT97-0249(DG12-WRCA)]) financé par l’Union Européenne, intitulé Health Sector Reform: Towards a Global Approach of Child Health, mené conjointement en Bolivie et au Pérou entre 1998 et 2003 (Suremain et al., 2003).
2 L’enquête a été réalisée sur la base d’observations, rendues possibles par mon séjour de cinq années en Bolivie (entre 1998 et 2003), d’entretiens réalisés sur l’alimentation rapide et l’alimentation de rue (avec des consommateurs et des commerçants) et du suivi de la presse locale ( Opinión, La Patria…).
3 J’ai réalisé une enquête plus complète sur la place, la fonction sociale et la perception de l’alimentation de rue dans le système alimentaire à Brazzaville, au Congo (Suremain, 1998).
4 Ces observations recoupent celles de Pascale de Robert & Lucia van Velthem, présentées dans ce numéro, à propos du tacacá.
5 Pour une analyse approfondie de la vie politique en Bolivie, cf. Lavaud et al. (2007).
6 La fonction « récréative » et socialisante des fast-food est soulignée par Gacem (1999) et plus récemment par Régnier et al. (2006).
7 Pour des observations ethnographiques plus fournies sur les restaurants McDonald’s, cf. Badot (2000).
8 L’habileté des grands patrons (propriétaires terriens, chefs d’entreprise) qui incarnent la figure de l’entrepreneur capitaliste à s’appuyer sur les systèmes d’organisation social pour développer leur projet est un thème finalement peu étudié en anthropologie. On peut cependant se rapporter au travail de Georges Dupré (1982) en Afrique. Cf. également Suremain (1996) pour le Guatemala et Pascale Absi (2003) pour la Bolivie. Il s’agit peut-être là d’une caractéristique fondamentale du système capitaliste.
9 Sur la production et la consommation légale et illégale de la feuille de coca, cf. Dory et al. (1998) et Speeding (1994).
10 Le shawarma (en arabe : شاورما‎) qui s’écrit aussi shwarma, shawerma ou shoarma, est un mot d’origine turc ( çevirme, prononcer « chevirme »). Il signifie « ce qui est (re)tourné ».
11 L’immigration syro-libanaise, importante en Amérique Latine surtout à la fin du XIX ème siècle et le début du XX ème siècle, n’a pas été très conséquente en Bolivie, contrairement à ce qui s’est passé en Équateur par exemple. Il est en revanche probable que les quelques grills servant à faire cuire la viande à la verticale furent introduits par les migrants qui, surtout depuis les années 1980, effectuent des aller-retour entre le Brésil (San Paulo notamment) et la Bolivie (Janine Helfst Leicht Collaço, communication personnelle).
12 Au Mexique, le shawarma est appelé «  tacos al pastor », l’expression désignant le procédé de cuisson. Les tacos sont généralement préparés avec de la viande de porc et c’est un ananas qui est piqué par-dessus. À Guadalajara, un vendeur de rue m’a expliqué que la recette venait « du DF », c’est-à-dire de la capitale du pays, et qu’elle était actuellement récupérée par les Arabes… Au Brésil, le shawarma n’est pas non plus lié à l’identité arabe (Collaço, communication personnelle).
13 C’est une logique inverse à celle étudiée par Belasco (1987) dans les ethnic fast-foods ; cf. aussi Bergeaud-Blacker (2006).
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List of illustrations

Title Photo 1
Caption Une protestation pacifique contre la guerre en Irak ? Peace Burger à Alger. Suremain@IRD
URL http://aof.revues.org/docannexe/image/3693/img-1.jpg
File image/jpeg, 19k
Title Photo 2
Caption Tacos al pastor : la version mexicaine du shawarma. Suremain@IRD
URL http://aof.revues.org/docannexe/image/3693/img-2.jpg
File image/jpeg, 25k
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References

Electronic reference

Charles-Édouard de Suremain, « Shawarmas contre McDo. », Anthropology of food [Online], S4 | May 2008, Online since 30 May 2008, connection on 04 March 2014. URL : http://aof.revues.org/3693

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About the author

Charles-Édouard de Suremain

Institut de Recherche pour le Développement (IRD), UR 106 « Nutrition, Alimentation, Sociétés », rattaché à l’Institut d’Étude du Développement Économique et Social (IEDES), Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

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