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Le massacre de Tlatelolco (Mexique, 1968) : paroles et images des victimes
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La Mémoire et ses représentations esthétiques en Amérique latine /1

Le massacre de Tlatelolco (Mexique, 1968) : paroles et images des victimes

Marie-José Hanaï

Résumés

La répression gouvernementale contre le mouvement estudiantin mexicain de 1968 a donné lieu à une réaction des intellectuels et écrivains pour lutter contre la chape du silence et de la violence institutionnalisée, pour inscrire dans la mémoire historique mexicaine la trace du mouvement et d’une jeunesse dont la protestation a été étranglée par les balles. Dès 1970, Octavio Paz analyse le système officiel de la répression ; en 1971, Elena Poniatowska recueille des photographies des victimes et les voix de ceux qui ne doivent pas être oubliés ; en 1999, Carlos Fuentes donne une résonance romanesque à cet événement en en faisant un chapitre de la vie de Laura Díaz, personnage qui symbolise la mémoire du XXe siècle mexicain et qui photographie les événements de Tlatelolco. De l’essai au témoignage et au roman, comment le drame de Tlatelolco prend-il place dans la mémoire des Mexicains ?

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Texte intégral

  • 1  Paz, Octavio, Posdata –1970–, México : Siglo XXI editores, 1990.
  • 2  Poniatowska, Elena, La noche de Tlatelolco –1971–, México : Era, 1990.
  • 3  Fuentes, Carlos, Los años con Laura Díaz, México : Alfaguara, 1999.

1Comment la répression gouvernementale contre le mouvement estudiantin mexicain de 1968, événement traumatique de la vie politique et sociale, trouve-t-elle sa place dans la mémoire historique des Mexicains ? La réaction des intellectuels est de lutter contre la chape du silence et de la violence institutionnalisée, pour inscrire dans cette mémoire la trace d’une jeunesse dont la protestation a été étranglée par les balles la nuit du 2 octobre 1968. Dès 1970, Octavio Paz analyse le système officiel de la répression1 ; en 1971, Elena Poniatowska recueille des photographies des victimes et les voix de ceux qui ne doivent pas être oubliés2 ; en 1999, Carlos Fuentes donne une résonance romanesque à cet événement en en faisant un chapitre de la vie de Laura Díaz, personnage qui symbolise la mémoire du XXe siècle mexicain3. Voici les trois étapes choisies, parmi d’autres paroles et représentations du massacre de Tlatelolco.

2Ces discours émanent tous les trois d’auteurs mexicains et s’inscrivent dans une thématique commune de la production littéraire, mais ils sont trois modalités distinctes de constitution d’un événement en jalon essentiel d’une mémoire collective nationale, reposant sur trois genres différents, ce qui souligne la capacité de l’écriture à opérer la transposition du réel, aussi violent et sordide soit-il, en un discours apte à élaborer l’analyse ou à déployer les armes de l’imagination. Si l’essai d’Octavio Paz et le livre de témoignages d’Elena Poniatowska sont voisins dans le temps et suivent presque immédiatement la répression, le roman de Carlos Fuentes ferme le XXe siècle et correspond à une mise à distance temporelle de l’événement, à un regard renouvelé, à une inscription de la nuit de Tlatelolco dans une mémoire collective portée par un personnage fictionnel et dans la réécriture de l’histoire mexicaine.

La mémoire historique

  • 4  Halbwachs, Maurice, La mémoire collective –1950–, Paris : Albin Michel, 1997, p. 98-99.
  • 5  Méchoulan, Éric, « Mémoire et culture, des paradigmes obsolètes », dans Hähnel-Mesnard, Carola, Li (...)

3Il nous faut repartir de la notion de mémoire historique et de ses enjeux. Maurice Halbwachs explique que faisant partie d’un groupe, je me souviens de certains événements vécus par celui-ci, mais dont je n’ai connaissance que par des éléments médiateurs comme les journaux ou les témoignages de ceux qui y ont assisté : « Je porte en moi un bagage de souvenirs historiques, que je peux augmenter par la conservation et la lecture. Mais c’est là une mémoire empruntée et qui n’est pas la mienne »4. Plus récemment, Éric Méchoulan souligne le caractère problématique de cette notion en jugeant que l’expression « mémoire historique » est un oxymore5 : entre le rapport immédiat au passé que suppose l’acte mémoriel et l’analyse médiate de ce passé par l’historien, il semble qu’une opposition s’instaure. Je voudrais orienter mon utilisation de la notion de mémoire historique vers un processus de reconnaissance d’une situation politique ayant marqué les mémoires individuelles comme élément signifiant de l’histoire nationale.

4Ce processus est ici d’autant plus déterminant que les faits, afin de s’installer dans cette mémoire, doivent lutter contre l’assaut de l’oubli orchestré par le discours officiel. Il ne s’agit pas là de l’oubli considéré comme le pendant fonctionnel de la conservation, ainsi que la psychanalyse freudienne l’a montré, un oubli-effacement nécessaire afin que la mémoire puisse s’exercer. Il s’agit de l’oubli comme méthode de manipulation de la mémoire, danger souligné par Paul Ricœur. La façon dont le discours officiel des autorités mexicaines a raconté et effacé le mouvement estudiantin et sa répression peut se retrouver dans son analyse :

  • 6  Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 579-580.

Les stratégies de l’oubli se greffent directement sur [le] travail de configuration [narrative] : on peut toujours raconter autrement, en supprimant, en déplaçant les accents d’importance, en refigurant différemment les protagonistes de l’action en même temps que les contours de l’action. […] Une forme retorse d’oubli est à l’œuvre ici, résultant de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes6.

  • 7 Ibid., p. 108.

5C’est ici que le devoir de mémoire tel que Ricœur le conçoit prend sa place, éloigné de la culpabilité et de la frénésie commémorative. Face aux victimes, nous devons nous acquitter d’une dette, celle de les inscrire dans la mémoire collective d’une société, donc dans l’existence et dans l’histoire de cette société, car « [n]ous sommes redevables à ceux qui nous ont précédés d’une part de ce que nous sommes »7.

6C’est le discours littéraire qui, sous diverses formes, contrecarre l’image officielle des étudiants de 1968 et dit leur massacre. La parole des acteurs sociaux s’y fait entendre, de façon médiate ou immédiate.

« Olimpiada y Tlatelolco »

7Du haut de sa stature de poète et d’intellectuel respecté, Octavio Paz choisit l’essai, peu après le drame, pour dénoncer la politique du silence du gouvernement :

  • 8  Paz, Octavio, op. cit., p. 26.

Si las explosiones son parte del sistema, también lo son las represiones y el letargo, voluntario o forzado, que las sucede8.

  • 9 Ibid., p 23 et 25.

8Ce gouvernement s’est obstiné à colporter des mensonges sur le danger supposé du mouvement étudiant, à l’image de la réaction générale de la société d’ordre face aux protestations de la jeunesse dans divers pays ; il ne raisonne qu’en fonction du principe économique du développement, il prône l’avènement de ce que Paz désigne par « la sociedad tecnológica »9.

  • 10 Ibid., p. 9-10.

9La parole ouverte et protestataire de Paz contre la répression gouvernementale occupe l’espace d’une réaction quasi-immédiate, mais si Posdata s’ouvre par « Olimpiada y Tlatelolco », chapitre consacré au mouvement estudiantin et au drame du 2 octobre 1968, ce premier pas est intégré dans un essai qui constitue une réflexion plus ample sur le processus du développement au Mexique et la façon dont les hommes au pouvoir l’ont érigé, tel un culte, en valeur suprême, but recherché et modèle de vie pour les citoyens. Plus encore, Posdata est présenté comme une suite donnée au célèbre essai publié en 1950, El laberinto de la soledad : « Es una prolongación de ese libro pero […] una prolongación crítica y autocrítica. »10L’analyse du premier chapitre participe ainsi, certes, du signalement indispensable de la répression, de la dissimulation et de l’ensevelissement dans l’oubli comme moyens d’action du gouvernement mexicain face à la jeunesse. Mais cette parole est aussi un élément de la réflexion d’un intellectuel reconnu, elle s’intègre à son œuvre d’essayiste, comme le souligne la volonté d’autocritique : il s’agit de vérifier dans quelle mesure la vie politique et sociale des deux décennies qui se sont écoulées depuis la publication de El laberinto de la soledad et qui culminent dans le drame d’un massacre, corrobore ou nuance les thèses avancées. Cette parole témoigne d’une pensée et d’un positionnement personnel face à la pratique politique mexicaine qui découle de la Post-Révolution, dans un regard qui réaffirme la dimension historique de l’appréhension de l’identité mexicaine, dans la ligne du premier essai de Paz. Ainsi, le massacre de Tlatelolco acquiert une dimension globale :

  • 11 Ibid., p. 40.

[L]as correspondencias con el pasado mexicano, especialmente con el mundo azteca, son fascinantes, sobrecogedoras y repelentes. La matanza de Tlatelolco nos revela que un pasado que creíamos enterrado está vivo e irrumpe entre nosotros11.

10Exercice rituel de la force et sacrifice des victimes expiatoires, c’est ainsi que les événements du 2 octobre 1968 s’inscrivent dans une répétition des modes opératoires par lesquels le pouvoir s’impose au peuple. Relier le massacre de Tlatelolco à la période de l’empire aztèque, c’est ici œuvrer pour donner une place signifiante à ce traumatisme récent dans l’histoire des Mexicains et la mémoire partagée par ceux-ci.

  • 12  Poniatowska, Elena, op .cit., p. 265.

11L’atout de cet essai réside indéniablement dans l’écho que suscite la prise de parole de Paz, le poète, l’essayiste, le diplomate. Mais précisément, il s’agit là d’une parole qui, quoique déterminante, est distanciée des acteurs directs et vise l’efficacité par l’analyse intellectuelle des enjeux sociopolitiques. Elle est postérieure à l’émotion immédiate et à la colère contenues dans cette déclaration du même Paz qui se glisse parmi les témoignages utilisés par Elena Poniatowska : « No creo que las imágenes puedan mentir… He visto noticieros, fotografías… »12 Le deuxième exemple choisi permet d’accéder à une multitude de voix réorganisées par l’auteure et où prédominent celles de ces acteurs.

Les photographies et les mots des victimes

12Contrairement à Octavio Paz, Elena Poniatowska n’a pas encore acquis en 1971 la renommée qui sera la sienne dans le va-et-vient entre la fiction qui habite ses contes et romans, et le reportage journalistique qui prend la forme du recueil et de la réécriture de témoignages. Cette auteure, qui gagne en 1979 le Prix National du Journalisme, est dans son écriture en prise directe avec la vie, la sienne et celles des autres, ces Mexicains accablés par une société trop rigide et un système autoritaire et répressif, dont elle démontre l’hypocrisie. La publication de La noche de Tlatelolco confirme son talent dans le genre du témoignage et s’impose particulièrement sur la scène éditoriale. La parole de Paz s’était élevée contre la volonté de silence du gouvernement, sous la forme d’un refus de représenter le Mexique à l’étranger, de poèmes, du chapitre d’un essai. Elena Poniatowska s’inscrit dans cette nécessité de dire l’horreur de la mort par décision officielle, car le danger du silence et de l’ignorance pointe clairement à travers les témoignages qu’elle recueille :

  • 13 Ibid. p. 264.

En realidad hubo pocas protestas públicas después del 2 de octubre. Posiblemente las silenciaron. O la gente estaba aterrada13.

13La publication des mots de ceux qui ont œuvré dans le mouvement, de ceux qui ont survécu à la tuerie pour être emprisonnés, de ceux qui ont traversé cette terrible nuit, de ceux qui ressentent la douleur occasionnée par la mort d’un être cher, doit être la protestation qui a fait défaut, dans sa plurivocité et sa spontanéité.

  • 14 Ibid., p. 14.
  • 15 Ibid., p. 164.
  • 16  Ibid.

14L’ouvrage qui nous intéresse ici prend également place dans l’œuvre de l’auteure, comme exemple d’une mise en forme écrite de la voix d’autrui, exercice où la présence du médiateur qu’est l’enquêteur-écrivain, ethnologue ou journaliste, se décèle plus ou moins. En 1969, Elena Poniatowska a publié Hasta no verte, Jesús mío, le récit de vie de Jesusa, marqué par le dénuement économique et la lutte révolutionnaire. L’auteure a plusieurs fois expliqué comment la matière que constituait le discours de Jesusa avait dû être retravaillée afin d’aboutir à un livre destiné à l’édition et que du genre du récit de vie, l’entreprise était passée à celui du roman. Les événements de 1968 touchent directement et douloureusement Elena Poniatoswka, comme le suggère l’hommage ému mais pudique au frère tué sur la Place des Trois Cultures qui occupe la dédicace de La noche de Tlatelolco : « A Jan, 1947-1968 ». Une image révèle la communion dans la douleur qui lie Elena Poniatowska aux victimes : « los miro a través de una cortina de lluvia, o será de lágrimas, igual a la de Tlatelolco »14. La perte de son frère s’étend à celle de tant d’autres jeunes Mexicains confiants dans leur espoir de liberté. D’une certaine façon, rencontrer et écouter ceux qui ont perdu un membre de leur famille dans le massacre peut constituer pour l’auteure une catharsis en écho aux paroles de ceux qui sont encore en vie, afin de surmonter la solitude de la douleur : « Hablar [del dolor] resulta casi intolerable ; indagar, horadar, tiene sabor de insolencia. »15 Le procédé d’écriture de ce livre diffère ainsi de celui adopté face aux paroles de Jesusa : il ne s’agit pas de romancer la forme ni de faire des acteurs du drame des personnages pouvant s’assimiler à des créations fictionnelles. L’entreprise d’Elena Poniatoswka est de préserver l’identité des voix, d’où le fait de décliner le nom et le statut des locuteurs après chaque intervention, et de mettre en avant les témoignages comme autant de sensibilités, d’expériences et de points de vue qui apportent leur lumière personnelle sur les événements et rendent compte d’un vécu : « Este relato les pertenece. Está hecho con sus palabras, sus luchas, sus errores, su dolor y su asombro. »16

  • 17 Cf. ibid., p. 268 : « Los empleados / Municipales lavan la sangre / en la Plaza de los Sacrificios. (...)
  • 18  Rappelons le titre des deux parties : « Ganar la calle » (p. 11-159) et « La noche de Tlatelolco » (...)

15C’est ainsi que ce livre s’impose aux lecteurs dans un certain éclatement des voix, par l’entrecroisement d’une multitude de locuteurs, mais aussi au sein du témoignage d’une même personne. La fragmentation qui résulte de cette configuration semble effacer la présence de la médiatrice et ne relever d’aucune recherche esthétique particulière, insistant sur le déferlement des voix qui résistent ainsi à l’étouffement officiel. Mais elle a aussi ses justifications : elle est la traduction d’un chaos, celui qui naît de la peur, de l’incompréhension, et dans ce sens, elle est servie par le refus d’une chronologie rationnelle qui organiserait le déroulement des événements à l’intérieur de chacune des parties. Elle crée ensuite une attente et une reconnaissance chez le lecteur, pour qui certaines voix et même certaines phrases, dans leur répétition, deviennent familières, et elle contribue à un effet d’empathie ; elle permet l’interaction entre d’une part les mots des étudiants, des habitants des immeubles de la place, des journalistes étrangers venus couvrir les Jeux Olympiques et pris dans la tourmente du massacre, et d’autre part les extraits de poèmes destinés à honorer la mémoire des personnes tuées et écrits après ce 2 octobre par des auteurs mexicains, entre autres Octavio Paz17. La fragmentation entre enfin paradoxalement dans un certain ordonnancement, ce qui constitue certainement la dynamique particulière de ce livre qui réunit l’écoute des voix, dans leur entremêlement, et la volonté d’une Mexicaine, journaliste et écrivaine, de dire au monde ce qui a eu lieu une certaine nuit. La bipartition explicite de l’ouvrage18 met l’accent sur un avant et un pendant : la grève, les manifestations, les discussions ; puis la nuit du massacre, qui n’en prend que plus de résonance. C’est aussi dans ce sens que le livre commence par une série de quarante-neuf photographies, à remarquer pour plusieurs raisons : Elena Poniatowska ne précise pas la source de ces clichés, les auteurs en restent inconnus, peut-être pour que l’image elle-même, dans sa force et sa nudité, frappe le lecteur ; en fait, l’attribution de la photographie est remplacée par une légende correspondant à des phrases que le lecteur découvrira ensuite dans les textes, ce qui renforce de façon évidente le lien entre les images et les paroles comme témoignages d’un vécu et insiste sur l’incarnation de la révolte. Comme avec l’organisation en deux parties suivies, la progression des photographies observe un ordre chronologique par rapport aux événements, illustrant le souhait de reconstituer une histoire, un processus qui est allé des revendications à la mort et qui aboutit à la ferme volonté des familles meurtries de maintenir dans sa vivacité le souvenir des défunts en tant que partie de leur histoire individuelle mais aussi de l’histoire nationale : le dernier cliché montre ces familles venues, le 2 novembre, jour des morts, déposer rituellement fleurs et bougies sur la même Place des Trois Cultures, dans un défi à l’autorité, à l’oubli, au silence.

  • 19  Cf. Ricœur, Paul, op. cit, p. 26 : « nous n’avons pas mieux que la mémoire pour signifier que quel (...)
  • 20  Cf. Pomian, Krzysztof, Sur l’histoire, Paris : Gallimard, 1999, p. 275 : « “Je me souviens qu’il e (...)
  • 21  Cf. Ricœur, Paul, op. cit, p. 206 : « Cette structure stable de la disposition à témoigner [la dis (...)
  • 22  Cf. ibid., p. 209 : « Le témoignage […] donne une suite narrative à la mémoire déclarative. » (...)
  • 23  Cf. ibid. : « entre le dire et le dit de [l’]énonciation, un subtil écart se creuse qui permet à l (...)
  • 24 Cf. Poniatowska, Elena, op. cit., p. 8. Le poème se trouve aux pages 163-164.
  • 25  Ibid., p. 163.

16En effet, c’est dans cette optique d’inscrire la mémoire de Tlatelolco dans l’histoire mexicaine que se place l’entreprise d’Elena Poniatowska. Le sous-titre du livre le dit clairement : « Testimonios de historia oral ». Le témoignage est la première version mémorielle d’un événement19, celle où un individu affirme que les choses se sont passées telles qu’il les raconte puisqu’il y a assisté20, celle où la crédibilité du témoin est l’enjeu majeur de la reconstruction d’une histoire21. En rassemblant en un livre les multiples voix qui tissent un entrecroisement de récits22 de ce que fut le mouvement estudiantin de 1968, Elena Poniatowska s’empare des mémoires individuelles dans un geste qui signe le passage de l’oral à l’écrit, malgré la catégorie annoncée par la formule « historia oral ». Les paroles fondent une source qui a besoin d’un médiateur pour accéder à la reconnaissance de témoignage constitutif de l’histoire23 et déboucher sur la scène publique de l’édition. Le même processus scripturaire s’accomplit lorsque Rosario Castellanos crée un poème en hommage à ceux qui sont tombés sous les balles, écrit spécialement pour ce livre24 et exaltant la force de la mémoire contre le silence de l’histoire officielle, depuis son titre, « Memorial de Tlatelolco », jusqu’à ces vers : « No hurgues en los archivos pues nada consta en actas. / Más he aquí que toco una llaga : es mi memoria. […] / Recuerdo, recordamos. »25 Le passage de la première personne du singulier à celle du pluriel met en évidence l’appropriation par le groupe, par la mémoire collective, du souvenir individuel, dans la dialectique analysée par Maurice Halbwachs. L’intégration de ce poème d’une figure prestigieuse de la littérature mexicaine dans cet ouvrage est preuve du transfert esthétique qui s’opère sur la mémoire.

La mémoire du XXe siècle mexicain

  • 26  Laura Díaz est un exemple, parmi d’autres personnages fuentésiens, de l’interaction entre histoire (...)
  • 27  La phrase suivante illustre le  rôle mémoriel du personnage : « Como si jugasen así con nuestra me (...)

17Nous en arrivons ainsi au roman de Carlos Fuentes, publié un peu plus de trente ans après le massacre de Tlatelolco, et qui opère, dans le jeu de la fictionalisation de l’histoire, une appropriation des événements de 1968 par l’imaginaire et sa réinvention de la réalité. Ces événements trouvent leur fonction dans ce roman qui veut retracer la mémoire historique du XXe siècle mexicain à travers un personnage féminin26 qui, par sa propre appréhension de la relation aux autres, incarne précisément la permanence du souvenir dans l’existence humaine : pour que l’on soit, quelqu’un doit se souvenir que l’on a été27. Laura Díaz semble accomplir parfaitement le devoir de mémoire prôné par Paul Ricœur face aux victimes. Le mouvement estudiantin et le massacre de Tlatelolco deviennent ainsi des motifs signifiants de la recréation romanesque de l’histoire, parce que, s’inscrivant dans la mémoire individuelle de Laura Díaz, ils acquièrent un statut indéniable dans l’évolution historique de la société mexicaine. Ce rôle est renforcé par l’héritage que laisse Laura au narrateur, son arrière-petit-fils, précisément à travers la mémoire familiale et historique :

  • 28 Ibid., p. 18.

[M]iré [los ojos de Laura Díaz] igual que en fotos exhibidas, desparramadas o arrumbadas por toda la casa de mi joven padre asesinado en octubre de 1968. Esos ojos que mi recuerdo muerto no conoció pero que mi memoria viva conserva en el alma […]28.

18Les événements qui nous intéressent prennent place dans la trame romanesque en constituant le sujet du chapitre XXIII, intitulé « Tlatelolco : 1968 ». Ils s’inscrivent ainsi dans la recréation de l’histoire du XXe siècle opérée par l’écriture de fiction par le biais de la vie de Laura Díaz, à qui le lecteur raccroche chacun des chapitres comme autant d’expériences et d’étapes décisives de la construction de l’être. Ils s’intègrent à la trajectoire symbolique d’une famille car leur protagoniste principal dans la fiction est le petit-fils de Laura, Santiago surnommé « el Tercero », membre d’une lignée d’homonymes qui démarre avec le premier Santiago, « el Mayor », demi-frère de Laura fusillé par les troupes fédérales en 1910, continue avec Santiago « el Menor », fils de Laura, peintre dont les œuvres manifestent sa réflexion sur la destinée humaine, et aboutit au quatrième Santiago, jeune chicano, photographe d’art, héritier de la mémoire de Laura et recréateur de sa vie, puisque le dernier chapitre joue sur une mise en abyme en faisant du dernier Santiago et de sa fiancée les auteurs des années avec Laura Díaz :

  • 29 Ibid., p. 596.

[…] todo lo recordamos Enedina y yo, y lo que no recordamos lo imaginamos y lo que no imaginamos lo descartamos como indigno de una vida vivida para la posibilidad inseparable de ser y no ser29.

19On voit comment la lignée des quatre Santiago est le résultat d’une conjonction entre l’histoire mexicaine et l’imagination artistique, ce qui ne fait que renforcer la fonction de la recréation esthétique des événements de 1968.

  • 30 Cf. Paz, Octavio, op. cit., p. 38.
  • 31  Poniatowska, Elena, op. cit., p. 170.
  • 32  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 549.
  • 33 Cf. Paz, Octavio, op. cit., p. 36 : « la cárcel de palabras y conceptos en que el gobierno se ha en (...)
  • 34  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 552.
  • 35 Ibid., p. 554.

20L’étape de Tlatelolco renvoie, dans le roman de Carlos Fuentes et sa participation à la construction d’une mémoire, à ce qui a déjà pu être apporté par les précédentes paroles d’autres intellectuels et écrivains, en particulier les deux exemples développés plus haut. Le nombre exact de morts constitue une interrogation et symbolise, dans sa honteuse réduction officielle et son appel à la vérité, la violence de la répression. En se fondant sur une enquête du journal anglais The Guardian, Octavio Paz le rétablit en partie en donnant le chiffre de trois cent vingt-cinq30 ; Elena Poniatowska reprend cette rectification en doutant encore de son exactitude : « Lo cierto es que en México no se ha logrado precisar hasta ahora el número de muertos. »31 Le chapitre de Los años con Laura Díaz s’ouvre avec la révélation par une voix officielle anonyme d’un chiffre, certes imaginé, mais insupportable : « No va a haber en esta ciudad quinientos cortejos fúnebres mañana. »32 Ce que le gouvernement a voulu taire éclate ironiquement au style direct. Dans le même ordre d’idées, la tension que Paz décrit entre une classe au pouvoir qui entretient le mensonge, portant le masque hypocrite de la Révolution et du progrès33, et une jeunesse aspirant à une liberté, une démocratie et une justice effectives, trouve indéniablement un écho romanesque dans l’opposition entre « el crimen, la violencia, la corrupción, la pobreza »34 et « centenares de hombres y mujeres jóvenes pidiendo un país nuevo, un país mejor, un país fiel a sí mismo »35. Paz inscrit le massacre dans la continuité de l’histoire aztèque, avons-nous rappelé, et Fuentes explicite et amplifie cette référence historique :

  • 36 Ibid., p. 556.

Lago de Tlatelolco, trono de sacrificios, desde lo alto de la pirámide fue arrojado el rey tlatilca en 1473 para consolidar el poder azteca, desde lo alto de la pirámide fueron derribados los ídolos para consolidar el poder español […]36.

  • 37 Cf. ibid., p. 550-552.

21Accompagnant les idées, deux autres traits insèrent dans la fiction l’apport du livre de témoignages d’Elena Poniatowska. Tout d’abord, Santiago le Troisième trouve sa place dans un groupe de jeunes étudiants dont émanent des paroles critiques de revendication et de rêve, dans l’expression d’un chœur37 qui rappelle fortement le brassage des voix de La noche de Tlatelolco. Ensuite, les photographies anonymes qui ouvrent le livre d’Elena Poniatowska ressurgissent à travers un Leica, la seule arme dont dispose Laura Díaz pour dire la révolte et lutter contre l’horreur du massacre : l’activité professionnelle de photographe du personnage en fait le regard qui fixe à jamais sur le papier les images du mouvement estudiantin et de la répression par la mort. Dans une similitude qui n’a rien à voir avec le hasard, le lecteur de Fuentes a l’impression, au fil des scènes photographiées par Laura, de voir défiler à nouveau dans l’ordre les clichés proposés par La noche de Tlatelolco,

  • 38  Ibid., p. 549.

desde las primeras manifestaciones a la creciente presencia de los cuerpos de policía al bazukazo contra la puerta de la Preparatoria a la toma de la Ciudad Universitaria por el ejército a la destrucción arbitraria de laboratorios y bibliotecas por los sardos a la marcha universitaria de protesta encabezada por el rector Javier Barros Sierra seguido por toda la comunidad universitaria a las concentraciones en el Zócalo gritándole al presidente Gustavo Díaz Ordaz « sal al balcón hocicón » a la marcha del silencio con cien mil ciudadanos amordazados38.

  • 39  Il s’agit de la quarante-troisième photographie de La noche deTlatelolco, qui partage sa terrible (...)

22Laura ne prend aucune photographie lorsqu’elle pénètre dans la morgue afin de reconnaître le cadavre de son petit-fils et pourtant, la scène est un écho terrifiant du cliché de La noche de Tlatelolco où un couple accablé de douleur progresse dans un couloir où des corps ensanglantés sont allongés le long d’un mur39 :

  • 40  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 556.

Entr[ó] Laura […] al galerón helado donde una extraña luz de perla iluminaba los cadáveres desnudos tendidos sobre planchas de madera montadas en potros40.

  • 41 Ibid., p. 550.

23Le rôle de l’image est mis en valeur dans ce chapitre sur Tlatelolco car celle-ci contribue à intégrer les faits dans la mémoire, où le passé est toujours présent : « ¿ Qué era una fotografía, después de todo, sino un instante convertido en eternidad ? »41 Ainsi, à travers ces échos, Carlos Fuentes récupère les voix et les images, celles des victimes, celles des Mexicains dont l’écriture s’est manifestée, pour les pérenniser dans la création fictionnelle et poursuivre le travail de mémoire dans une conjonction entre histoire et imagination.

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Notes

1  Paz, Octavio, Posdata –1970–, México : Siglo XXI editores, 1990.

2  Poniatowska, Elena, La noche de Tlatelolco –1971–, México : Era, 1990.

3  Fuentes, Carlos, Los años con Laura Díaz, México : Alfaguara, 1999.

4  Halbwachs, Maurice, La mémoire collective –1950–, Paris : Albin Michel, 1997, p. 98-99.

5  Méchoulan, Éric, « Mémoire et culture, des paradigmes obsolètes », dans Hähnel-Mesnard, Carola, Liénard-Yeterian, Marie, Marinas, Cristina (dir.), Culture et mémoire, Palaiseau : Les Éditions de l’École Polytechnique, 2008, p. 59.

6  Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 579-580.

7 Ibid., p. 108.

8  Paz, Octavio, op. cit., p. 26.

9 Ibid., p 23 et 25.

10 Ibid., p. 9-10.

11 Ibid., p. 40.

12  Poniatowska, Elena, op .cit., p. 265.

13 Ibid. p. 264.

14 Ibid., p. 14.

15 Ibid., p. 164.

16  Ibid.

17 Cf. ibid., p. 268 : « Los empleados / Municipales lavan la sangre / en la Plaza de los Sacrificios. » On remarquera que le dernier vers rejoint le retour du passé aztèque proposé dans Posdata.

18  Rappelons le titre des deux parties : « Ganar la calle » (p. 11-159) et « La noche de Tlatelolco » (p. 161-273).

19  Cf. Ricœur, Paul, op. cit, p. 26 : « nous n’avons pas mieux que la mémoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, est arrivé, s’est passé avant que nous déclarions nous en souvenir. »

20  Cf. Pomian, Krzysztof, Sur l’histoire, Paris : Gallimard, 1999, p. 275 : « “Je me souviens qu’il en fut ainsi” est un argument convaincant quand il s’agit de faire admettre qu’il en fut ainsi en effet. »

21  Cf. Ricœur, Paul, op. cit, p. 206 : « Cette structure stable de la disposition à témoigner [la disponibilité du témoin à réitérer son témoignage] fait du témoignage un facteur de sûreté dans l’ensemble des rapports constitutifs du lien social ; à son tour, cette contribution de la fiabilité d’une proportion importante d’agents sociaux à la sûreté générale fait du témoignage une institution. »

22  Cf. ibid., p. 209 : « Le témoignage […] donne une suite narrative à la mémoire déclarative. »

23  Cf. ibid. : « entre le dire et le dit de [l’]énonciation, un subtil écart se creuse qui permet à l’énoncé, au dit des choses dites, de poursuivre une carrière qu’on peut dire au sens strict littéraire. »

24 Cf. Poniatowska, Elena, op. cit., p. 8. Le poème se trouve aux pages 163-164.

25  Ibid., p. 163.

26  Laura Díaz est un exemple, parmi d’autres personnages fuentésiens, de l’interaction entre histoire individuelle et histoire collective.

27  La phrase suivante illustre le  rôle mémoriel du personnage : « Como si jugasen así con nuestra memoria como con nuestra imaginación, las personas y las cosas del pasado nos desafiaban a situarlas en el presente sin olvidar que tuvieron un pasado y tendrían un porvenir aunque éste, al cabo, sólo fuese el del recuerdo reencarnado, otra vez, en el presente. » (Fuentes, Carlos, op. cit., p. 582)

28 Ibid., p. 18.

29 Ibid., p. 596.

30 Cf. Paz, Octavio, op. cit., p. 38.

31  Poniatowska, Elena, op. cit., p. 170.

32  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 549.

33 Cf. Paz, Octavio, op. cit., p. 36 : « la cárcel de palabras y conceptos en que el gobierno se ha encerrado, todas esas fórmulas en las que ya nadie cree ».

34  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 552.

35 Ibid., p. 554.

36 Ibid., p. 556.

37 Cf. ibid., p. 550-552.

38  Ibid., p. 549.

39  Il s’agit de la quarante-troisième photographie de La noche deTlatelolco, qui partage sa terrible légende avec celle qui suit et qui représente le corps d’un enfant mort : « ¿ Quién ordenó esto ? ¿ Quién pudo ordenar esto ? Esto es un crimen. »

40  Fuentes, Carlos, op. cit., p. 556.

41 Ibid., p. 550.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-José Hanaï, « Le massacre de Tlatelolco (Mexique, 1968) : paroles et images des victimes », Amerika [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 11 octobre 2010, consulté le 05 mars 2014. URL : http://amerika.revues.org/1011 ; DOI : 10.4000/amerika.1011

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Auteur

Marie-José Hanaï

Maître de Conférences, Université de Rouen, ERIAC, marie-jose.hanai@univ-rouen.fr

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