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Une visite au cimetière arménien d’Addis Abeba. Éléments pour la connaissance d’une diaspora et de ses pratiques funéraires en Éthiopie.
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Le commun des mortels et la mort dans l’Éthiopie chrétienne

Une visite au cimetière arménien d’Addis Abeba. Éléments pour la connaissance d’une diaspora et de ses pratiques funéraires en Éthiopie.

A visit to the Armenian cemetery in Addis Ababa: Information about a diaspora and its funeral practices in Ethiopia
Boris Adjemian

Résumés

L’étude de leurs lieux d’inhumation à Addis Abeba permet de réfléchir au caractère et à l’évolution de la présence des immigrants arméniens et de leurs descendants en Éthiopie au xxe siècle. Le cimetière international de Gulēlē est un héritage de la progression rapide du nombre des étrangers dans le pays à partir du règne de Ménélik II. Sa création pose la question de la manière dont étaient perçus les étrangers en Éthiopie à cette époque. Les pratiques funéraires des immigrants arméniens et de leurs descendants traduisent la réalité difficile à saisir d’individus considérés comme relativement proches des Éthiopiens mais qui ont persisté à s’en distinguer en se rangeant parmi les étrangers dans l’au-delà. Lieu qui marque le mieux l’ancienne présence arménienne en Éthiopie, le cimetière possède aussi une valeur patrimoniale pour les derniers descendants de l’immigration arménienne demeurés sur place. Son étude permet de restituer une part de leur histoire.

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Notes de l'auteur

Cet article a été rédigé en 2004 à la suite d’un séminaire sur la mort et les funérailles en Éthiopie qui s’était tenu l’année précédente. Il ne reflète donc pas les questionnements et la nouvelle approche qui ont depuis guidé mes recherches sur la présence arménienne en Éthiopie (se reporter à ma thèse citée en fin d’article). Il s’appuie en particulier sur des données collectées dans les cimetières arméniens d’Addis Abeba en août 2002 qui, pour des raisons évidentes, sont aujourd’hui incomplètes.

Texte intégral

1À quelques kilomètres au nord-ouest du centre historique d’Addis Abeba se dressent les murs qui renferment l’unique cimetière arménien de l’Éthiopie. Le visiteur y pénètre par un grand portail, si toutefois il n’a pas été renversé par l’un des ânes qui peuplent la chaussée, une fois jeté à bas du taxi, et s’il a couru assez vite pour échapper aux escouades d’enfants qui le raillent et lui réclament une pièce d’une main, tandis qu’ils affolent de l’autre leurs brebis à l’aide d’un bâton. Les grilles qui se referment sur son passage sont alors pour lui une vraie délivrance et le protègent, comme par enchantement, de l’agitation du dehors. À l’intérieur de l’enceinte, il prend connaissance d’un vaste espace planté de milliers de croix. L’ensemble, avec ses hauts arbres et ses broussailles parasites d’où surgissent de temps à autre des caveaux monumentaux et des croix joliment ouvragées, ne manque pas de charme. Il n’est pas sans rappeler, quoique avec moins d’harmonie dans la décoration et de rigueur dans son entretien, le beau cimetière italien d’Asmara, en Érythrée, et ses carrés juif, grec ou anglais. Ainsi lorsqu’ils viennent se recueillir sur la tombe d’un aïeul, les visiteurs ont parfois bien du mal à en retrouver la stèle, enfouie sous une épaisse végétation, ou à en lire l’épitaphe érodée par cent saisons des pluies.

2Le souvenir des morts est ici rappelé dans toutes les langues et toutes les écritures, de l’amharique à l’arménien, en passant par le grec, l’italien, le français, l’anglais, etc., et ce cosmopolitisme se traduit souvent par les inscriptions bigarrées que porte une même pierre tombale. Mais, au sein de ce vaste complexe funéraire, chaque peuple semble avoir délimité un espace réservé à ses propres morts, à la mesure de la place qui est ou fut la sienne. Des allées plus ou moins bien entretenues quadrillent ainsi le grand cimetière en quartiers inégaux, à la manière des frontières sur les cartes politiques : tel quartier est dévolu aux tombes italiennes, tel autre aux grecques, tels encore aux ressortissants des diverses nations européennes, aux sépultures des soldats britanniques tués dans la campagne de 1941, à celles des Éthiopiens catholiques, aux tombes des Arméniens.

3Avec un total de 495 sépultures séparées en deux groupes distincts, Gulēlē est le lieu d’Addis Abeba où l’ancienne présence arménienne s’affirme avec le plus d’évidence. Là seulement les Arméniens semblent avoir gardé l’importance numérique qui était autrefois la leur, et le premier adolescent venu peut vous indiquer sans peine le coin où reposent les Arman, alors que pour l’habitant d’Addis Abeba aujourd’hui ce mot ne signifie plus rien ou presque. Des artisans éthiopiens continuent à y graver en caractères arméniens les noms de personnes décédées, et ce assez régulièrement étant donné le vieillissement prononcé de ce qui reste de leurs descendants : une petite centaine de personnes se déclarant d’origine arménienne. Étrange communauté dont les morts sont ainsi cinq à six fois plus nombreux que les vivants à séjourner encore de nos jours en Éthiopie. C’est que le cimetière, dont la création fut l’un des premiers actes de portée communautaire des Arméniens qui résidaient en Éthiopie depuis les années 1880-1890, est devenu par la force des choses, suite à la quasi-disparition de cette communauté après la révolution marxiste de 1974, le vestige le plus évident de son histoire. Jusqu’où peut-il suppléer, dans la connaissance de ce passé, la rareté des sources et l’extinction des derniers grands témoins ?

Nécessité et usages sociaux d’un cimetière arménien en Éthiopie au vingtième siècle

  • 1  H. Patapan, 1930, p. 261. P. Mérab, 1922, t. II, p. 202.

4En 1912, les diverses légations européennes et colonies étrangères s’entendirent pour organiser une cotisation générale destinée à la création d’un cimetière au lieu-dit Gulēlē, sur la route d’Addis Alem, cimetière qui fut ouvert dès l’année 1913. Les Arméniens, qui venaient de se doter deux années auparavant d’un comité national de sept membres élus, y délimitèrent leur concession collective accordée par le gouvernement impérial pour quatre-vingt-dix-neuf ans1. Les légations française, italienne, britannique et allemande assurèrent annuellement et à tour de rôle la gestion du cimetière.

  • 2  Voir notamment G. Montandon, 1913, p. 22, p. 372-373 ; P. Mérab, 1922, t. II, p. 240-241, et A. An (...)
  • 3  Ministère des Affaires étrangères (MAE), Nouvelle Série (NS), Éthiopie 62, « Protection des Ottoma (...)

5S’agissant d’expliquer l’ouverture à ce moment précis d’un cimetière international, il n’est pas inutile de rappeler que les dernières années du règne de Ménélik II (« officiellement » décédé le 12 décembre 1913) avaient été émaillées de nombreuses rumeurs relatives à l’agonie de l’empereur et aux signes « avant-coureurs », ou interprétés comme tels, de sa mort2. Le climat chez les Européens était à la défiance et beaucoup, y compris parmi les diplomates qui faisaient fortifier et armer leur légation, redoutaient les violences et les spoliations dont les étrangers risquaient de faire les frais dès l’annonce que Ménélik ne serait plus là pour protéger leurs biens, leurs privilèges et leurs personnes3. La délimitation d’un terrain spécifiquement réservé aux étrangers et sa reconnaissance par le gouvernement éthiopien allaient donc dans le sens de la recherche de garanties sur l’avenir des diverses communautés établies dans le pays.

6Une autre circonstance à prendre en compte est l’avancée des travaux du chemin de fer franco-éthiopien qui avait entraîné en 1902 l’éclosion d’une « Nouvelle Harar » à Diré Dawa et favorisait la venue de nouveaux immigrants jusqu’à Addis Abeba. Cependant, s’il est indéniable que le nombre global des étrangers résidant à Addis Abeba allait croissant au début du xxe siècle, celui-ci exigeait-il que chacune des communautés présentes, et particulièrement la petite colonie arménienne, possède ainsi son propre lieu d’inhumation ?

  • 4  Voir notamment O. Collat, 1905, p. 500. Également H. Henin, 1907 p. 71-180.
  • 5  C’est ce qui ressort de la comparaison entre l’effectif annoncé par Paul Mérab pour l’année 1909 ( (...)

7On ne dispose d’aucune source arménienne permettant d’établir l’effectif global de la communauté arménienne dans cette période ancienne de son histoire. Les divers témoignages écrits européens de l’époque assènent des chiffres souvent contradictoires sur la taille de chaque communauté étrangère, et dont on ne sait trop comment ils ont été estimés4. Mais, en dépit de ces incertitudes, il semble qu’on puisse affirmer au moins deux choses : d’une part, le nombre des étrangers (Occidentaux, Grecs, Arméniens, Indiens et Arabes compris) en Éthiopie, où la plupart résidaient dans les trois ou quatre plus grandes villes du pays, était franchement modeste ; d’autre part la prépondérance des Indiens, des Grecs et des Arméniens dans la population étrangère présente en Éthiopie, déjà perceptible à la fin du xixe siècle, quand ils avaient implanté et fait prospérer leurs négoces à Harar, était confirmée à la fin du règne de Ménélik. Quant aux Arméniens, leur nombre à Addis Abeba devait avoisiner les 150 individus (femmes et enfants compris) vers 19105. La population comptait, il est vrai, ses vieillards, hommes implantés en Éthiopie depuis les années 1880 ou veuves immigrées dans le pays après les massacres de 1895-1896 en Turquie. Mais la majeure partie de cette population était vraisemblablement composée d’hommes et de femmes jeunes, sinon dans la force de l’âge, ainsi que de leurs enfants. Si les contours démographiques présumés de la communauté ne semblent pas avoir pu justifier à eux seuls la création d’un cimetière arménien, alors comment expliquer que le besoin s’en soit tout de même fait ressentir ?

  • 6  Né à Harar en 1904, décédé à Addis Abeba le 25 juillet 2000. Entretien du 19 mai 2000 à Addis Abeb (...)
  • 7  L. De Castro, 1909, p. 409-442 et 1915, t. I, p. 218-219, p. 237-238 ; A. Annaratone, 1914, p. 151 (...)
  • 8  P. Mérab, 1922, t. II, p. 135-136.

8Pour les étrangers de la capitale, le besoin de posséder leur propre cimetière s’expliquait tout d’abord par la volonté de donner un cadre digne et préservé aux sépultures de leurs morts. Il n’existait en effet pas de règle pour l’inhumation des non-Éthiopiens, ni de cimetières proprement dits, au sens où l’on entend ce terme en Europe, c’est-à-dire des espaces réservés au strict repos des âmes et préservés de l’agitation du monde des vivants par une enceinte : « Avant 1913 on ensevelissait n’importe où », affirmait Avédis Terzian6, se référant ainsi à la période qui précéda la création du cimetière de Gulēlē. Les Arméniens enterraient les leurs selon l’usage local, c’est-à-dire dans la cour extérieure de l’église du quartier dans lequel ils résidaient. La majorité des Arméniens habitaient alors l’Arada et le quartier arménien, identifié comme tel par plusieurs auteurs et sur une carte italienne du début du xxe siècle entre les propriétés du rās Makonnen et celle de l’abuna Mātēwos7. En conséquence, les églises auprès desquelles étaient enterrés des Arméniens étaient essentiellement celles de Saint-Georges (Giyorgis) et de Trinité (Śellāsē). La famille Terzian, par exemple, qui vivait dans le quartier de l’Arada, était naturellement liée à l’église Giyorgis. Garabed Terzian, un oncle d’Avédis, ainsi que son grand frère Yervant, mort en bas âge vers 1903 ou 1904, reposèrent dans l’enclos de l’église Saint-Georges. Celui-ci étant trop étroit pour abriter les dépouilles de tous les défunts du quartier, un grand cimetière éthiopien s’aggloméra spontanément par la suite à l’extérieur de ses murs. C’est là que, dans un premier temps, les époux Vartouhi et Sarkis Terzian, les parents d’Avédis respectivement décédés en 1913 et 1915, furent inhumés. Les parents des défunts ne pouvaient cependant s’assurer de la préservation des sépultures de leurs proches, ainsi que le laisse comprendre la remarque d’un auteur contemporain : « La nouvelle basilique Saint-Georges […] est construite sur l’emplacement d’une église de même nom autour de laquelle se trouvait le grand cimetière de la ville, qui est désaffecté peu à peu pour passer aux mains des Indiens qui le profanent en y construisant des magasins et des maisons de rapport8. » On constate que le grand cimetière de la ville qui encerclait les murs de l’église était déjà en voie de disparaître avant même la reconstruction et la transformation de l’ancienne église en l’actuel lieu de culte qui domine la place Ménélik. C’est probablement au cours des travaux que les pierres tombales qui se trouvaient à l’intérieur de l’enclos de Saint-Georges furent retournées et dispersées, voire réutilisées. On comprend aisément que le conseil fraîchement créé de la communauté arménienne n’ait pu se satisfaire d’une situation qui n’offrait aucune garantie de pérennité ou de respect des monuments funéraires. Or justement, la localisation du cimetière européen de Gulēlē, très excentrée par rapport à la ville telle qu’elle se présentait alors, était conforme à ce souci de quiétude : situé non loin des terrains ayant anciennement appartenu au neguś Takla Hāymānot, il n’était pas alors compris dans les zones urbanisées d’une capitale encore en pleine construction.

  • 9  P. Mérab, 1922, t. II, p. 108.
  • 10  P. Mérab, 1922, t. II, p. 108 ; A. J. Ghanotakis, 1979, p. 35-36, p. 44.

9À dire vrai, ni la question du nombre ni le souci de quiétude ne semblent pleinement satisfaisants pour expliquer l’inhumation à Gulēlē, dans ce qu’on appelait l’European cemetery. D’autres facteurs, beaucoup plus subjectifs, entrent manifestement en compte, tels que l’affirmation d’une identité nationale ou religieuse et la tentation du repli sur soi. Les Éthiopiens de confession catholique d’Addis Abeba enterrent aujourd’hui leurs morts à Gulēlē, sans qu’il soit évident d’affirmer si cette habitude résulte d’une volonté de se démarquer du commun de leurs compatriotes en se rapprochant des Européens, ou bien d’un ostracisme dont ils seraient victimes de la part des Abyssins monophysites. Aux yeux de l’Église éthiopienne traditionnelle, catholiques et protestants ne sont-ils pas considérés, comme hérétiques, avec autant sinon plus de défiance que les musulmans ? À l’inverse, les Arméniens, dont l’appartenance religieuse les rapprochait de leurs coreligionnaires abyssins, ne devaient en théorie pas voir d’obstacle à enterrer leurs morts en terre consacrée par l’Église éthiopienne. Ne pouvait-on pas assimiler ces gens, pour la plupart de confession « grégorienne », aux adeptes des autres Églises orientales ? : « S’ils m’en croyaient, ils iraient simplement aux offices abyssins, car ils sont, sans le savoir du reste, purement et simplement monophysites comme les coptes, les Syriens jacobites et les Éthiopiens9. » Contrairement aux Grecs en effet, les Arméniens ne disposaient encore au début des années 1920 ni d’une église ni d’un prêtre de leur nation établi à demeure à Addis Abeba10. Ceci les conduisait à confier l’administration des sacrements ainsi que la conduite des funérailles à des intervenants extérieurs à leur communauté :

  • 11  H. Patapan, 1930, p. 202 ; voir aussi A. J. Ghanotakis, 1979, p. 59.

Jusqu’au 15 août 1923, c’est-à-dire avant la fondation dans ce lieu de l’église arménienne et la présence du prêtre arménien, les cérémonies de mariage des Arméniens ainsi que tous les sacrements de l’église, le baptême, l’enterrement, etc., étaient réalisés par des prêtres abyssins, par l’abuna, par les honorables missionnaires protestants suédois du Tigré, par les pères lazaristes catholiques et les prêtres grecs orthodoxes11.

10Toutefois, assister à une messe ou faire baptiser son nouveau-né dans une église éthiopienne ne revêtait pas la même charge émotionnelle qu’enterrer un proche, ni ne soulevait les mêmes problèmes. Bien qu’elle puisse paraître a priori naturelle, logique et, somme toute, commode, la délégation de la conduite des funérailles d’un membre de la communauté arménienne à des prêtres éthiopiens aux prescriptions desquels ils devaient se conformer ne manquait pas d’engendrer des complications, dans la pratique, pour les parents et les amis du défunt :

  • 12  Avédis Terzian, 19 mai 2000.

On avait une chose tout à fait comique. Lorsqu’on portait le cercueil pour l’ensevelir, le prêtre éthiopien demandait : “Quel est le nom du défunt ?” Mon père avait un mécanicien qui s’appelait Arsène. Arsène est mort. Alors ils disent : “Le nom, Arsène.” Les prêtres disent : “Il n’y a pas de chrétien [qui se nomme] Arsène. Nous n’acceptons pas.” Arsène n’est pas un nom de la Bible. Les prêtres éthiopiens exigeaient des noms chrétiens. Quelquefois on donnait un nom artificiellement. Dans le cas d’Arsène on a peut-être donné “Jacques” ou “Jacob”. Parce que ça provient de la Bible. Ils acceptent ça. Alors beaucoup de ces vieux sont ensevelis sous des noms combinés12.

  • 13  H. Patapan, 1930, p. 261.

11Cette situation de dépendance à l’égard du clergé éthiopien, seul habilité à permettre l’ensevelissement des corps auprès des églises dont il avait la charge, devait prendre fin – du moins à Addis Abeba – avec la création du cimetière européen de Gulēlē. La création d’un cimetière communautaire satisfaisait l’exigence de respectabilité accolée à l’idée même de lieu d’inhumation et, du même coup, permettait de s’affranchir des problèmes soulevés par les cérémonies de funérailles jusqu’alors effectuées en terre consacrée par l’Église éthiopienne. D’après un témoin contemporain, le premier Arménien inhumé à Gulēlē fut Hagop Knadjian, décédé le 15 mai 1914 et enterré le 1613. Cette antériorité est confirmée par l’emplacement de sa tombe, qui se trouve à l’entrée de la première des douze rangées que compte le plus ancien des deux cimetières arméniens compris dans le complexe funéraire de Gulēlē. Quatre tombes portent des dates de décès antérieures ou égales à celle-ci, soit 1908, 1909, 1912 et 1914, mais leur disposition dans des rangées plus lointaines et, pour les trois premières, le fait qu’elles indiquent une date antérieure à l’ouverture du cimetière laissent présumer que les dépouilles qu’elles recouvrent furent transférées d’un lieu d’inhumation initial – à l’instar de celles des époux Terzian, déplacées dans le carré arménien de Gulēlē quelque temps après sa création et qui reposent aujourd’hui dans le caveau familial. Mais de la majorité des autres Arméniens d’Addis Abeba décédés avant 1913 et enterrés près des diverses églises éthiopiennes de la capitale, il ne reste rien.

12Dans les années 1920, la communauté arménienne, s’étant ainsi ménagé son petit home sweet home funèbre, acheva de renforcer la cohésion spirituelle de ses membres par le biais de l’administration des sacrements. On remarquera au passage que la création du cimetière constituait, sitôt après l’élection d’un comité de notables, la première étape dans la construction communautaire, à une époque où la colonie arménienne d’Éthiopie ne disposait encore d’aucune des structures ou des piliers qui allaient lui permettre de fonder, à proprement parler, une communauté : l’école, l’église, les associations de bienfaisance, le club, etc. Le cimetière arménien de Gulēlē avait vocation à servir le repos des âmes et le souvenir de la totalité des individus qui se sentaient affiliés à ce groupe, à telle enseigne que l’inhumation sur ce même terrain des anciennes épouses éthiopiennes réaffirmait leur adoption complète et indélébile par la communauté. Pour tous les Arméniens d’Éthiopie, le lien communautaire s’exprimait de telle sorte, sous un vernis religieux, quoique avec une dimension nationale évidente, du berceau à la tombe. À partir de 1923 en effet, le prêtre arménien Hovhannès Guévhérian s’installa à Addis Abeba où il commença à officier dans le premier lieu de culte que se donna la communauté, la chapelle Sourp Asdouadzadzin (Sainte-Mère-de-Dieu). Trois registres, le premier affecté aux naissances et aux baptêmes, le deuxième aux fiançailles et aux mariages, le troisième enfin aux décès, furent dès lors tenus régulièrement. Le dernier registre nous apporte aujourd’hui quelques indices sur les pratiques funéraires de l’époque. On constate tout d’abord que, en dépit de l’existence d’un cimetière communautaire, on continua quelquefois à inhumer les corps dans des cimetières abyssins, comme ce fut le cas le 10 août 1929 pour un enfant mort en bas âge, de père arménien et de mère éthiopienne. D’autre part, le recours à des prêtres éthiopiens ne cessa pas complètement après 1923, loin s’en faut, même lorsqu’il s’agissait d’enterrer le défunt à Gulēlē.

  • 14  Décédé le 1er février 1957, il fut enterré par l’archevêque Mampré Sirounian, venu spécialement du (...)

13Le premier prêtre de la communauté, Hovhannès Guévhérian, présida à toutes les funérailles ayant eu lieu de 1925 à décembre 1956. Après son décès14, plusieurs prêtres arméniens se succédèrent à sa place mais aucun n’égala sa longévité en Éthiopie. Dans les périodes de vacance occasionnées par le départ ou le décès d’un prêtre et la prise de fonction de son remplaçant, il arrivait fréquemment qu’on ait recours à des prêtres extérieurs à la communauté. Cela fut manifestement le cas pour Vartouhi Kassabian et Vahan Pogharian, enterrés respectivement les 14 et 16 juillet 1957 à Gulēlē par un prêtre grec. Le même cas se reproduisit par deux fois en 1959, après le départ du prêtre arménien Zaven Arzoumanian. Ce fut encore un prêtre grec qui assura deux enterrements successifs à Gulēlē le 29 mars et le 7 avril 1971, en raison sans doute d’un empêchement momentané pour le prêtre arménien qui officiait à cette époque, Chnorhik Kasbarian. En revanche, si Ménagar Zamanian et Kévork Mélikian furent inhumés à Gulēlē par les soins d’un prêtre grec (respectivement les 18 août 1971 et 10 décembre 1973), ce fut, dans le premier cas, entre le départ du prêtre arménien Zaven Tchintchinian et l’arrivée de son remplaçant Torkom Guéovlanian, et, dans le cas suivant, entre le départ de ce dernier et l’entrée en fonction du nouveau prêtre Zareh Basmadjian.

  • 15  Le registre des décès de l’église arménienne signale aussi quelques cas d’Arméniens inhumés en pré (...)

14D’autres Arméniens furent enterrés à Gulēlē par un prêtre éthiopien, dans les mêmes circonstances liées à l’absence momentanée d’un prêtre arménien. Ce fut le cas notamment de Simon Kazandjian le 5 décembre 1961, de Hovhannes Missakian le 22 juillet 1962 et de Garabed Hakalmazian le 16 novembre 1970. De ces divers exemples, il ressort que, lorsque le besoin s’en fit ressentir, on eut recours exclusivement à des prêtres éthiopiens ou grecs15. Ainsi, entre le 16 avril 1975 (dernières funérailles assurées par le prêtre Zareh Basmadjian) et le 29 décembre de la même année (premières funérailles effectuées sous la conduite du prêtre Vahan Topalian), on s’en remit par quatre fois à un prêtre éthiopien et par deux fois à un prêtre grec pour enterrer les six membres de la communauté disparus dans cet intervalle. En louant les services de l’Église grecque, les Arméniens confortaient la proximité, qu’ils entretenaient également par les baptêmes et les mariages, à l’égard d’une communauté d’origine méditerranéenne avec laquelle ils se sentaient proches et étaient, à tort ou à raison, souvent comparés. En confiant l’organisation des funérailles à un membre du clergé éthiopien, les Arméniens mettaient en avant le lien religieux qui les unissait à la population chrétienne indigène, et pourquoi pas un lien sentimental voire patriotique, comme dans le cas de Garabed Hakalmazian, dont on se souvient qu’il fut l’un des Quarante Orphelins « adoptés » par le rās Tafari en 1924 à Jérusalem pour former la très fameuse fanfare royale, et qu’il dirigea lui-même dans les années 1930 l’orchestre éthiopien de la municipalité. Peut-être doit-on lire encore la trace de ce sentiment d’être éthiopien dans le fait que Mouchegh Terzian (né à Harar en 1905) puis Garabed Atamian furent inhumés à Gulēlē sous la conduite d’un prêtre éthiopien respectivement en 1965 et 1969, alors que le prêtre arménien Gorioun Manouélian (août 1962-octobre 1970) officiait régulièrement et sans autre interruption à cette époque-là.

15La création du cimetière de Gulēlē répondit en son temps aux vives préoccupations qui traversaient le petit monde des étrangers d’Addis Abeba. L’importance sociale acquise au fil du temps par ce cimetière est indéniable pour certaines communautés, au nombre desquelles figurent les Arméniens mais aussi, on l’a vu, une mince frange de la population éthiopienne de la capitale. Son existence influe sur l’évolution des pratiques funéraires des Arméniens résidant en Éthiopie au xxe siècle, à tel point que leurs descendants ne sauraient imaginer la continuation de la communauté sans son cimetière. Mais alors que la communauté s’est réduite à peau de chagrin, la valeur que revêt ce lieu aujourd’hui est moins religieuse ou sociale que patrimoniale. On peut en effet lire l’ensemble constitué par les sépultures arméniennes de Gulēlē à la manière d’un document historique.

Des tombes pas si muettes… Inscriptions funéraires, approche quantitative et histoire de l’immigration arménienne en Éthiopie

16Par sa composition dans l’espace, par les étapes de sa construction et par son contenu, le cimetière de Gulēlē est une source à part entière de l’histoire de la communauté arménienne.

17Il faut, à proprement parler, distinguer deux cimetières à l’intérieur de l’enceinte de Gulēlē. Le premier, situé à la gauche même du portail principal, est le « cimetière des Arméniens de Gulēlē », créé, comme il a été dit plus haut, en 1913. Il contenait 264 tombes en août 2002 mais il passait déjà pour être bientôt complet à la fin des années 1950, avec plus de 200 sépultures. En 1961, la communauté fit ouvrir un second cimetière sur un terrain de 2 500 mètres carrés situé non loin du premier : le « cimetière des Arméniens Saint-Jacques de Gulēlē » ou « nouveau cimetière des Arméniens », ainsi nommé en l’honneur de Hagop (ou Jacques) Baghdassarian, ancien orfèvre de la cour impériale, qui avait légué par testament le terrain à la communauté. Un espace supplémentaire réservé aux sépultures arméniennes et clos par une enceinte fut ainsi aménagé à l’intérieur du complexe de Gulēlē. Ce second cimetière comptait 231 tombes en août 2002. Au vu de la taille de la communauté au début des années 1960, qui atteignait plus d’un millier de personnes dont bon nombre n’aspiraient à rien de mieux que finir paisiblement leurs jours dans le pays, l’ouverture d’un second cimetière apparaissait comme un expédient indispensable mais pas comme une solution définitive au problème posé : il faudrait probablement avoir recours un jour à d’autres terrains. Toutefois, l’exode des Arméniens d’Éthiopie, engendré à la fin des années 1970 par la nationalisation de leurs propriétés, fit fondre l’effectif de la communauté, si bien que, pour reprendre les paroles d’Avédis Terzian, les places encore disponibles dans le second cimetière seront bien suffisantes pour inhumer ce qui reste de la communauté aujourd’hui.

18Le même constat est aisément fait pour qui jette un œil par-dessus la clôture qui sépare les tombes grecques du reste du cimetière de Gulēlē, et, sans risque de digression, on peut y voir comme le reflet de l’histoire du cimetière des Arméniens. Le cimetière grec d’Addis Abeba est situé sur un terrain unique mais plus étendu que celui des deux cimetières arméniens réunis. Il forme un vaste rectangle divisé en deux moitiés égales par une longue allée rectiligne. D’un côté de l’allée, l’espace est occupé quasi complètement par plus de 700 pierres tombales. De l’autre côté, il n’y a qu’une grande pelouse sous laquelle la terre n’a visiblement pas été creusée. La communauté hellène avait sans doute été plus prévoyante que les Arméniens, en acquérant un terrain suffisamment vaste pour servir au repos de plusieurs générations de ses membres. Il est vrai que les Grecs étaient déjà plus nombreux que les Arméniens et la construction précoce de diverses chapelles grecques en Éthiopie suggère que leur communauté était aussi plus riche. La surface de son cimetière laisse aujourd’hui le sentiment qu’elle avait vu trop grand, incapable qu’elle était d’anticiper la venue de la révolution éthiopienne et sa propre fin.

19On le voit, l’histoire d’un cimetière peut être à l’image de celle de ses occupants. Cependant, plus que ces remarques préliminaires, ce sont les inscriptions funéraires qui nous réservent le plus d’enseignements sur l’histoire de la communauté arménienne. Contrairement aux tombes des cimetières chrétiens éthiopiens traditionnellement vierges d’inscriptions (du moins lorsqu’il s’agit d’enterrer le tout-venant), les sépultures de Gulēlē sont en effet plus bavardes que ne le laisserait supposer le silence des lieux. On n’y trouve rien d’original, mais les renseignements usuellement portés à la connaissance des visiteurs d’un cimetière. Des patronymes et des prénoms d’abord, parfois un nom de jeune fille. Des noms de lieux ensuite, lieu de naissance et lieu du décès, parfois seulement l’un ou l’autre, quelquefois juste un toponyme sans que l’inscription permette d’affirmer s’il s’agit du lieu de naissance ou du lieu de décès, ou bien encore des deux. Des dates le plus souvent, précisées au jour et au mois près ou qui se bornent à l’année. Ce sont essentiellement ces inscriptions qui font du cimetière une source à part entière de l’histoire des Arméniens d’Éthiopie. On trouve en outre quelques portraits photographiques et, dans de rares cas, l’épitaphe rappelle la profession et la notoriété du défunt – encore s’agit-il alors des tombes de personnages célèbres de la communauté, et le cimetière ne fait que répéter ce que l’on sait par ailleurs –, comme par exemple pour Bédros Boyadjian (1868-1928), « Photographe de la cour impériale d’Éthiopie », pour ses enfants Haygaz (idem), Torkom (idem) et Dikranouhi (« Artiste portraitiste »), pour le grand musicien Nersès Nalbandian (1915-1977) ou encore pour le colonel Khosroff Boghossian (1904-1970)…

20Au-delà de l’aspect qualitatif de tels renseignements, les données inscrites sur les pierres tombales constituent l’un des rares corpus de sources à notre disposition qui puisse être abordé avec quelque intérêt sous l’angle quantitatif. Elles complètent celles des registres de l’église, avec lesquelles il est utile de les croiser. Les autres sources en effet ne livrent quasiment jamais de données chiffrées, ou alors – la question de l’estimation du nombre des Arméniens en fait foi – de manière évasive et discutable. Sans minimiser leur valeur, force est d’admettre que les témoignages oraux ou écrits, qu’ils soient arméniens ou européens, sont généralement incapables d’une telle précision. À la manière des photographies anciennes que l’on retrouve, éparses, dans les fonds de tiroirs des familles arméniennes d’Addis Abeba et d’ailleurs, ils n’apportent le plus souvent qu’un éclairage personnel ou anecdotique sur l’histoire de la communauté. Quand – rarement – ils prennent de la hauteur pour noter une évolution globale de la communauté à certain moment de son histoire, ils restent malheureusement vagues et imprécis. Dans quelle mesure les inscriptions funéraires du cimetière arménien de Gulēlē peuvent-elles nous aider à comprendre aujourd’hui ce que les témoins d’hier, parce qu’ils se bornaient à exprimer un point de vue ou parce qu’ils ne possédaient pas la précision requise, n’ont pas su nous dire ?

21Les inscriptions des pierres tombales forment un ensemble hétérogène et lacunaire dont il importe de cerner les faiblesses et d’uniformiser les données avant toute exploitation. Il serait illusoire de chercher à obtenir par leur entremise des estimations abouties, le nombre des Arméniens ayant résidé en Éthiopie ou son évolution par exemple, car ces tombes et leurs épitaphes ne donnent pas une vue d’ensemble de la communauté. Par nature en effet, le cimetière ne contient que les noms de ceux des Arméniens d’Éthiopie qui sont morts. Sa localisation induit qu’il abrite essentiellement les dépouilles de ceux qui sont décédés à Addis Abeba. Là encore, il est incomplet puisque la majorité des personnes décédées avant 1913, date de la création du cimetière, en sont absentes, de même que toutes celles qui, bien qu’ayant vécu et étant souvent même nées en Éthiopie, sont mortes à l’étranger après l’exil consécutif à la révolution éthiopienne de 1974. Par ailleurs, s’il arriva quelquefois qu’une personne décédée dans une autre localité repose néanmoins au cimetière arménien d’Addis Abeba, comme ce fut le cas de Kathlin Behesnilian, décédée le 12 octobre 1943 à Diré Dawa et enterrée le 15 octobre à Gulēlē, ou encore d’Avédis Sevadjian, mort le 3 novembre 1948 à Harar et inhumé à Gulēlē le 5 novembre, la règle semble plutôt avoir penché en faveur de l’inhumation sur le lieu du trépas. Ainsi, bien qu’il ne les recense visiblement pas de manière exhaustive, le registre des décès de l’église arménienne d’Addis Abeba cite une douzaine de personnes enterrées dans des villes comme Diré Dawa et Djibouti dans les années 1920-1930, époque à laquelle l’ensemble des familles arméniennes ne s’étaient pas encore transplantées dans la capitale de l’Éthiopie. Dans de rares cas, le prêtre Hovhannes Guévhérian se rendit à Diré Dawa pour les funérailles, comme le 9 octobre 1938. Les Arméniens étaient enterrés dans le petit cimetière qui jouxta un temps la chapelle Saint-Minas de cette ville. Il faut encore noter l’absence au cimetière arménien de Gulēlē des quelques personnes enterrées à leur demande à l’intérieur de l’église Sourp Kevork d’Addis Abeba, inaugurée en 1935.

22Le cimetière ne peut donc, tel quel, fournir aucun chiffre global et définitif concernant la population arménienne en Éthiopie. Seule, à la rigueur, la recension année après année du nombre des enterrements pourrait contribuer à une réflexion sur l’évolution démographique de cette communauté. Ainsi, remarquer que, de 1908 à 1923, le nombre annuel des morts est toujours compris entre 0 et 2, puis qu’il s’élève indéniablement pour ne retomber à ce bas niveau que trois fois entre 1933 et 1986 ne relève pas de la mathématique supérieure. Dans cette seconde et longue période, le nombre des personnes enterrées chaque année au cimetière arménien de Gulēlē se situe plus couramment au-dessus de 5, atteignant même des maxima de 12 (1967), 11 (1970, 1971, 1981) et 10 (1952, 1973, 1979) à une époque à laquelle, selon divers témoignages, la communauté culminait aux environs de 1 200 individus. Bien sûr, les membres de la communauté décédés avant 1913 sont sûrement plus nombreux que ne le laisse penser le cimetière mais ils échappent à notre connaissance pour les raisons exposées plus haut.

  • 16  H. Patapan, 1930, p. 202.
  • 17  Il y a fort à parier que les tombes « manquantes » se trouvent pour une bonne part au sein de ce p (...)

23On compte 36 sépultures, dont deux caveaux, qui sont restés anonymes ou sur lesquels les noms ont été rendus illisibles. Sur les 459 tombes restantes, seules 443 disposent de la date de décès de la personne et 437 de la date de naissance. Les tombes sur lesquelles ces deux dates apparaissent sont au nombre de 435 ; 19 tombes sont sans date. Enfin, seules 245 tombes (un peu plus de la moitié du total) portent le lieu de naissance du défunt. Le nombre des tombes qui affichent les trois informations précitées (dates de naissance et de décès, lieu de naissance) s’élève à 238, dont 234 concernent des personnes nées avant 1941. Les lacunes de cette base de données, notamment en ce qui concerne les lieux de naissance des défunts, peuvent en partie être comblées à l’aide du registre des décès de l’église arménienne d’Addis Abeba qui donne souvent la date de naissance des intéressés ou, à défaut, leur âge au moment de la mort, et qui précise aussi dans un grand nombre de cas leur lieu de naissance. Le registre paraît parfois plus fiable que les données du cimetière elles-mêmes puisqu’il contient par exemple les noms de 34 personnes décédées entre 1923 et 1929, soit sensiblement le même nombre que celui mentionné par un auteur contemporain au sujet de la même période16, alors qu’on ne retrouve en revanche à Gulēlē que 15 tombes arméniennes érigées dans cet intervalle. De même, on peut lire mention dans le registre de 119 décès entre 1925 et 1941, quand le cimetière a seulement vu s’ajouter 69 tombes entre 1926 et 1941, compte non tenu des sépultures anonymes ou non identifiées évoquées plus haut17.

24Une fois comblées en partie les lacunes des deux cimetières à l’aide des informations du registre des décès, la confrontation est dès lors possible avec les autres sources dont nous disposons. On gagnerait à croiser les deux informations que l’on rencontre le plus souvent dans les épitaphes, à savoir les dates de naissance et les lieux de naissance des défunts : on dispose du lieu de naissance de 368 des 495 personnes qui reposent au cimetière ; pour 358 d’entre elles, on dispose également de leurs dates de naissance et de décès. Le cimetière nous permettrait ainsi de préciser et de chiffrer partiellement ce que les autres témoignages nous laissent entrevoir de l’histoire de l’immigration arménienne en Éthiopie.

  • 18  H. Patapan, 1930, p. 164 (pour cette citation et la suivante).
  • 19  MAE, NS Éthiopie 62, « Protection des sujets ottomans », Brice à Pichon, Addis Abeba, 17 septembre (...)

25Commençons par considérer la manière dont sont évoquées les phases successives de cette histoire dans ces sources. Pour Haïk Patapan, l’historiographe de la communauté, « il est possible de dire que la fondation de la colonie arménienne d’Éthiopie l’a été avec les Arabkertsi18 », c’est-à-dire les gens originaires d’Arabkir, une petite ville du vilayet de Kharpert (Harput), en Turquie, qui comptait environ 11 000 habitants en 1913. Patapan place cette première phase migratoire dans les années 1890, époque à laquelle les Arméniens résidaient essentiellement à Harar, en insistant sur son caractère pionnier. On dispose d’une liste de 87 sujets ottomans résidant à Addis Abeba, avec leurs noms (84 portent un patronyme arménien), profession et province d’origine, dressée en 1908 par le personnel de la légation de France en Éthiopie, soit plus de vingt ans après le début de l’immigration arménienne dans ce pays19. Bien que partielle car elle ne comprend que la population mâle adulte de la communauté, cette liste conforte le témoignage précité : 39 % des Arméniens qui y figurent venaient du vilayet de Kharpert, suivis par 19 % d’originaires de Constantinople. Les Arabkertsi étaient donc encore de loin les plus nombreux au sein de la petite communauté. « Mais à partir de la Constitution de 1908 et après la Grande Guerre, ajoute Patapan, la colonie arménienne s’est augmentée d’Arméniens exilés de divers lieux. » En 1909 en effet, les massacres d’Adana entraînèrent l’exode de nombreux Arméniens de Cilicie, au sud-est de la Turquie, précédant de quelques années seulement la Grande Catastrophe arménienne de 1915-1917.

26Les phases successives de l’immigration arménienne en Éthiopie se lisent dans les épitaphes des pierres tombales, grâce au croisement des dates et des lieux de naissance des défunts. Les 365 personnes d’origine arménienne enterrées à Gulēlē pour lesquelles on dispose de la date et du lieu de naissance se répartissent en 48 lieux de naissance distincts, ce qui constitue un émiettement remarquable des foyers d’émigration par rapport aux données évoquées précédemment. C’est parmi les Arméniens nés hors d’Éthiopie (270) que la diversification des origines apparaît de la manière la plus nette. Les natifs de Turquie sont les plus nombreux (251) et sont issus de 40 localités différentes, auxquels s’ajoute une vingtaine de personnes venues d’Alep en Syrie (7), d’Alexandrie et du Caire en Égypte (6), de Grèce et de Chypre (3), du Caucase (4 dont 2 d’Arménie et 1 du Nakhitchevan). Les natifs d’Arabkir (49) n’ont plus la même prééminence que celle observée au début du xxe siècle. Ils sont rejoints à égalité parfaite par les originaires d’Ayntab. En général, les Arméniens originaires du Nord du vilayet de Kharpert (localités de Kharpert, Arabkir, Palou, Agn), qui composaient sous le règne de Ménélik le noyau de la communauté arménienne d’Éthiopie, ne comptent que pour 16 % des Arméniens enterrés à Gulēlē (22 % de ceux nés hors d’Éthiopie). Ils sont supplantés par les originaires des localités méridionales situées sur les marches de la Syrie ottomane d’avant-guerre (Ayntab, Malatya, Biredjik, Adiyaman, Marache, Behesni), dont le nombre atteint 19 % du total des tombes (25,5 % des Arméniens nés hors d’Éthiopie), mais aussi par les originaires des villes de Turquie occidentale (Constantinople, Smyrne, Aslanbeg, Bardizag, Adapazar, Brousse, Eskichehir, Geyvé, Rodosdo), à 17 % du total, et plus de 23 % des Arméniens nés hors d’Éthiopie. Le cimetière montre encore que de nouveaux foyers d’émigration, comme la Cilicie (Adana, Deurtyol, Tarse, Sis, Musa Dagh, Svedia) et la Syrie (Alep, Beyrouth), peu ou pas représentés d’après la liste établie par la légation de France en 1908, ont fait leur apparition.

27Pour bien faire et rendre clairement compte d’une évolution, il faudrait rapporter les lieux de naissance des défunts aux années de naissance. Ainsi on constate aisément que, sur l’ensemble de ces 365 sépultures, la part des défunts nés en Éthiopie (91 au total), négligeable au début du siècle, est allée sans cesse croissant. Seuls 8 % des défunts nés entre 1890 et 1908 (13 personnes sur 156) étaient nés en Éthiopie. Sur ces 13 personnes, 4 sont natives de Harar, ce qui nous rappelle que cette ville était encore habitée par la majorité des Arméniens d’Éthiopie et par la quasi-totalité des femmes et des enfants de la communauté vers 1900. Sans doute les données du cimetière ne rendent ici qu’imparfaitement compte du poids de Harar dans la colonie arménienne de cette époque. Mais ces informations, bien que toujours partielles, font du moins apparaître sans ambiguïté les traits majeurs de l’évolution démographique. Point n’est besoin de disposer de données exhaustives pour constater que les naissances en Éthiopie se multiplièrent dans les années suivantes. L’année 1909, ce furent pas moins de neuf enfants qui naquirent au sein de la communauté. De 1909 à 1919, celle-ci s’enrichit d’au moins 32 naissances, dont 29 eurent lieu à Addis Abeba. Cela, en l’absence pour cette époque de tout registre des naissances, seul le cimetière pouvait nous l’apprendre. Un rapide survol des pierres tombales nous permet aussi de voir que les naissances en Éthiopie concernaient 48 % des défunts nés entre 1909 et 1919, et jusqu’à 85 % de ceux nés entre 1920 et 1943, quand cela n’était le cas d’aucun des 84 adultes en activité recensés par la légation de France en 1908. À la fin des années 1920, alors que la plupart des pionniers de la première heure étaient morts et enterrés, la communauté ne se développait plus tant par l’afflux de nouveaux immigrés que par la multiplication des naissances en son sein, accouchant ainsi d’une nouvelle génération plus fermement enracinée en Éthiopie et gommant au passage les querelles de clochers qui l’animaient jusqu’alors. La dernière personne née hors d’Éthiopie et enterrée à Gulēlē naquit à Alep en 1928 : à cette date, le flux de l’immigration arménienne se tarissait déjà et la communauté n’était pas loin d’atteindre son apogée démographique.

28Quel enseignement tirer de cette courte visite ? Le récit de la construction du cimetière arménien d’Addis Abeba tient lieu de chronique parallèle de la communauté et, au fil des tombes, le visiteur peut lire la succession des noms et des dates à la manière des listes d’annales du Moyen Âge. La date de naissance du cimetière correspond peu ou prou à l’entrée des Arméniens d’Éthiopie dans une seconde période de leur histoire : moment où, après la mort de Ménélik, convaincue par les massacres d’Adana de 1909 puis par ceux généralisés de 1915 que son exil serait définitif, la petite colonie songea à resserrer les liens de ses membres et à se transmuer en communauté pour mieux assurer les lendemains. Dans l’édification d’une communauté, la délimitation d’un espace pour les morts apparut fondamentale, passant bien avant celle de l’église et de l’école, autant pour les Arméniens que, semble-t-il, pour les autres populations étrangères, ce qui ne manque pas de soulever des questions rarement évoquées ouvertement : les Arméniens de France ressentent-ils la nécessité d’être enterrés ensemble, à l’écart des autres ? Pas plus que les Français d’Italie. Pourtant les Arméniens, qui ne furent certes pas les moins intégrés des étrangers en Éthiopie et qui, de surcroît, avaient la particularité d’être considérés comme des coreligionnaires par les chrétiens abyssins, n’ont pas souhaité se fondre complètement dans la population indigène d’Addis Abeba. Bien que se considérant très tôt comme des sujets du neguś puis comme des citoyens éthiopiens, apprenant la langue amharique et nouant des relations fortes à tous les niveaux de la société éthiopienne, ils ont préféré rester des étrangers outre-tombe. Pour une part donc, ce que nous apprend le cimetière sur les Arméniens ne diffère pas tellement des autres communautés étrangères. En revanche, l’analyse des inscriptions funéraires apporte des renseignements originaux sur l’évolution de la communauté et son histoire propre, comme le montre la recherche des grandes phases et des principaux foyers de l’émigration arménienne vers l’Éthiopie. Mais, pas plus qu’un autre document, le cimetière ne saurait suffire seul à retracer cette histoire : pour bien faire, on est vite amené à croiser les données lacunaires qu’il contient avec celles d’autres sources émanant, elles aussi, du sein de la communauté, telles que les témoignages oraux et, surtout, les registres de l’église. Pour finir, j’ajouterai que le cimetière souffre des mêmes problèmes de conservation que tout autre document historique. Bien que gravées dans la roche, les inscriptions funéraires ne sont pas éternelles, pas plus que les tombes elles-mêmes. Les concessions funéraires et la possession des terrains accordée au nom de la communauté par le gouvernement éthiopien le sont encore moins, dans un pays où l’attribution de la terre à des personnes privées est historiquement problématique. Si les actuels dirigeants de la communauté arménienne paraissent en mesure de négocier sans trop de difficultés le renouvellement de la concession obtenue en 1913, le cimetière ne « survivra » probablement pas longtemps à l’extinction prévisible de la communauté ou de la conscience communautaire qui l’anime sans discontinuer depuis des décennies.

Photographies

Premières rangées du vieux cimetière arménien de Gulēlē

Premières rangées du vieux cimetière arménien de Gulēlē

Photo Boris Adjemian, août 2002

Le caveau de la famille Terzian dans le vieux cimetière arménien

Le caveau de la famille Terzian dans le vieux cimetière arménien

Photo Boris Adjemian, août 2002

Vue générale du nouveau cimetière arménien, depuis l’entrée

Vue générale du nouveau cimetière arménien, depuis l’entrée

Photo Boris Adjemian, août 2002

Le nouveau cimetière arménien Saint-Jacques

Le nouveau cimetière arménien Saint-Jacques

Photo Boris Adjemian, août 2002

Tombe du colonel Khosrov Boghossian, né à Addis Abeba en 1904. Nouveau cimetière arménien Saint-Jacques

Tombe du colonel Khosrov Boghossian, né à Addis Abeba en 1904. Nouveau cimetière arménien Saint-Jacques

Photo Boris Adjemian, août 2002

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Bibliographie

Adjemian, B., 2011, Immigrants arméniens, représentations de l’étranger et construction du national en Éthiopie (xixe-xxe siècles) : sociohistoire d’un espace interstitiel de sociabilités, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales/Università degli Studi di Napoli « l’Orientale ».

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Notes

1  H. Patapan, 1930, p. 261. P. Mérab, 1922, t. II, p. 202.

2  Voir notamment G. Montandon, 1913, p. 22, p. 372-373 ; P. Mérab, 1922, t. II, p. 240-241, et A. Annaratone, 1914, p. 155. Voir également dans ce même dossier E. Sohier, 2011.

3  Ministère des Affaires étrangères (MAE), Nouvelle Série (NS), Éthiopie 62, « Protection des Ottomans en Abyssinie », Brice à Pichon, Addis Abeba, 10 février 1909 ; « A.s. de la population européenne », non signé, Addis Abeba, 14 novembre 1909.

4  Voir notamment O. Collat, 1905, p. 500. Également H. Henin, 1907 p. 71-180.

5  C’est ce qui ressort de la comparaison entre l’effectif annoncé par Paul Mérab pour l’année 1909 (P. Mérab, 1922, t. II, p. 104) et celui établi par le chef de la légation de France en 1908 dans un document cité plus loin (cf. note 20).

6  Né à Harar en 1904, décédé à Addis Abeba le 25 juillet 2000. Entretien du 19 mai 2000 à Addis Abeba.

7  L. De Castro, 1909, p. 409-442 et 1915, t. I, p. 218-219, p. 237-238 ; A. Annaratone, 1914, p. 151.

8  P. Mérab, 1922, t. II, p. 135-136.

9  P. Mérab, 1922, t. II, p. 108.

10  P. Mérab, 1922, t. II, p. 108 ; A. J. Ghanotakis, 1979, p. 35-36, p. 44.

11  H. Patapan, 1930, p. 202 ; voir aussi A. J. Ghanotakis, 1979, p. 59.

12  Avédis Terzian, 19 mai 2000.

13  H. Patapan, 1930, p. 261.

14  Décédé le 1er février 1957, il fut enterré par l’archevêque Mampré Sirounian, venu spécialement du Caire.

15  Le registre des décès de l’église arménienne signale aussi quelques cas d’Arméniens inhumés en présence de pasteurs protestants français, mais il s’agit d’enterrements ayant eu lieu dans des cimetières de Djibouti ou Diré Dawa, et non dans celui de Gulēlē.

16  H. Patapan, 1930, p. 202.

17  Il y a fort à parier que les tombes « manquantes » se trouvent pour une bonne part au sein de ce petit groupe des sépultures anonymes ou dont l’inscription est illisible. D’autre part, il est vrai que le registre des décès recense aussi quelques personnes inhumées hors d’Addis Abeba (par exemple à Djibouti, Diré Dawa, Gondar…).

18  H. Patapan, 1930, p. 164 (pour cette citation et la suivante).

19  MAE, NS Éthiopie 62, « Protection des sujets ottomans », Brice à Pichon, Addis Abeba, 17 septembre 1908.

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Table des illustrations

Titre Premières rangées du vieux cimetière arménien de Gulēlē
Crédits Photo Boris Adjemian, août 2002
URL http://afriques.revues.org/docannexe/image/938/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 168k
Titre Le caveau de la famille Terzian dans le vieux cimetière arménien
Crédits Photo Boris Adjemian, août 2002
URL http://afriques.revues.org/docannexe/image/938/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 196k
Titre Vue générale du nouveau cimetière arménien, depuis l’entrée
Crédits Photo Boris Adjemian, août 2002
URL http://afriques.revues.org/docannexe/image/938/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 120k
Titre Le nouveau cimetière arménien Saint-Jacques
Crédits Photo Boris Adjemian, août 2002
URL http://afriques.revues.org/docannexe/image/938/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 84k
Titre Tombe du colonel Khosrov Boghossian, né à Addis Abeba en 1904. Nouveau cimetière arménien Saint-Jacques
Crédits Photo Boris Adjemian, août 2002
URL http://afriques.revues.org/docannexe/image/938/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 597k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Boris Adjemian, « Une visite au cimetière arménien d’Addis Abeba. Éléments pour la connaissance d’une diaspora et de ses pratiques funéraires en Éthiopie. », Afriques [En ligne], 03 | 2011, mis en ligne le 17 janvier 2012, consulté le 11 mars 2014. URL : http://afriques.revues.org/938

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Auteur

Boris Adjemian

Docteur en histoire, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS-EHESS)

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Droits d'auteur

© Tous droits réservés

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    • Titre :
      Afriques
      Débats, méthodes et terrains d’histoire
      En bref :
      Revue consacrée aux études sur l’Afrique ancienne
      A journal focusing on the study of ancient Africa
      Sujets :
      Histoire, Afrique, Anthropologie culturelle, Linguistique, Archéologie
    • Dir. de publication :
      Bertrand Hirsch
      Éditeur :
      Centre d’études des mondes africains (CEMAf) – UMR 8171
      Support :
      Électronique
      EISSN :
      2108-6796
    • Accès :
      Open access Freemium
    • Voir la notice dans le catalogue OpenEdition
  • DOI / Références