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Première rencontre avec l’Imam Yahyà
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Histoires

Première rencontre avec l’Imam Yahyà

(Extrait de : Mustapha CHAK’A : Aventures égyptiennes au fond du Yémen in Trois Documents arabes sur la révolution de 1948, Dar al-'Aouda, Beyrouth, Merkez al-Dirassate wal-Bouhouth al-Yemeni, Sanaa,1985, 2ème édition, 324 p., page 51)
Mustapha Chak’a, François Burgat et Irénée Herbet

Entrées d’index

Géographique :

YEM, EGY

Chronologique :

XXe siècle
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Texte intégral

1Pour gagner le Yémen, la « modernité » a souvent emprunté les rives du Nil. L’Egypte de Nasser, avec ses tankistes et ses parachutistes d’abord, ses milliers d’instituteurs ensuite a vu son rôle culminer à l’occasion de la guerre civile de 1962, où elle s’est massivement engagée aux côtés du camp républicain. Mais, bien plus tôt, politiques et intellectuels venus du Caire étaient déjà présents dans le royaume de l’Iman Yahia Hâmid Eddîn. Les quelques pages qui suivent datent de la fin des années 40. Elles révèlent la nature du regard que portaient alors les « grand frères » égyptiens sur une société et un système politique qui étaient à leurs yeux demeurés à l’écart des voies de la modernisation. On y lit surtout en effet l’ironie du visiteur Cairote, universitaire participant à une très officielle mission d’enseignement, à la découverte des plus hautes sphères de l’Etat Yéménite. Mustapha Chak’a , membre de la première délégation égyptienne chargée d’établir avec le Yémen des relations dans le domaine de l’enseignement, allait être ultérieurement associé, aux côtés de Fudheil Wartilani et des révolutionnaires de 1948, à la rédaction du « Pacte national sacré » (cf. Mohamed al Ahnaf dans ce volume).

2A mon arrivée à Sanaa, on me prépara une honnête demeure, dominant un grand jardin, dans le quartier de Bir al-‘Azab. Le jour suivant, on me demanda de me préparer à l’ » audience » (al-muwâjaha) terme qui, dans l’étiquette yéménite, désigne une rencontre avec l’Imam. Je fus également prié de libeller quelques vers en son honneur : il aimait la poésie et s’y exerçait. Il aimait les poètes et faisait ses délices de les écouter. « Pourquoi, me dis-je, ne pas composer une petite ode ? Ce pourrait être l’occasion de garder un souvenir du Commandeur des Croyants comme on l’appelle ici ». Lorsque sonna l’heure du rendez-vous, le Gouverneur arriva chez moi dans une « Victoria », aux ailes arrachées, aux roues branlantes, aux sièges déchirés, pleine de poussière et de gigantesques toiles d’araignée. Le véhicule « royal » nous emporta, précédés d’une fanfare de flûtes et de tambours. Je me trouvais dans un drôle de cortège peu reluisant. Les passants, de tous côtés, observaient le spectacle, véritable « comédie » dont les héros étaient un Egyptien, un Imam et un Gouverneur. En chemin, le Gouverneur me donna un avant-goût des compliments qui m’attendaient, des honneurs et des présents, or et bijoux, que l’imam entendait m’attribuer. Je me réjouis et sentis le bonheur m’envahir, en ce jour heureux, tracé pour moi, à mon insu, dans les registres du destin. J’avais toutes les chances de faire subitement fortune : n’allais-je pas sous peu rencontrer le Commandeur des Croyants qui allait me remettre la toge d’honneur à l’image du grand Rachîd pour ses poètes ?

3Nous arrivâmes au palais et descendîmes de la Victoria royale. A la vue de ma belle tenue noire de cérémonie, mon coeur se souleva de rage : toutes les poussières et toutes les toiles d’araignée de la voiture avaient tenu à s’y installer. Je me calmais en me disant que le mal était moindre : la toge dont allait me vêtir sa majesté l’Imam effacerait bientôt toutes ces avanies. S’adressant au soldat qui se tenait devant la porte du palais, le Gouverneur lui demanda : « Sa majesté l’Imam est-il là? ». Je commençais à m’exaspérer contre cet imbécile qui avait mobilisé pour moi un cortège officiel et s’enquérait ensuite seulement de savoir si l’Imam était bien là!

4Je calmais ma colère en me disant que c’était peut-être là une des particularités de l’étiquette yéménite. Nous entrâmes dans la cour du palais, jonchée de boue et de crottes de cheval avant de monter un escalier poussiéreux, en pierre, qu’aucun tapis, même vieux, ne couvrait. L’escalier conduisait à une grande salle, entièrement vide, hormis d’antiques toiles d’araignée pendant du plafond. La salle menait à une pièce de la chancellerie (sadâra) dont l’entrée était jonchée de chaussures. Avec une pointe de cette ironie que je ne pouvais plus contenir, je dis au gouverneur : « Serait-ce là la salle du trône? » Le demeuré pensa que je parlais sérieusement et me répondit d’un ton plein de fierté :

5— Bien sûr!

6— Dois-je enlever mes chaussures?

7— Bien sûr! dit-il, la jugulaire gonflée à exploser...

8Je laissai mes sandales avec les autres, devant la porte, comme le fit mon accompagnateur. Le coeur empli de crainte devant celui dont la réputation avait marqué les horizons du monde arabe et autour de qui planaient tant d’énigmes et tant de mystères, je franchis le seuil de cette pièce où trônait l’aigle du Yémen. L’endroit était meublé de carpettes et de longs tapis. Sur le tapis chelt étaient posées des tables ; des rideaux de soie couvraient les fenêtres. L’Imam était assis au milieu de la pièce, sur deux matelas superposés, ce qui le distinguait de ses voisins. Un taqya blanc sur la tête, il était vêtu d’une jallâba de soie sokrotiet d’un gilet ‘Antari. La vieillesse l’avait marqué de son empreinte. Il portait également les stigmates de la maladie et de la souffrance. A sa droite se tenait le qâdhî Abdallah al-‘Amri, son premier ministre et à sa gauche le sayyed Abdallah b. Ahmed al-Wazir (qui serait bientôt sa majesté l’Imam Abdallah al-Wazir). Le reste de l’entourage était dispersé ça et là et chacun remuait ses mâchoires comme autant d’animaux en train de brouter. J’appris ultérieurement qu’ils mâchaient une plante euphorisante nommée le qât et j’y reviendrai.

9L’Imam avait le front large, une grosse tête chauve et la couleur de ses yeux hésitait entrele vert et le jaune. Le nez petit, le cou large, la barbe épaisse et blanche, il était plutôt brun de peau.

10« Que la paix soit sur le Commandeur des Croyants », dit mon compagnon. Il lui répondit : « La paix soit sur toi yâ walîd ». « Que fais-je, me dis-je, dans un endroit où l’Imam se permet d’insulter ses visiteurs! » Je compris toutefois, plus tard, que le mot walîd, ou encore walad (enfant) était plus flatteur que péjoratif. Je dis à mon tour : « Salut, Commandeur des Croyants », « Que la paix et la miséricorde de Dieu soient sur vous », répondit-il.

11— C’est toi le professeur égyptien qui vient d’arriver?

12— Oui, Commandeur des Croyants.

13— Grâce à Dieu, tu es bien arrivé!

14— Je salue votre Majesté.

15— Excuse-moi, j’ai des murathismes, me dit-il, en me tendant son bras gauche pour que je lui serre la main. Il voulait, bien sûr, parler de ses rhumatismes!

16— Il n’y a pas de mal; lui dis-je, que Dieu vous guérisse.

17Et je pris ma place à l’audience de sa Majesté, qui se plongea dans les papiers posés devant lui mais ne tarda pas toutefois à me saluer de nouveau. Mon accompagnateur saisit alors l’occasion :

18— Votre Seigneurie le Commandeur des Croyants accordera-t-il au professeur deux vers de poésie ?

19— Pourquoi pas, dit sa Majesté.

20Je me levai, me raclai la gorge, sortis le poème de ma poche et me mis à le déclamer.

21L’imam me regarda et dit : « Approche-toi un peu. Je suis vieux et sourd et j’entends mal. »

22Je me rapprochai de lui et déclamai de nouveau. De plaisir, il s’inclina en me priant de recommencer. J’étais bien aise de le voir si satisfait : j’étais convaincu qu’avec son ravissement c’était l’importance de ma récompense qui était en train d’augmenter et que la toge d’honneur se rapprochait ainsi autant de moi!

23Je finis de déclamer et après que l’Imam m’eut pris mon poème, je rejoignis ma place. Il lut le poème d’une voix étouffée, le plaça sous le matelas sur lequel il était assis et se replongea dans ses papiers. Je demeurai là à attendre cette toge d’honneur sur laquelle j’avais fondé tous mes espoirs, mais sans en voir aucun des signes annonciateurs. Je me penchai alors vers mon compagnon et lui dis : « On s’en va? ». « Comme vous voulez » me répondit-il. Je lui dis malicieusement : « Sa majesté l’Imam n’attendrait-elle rien d’autre de nous? ». « Je ne sais pas », répondit-il naïvement. Je n’avais trouvé aucun indice de cette prétendue toge d’honneur et je jurai entre mes dents. Je demandai alors la permission de me retirer. Elle me fut accordée sans que m’eût été offerte la moindre tasse de café, ce qui mit un terme à la plus étrange audience royale que j’ai connue de toute l’histoire des rois. Je m’en retournai à ma demeure tel le général défait, riant de moi, de l’Imam et du Gouverneur. Je repris la même voiture toujours habitée des mêmes bestioles et araignées, mais cette fois, de colère, je chassai les joueurs de tambours et autres flûtistes. Je m’en retournai ainsi ... sans tambour ni trompette.

24Le lendemain matin j’entendis frapper à la porte. « Qui est là? », demandais-je. « Une lettre du Commandeur des Croyants », me répondit-on. « Magnifique matinée, me dis-je, la toge d’honneur est en route! ». Je pris la lettre, la décachetai et lus le texte d’un remerciement qui me gratifiait d’un âne et de la mise à ma disposition de « trois des meilleurs soldats ». Je contemplais mon cadeau : un âne borgne, chassieux, vieux et incapable de porter le moindre cavalier. Quant aux soldats, je savais d’ores et déjà que leur pitance serait à ma charge. Je montai dans ma chambre alors que le sang, lui, me montait à la tête. Je rédigeai une missive pour faire comprendre à l’Imam que son âne était vieux, borgne, chassieux et absolument incapable de porter le moindre cavalier. Pour les trois soldats, lui dis-je, je n’en avais pas besoin car par la grâce de son courage et de sa détermination, le pays était sûr en tous lieux. Je remis la lettre aux soldats avec consigne de la porter, et l’âne avec, au Commandeur des Croyants. L’après-midi, on frappa de nouveau à ma porte : « Une lettre du Commandeur des Croyants! ». J’ouvris et pris connaissance du message. L’Imam s’excusait pour le choix du vieux mulet qu’il mettait sur le compte de l’erreur d’un serviteur. Il avait ordonné de le remplacer par un autre. Il avait retiré un des trois soldats et assigné aux deux autres de se tenir à mes côtés. Je compris qu’il s’agissait en fait de m’espionner : l’un s’assiérait à ma porte pour répertorier mes visiteurs tandis que l’autre était voué à suivre mon âne, partout où j’irais, que ce soit aux endroits que je visiterais ou dans les maisons où j’entrerais. Je compris également la raison de l’âge avancé de l’âne. Il ne s’agissait pas qu’il puisse semer mon surveillant!

25La situation se prolongea ainsi, la bête se nourrissant sur le compte du palais et les deux soldats sur le mien, jusqu’à la grande révolution yéménite.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mustapha Chak’a, François Burgat et Irénée Herbet, « Première rencontre avec l’Imam Yahyà », Chroniques yéménites [En ligne], 6-7 | 1999, mis en ligne le 31 août 2007, consulté le 27 février 2014. URL : http://cy.revues.org/50

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Auteurs

Mustapha Chak’a

François Burgat

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