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Du partenariat, de la participation et des troubles qu’ils occasionnent : le cas de deux dispositifs communaux
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Du partenariat, de la participation et des troubles qu’ils occasionnent : le cas de deux dispositifs communaux

Jean-François Cauchie et Julien Piérart
p. 45-60

Résumé

Dans cet article, nous montrons les similitudes qui existent entre deux dispositifs communaux récents caractérisés, au niveau rhétorique1, par une nouvelle relation à l’Autre. On voit en effet apparaître de nouvelles manières de penser le partenariat entre professionnels et la participation des usagers. Celles-ci supposent dans le chef des professionnels comme des usagers qu’ils soient détenteurs de savoirs spécifiques (relationnels pour les premiers et substantiels pour les seconds), co-décideurs, réflexifs et autonomes. Dans la pratique, les constats de l’ambiguïté du savoir relationnel, du maintien d’un pouvoir discrétionnaire, de la non négociation de normes négociables et des injonctions paradoxales, seront autant d’occasions à même de troubler les nouveaux professionnels de la (mise en) relation. A l’instar de Weller, nous explorerons ces troubles à titre d’indicateurs et de produits d’une action publique en train de se faire. Quels rapports aux savoirs et aux normes cette action développe-t-elle ? Sur quels modes d’exercice du pouvoir se fonde-t-elle ? Sur quel mode de subjectivation s’appuie-t-elle ? Et quelles en sont les conséquences sur le vécu des professionnels ?

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Texte intégral

  • 2  WELLER J.-M., L’État au guichet : sociologie cognitive et modernisation administrative des service (...)

1Après avoir brièvement présenté ce qui rapproche ces deux dispositifs (l’un œuvrant dans le domaine de la santé publique, l’autre dans celui de la justice pénale), nous aborderons l’espace rhétorique commun dans lequel ils s’inscrivent. Enfin, nous verrons combien ces dispositifs, et les discours qui les portent, troublent les professionnels chargés de leur mise en œuvre. En interrogeant la dimension subjective du travail de professionnels, nous espérons, comme Weller2, dire quelque chose des implications politiques de ces nouveaux dispositifs sans déconnecter notre analyse d’une observation des pratiques ordinaires des professionnels. Et inversement, dire quelque chose des activités quotidiennes de ces professionnels sans séparer leur description de leur dimension politique.

I. Brève présentation de ce qui rapproche ces dispositifs

  • 3  Étudié par Jean-François Cauchie en Région bruxelloise où l’on compte une quinzaine de ces service (...)
  • 4  DEMET S. et al., Mesures et peines alternatives, Vade-Mecum pénologique, ouvrage réalisé en collab (...)

2Le premier3 concerne des services communaux soutenus dès le milieu des années nonante par le Ministère de la Justice dans le cadre d’un plan fédéral pour l’emploi. Composés d’un ou deux professionnels, ces services sont chargés d’encadrer des mesures judiciaires alternatives (les SEMJA) dominées par un principe prioritaire (punir autrement) fondé sur trois éléments4 :

  • la sanction doit être acceptée par le justiciable ;

  • l’auteur d’une infraction devient un sujet actif de sa condamnation (et de la gestion de celle-ci) ;

  • la sanction est exécutée au sein de la société (se différenciant ainsi de la prison).

  • 5  Notons qu’au contraire de l’AJ, cet intervenant ne sera pas informé de l’infraction du justiciable (...)

3L’une de ces sanctions consiste en la réalisation d’un travail communautaire. Pour mener à bien l’encadrement de ces prestations, le ministère de la justice et les communes établissent des conventions dans lesquelles ces dernières, via les SEMJA, s’engagent à tenir les autorités judiciaires concernées informées de l’exécution de ces mesures. Ces sanctions alternatives nécessitent en fait la présence sur le terrain de trois types d’acteurs : les assistants de justice qui sont responsables du suivi du délinquant ; les lieux d’accueil, chargés d’accueillir les justiciables pour l’exécution de leur sanction ; et enfin les SEMJA. Contrairement à l’assistant de justice bien souvent préoccupé par d’autres conditions à remplir par le justiciable et peu au fait des réalités communales, les intervenants des SEMJA se centrent sur le seul travail communautaire5 et surtout sur ce que sa mise en œuvre implique au niveau local (dispatching dans les lieux d’accueil, etc.). Quoi qu’il en soit, un nombre croissant d’intervenants vont devoir s’entendre au moins sur la philosophie à donner à cette prestation, sur les conditions à remplir pour qu’elle soit un succès, sur les procédures à mettre en place entre partenaires pour que « ça marche ». Comment définir le rôle de chacun ? Comment maîtriser (et souvent se réadapter à) son environnement ? Etc.

  • 6  Étudié par Julien Piérart.

4Le second6 concerne une implantation locale (inaugurée en 1989 à La Louvière) du programme Ville en Santé de l’OMS. Dans les plaquettes de présentation des onze Ville en Santé que compte aujourd’hui la Belgique, on retrouve un ensemble de critères auxquels elles doivent s’efforcer de répondre (en tout ou partie). Parmi ceux-ci, citons entre autres : un environnement salubre, sans risques, et de haute qualité ; un haut niveau de participation et de contrôle par la population pour tout ce qui concerne sa vie, sa santé et son bien-être ; la possibilité d’élargir à cet égard les contacts, les synergies et les communications. La Louvière s’est rapidement dotée d’une équipe permanente dont la mission (en grande partie subventionnée par le programme européen Objectif 1) fut de promouvoir les pratiques partenariales autour des objets relativement classiques alors de la santé publique (l’alcoolisme, le tabagisme, les maladies cardio-vasculaires, etc.). Mais en janvier 2000, le processus de travail instauré sous le mandat du programme Objectif 1 toucha à sa fin. L’équipe permanente du projet Ville-Santé (constituée alors de 3 personnes pour près de 400 partenaires appelés « membres du comité intersectoriel ») aborda alors une réorientation progressive de ses objectifs et de ses thématiques, un renouvellement de son personnel (réduit à 2 personnes) et de ses méthodes de travail (dont l’ouverture à de nouveaux partenaires : les habitants) ainsi qu’une nouvelle forme de subsidiation (essentiellement communale avec moyens de fonctionnement). Le nombre total d’organisations rencontrées principalement lors de réunions de travail axées sur l’élaboration de projets, se monte à une quarantaine, dont deux œuvrant directement à la promotion de la santé. En tout, près de quinze professionnels de la promotion de la santé sont amenés à collaborer dans l’entité louviéroise en compagnie d’une quarantaine de partenaires issus d’autres secteurs professionnels. En 2002, les projets élaborés dans les réunions organisées par La Louvière Ville-Santé concernaient autant le problème de la pédiculose en milieu scolaire, l’épanouissement des jeunes à La Louvière, la tuberculose, la labellisation de restaurants « fourchettes vertes », que les assuétudes dans le milieu de travail, la prévention en santé mentale, l’organisation d’un forum hygiène, et la création d’un comité d’habitants.

5A priori fort différents, les SEMJA et le projet VS ont pourtant bien des points communs :

  • une échelle géographique d’action équivalente ;

  • un statut professionnel précaire qui dépend selon les cas des subsides, du contexte politique et des évaluations ;

    • 7  Une question vient évidemment à l’esprit : comment être à la fois ciblés par les politiques et act (...)

    l’encadrement et la promotion de comportements sur le mode de la responsabilisation et de la participation (des groupes-cibles7 doivent prendre leur santé en main et le délinquant, sa sanction) ;

  • le partenariat comme condition obligatoire de mise en œuvre du dispositif ;

  • la présence de relations de pouvoir sous couvert d’horizontalisation ;

    • 8  Cette promotion est en effet importante pour « l’avenir de la société » mais aussi pour l’avenir d (...)

    l’auto-promotion du dispositif et de son objet (promouvoir la promotion de la santé et les sanctions pénales alternatives)8.

II. Espace rhétorique commun dans lequel s’inscrivent ces deux dispositifs

II.1. Quels rapports aux savoirs ces dispositifs développent-ils ?

  • 9  N. ROSE, « The death of the social ? Refiguring the territory of government », Economy and Society (...)

6Dans des temps et des espaces toujours plus nombreux, ces nouveaux dispositifs reconnaissent à certains types d’acteurs (les groupes ciblés par les promoteurs de santé et les délinquants qui ont accepté de faire un travail communautaire) des compétences. Celles-ci devant être entendues comme une capacité à identifier des problèmes et à mettre en place des projets pour agir en conséquence. Rose parle à cet égard d’acteurs invités à devenir « experts d’eux-mêmes »9. Le rôle des professionnels consiste alors à instaurer un cadre (avec ses limites et ses ressources) dans lequel ces acteurs peuvent mener à bien leurs projets, y mettre le contenu qu’ils souhaitent. On reviendra dans notre description des pratiques sur ce présupposé étonnant qui laisserait entendre que cadre et contenu peuvent se penser indépendamment.

II.2. Sur quels modes d’exercice du pouvoir se fondent-ils ?

7Selon l’espace rhétorique de ces dispositifs, groupes-cibles et délinquants sont invités à participer à des décisions concernant leur santé ou leur sanction, en des endroits qui se multiplient et à des moments différents. Ceci via de nouvelles techniques de communication développées par les professionnels et censées faciliter la prise de décision.

II.3. Quels rapports aux normes ces dispositifs développent-ils ?

  • 10  J. DE MUNCK, « Du souci de soi contemporain. Déformalisation, modèle régulatoire et subjectivité » (...)

8Dans ces deux dispositifs, le rapport aux normes reste formalisé dans la mesure où la légitimité et le mode de production de certaines normes ne sont pas remis en cause : être en bonne santé ; ne pas nuire à la santé de l’autre ; ne pas « délinquer » ; sanctionner des comportements délinquants. Mais là où la pluri-normativité et avec elle l’usager entrent en jeu dans ces dispositifs, c’est quand il s’agit de définir ce qu’est la santé (ici on est encore dans la prévention) et ce qu’est une sanction pénale (là on est déjà dans la répression). Dans les deux cas, ce principe de pluri-normativité exige alors des professionnels un travail d’interprétation et de composition qui ne peut se faire qu’en situation. Pour reprendre De Munck, « l’objectif imposé est flou et les moyens d’y accéder (souvent faibles dans les cas qui nous occupent) restent à la discrétion des acteurs » 10.

II.4. Sur quels modes de subjectivation ces dispositifs s’appuient-ils ?

  • 11  J. DE MUNCK, « La santé mentale au-delà de l’aliénation », La revue Nouvelle, n°2, Tome 115, 2002, (...)

9Pour nous situer par rapport à la trilogie de De Munck11, l’espace rhétorique des SEMJA et des projets VS renvoient davantage à un usager potentiellement apte à se prendre en charge, à participer à un projet collectif, à dire quelque chose sur lui que face à un sujet qui intériorise la norme (discipline) ou qu’il s’agit de révéler à lui-même (authenticité). Dans un tel contexte le rôle du professionnel ne consiste plus à redresser des corps ni à veiller à une réconciliation des usagers avec eux-mêmes mais bien à susciter l’intérêt des groupes-cibles et délinquants, les uns pour leur santé, les autres pour leur sanction. Au fond, il ne s’agit plus ici de promouvoir les dispositifs et les professionnels qui y travaillent mais bien de concevoir leur disparition comme un idéal à atteindre, leur rôle étant en effet de plus en plus joué par les usagers eux-mêmes. L’usager étant invité à devenir promoteur de sa propre santé et à devenir gestionnaire de sa sanction.

III. Des professionnels troublés

10Notre trilogie des troubles s’inscrit dans celle développée par Jean-Marc Weller mais plus encore que ce dernier, nous insistons sur le fait que ces troubles se justifient tant par l’intrusion de l’Autre comme usager que par celle de l’Autre comme partenaire professionnel.

III.1. Des troubles cognitifs

  • 12  J.-M. WELLER, op. cit., p. 191.

11Les troubles cognitifs sont autant liés à l’usage de techniques de traduction qu’à la difficulté de composer avec des impératifs souvent contradictoires : les relations désormais plus fréquentes qu’entretiennent les agents avec l’usager sont censées faciliter le travail. Elles le font de manière indéniable en assurant un meilleur formatage de la demande du public en conformité avec les contraintes réglementaires et techniques de la production administrative (…). [Pourtant] ces relations avec les usagers facilitent le travail autant qu’elles le complexifient car non seulement elles obligent les agents à intégrer de nouvelles connaissances mais les tâches à traiter qu’elles requièrent interfèrent entre elles et augmentent le coût cognitif des activités de coopération et de traduction12.

12Il s’agit pour les professionnels d’effectuer des tâches de plus en plus variées en vue de parvenir à l’articulation d’impératifs devenus plus nombreux : par exemple, être au service de l’usager tout en suscitant sa participation, et en répondant à des contraintes de production.

  • 13  Pour des raisons diverses (comptabilité des dossiers, pression de la hiérarchie, etc.), il y a tou (...)

13Les intervenants des SEMJA se demandent notamment « comment communiquer une peine ou une mesure alternative au prestataire ? » ; « Jusqu’où aller sans risquer de se faire mal comprendre (notamment au niveau de la ‘sanction’) ? » ; « Jusqu’où aller et comment s’y prendre pour informer le prestataire qu’en même temps, on est à son service, on tient compte de son avis et on souhaite d’ailleurs sa participation active aux décisions futures, on fait exécuter une sanction et on est tenu par des impératifs de production13 ? »

14Deux professionnels de la promotion de la santé s’interrogent aussi sur la façon dont ils pourraient faire au mieux le travail « qui convient », entre la gestion du cadre, l’orientation du contenu et la production d’un résultat.

« Qu’est-ce qu’on peut produire ?… C’est ce qu’on va faire rentrer qui permet aux gens d’envahir ce champ (celui de la promotion de la santé), de venir parler de la santé, de venir, de pouvoir parler… Eux vont parler du contenu, de la santé, de ce qu’ils mettront comme définition, de ce qu’ils ont envie de faire. S’ils ont envie de faire une brochure, ok, qu’est-ce qu’ils veulent mettre dedans ? »

« C’est la dynamique nous qu’on doit… ! »

« Oui c’est la dynamique effectivement. Ce qui implique que pour pouvoir avoir cette dynamique, on doit proposer des activités. Aider à opérationnaliser celles qui pourraient apparaître, ok… Mais nous on est obligé de proposer… »

  • 14  J-M. WELLER, op. cit., p. 193.
  • 15  Même le souci de se former est souvent le fruit de motivations personnelles. Dans le cas des SEMJA (...)

15Weller ajoute que la présence de l’usager et plus largement les mutations de l’organisation de la relation de service obligent les agents à inventer de nouvelles normes de travail face aux conflits sur ce qu’il convient de faire dans telle ou telle situation14. Gérer cette complexification des tâches et les troubles qu’elle occasionne ne pouvant s’inscrire dans des scripts préétablis, les solutions pour y remédier sont à inventer par des professionnels obligés dès lors de procéder par essai-erreur. Ce qui ne va pas sans causer de nouveaux troubles. Ces remèdes sont divers : (auto) formation15 aux techniques communicationnelles (aide sous contrainte, écoute active) et d’animation de groupe (focus group, méthode du changement émergent) ; échange de bonnes pratiques lors de plates-formes, forums et colloques ; survalorisation voire déni de certains impératifs (favoriser des contraintes de production sur le service à l’usager, maintenir le cadre de travail d’une réunion en excluant des individus porteurs de revendication qui pourraient le mettre en péril).

III.2. Troubles sociaux

16Ceux-ci sont essentiellement liés à l’obligation de partenariat avec les professionnels, ce qui induit souvent un brouillage des territoires organisationnels et par là des recompositions en terme d’identité, de propriété et d’autorité. On ne sait plus qui fait quoi. Des repositionnements professionnels et identitaires sont sans cesse nécessaires. Dans un contexte où les missions et mandats de ces professionnels sont peu définies dans les textes (les missions sont souvent floues, les moyens peu importants et les contenus faibles), il revient alors à chaque service de faire sa propre histoire.

17Les intervenants des SEMJA se demandent notamment « comment trouver une place tierce qui permette de rassurer leurs autorités sur la relative rigidité à imposer aux lieux d’accueil en matière d’horaire et en même temps de satisfaire les exigences souvent plus souples de lieux d’accueil déjà bien aimables de ‘porter secours’ à la justice ? ». « Comment se distribuer les rôles entre assistants de justice, responsables des lieux d’accueil et intervenants des SEMJA en matière d’encadrement de la prestation ? ».

  • 16  N. ROSE, op. cit..

18Un professionnel de la promotion de la santé évoque sa situation et celle de ses partenaires qui essayent de s’organiser dans un univers qu’ils décrivent comme « flou ». On découvre que l’irruption de l’usager « expert de lui-même »16 provoque aussi un brouillage des territoires d’expertise entre professionnels.

« Dans les processus de santé communautaire, je pense qu’effectivement on peut se baser sur les compétences et savoirs des gens mais tu te rends vite compte que ça crée des pertes de repères terribles. Et c’est pour ça que ça me met en position difficile avec [d’autres organisations chargées de promouvoir la santé sur des territoires plus importants] parce que hiérarchiquement ils doivent avoir une position... (hésitation) …même, si c’est pas hiérarchique, c’est peut-être par zone géographique… ils doivent avoir des compétences qui sont plus importantes que les miennes... or ce n’est pas le cas. Dans [ces autres organisations chargées de promouvoir la santé] ils sont eux-aussi dans le ‘comment finalement gérer des groupes de travail, comment faire naître la participation, comment se situer ?’« .

  • 17  A. CRAWFORD, « Vers une reconfiguration des pouvoirs ? Le niveau local et les perspectives de gouv (...)
  • 18  A. CRAWFORD, op. cit., p. 23.

19Le défi du partenariat n’est pas simple quand on sait qu’il suppose le décloisonnement de structures hiérarchiques toujours susceptibles de provoquer des conflits d’intérêts, des clivages idéologiques et des rapports de pouvoir. La présence de ces conflits peut alors amener les professionnels à tantôt les cristalliser tantôt les éviter17. La « cristallisation des conflits » concerne les situations où les intérêts de chacun priment et où le conflit est vécu comme une divergence qu’on ne peut dépasser. Ces situations peuvent conduire au repli des supposés partenaires sur eux-mêmes (en évitant par exemple les réunions), à leur soucide privilégier leurs priorités sur celles des autres, ou encore à leur volonté de faire la guerre aux autres18.

  • 19  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.
  • 20  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.
  • 21  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.

20« L’évitement des conflits » concerne pour sa part les situations où les « intérêts communs » priment. Quand il faut faire quelque chose et surtout arriver à un résultat(élaborer un projet de promotion de la santé, de travail communautaire), les conflits sont parfois tus (même si c’est pour mieux réapparaître ailleurs, la question du pouvoir ne pouvant rester éternellement en suspens). Une première stratégie privilégiée est alors celle que Crawford19 qualifie « d’idéologie unitaire » : la fin prime sur les moyens et « être efficace » signifie éluder les conflits, évacuer les divergences. Une seconde stratégie relevée par Crawford20 celle des « fins multiples » :la gestion du cloisonnement ne s’oriente plus vers un repli, une concurrence, une guerre ou une idéologie de l’unité mais plutôt vers l’assignation d’objectifs très disparates.Souvent aussi nombreux que les acteurs du présumé partenariat, ces objectifs rendent régulièrement ce dernier vide de sens. Enfin, une troisième stratégie d’évitement des conflits peut conduire à des situations où les décisions se prennent en dehors des structures instituées, dans des relations informelles ou dissimulées21.

21Pour remédier à ces troubles sociaux, notons aussi l’activité de recherche incessante d’information à laquelle se livrent les professionnels entre eux. Il s’agit pour eux de pouvoir se situer, à l’aide de ces informations, sur les cartes organisationnelles sans cesse recomposées : qui fait quoi, où, quand et comment ? Leur intérêt pour ces questions est d’autant plus grand que la menace du double emploi plane sur l’équilibre budgétaire de ces dispositifs. Les espaces de rencontre se multiplient mais ce qui s’y passe est souvent lu par les professionnels dans les seuls termes de rapports de pouvoir et de (manque de) reconnaissance. Le cynisme adopté par certains d’entre eux est aussi une manière d’éviter ces troubles liés à l’obligation de partenariat.

III.3. Troubles moraux

  • 22  J-M. WELLER, op. cit., p. 197.

22Ces troubles s’expliquent par un rapprochement entre usagers et professionnels « qui obligent ces derniers à se poser toutes sortes de questions qui, à chaque fois, font surgir des questions d’éthique sur la justice même de leur intervention »22. Cette difficulté s’explique par la présence de l’usager mais aussi par celle de la hiérarchie.

  • 23  J-M. WELLER, op. cit., p. 198-199.

23« L’agent est confronté à la subjectivité de « l’usager » et doit y répondre, soumis au jugement de ses chefs et de son interlocuteur qui, tous les deux, et sur des registres différents, conditionnent le succès de sa prestation (…). Ces interrogations font plus que décrire les doutes, les errances et les aveux d’impuissance des professionnels. Elles disent également quelque chose sur la manière de rendre justice et, en conséquence, sur les ressorts mêmes de l’action publique23. »

24Les intervenants des SEMJA se demandent entre autres « comment, confrontés à des cas de conscience (dois-je dénoncer le prestataire à ma hiérarchie parce qu’il est arrivé en retard sur le lieu d’accueil, parce qu’il n’est pas venu au lieu ou au SEMJA et ne les a pas prévenus, parce qu’ apparemment, il se drogue même si ce n’est pas sur le lieu même) qui ne trouvent plus nécessairement réponse dans un cadre institutionnel toujours plus évasif, le professionnel doit-il légitimer ses prises de position ? »

25Lors d’une réunion sur les assuétudes dans une entreprise bien spécifique, on assiste à ce qui sera appelé par la suite en supervision, « un glissement catastrophique d’une mesure de santé publique à un discours sécuritaire », « un problème éthique ». On y découvre un professionnel de la promotion de la santé en très mauvaise posture. Exposé tout à la fois au jugement des rares participants restants (trois employés de l’entreprise et un médecin du travail), d’une collègue et du chercheur, il est finalement emporté par la décision du groupe qu’il anime. Dès le début, les employés, soutenus et encouragés par le médecin du travail, dénoncent le problème de l’alcoolisme dans l’entreprise (« les alcoolos posent problème ») et demandent le raffermissement de la charte existante. Le professionnel de la promotion de la santé a beau protester (« attention à la chasse aux sorcières », « je ne peux pas en faire un règlement »), il ne peut que se contenter de temporiser la prise d’une décision en demandant au groupe de s’accorder sur la date d’une prochaine réunion à ce sujet. Mais une dernière attaque (évoquée ci-dessous) est portée par le médecin du travail à l’autorité de l’animateur. Ce dernier est alors réduit au rôle de spectateur impuissant, se demandant ce qu’il doit faire.

26Animateur : « une date ? »

27Employé 1 : « il faut mobiliser les nouveaux parce que les anciens n’écoutent plus. »

28Animateur : « il faut choisir. »

29Médecin : « la date c’est pas important. Qui inviter ? »

30Employé 2 regarde dans la liste des membres du groupe de travail sur les assuétudes.

31Employé 1 : « je connais quelqu’un d’assez véhément. »

32Médecin : « oui ! Ouvrons à toute personne prête à s’investir. »

33Employé 3 raconte le cas d’un employé alcoolique perturbateur.

34Animateur : « oui mais vous en verrez toujours. »

35Employé 3 : « comme le médecin a dit, il faut une charte stricte ! »

  • 24  Celles-ci auront notamment lieu entre assistants de justice et intervenants des SEMJA, et viseront (...)

36Remédier à ces troubles demande là encore une démarche personnelle de la part des professionnels : la fréquentation voire la création d’espaces de parole, les supervisions, la multiplication des groupes de travail (déontologie, méthodologie, identification de personnes ressources), intervisions24, séances de clarification des valeurs, séminaires d’éthique et discussions informelles avec les collègues.

IV. De la pratique aux interrogations théoriques

37Au départ des questionnements de ces professionnels pour le moins troublés, nous ouvrons ici quatre pistes de réflexion sur les ressorts politiques de l’action publique « en train de se faire » dans ces deux dispositifs.

IV.1. Quels rapports aux savoirs ces dispositifs développent-ils ?

38Le professionnel doit compter avec un nouveau savoir. Ce qui implique qu’il doit revoir le sien (sa pertinence, son contenu, etc.) et plus que probablement penser à en développer un nouveau, qui serait plus technique, davantage situé au niveau du cadre qu’à celui du contenu. De l’entrepreneur de morale, on passerait à l’ingénieur du social. On serait alors dans une situation où l’expertise se limiterait à du cadre. Mais tout cela n’est-il pas un leurre (qui par ailleurs pose régulièrement question au professionnel, le trouble) ? D’une part, quoi qu’en pense le professionnel, le cadre dont il a la charge est souvent issu de décisions prises ailleurs. D’autre part, la gestion de ce cadre n’est jamais sans conséquence sur le contenu produit (moments et partenaires choisis pour prendre la parole, objet de la décision, etc.). Mais autre chose vient aussi à l’esprit quand on évoque ces nouveaux savoirs. On reste sur l’impression que le contenu n’est plus important, qu’il devient un support de la communication (qui elle tourne à vide, en boucle). La création de lieux spécialisés de participation ou encore la multiplication des métiers de la communication (animateurs, médiateurs, ombudsman, facilitateurs, …) apparaît alors surtout comme un outil principalement technique de pacification ou d’apaisement.

IV.2. Sur quels modes d’exercice du pouvoir se fondent-ils ?

39S’il est clair que les professionnels doivent composer avec des critères à même de peser sur des décisions (exemple : les compétences, les disponibilités, les « envies », les « besoins » de l’usager, « l’intérêt » du destinataire), ces décisions lui reviennent toujours. Se limitant le plus souvent à des décisions d’organisation et de logistique prétendument fondées sur le savoir des usagers, ils entendent ainsi se limiter à des décisions portant sur le cadre (et ce, alors même que le cadre modifie le contenu). Cadre qu’ils ne veulent par ailleurs pas voir « bouger ». Cette situation renvoie au professionnel soit un sentiment de toute-puissance soit un sentiment d’abandon, mais dans les deux cas à son propre pouvoir discrétionnaire, à sa réflexivité.

IV.3. Quels rapports aux normes ces dispositifs développent-ils ?

  • 25  J. DE MUNCK, M. VERHOEVEN (s.l.d.), Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la mod (...)

40Peut-on soutenir, comme évoqué dans la rhétorique de ces dispositifs, que les normes connaissent vraiment des modes de production plus négociés25 ? Ce que nous avons constaté dans les deux dispositifs présentés ci-dessus, c’est d’une part que certaines normes ne sont pas présentées, dans la rhétorique, comme négociables : être en bonne santé ou ne pas délinquer. Pourtant, et peut-être plus clairement dans le domaine de la promotion de la santé, elles n’échappent pas, dans la pratique, à une remise en question par les professionnels qui se demandent parfois s’il faut mourir en bonne santé. D’autre part, les termes de ces normes (la « santé », la « sanction pénale ») sont quant à eux présentés, dans la rhétorique, comme négociables mais ne sont pas toujours, dans les faits, négociés. L’obligation du partenariat (n’est-ce pas une norme en soi ?), paraît en effet figer cet exercice de définition. Certes, l’exercice est régulièrement tenté mais il aboutit tantôt à une liste d’items juxtaposés, tantôt à des dissensions entre partenaires. Et c’est pour éviter cette dernière situation, que les professionnels en charge du cadre de ces négociations préfèrent souvent éluder ou reporter ces questions.

IV.4. Sur quels modes d’objectivation et de subjectivation ces dispositifs s’appuient-ils ?

  • 26  T. PERILLEUX, Les tensions de la flexibilité, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 ; R. SENNETT, Le tra (...)

41Peut-on voir dans ces professionnels des acteurs post-modernes capables de garder leur distance avec les normes institutionnelles voire de les transformer ? Si il y a une norme institutionnelle par rapport à laquelle ils ont difficile de prendre distance, c’est bien celle qui leur impose de faire constamment preuve de flexibilité, d’adaptabilité et de projet. Un tel rapport attendu à la norme (réflexif, pluriel, personnel) peut très vite occasionner des dégâts tels ceux relevés par Sennett et Périlleux26. Des normes qui sont d’ailleurs imposées tant aux professionnels qu’aux usagers, tous deux objets d’une même injonction paradoxale visant à en faire des sujets.

  • 27  J-P. LE GOFF, La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002, pp. 55-56.

42« Cette injonction à l’autonomie est en elle-même insensée puisqu’elle impose sur un mode impératif un type de comportement contradictoire avec cette visée : en se soumettant à cette injonction, les individus cessent d’être autonomes. (…) L’émission simultanée de deux types de messages contradictoires enferme alors ceux qui les reçoive dans une situation impossible pouvant verser dans la schizophrénie. Ces injonctions paradoxales les déstabilisent produisant stress et angoisse27. »

  • 28  U. BECK, Risk society : towards a new modernity, London, Sage, 1992 (1986).

43Comme moteur nécessaire à la démocratisation du savoir et des rapports de pouvoir, le sujet réflexif doit certes être encouragé. Mais on voit parallèlement ce que ces dispositifs engendrent comme souffrances pour des individus « libérés » amenés à écrire leur propre trajectoire biographique28. Si une telle réflexivité ne se fera pas sans charrier une insécurité croissante des biographies individuelles et professionnelles, il serait par ailleurs naïf de croire qu’une éthique réflexive ne s’accompagne pas de formes de contrôle. Porteur d’émancipation certaine, ce nouveau régime de réflexivité ne traduit-il pas aussi une nouvelle forme insidieuse de tyrannie ?

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Notes

1  Nous entendons par là les discours juridiques et politiques qui soutiennent la mise en place de ces dispositifs.

2  WELLER J.-M., L’État au guichet : sociologie cognitive et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

3  Étudié par Jean-François Cauchie en Région bruxelloise où l’on compte une quinzaine de ces services.

4  DEMET S. et al., Mesures et peines alternatives, Vade-Mecum pénologique, ouvrage réalisé en collaboration avec le Ministère de la Justice, Heule, UGA, vol. I & II, 1998.

5  Notons qu’au contraire de l’AJ, cet intervenant ne sera pas informé de l’infraction du justiciable mais seulement d’éventuelles contre-indications : alcool, stupéfiants. Une absence d’information qui ne se fera pas là encore sans causer des troubles.

6  Étudié par Julien Piérart.

7  Une question vient évidemment à l’esprit : comment être à la fois ciblés par les politiques et acteurs de celles-ci ?

8  Cette promotion est en effet importante pour « l’avenir de la société » mais aussi pour l’avenir des dispositifs eux-mêmes.

9  N. ROSE, « The death of the social ? Refiguring the territory of government », Economy and Society, vol. 25, n° 3, pp. 327-356.

10  J. DE MUNCK, « Du souci de soi contemporain. Déformalisation, modèle régulatoire et subjectivité », in G. BAJOIT, E. BELIN, Contributions à une sociologie du sujet, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 140.

11  J. DE MUNCK, « La santé mentale au-delà de l’aliénation », La revue Nouvelle, n°2, Tome 115, 2002, pp. 59-69.

12  J.-M. WELLER, op. cit., p. 191.

13  Pour des raisons diverses (comptabilité des dossiers, pression de la hiérarchie, etc.), il y a tout intérêt pour les professionnels à ce que cette prestation se fasse vite mais aussi chez eux. Si le prestataire veut faire de l’animation dans la commune X ou dans une commune avoisinante et qu’il n’y en a pas dans la première citée, l’intervenant du SEMJA X peut ainsi le pousser à trouver autre chose sur place plutôt qu’à faire de l’animation ailleurs !

14  J-M. WELLER, op. cit., p. 193.

15  Même le souci de se former est souvent le fruit de motivations personnelles. Dans le cas des SEMJA, les formations ne sont jamais payées par le ministère de la Justice mais des possibilités de financement existent au niveau des communes.

16  N. ROSE, op. cit..

17  A. CRAWFORD, « Vers une reconfiguration des pouvoirs ? Le niveau local et les perspectives de gouvernance », Déviance et Société, vol. 25, n°1, 2001, p. 23.

18  A. CRAWFORD, op. cit., p. 23.

19  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.

20  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.

21  A. CRAWFORD, op. cit., p. 24.

22  J-M. WELLER, op. cit., p. 197.

23  J-M. WELLER, op. cit., p. 198-199.

24  Celles-ci auront notamment lieu entre assistants de justice et intervenants des SEMJA, et viseront d’ailleurs tant à résoudre des troubles moraux que des troubles sociaux voire cognitifs.

25  J. DE MUNCK, M. VERHOEVEN (s.l.d.), Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité ?, Bruxelles, De Boeck, 1997.

26  T. PERILLEUX, Les tensions de la flexibilité, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 ; R. SENNETT, Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000.

27  J-P. LE GOFF, La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002, pp. 55-56.

28  U. BECK, Risk society : towards a new modernity, London, Sage, 1992 (1986).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-François Cauchie et Julien Piérart, « Du partenariat, de la participation et des troubles qu’ils occasionnent : le cas de deux dispositifs communaux », Pyramides, 7 | 2003, 45-60.

Référence électronique

Jean-François Cauchie et Julien Piérart, « Du partenariat, de la participation et des troubles qu’ils occasionnent : le cas de deux dispositifs communaux », Pyramides [En ligne], 7 | 2003, mis en ligne le 26 septembre 2011, consulté le 05 mars 2014. URL : http://pyramides.revues.org/407

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Auteurs

Jean-François Cauchie

Aspirant FNRS, Département de droit pénal et criminologie, Université Catholique de Louvain.

Julien Piérart

Aspirant FNRS, Unité d’anthropologie et de sociologie, Université Catholique de Louvain.

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    • Titre :
      Pyramides
      Revue du Centre d'Etudes et de Recherches en Administration Publique
      En bref :
      Revue pluridisciplinaire consacrée à la science administrative
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      Politiques et actions publiques, Institutions politiques
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      Luc Wilkin
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