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Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabo-islamiques
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II. Codicologie et paléographie des manuscrits arabes et persans : cahiers, papiers, couleurs et décors, processus de copie

Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabo-islamiques

Annie Vernay-Nouri
p. 117-131

Résumés

La marge, dans les manuscrits, est le lieu privilégié des gloses. Celles-ci, destinées souvent à préciser un point du texte, jouent rarement un rôle décoratif délibéré dans l'ordonnancement de la page. Néanmoins, un petit groupe de livres arabes, dans les collections de la BNF, présente des gloses en écriture micrographiée composant des motifs figuratifs qui s'organisent, dans les manuscrits les plus achevés, en fonction de l'esthétique de la double page, livre ouvert. Ces manuscrits, ainsi que quelques autres conservés dans des bibliothèques étrangères, semblent tous avoir été copiés en Turquie ottomane, le plus souvent au XVIe siècle, et contiennent presque toujours des textes de grammaire. Constituent-ils des exemples isolés ou témoignent-ils d'une pratique décorative assez répandue, à mettre en relation avec des modèles arabes, hébraïques, persans ? On trouvera dans cet article un début de réponse à ces questions.

The margins in manuscripts are the privileged place for glosses. These are often used to specify a certain point in the text and they rarely play a deliberate decorative role in the layout of the page. Nonetheless, a small group of Arabic books, preserved in the National Library of France (BNF), contain glosses of micrographic writing which are composed of figurative motifs which, in the most finished work among them, have an aesthetic quality over a double page when the book is laid out open. These manuscripts, in addition to several others preserved in foreign libraries, seem to have all been copied in Ottoman Anatolia, most often during the 16th century; almost all of them contain grammatical texts. Are these isolated examples or are they part of a decorative practice which has spread out and which is related to Arabic, Hebrew and Persian models? This article begins to explore these questions.

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Texte intégral

1Mon intérêt pour la marge et ses décors dans les manuscrits arabes est né presque par hasard avec la découverte dans les collections de la Bibliothèque nationale de France (BNF) d'un manuscrit du XVIe siècle contenant un texte de grammaire arabe, dont les marges sont remplies de commentaires en écriture minuscule, composant au fil des pages des motifs décoratifs. Le décor de ce manuscrit, d'un intérêt esthétique évident, soulevait plusieurs questions et en particulier celle-ci : cette manière d'ornementer les marges provenait-elle de l'imagination isolée d'un copiste ou était-elle le reflet d'une tradition qu'il était possible de dater et de localiser ? Mes recherches dans le fonds arabe de la Bibliothèque m'ont permis de trouver d'autres manuscrits, plus ou moins élaborés, présentant le même type de décor. Il semble donc qu'il ait bien existé, sinon un courant décoratif, tout au moins une inspiration commune à tous ces manuscrits. Ceux-ci n'ont pas été étudiés jusqu'ici de ce point de vue, même si les pages d'un ou deux manuscrits de même style, conservés dans d'autres bibliothèques, ont déjà fait l'objet de publications.

2Dans un domaine encore mal connu, je me propose, à partir d'interrogations suscitées par ces manuscrits, de donner les premiers résultats d'une étude encore à ses débuts et d'indiquer quelques pistes de réflexion.

Un corpus homogène

3Mon corpus s'élève actuellement à dix manuscrits, tous de petit format, dont huit proviennent de la BNF. Deux autres manuscrits, qui sont conservés dans des bibliothèques étrangères (à Londres et à Istanbul) n'ont pu être examinés directement. L'ensemble présente une homogénéité étonnante de lieu, de date et de contenu.

4Les dix manuscrits ont été produits dans le monde ottoman et plusieurs éléments plaident en faveur d'une origine plus particulièrement turque : ils sont toujours copiés dans un style d'écriture assez caractéristique, et les gloses y sont souvent en cette langue. Si peu de manuscrits possèdent des colophons mentionnant une localisation précise (Constantinople pour Arabe 4167, Andrinople pour Arabe 4176), d'autres indications, à manier avec plus de prudence, renforcent cette hypothèse. Ainsi plusieurs d'entre eux sont entrés dans les collections de la Bibliothèque royale peu de temps après avoir été achevés et proviennent de Constantinople. Les nisba-s portées par plusieurs copistes ou possesseurs ont une consonance turque évidente, ce qui fournit un argument allant dans le même sens.

5Homogénéité d'origine donc mais aussi de dates. Un seul manuscrit, Arabe 4181, n'est pas daté (il pourrait avoir été copié au XVIe siècle). Les autres ont été copiés à des dates qui s'échelonnent entre 925°h/1519 (Arabe 4176) et 1064°h/l654 (Arabe 4018) avec une forte prédominance du XVIe siècle. Les deux manuscrits les plus élaborés se situent au milieu de cette tranche chronologique, 947°h/1540 pour Arabe 4166 et 977-980h/1569-1573 pour Istanbul 9032.

  • 1 BNF, Arabe 4166, 4167, 4168, 4176 et 4181.
  • 2 BNF, Arabe 4168.
  • 3 BNF, Arabe 4181.
  • 4 N° 47270, n° 34 du catalogue Gacek, 1981).

6Homogénéité enfin au niveau du contenu. Hormis un livre traitant de philosophie (Arabe 6632), tous contiennent des textes de grammaire ayant connu une énorme diffusion et qui firent l'objet de nombreuses copies. Un recueil de textes, dont le premier est intitulé Marâh al-arwâh, apparaît cinq fois dans notre corpus1 (il en existe pas moins de vingt copies dans le fonds arabe de la BNF et presque toutes présentent un nombre important de gloses). Pour preuve de son audience, ce recueil, qui a fait l'objet de nombreuses éditions orientales modernes, a été l'un des premiers à sortir des presses égyptiennes de Bûlâq au XIXe siècle. Il contient une série de textes sur la conjugaison (tasrîf). Le premier d'entre eux, écrit au XVe siècle, a pour auteur Ahmad b. 'Alî b. Mas'ûd. Le second, al-'Izzî fi-l-tasrîf, est une copie d'un traité de 'Izz al-Dîn al-Zanjânî, tandis que le troisième texte, al-Maqsûd, est anonyme. Enfin le dernier texte, al-amthila al-mukhtalifa, donne les différentes formes de la conjugaison du verbe nasara. Ce texte est omis dans l'une des copies2 tandis qu'un texte supplémentaire, 'Awâmil al-mi'a ou Mi'at 'âmil, dû au grand grammairien 'Abd al-Qâhir al-Jurjânî, mort en 474/1078, est présent dans un autre manuscrit3. Ce dernier titre figure aussi dans un exemplaire orné de micrographies, présent dans la collection de la Library of the School of Oriental and African Studies à Londres4.

  • 5 Istanbul, Bibliothèque de Topkapi Sarayi Muzevi, inv. YY 159, n° 9032 (Soliman, 1990 : 133).

7Un autre traité de grammaire, al-Kâfiya, est conservé au musée de Topkapi à Istanbul ; il a été montré à Paris au Grand Palais en 1990, à l'occasion de l'exposition « Soliman le magnifique ». C'est la copie d'un texte d'Ibn al-Hâjib, mort en 647/1249 ou 651/1253. Dans ce manuscrit richement décoré dont la réalisation a pris plus de trois ans, le commentaire de Molla Cami (mort en 1492) al-Favâ'id al-ziyâ 'iyya, est constitué par des motifs architecturaux, animaliers, floraux ou géométriques, exécutés en écriture microscopique et parfois rehaussés d'or ou d'encres de couleurs5.

8Deux autres livres de grammaire figurent encore dans notre corpus : al-Daw', de Taj al-dîn al-Isfarâ'inî (Arabe 4010) et Mishkât al-misbâh (Arabe 4018), sans nom d'auteur. L'un et l'autre sont des commentaires du grand compendium de grammaire al-Misbâh fî-l-nahw d'al-Mutarrizî(mort en 610/1213), ouvrage qui connut une large diffusion et fut l'objet de nombreuses commentaires en arabe, persan et turc.

Description des manuscrits

9Le manuscrit Arabe 4166 est sans nul doute l'exemplaire le plus abouti de la collection parisienne. Plus sobre que celui d'Istanbul exécuté quelques années plus tard, il est néanmoins de facture extrêmement soignée et témoigne dès sa conception d'une volonté décorative manifeste. L'utilisation de l'or pour souligner encadrements et dessins le classe parmi les manuscrits de prix. Composé de 75 feuillets, il a été achevé par Muhammad b. Yahyâ b.Yûsuf Iznîqî, le 25 muharram 947 soit le 1er juin 1540. Son colophon ne précise pas le lieu où il a été produit mais une note en latin en attribue la provenance à un don fait par un certain Isaac Badneriius de Constantinople. Il a appartenu ensuite à la bibliothèque de Colbert.

10Il contient le recueil des cinq textes de grammaire évoqué précédemment. La mise en page s'organise comme une architecture avec le texte en son centre dans un cadre bordé d'un liseré d'or ; le commentaire se déploie tout autour et dessine des figures décoratives en écriture minuscule qu'on a parfois désignée sous le nom de ghubâri. Chacun des quatre textes qui compose le manuscrit est introduit par un sarlawh de bleu et d'or mêlés, et le décorateur des marges – on ne sait si c'est le copiste – a témoigné d'une inventivité sans cesse renouvelée puisque aucun des motifs réalisés en écriture ne se rencontre plusieurs fois. Cependant dans les folios 67v à 71 (ce qui correspond au dernier texte) le même décor, composé de triangles placés tête-bêche se répète et c'est alors le commentaire interlinéaire en pavés micrographies qui introduit une variété, s'articulant harmonieusement dans l'espace laissé vacant.

11On possède fort peu d'éléments sur la manière dont l'artisan a procédé pour préparer sa mise en page. À l'exception de trois ou quatre planches, le dessin s'organise toujours en fonction de la double page. Chacune est composée en parfaite symétrie avec celle qui lui fait face, selon des axes bien précis. Le manuscrit se présente comme une alternance régulière, double page après double page, de décors successivement géométriques et figuratifs. Les premiers s'insèrent dans un cadre doré tandis que les seconds, plus aérés, occupent la pleine page. On ignore comment le copiste procédait pour reproduire ses illustrations. Les dessins géométriques, basés sur la répétition ou la combinaison de motifs semblables, exigeaient une construction rigoureuse de l'espace. Seule subsiste la trace, peu perceptible, d'une réglure au f. 45, qui a guidé la composition d'une frise assez complexe. Les dessins figuratifs posent d'autres problèmes : disposait-on de calques ou de pochoirs pour reproduire les mêmes schémas sur la page d'en face ? La superposition des contours laisse entrevoir de légères variations, ce qui tendrait à prouver le contraire. Par ailleurs, la nécessité de répéter le même dessin avec un contenu textuel différent suppose une grande habileté. Les copistes avaient sans doute à leur disposition un volume de gloses qu'ils considéraient comme modulable ; ils les utilisaient selon les besoins de l'illustration et toujours en cohérence avec le texte central.

12L'illustrateur joue ici avec l'écriture, variant de la simple ligne à la surface totalement pleine, pliant le mot aux besoins du dessin, allongeant une lettre finale pour donner plus d'ampleur au tracé d'une figure. La première série de gloses s'inscrit entre les lignes du texte et commente le vocabulaire employé sans aucun effet décoratif tandis que la seconde, dans les marges, dessine des formes géométriques faites de mots qui s'esquissent, se tressent et s'entrelacent, inventant à chaque page de nouvelles figures : polygones pleins ou évidés, étoiles, carrés, losanges, seuls ou alternance, en lignes ou en guirlandes, parfois marqués d'un point d'or. Les cercles, motifs privilégiés, s'y déclinent eux aussi entièrement remplis ou simplement suggérés d'un trait d'écriture, isolés ou reliés par une volute ou par une simple courbe.

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Figure 1 : Paris, BNF, Arabe 4166, f. 32.

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Figure 2 : Paris, BNF, Arabe 4166, f. 6.

13Les éléments figuratifs montrent une large utilisation du vocabulaire décoratif ottoman tel qu'on le retrouve dans les autres arts tels que la céramique, la pierre ou le textile. Les motifs floraux et végétaux y sont prépondérants. La représentation du cyprès, omniprésente (f. 4v-5, 19v-20, 43v-44 par exemple) se confond souvent avec celle de flambeaux mais s'associe avec celle d'autres arbres, parfois identifiables, comme le palmier dattier aux folios 31v-32 (voir p. 121).

14Les fleurs, isolées ou en bouquets stylisés, sont évoquées dans des vases aux formes variées (f. 6v-7, 12v-13, 27v-28, 29v-30, 38v-39, 4lv-42, 58v-59, 60v-61). La tulipe reste la seule aisément reconnaissable, (f. 14v-15, 33v-33bis) ; motif floral privilégié du monde ottoman, les historiens de l'art en recensent plusieurs centaines de modèles différents. Les objets de la vie quotidienne ne sont pas non plus oubliés : aiguières (f. 2v-3, 8v-9), aspersoirs à eau de rose (f. 15v-16), flacons (f. 34v-35), en négatif et positif, mais aussi objets de combat comme ces sabres au f. 56v-57. On reconnaît également des formes qui évoquent des modèles plus abstraits comme les feuilles saz, ces longues palmes souples et dentelées utilisées dans les compositions florales dès le XVIe siècle (f. 26v-27) ou les nuages tchi, ce motif de nuage stylisé d'origine chinoise (f. 21 v-22).

15On trouve également plusieurs représentations architecturales, dans des doubles pages organisées dans le sens vertical qui rompent avec la symétrie en vigueur dans les autres feuillets. Au f. 5v-6, une mosquée ottomane élance ses deux minarets et ses trois coupoles sur la page de gauche tandis que sur la page de droite, le texte s'entoure des huit coupoles restantes. Le dessin, aux contours délicatement soulignés d'or, pourrait évoquer une mosquée existante, comme c'est le cas pour le manuscrit d'Istanbul cité précédemment, qui reproduit suivant la même technique d'écriture figurée, plusieurs sanctuaires célèbres du monde musulman, ceux de La Mecque, Médine, Jérusalem ou de la célèbre Siileymaniyye d'Istanbul (voir p. 122). Aux folios 25v-26, le cadre qui enserre l'écrit, rétréci pour les besoins du dessin, se coiffe d'un chapiteau de tente tandis que bannières et fanions s'élancent et flottent dans l'espace vacant des marges. Aux folios 44v-45 enfin, entouré d'arbres aux essences diverses, un système pour puiser l'eau (chadouf)actionne des leviers dont l'un traverse le texte lui-même.

16Un autre manuscrit de ce groupe (Arabe 4181) (voir p. 124), plus tardif et qui contient le même ensemble de textes grammaticaux, présente une mise en page inhabituelle. Le copiste, lors de la réglure, a découpé sa page en privilégiant la marge aux dépens du texte. Ce dernier, copié dans un naskhî soigné, n'occupe que sept lignes par page, d'à peine trois ou quatre mots dans un module étroit, lui-même inséré dans un encadrement plus large réservé aux notes. L'espacement anormalement important entre chacune des lignés laisse toute la place au commentaire interlinéaire. C'est pourtant la disposition des gloses qui frappe d'abord le regard. Les notes semblent s'échapper des termes qu'elles commentent dans des formes géométriques aux lignes rectilignes comme tracées à la règle dont l'asymétrie laisse rêveur. Dans d'autres feuillets bien plus encore, elles paraissent s'élancer à partir du bord extérieur du cadre qu'elles enserrent, délimitant des formes où l'imagination se perd, croyant y reconnaître coupoles et minaret, (f. 14v-15). Le dessin se livre parfois sans ambiguïté, révélant ainsi un croissant islamique au f. 15v. Mais aux pages suivantes de nouveau l'on s'interroge : seraient-ce des étendards ou des drapeaux qui se détachent d'entre les lignes et déploient leurs oriflammes ? Ces figures d'écriture dessinent des mosaïques aux emboîtements complexes, découpant de nouvelles géométries faites de vide, formes énigmatiques dont on n'arrive pas à percer la signification. Le commentateur s'est-il seulement laissé prendre au jeu des formes ou nous a-t-il laissé un sens caché ? Ce manuscrit témoigne d'une grande originalité dans l'organisation de son décor.

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Figure 3 : Paris, BNF, Arabe 4181, f. 16V-17.

17Les mêmes textes toujours, font parfois l'objet d'un autre ordonnancement. Dans le manuscrit Arabe 4176, copié en 925/1519 à Andrinople, les marges s'ornent d'un enchevêtrement de lignes et de courbes où s'esquissent des formes de feuilles ou de triangles évasés : jamais symétriques, les doubles pages n'en dégagent pas moins un équilibre qui ne peut être le fruit du hasard (voir p. 125).

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Figure 4 : Paris, BNF, Arabe 4176, f. 58V-59.

  • 6 BNF, Arabe 4010, 4018, 4167, 4168, 6632  ; SOAS, 47270.

18Les autres manuscrits enfin, ne donnent que quelques figures en micrographie6. Perdues au milieu d'annotations sans ordre ni logique, leur présence interroge : fantaisies, exercices de style ou copies malhabiles de scribes ? Les motifs iconographiques y restent assez limités : arbres, flambeaux, bouteilles et aspersoirs, encadrements en écriture, frises de feuilles. Les plus surprenants sont sans doute ces dessins de serpents au manuscrit Arabe 4010 (copié en 954 h/1547) : entre les folios 65 et 68, les reptiles, gueule ouverte et queue effilée, se lovent et se déploient comme s'ils s'enroulaient et se déroulaient pour mieux ceindre le texte grammatical, concourant à un curieux effet de mouvement (voir p. 126).

19Peut-on ainsi traiter sur le même plan des manuscrits dans lesquels tous les feuillets présentent des décors exécutés en écriture et d'autres où l'on découvre, presque par hasard, une ou deux figures de ce type ? Les premiers sont toujours des copies soignées, correspondant probablement à des commandes dont l'exécution a du prendre beaucoup de temps. Les autres restent des copies ordinaires dont les marges décorées ne sont pas fondamentalement différentes de celles qui ne le sont pas. L'étude des micrographies touche alors à celle de l'esthétique de la glose dans la page manuscrite arabe. L'observation de nombreux manuscrits montre en effet que les commentaires jouent souvent, volontairement ou involontairement, un rôle décoratif dans la page. Dans un jeu subtil entre ordre et désordre, les gloses remplissent parfois si totalement les marges que la lisibilité s'y perd au profit de la visibilité, créant ainsi des compositions ornementales. Et on ne sait plus très bien quand commence la volonté du scribe de faire décor.

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Figure 5 : Paris, BNF, Arabe 4010, fi 65v.

20À ce stade de notre recherche, on peut affirmer qu'il a existé, surtout dans la Turquie ottomane du XVIe siècle, une tradition de fabrication de manuscrits à décors micrographiés dont nos manuscrits sont les témoins. Même s'il est difficile actuellement d'estimer le nombre de livres qui furent produits de cette manière, on peut se demander si certains d'entre eux n'ont pas circulé, suscitant ensuite de nouvelles copies plus ou moins élaborées. Il semble néanmoins qu'il s'agisse d'une pratique demeurée marginale. Ce n'est pourtant pas le seul exemple de recours à la micrographie d'une part, et à la micrographie utilisée comme élément de décor autour du texte dans le milieu culturel fréquenté par les copistes musulmans.

Des rapprochements, des influences

21Ces décors faits d'écriture rappellent en effet d'autres usages. Le premier concerne l'utilisation de l'écriture ghubârî, le second la pratique de la micrographie ornementale dans les manuscrits hébraïques. On en évoquera aussi l'emploi fait dans certaines lithographies persanes ou arabes du XIXe siècle.

L'écriture ghubârî

22L'utilisation des figures en micrographie peut être replacée dans le cadre d'une culture où l'écriture et sa réalisation artistique, la calligraphie, ont occupé une place fondamentale dans l'art. Instrument de matérialisation de la parole divine, l'écriture arabe a été dès sa naissance à la recherche d'un véritable accomplissement esthétique et décoratif. L'énonciation de règles de formation des lettres par Ibn Muqla et la formalisation en six styles classiques a correspondu à la volonté de normaliser des pratiques existantes et de codifier des écritures parfois mal définies

23L'écriture ghubârî (del'arabe ghubâr, qui signifie poussière) ne constitue pas à proprement parler un style spécifique mais désigne tout type d'écriture minuscule dont la taille varie entre 1,3 et 3 mm. Elle peut s'employer avec tous les genres d'écriture mais était surtout utilisée avec le naskhî et le riqâ'. Selon Shihâb al-Dîn al-Qalqashandî, mort en 821/1418, secrétaire de chancellerie sous les Mamluks et auteur d'un manuel de chancellerie al-Subh al-a'shâ fi sinâ'at al-inshâ', le ghubârî était à l'origine destiné aux messages urgents qu'on attachait à l'aile des pigeons.

24En dehors de cette fonction réservée à la poste (harîd), cette écriture était surtout utilisée pour les petits corans, en forme de codex ou en rouleaux, ainsi qu'aux écrits à caractère talismanique. La confection de rouleaux, dont on a de nombreux exemples, est attestée dès les périodes mamluke et ilkhanide, mais elle leur est certainement antérieure et resta vivante en Iran et en Turquie au moins jusqu'au XIXe siècle. On y recopiait des versets coraniques connus pour leur pouvoir protecteur, comme le verset du trône dans la sourate al-Baqâra (II, 255). Dans deux rouleaux conservés à la BNF, (Arabe 571 et 5102) les versets se déploient en un large thuluth dans lequel s'inscrit en caractères minuscules le texte coranique ou bien à l'inverse, les mots se détachent en blanc, sur un fonds rempli d'écriture. Ce caractère magique et protecteur de l'écriture est aussi présent dans les corans de format miniature (parfois octogonal) destinés à être glissés dans les vêtements. De la même manière, on copiait vers et dessins prophylactiques sur les chemises talismaniques qu'on portait à même la peau sous les armures pour se protéger au combat.

25L'emploi de cette écriture a perduré dans des compositions calligraphiques exécutées principalement en Turquie (Safwat, 1996) au XIXe siècle, où des maîtres comme Mehmet Nuri Sivasi se sont illustrés. Un autre usage plus anecdotique existe encore en Afghanistan : c'est celui de graver sur des œufs ou des grains de riz l'une des sourates les plus courtes du Coran.

Micrographies hébraïques

  • 7 Seule la notice n° 141 du catalogue Soliman le magnifique y fait référence à propos de commentaires (...)
  • 8 Voir Garel, 1997 ; Sirat et Avrin, 1981.

26On peut s'étonner qu'il soit très rarement fait référence à l'emploi de cette écriture ghubârî pour les commentaires marginaux7: cela constitue-t-il néanmoins une preuve de l'originalité de cette pratique dans le monde musulman ? Elle n'est pas sans rappeler également l'an de la micrographie dans les manuscrits hébraïques qui constitua un procédé décoratif aussi ancien que constant8. Les premiers exemples remontent à la fin du IXe siècle en Orient, où les scribes prirent vite l'habitude de noter la massore, le commentaire grammatical et lexicologique du texte biblique, en écriture microscopique, disposée de manière à dessiner des formes géométriques et abstraites ou à s'intégrer dans des dessins de représentations humaines ou animales. La micrographie se répandit aussi bien en zone sépharade qu'ashkénaze : la tradition, bien établie au Yémen et au Proche-Orient, s'imposa à l'Europe chrétienne pendant le Moyen Age, surtout en Espagne, au nord de la France et en Allemagne. Elle ne se développa qu'avec la Renaissance en Italie et en Europe orientale. Les motifs, d'une grande variété, se dessinaient sur les pages tapis du début et de la fin des textes, ou dans les marges et les bordures ; ils pouvaient se combiner avec d'autres types d'illustrations. Le dessin, bien que ce ne soit pas systématique, était parfois en rapport avec le texte biblique qu'il illustrait.

27Les micrographies des manuscrits arabes présentent bien des similitudes avec ces dernières. Bien que moins élaborées et utilisant un vocabulaire décoratif spécifiquement ottoman, elles aussi nous enseignent la "bonne lecture" du texte, même si ce dernier est dans un cas la Bible et dans l'autre, non pas le Coran comme on l'attendrait ici, mais un texte grammatical. Il y a lieu alors de s'interroger sur le statut de la grammaire dans la société islamique et tout particulièrement dans la société ottomane de langue turque. Quant à la ressemblance qui existe entre les mises en page, on pourrait poser cette hypothèse : lorsqu'ils furent chassés d'Espagne en 1492, de nombreux Juifs trouvèrent refuge à Constantinople et s'y installèrent. L'art de la micrographie était alors en Espagne à sa pleine apogée et on peut supposer que les copistes turcs furent influencés par ces nouveaux modèles. Les dates d'ailleurs correspondent parfaitement, puisque aucun manuscrit n'est antérieur au début du XVIe siècle. Ces manuscrits arabes exécutés en Turquie représenteraient alors un étonnant exemple de croisements culturels entre des copistes issus de différentes communautés confessionnelles.

Lithographies

28Un troisième groupe de livres ne sera évoqué que brièvement : c'est celui des lithographies du XIXe siècle. On va en effet retrouver l'utilisation de la micrographie à des fins décoratives dans des livres imprimés en lithographie à Istanbul et à Téhéran au milieu du siècle dernier. Plusieurs pages sont reproduites dans le catalogue de l'Université MacGill au Canada (Gacek, 1981) qui montrent la présence de micrographies dans les frontispices, les pleines pages ou les marges. Il ne s'agit pas cette fois d'ouvrages de grammaires mais de philosophie ou de sciences religieuses. Ils rappellent par leur mise en page et leur iconographie une copie persane du XIXe siècle des Lava 'ih de Jâmî conservée à Londres (Waley, 1997 : 102). Il faudrait savoir s'ils ont été exécutés d'après des manuscrits existants et antérieurs au XIXe siècle, ou si la mise en page est originale. Dans ce dernier cas, la micrographie des manuscrits ottomans en langue arabe a-t-elle influencé ces premiers imprimés ?

État des lieux

29Ce travail, fait d'après un corpus aléatoire, devra être étayé par des recherches complémentaires dans le fonds arabe de la BNF, menées parallèlement à la consultation des fonds d'autres bibliothèques, orientales ou européennes. Ceci devrait permettre de confirmer ou d'infirmer certaines des hypothèses qui ont été proposées. Le travail sur les micrographies ne peut, à notre avis, être dissocié de celui sur les gloses marginales. En effet, contrairement aux micrographies hébraïques qu'on trouve sur des manuscrits de facture très soignée, les micrographies arabes, à une ou deux exceptions près (Arabe 4166 et Istanbul 9032), se trouvent dans des copies ordinaires au milieu d'autres annotations. Il faudrait donc, à partir de recensements systématiques (toutes les copies d'un même fonds) et thématiques (toutes les copies existantes de textes de grammaire dans les différentes bibliothèques) déterminer :

  • s'il existe bien une unité géographique et historique ;

  • si ces types de décor ont touché, comme il le semble, essentiellement le domaine de la grammaire et certains titres en particulier et, dans ce cas, chercher pourquoi ;

  • si cette production est restée limitée à quelques exemplaires ou si elle a constitué un courant décoratif original ;

  • la part jouée par les différentes influences culturelles (hébraïque, persane...).

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Figure 6 : 3tqdvjSox3itu y sjujsnuvut say snduo^

30Répondre à l'ensemble de ces questions permettra sans doute de révéler la profonde originalité de ce processus décoratif et de sortir les micrographies arabes du domaine marginal et inexploité où elles étaient cantonnées, plaisir d'esthète ou curiosité de chercheur qu'on découvre au hasard des pages...

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Bibliographie

GACEK, A., 1981, Catalogue of the Arabic manuscripts in the library of the School of Oriental and African studies, London, University of London, SOAS, 306 p.

- 1996, Arabic lithographed books in the Islamic studies Library MC Gill University descriptive catalogue, Montreal, McGill University Libraries, 267 p.

GAREL, M., 1997, « Une pratique d'écriture insolite : la micrographie hébraïque », in A. Berthier et A. Zali (dir.), L'aventure des écritures : naissances, Paris, BNF, 204-207.

MOSIN V., 1973, Anchor watermarks,Amsterdam, The paper publications Society, 135 p. + 2847 pl.

SAFWAT, N. F., 1996, The art of the pen : calligraphy of the fourteenth to the nineteenth centuries, London, Nour Foundation, Azimuth edition, 248 p.

SlRAT, C., AVRIN, L., 1981, La lettre hébraïque et sa signification. Micrography as art,Paris/Jérusalem, CNRS/The Israel Museum, 191 p.

SOLIMAN..., 1990, Soliman le magnifique, catalogue d'exposition (Galeries nationales du Grand Palais, 15 février-14 mai 1990), Paris, AFAA, 338 .

WALEY, M. I, 1997, « Illumination and its functions in Islamic manuscripts », in F. Déroche et F. Richard (dir.), Scribes et manuscrits du Moyen-Orient, Paris, BNF, 87-112.

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Notes

1 BNF, Arabe 4166, 4167, 4168, 4176 et 4181.

2 BNF, Arabe 4168.

3 BNF, Arabe 4181.

4 N° 47270, n° 34 du catalogue Gacek, 1981).

5 Istanbul, Bibliothèque de Topkapi Sarayi Muzevi, inv. YY 159, n° 9032 (Soliman, 1990 : 133).

6 BNF, Arabe 4010, 4018, 4167, 4168, 6632  ; SOAS, 47270.

7 Seule la notice n° 141 du catalogue Soliman le magnifique y fait référence à propos de commentaires marginaux.

8 Voir Garel, 1997 ; Sirat et Avrin, 1981.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Annie Vernay-Nouri, « Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabo-islamiques », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 99-100 | novembre 2002, mis en ligne le 12 mai 2009, consulté le 01 mars 2014. URL : http://remmm.revues.org/1178

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    • Titre :
      Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée
      En bref :
      Revue pluridisciplinaire proposant des dossiers thématiques sur l'ensemble du monde musulman actuel et sur son histoire
      A multidisciplinary journal offering thematic issues on the Muslim world, past and present
      Sujets :
      Histoire, Études du politique, Afrique du nord, Proche-Orient, Moyen-Orient, Méditerranée
    • Dir. de publication :
      Sylvie Denoix
      Éditeur :
      Publications de l’Université de Provence
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      Papier et électronique
      EISSN :
      2105-2271
      ISSN imprimé :
      0997-1327
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