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Tarde 2004 : d’une criminologie à l’autre
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Les criminologiques de Tarde

Tarde 2004 : d’une criminologie à l’autre

Introduction aux Actes de la journée scientifique « L’actualité de la pensée de Gabriel Tarde : D’un siècle à l’autre »34 e congrès français de criminologie. Agen
Marc Renneville

Texte intégral

Statue de Gabriel Tarde à Sarlat

1Haut-lieu du tourisme en Périgord, cité d’histoire et d’architecture, Sarlat peut s’enorgueillir d’être la ville natale d’Étienne de la Boétie. Une statue honore sa mémoire, à l’ombre de la place de la Grande Rigaudie mais si l’on avance de quelques dizaines de mètres vers le Palais de justice, on découvre un second monument dédié à la mémoire d’un autre natif de Sarlat. Il s’agit de Gabriel Tarde (1843-1904). Pour l’inauguration de ce marbre sculpté, le 12 septembre 1909, Ferdinand Buisson s’exprimait, en qualité de député et de Président de la Société de sociologie de Paris :

  • 1  Collectif, 1909, 99.

S’est-il trouvé de nos jours un homme qui, dans les études sociologiques, ait plus vigoureusement secoué la torpeur de la pensée traditionnelle, maltraité les formules toutes faites, dérangé les habitudes routinières, transformé les méthodes, déplacé les points de vue, et, somme toute, amassé les matériaux et tracé les grandes lignes d’une science nouvelle ?1.

  • 2  Besnard, 1995 ; Smith, 1997.

2Magistrat, Chef du service de la statistique au ministère de la Justice (1894-1900), professeur au Collège de France (1900), membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1900), Gabriel Tarde est l’un des principaux acteurs de la criminologie de la fin du XIXe siècle. Régulièrement « oubliée » et redécouverte, son œuvre écrite reste plus connue de nos jours pour sa sociologie perdue, sa théorie de l’imitation et son opposition avec Émile Durkheim2. Tarde a pourtant été l’une des figures marquantes de la première école française de criminologie, le premier critique de la théorie du criminel-né de Cesare Lombroso (1835-1909) et l’auteur d’une théorie originale du passage à l’acte et de la responsabilité pénale. Criminologie et sociologie étaient d’ailleurs, pour Tarde, les deux faces d’un même sujet, à penser dans l’urgence d’une inquiétude alors partagée par ses contemporains :

  • 3  Tarde, 1892, 1.

c’est surtout considéré comme un aspect singulier et néfaste des sociétés que le crime est instructif. Il est l’ombre portée de ces grands corps, et, bien qu’il soit téméraire souvent de juger du corps d’après l’ombre, les variations de celle-ci ne sont pas sans enseignement. Il semble maintenant que la nôtre s’allonge, comme il arrive au déclin des jours, et c’est pourquoi il importe d’y prendre garde3.

  • 4  Mucchielli, 2000, 182.
  • 5  Blondiaux, Richard, 1999.
  • 6  Borlandi, 2000.
  • 7  Renneville, 2004a.

3Dès 1999, l’AFC (Association Française de Criminologie) décidait que son 34e congrès de 2004 ferait une place à la célébration du centenaire du décès du magistrat criminologue. Le thème retenu pour les deux journées consacrées à la criminologie contemporaine – « Responsables, coupables, punis ? » était, de fait, cher à Gabriel Tarde. Mais comment aborder sa criminologie ? En 2000, la Revue d’histoire des sciences humaines consacrait un numéro à Gabriel Tarde et à la criminologie de son temps, Laurent Mucchielli relevait la difficulté d’une telle étude, dans un article stimulant et polémique, en jugeant que l’on pouvait tout dire et faire dire à Tarde. Fustigeant les dérives méthodologiques de la « tardomania » ambiante, il appelait les historiens des sciences humaines à étudier la genèse, le développement et la réception de l’œuvre de Tarde4. La connaissance de l’actualité de Tarde en son temps n’obéit pas aux mêmes règles que la fabrique de son actualité présente. Il est certain qu’une approche historienne exige d’autres sources que les seules œuvres de l’auteur, qu’elles soit originales ou rééditées, comme s’y appliquent actuellement Les Empêcheurs de Penser en rond. Dans cette perspective, notre supposée « tardomania » contemporaine devrait autant faire sens, pour l’historiographie, que la méconnaissance de son actualité passée. Entre présentisme et histoire, il y a d’ailleurs moins une incommensurabilité d’approche qu’une différence de registre5. Si l’on veut bien ne pas confondre ces modalités de rapport au texte, la coexistence doit être possible. Encore fallait-il, pour s’engager sur la mise au jour de l’actualité passée, que les historiens mobilisent de nouvelles sources documentaires. Un pas décisif a été franchi lorsque les descendants de Gabriel Tarde ont décidé de rendre accessible aux chercheurs les manuscrits et la bibliothèque scientifique de leur aïeul. Grâce à l’entremise de Massimo Borlandi, professeur de sociologie à l’Université de Turin, la donation en 2001 des manuscrits (notes et correspondance) et de la bibliothèque personnelle du magistrat ouvrait de nouvelles perspectives. Massimo Borlandi a donné l’exemple en ce domaine, avec l’édition critique des premières années de la correspondance de Tarde avec les criminologues italiens6. L’étude de la réception de La criminalité comparée a elle aussi largement bénéficié de l’accès à ces nouvelles ressources7.

  • 8  Renneville, 2004b.

4En 2003-2004, les manuscrits accueillis au centre d’archives contemporaines de la Fondation nationale des sciences politiques ont été classés par Louise Salmon, sous la direction de Dominique Parcollet et avec le soutien de l’AC CNRS « Corpus criminologique » (http://www.hstl.crhst.cnrs.fr/​criminocorpus/​). On trouvera dans le texte de Louise Salmon une première présentation de l’intégralité de ce fonds. Quant à la bibliothèque scientifique de Gabriel Tarde, elle a fait l’objet d’un catalogage par l’ENAP. Il faut rappeler ici que l’ENAP a consenti entre 2001 et 2004 un effort sans précédent en termes de moyens humains et financiers pour la création de son centre de ressources historiques8 (Renneville, 2004 b). La médiathèque de l’ENAP, désormais liée au nom de Gabriel Tarde, a vocation à devenir un lieu de mémoire et d’histoire de l’administration pénitentiaire et de la criminologie. La bibliothèque de Gabriel Tarde fait désormais partie intégrante du centre de ressources historiques, ouvert au public lors de la célébration du centenaire de Tarde, le 8 septembre 2004. La base de données est accessible sur le web (http://www.enap.justice.fr/​) et l’ensemble des articles de Tarde est disponible en libre accès sur le même site.

Salle de réserve du centre de ressources pour l’histoire des crimes et des peines de l’ENAP ouvert au public le 8 septembre 2004. Scène de l’exposition temporaire « Le crime en questions » (septembre 2004).

Au centre, le bureau de la bibliothèque du manoir de la Roque-Gageac, sur lequel Tarde prenait ses notes (prêt de la famille).

5Fidèle à l’esprit d’une AFC cherchant à favoriser un débat scientifique ouvert et sans exclusion d’approches, la journée sur la criminologie de Tarde soutenue par la SFHSH (Société française pour l’histoire des sciences de l’homme) a laissé une place aux deux temps de l’actualité de Tarde. Il s’agissait d’abord de replacer l’œuvre criminologique de Tarde en son temps : sa genèse et sa place dans le champ des sciences de l’homme, à une époque où la « criminologie » n’est pas encore instituée comme science. Il s’agissait ensuite d’éprouver l’actualité de la criminologie de Tarde à l’aune des grandes questions criminologiques contemporaines. Les vues de Tarde sur les causes de la criminalité, l’organisation de la justice, le jugement, la peine et son exécution peuvent-elles encore faire sens de nos jours pour les acteurs du champ criminologique ?

  • 9  Lepenies, 1991.
  • 10  Mucchielli, 2004.

6S’il subsiste bien des zones d’ombres sur cette double thématique, cette journée a permis d’initier un rééquilibrage entre actualité présente et passée. Le fait semble bien établi : depuis un siècle, les « retours » à l’œuvre criminologique de Tarde ont plus souvent été opérés sous l’injonction d’une relecture que d’une appropriation heuristique. Dans ce domaine comme en tant d’autres, le magistrat philosophe ne semble pas avoir eu de continuateurs directs et notoires. Bien des « raisons » ont été avancées pour expliquer le relatif « oubli » de cette œuvre mais l’une des plus évidentes reste, pour un lecteur contemporain, le style et l’épistémologie tardiens car si la sociologie contemporaine, science visée par Tarde, est bien née à la fin du XIXe siècle de la résolution d’une tension entre orientations littéraires et orientations scientifiques, au bénéfice des secondes ; Tarde aura eu ici le « tort », d’un point de vue présentiste, de ne pas choisir9. La criminologie de Tarde paraît bien être, à l’image de son épistémé, une criminologie « perdue ».  Tarde ne fait pas figure de « précurseur » pour la criminologie contemporaine. Inactuelle par son œuvre, le magistrat criminologue garde quelque pertinence par sa pensée. Son « échec » même n’est pas sans enseignement. Elle garde une capacité à stimuler notre réflexion, en interrogeant notre propre actualité scientifique. Au miroir du temps, la sourde inquiétude qui motivait la réflexion de Tarde paraît en effet intacte. Il semble même au profane que la concession de l’éclectisme et l’impossible synthèse tardiennes président encore à la destinée d’une science si balbutiante en France qu’elle fait parfois retour sur son nom de baptême10. Peut-être y avait-il ainsi l’expression d’une filiation inconsciente chez les organisateurs du 34e congrès de l’AFC, lorsqu’ils ont décidé de faire coïncider la célébration du centenaire d’un décès avec le premier congrès français de « criminologie » du XXIe siècle. D’ailleurs, question ouverte, la criminologie existe-t-elle encore pour l’AFC ? Quelle criminologie ? L’Histoire future, chère à Tarde, nous le dira.

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Bibliographie

Besnard P., 1995, « Durkheim critique de Tarde : des Règles au Suicide » in Borlandi M., Mucchielli L. (dir.), La sociologie et sa méthode. Les Règles de Durkheim un siècle après, l’Harmattan, Paris, 221-243.

Blondiaux L., 1999, Richard N., « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme », in Blanckaert C., Blondiaux L., Loty L., Renneville M., L’histoire des sciences de l’homme. Trajectoires, enjeux, questions vives, L’Harmattan, Paris, 109-130.

Borlandi M., 2000, « Tarde et les criminologues italiens de son temps (à partir de sa correspondance inédite ou retrouvée », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 3, 7-56.

Casadamont G., 1982, « Linéaments philosophiques, sociologiques et juridiques d’une présence de Gabriel Tarde », Archives de philosophie du Droit, 27, 447-466.

Cénac M., Lacan J., 1999 (1950), « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » in Lacan J., Écrits 1, Seuil, Paris, 138.

Collectif, 1909, Gabriel Tarde. Discours prononcés le 12 septembre à Sarlat à l’inauguration de son monument, Michelet, Sarlat.

Lepenies W., 1991, Les trois cultures. Entre science et littérature l’avènement de la sociologie, Éd. de la MSH, Paris.

Mucchielli L., 2000, « Tardomania ? Réflexions sur les usages contemporains de Tarde », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 3, 161-184.

Mucchielli L., 2004, « L’impossible constitution d’une discipline criminologique en France » in J. Poupart J., Pires A. P. (dir.), « Criminologie : discipline et institutionnalisation. Trois exemples francophones », Criminologie, 37, 1, 13-42.

Renneville M., 2004a, « Gabriel Tarde. L’hirondelle de la criminologie » in Tarde G., La criminalité comparée, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 207-217.

Renneville M, 2004b, « Pour la création d’un centre national de ressources historiques sur les crimes et les peines », Champ pénal / Penal fields, 1. http://champpenal.revues.org/document36.html

Smith R., 1997, The Fontana History of Human Sciences, Fontana Press, London.

Tarde G., 1892, Études pénales et sociales, Storck et Masson, Paris-Lyon.

Quelques références complémentaires sur la postérité de Tarde en criminologie

Distinktion. Scandinavian Journal of Social Theory, special issue on « Gabriel Tarde », 2004, 9.

Boudon R., 1964, « La « statistique psychologique » de Tarde », Annales internationales de criminologie, 3, 1-16.

Davidovitch A., 1961, « Criminalité et répression en France depuis un siècle », Revue française de sociologie, 30-49.

Debuyst C., 1998, « L’école française dite du « milieu social » in Debuyst C., Digneffe F., Pires A. P., Histoire des savoirs sur le crime et la peine. La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Presses de l’Université de Montréal, Presses de l’Université d’Ottawa, De Boeck Université, 301-356.

Geisert M., 1935, Le système criminaliste de Tarde, thèse pour le doctorat de droit, Paris, Loviton et Cie.

Gentzing R., 1976, Gabriel Tarde criminologue, thèse pour le doctorat d’état en droit, Paris 2.

Ikeda Y., 2002, La théorie criminologique de Gabriel Tarde et la sociologie de son époque, mémoire de DEA de sociologie, Université de Bordeaux 2.

Milet J., 1970, Gabriel tarde et la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 80-96.

Pinatel J., 1959, « La pensée criminologique d’Émile Durkheim et sa controverse avec Gabriel Tarde », Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé, 14, 2, 435-442.

Tarde M. de, 2004, « Célébrité, oubli, renaissance : la singulière destinée du criminologue et philosophe sarladais Gabriel Tarde (1843-1904) », Bulletin de la société d’Art et d’Histoire de Sarlat et du Périgord Noir, 96, 20-28.

Villatte P., 1910, Essai sur les doctrines des sociologues Tarde et Lombroso, thèse pour le doctorat en médecine, Paris, n° 380.

Wilson M. S., 1972 (1955), « Gabriel Tarde » in Mannheim H., Pioneers in criminology, Montclair, Patterson Smith, 292-304.

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Notes

1 Collectif, 1909, 99.
2 Besnard, 1995 ; Smith, 1997.
3 Tarde, 1892, 1.
4 Mucchielli, 2000, 182.
5 Blondiaux, Richard, 1999.
6 Borlandi, 2000.
7 Renneville, 2004a.
8 Renneville, 2004b.
9 Lepenies, 1991.
10 Mucchielli, 2004.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Renneville, « Tarde 2004 : d’une criminologie à l’autre », Champ pénal/Penal field [En ligne], XXXIVe Congrès français de criminologie, Les criminologiques de Tarde, mis en ligne le 12 novembre 2005, consulté le 27 février 2014. URL : http://champpenal.revues.org/284 ; DOI : 10.4000/champpenal.284

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Auteur

Marc Renneville

Chargé de mission « Histoire » à l’ENAP marc.renneville@justice.fr

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